Culture effilochée

Nous avons reçu une Einladung (invitation) pour 18h : ce soir nous allons au théâtre. Dans notre chambre. Nos filles ont préparé une pièce en deux scènes sur Cléopâtre et sa subite envie de pomme, et sur un conflit avec Jules César (relooké sous une ‘couronne de lauriers’ hawaïenne) au sujet du détournement du cours du Nil (!). Sans doute l’interro d’histoire de notre grande de la semaine dernière a-t-elle laissé des traces. Vachequirix et Proutafix étaient de la partie. Alain Chabat n’a qu’à bien se tenir.

Nous avons reçu une ‘Einladung’, car c’est notre plus jeune qui l’a préparée. Sur un mur de la cage d’escalier se trouve toujours l’affiche pour une exposition du mois de juin extrêmement documentée sur LA race de chien qui comblerait tellement notre famille (enfin surtout les membres les plus jeunes). L’affiche est en anglais. Elle a été composée par ma plus grande fille.

Spontanément mes trois enfants écrivent chacun dans leur idiome : mon aîné qui étudie en France, dans sa langue maternelle, ma deuxième en anglais, et ma dernière en allemand. Me voilà donc la maman d’un jeune homme français avec un bout de famille à l’étranger, d’une jeune fille ‘anglaise’ dans une école allemande, et d’une petite fille ‘allemande’ (chaque jour un peu plus). Bien sûr chaque parent doit accepter que sa progéniture ait une vie autre que la sienne au même âge, et que chacun de ses enfants ait une expérience différente de celle de ses frères et sœurs. Là, le mode d’expression de chacun ouvre une porte secrète sur son univers intime. J’observe ma marmaille, qui s’exprime dans un joyeux mélange de trois langues. Les filles se disputent plutôt en anglais. Quand elles jouent, ça dépend. La pièce de théâtre est en français.

Je sens ma propre culture s’effilocher, ne tenir qu’à quelques traditions de loin en loin, de galette des rois en muguet du 1er mai, fils d’Ariane ténus. Elles sont difficiles à maintenir dans un environnement qui propose d’autres habitudes et peu de ressources originelles. Où trouver de la crème de marrons ? De quoi mitonner un bon pot-au-feu ? Quand pourrons-nous retourner faire une cure de théâtre au festival d‘Avignon ? Comment transmettre la culture populaire quand on est la seule à connaître les dialogues des Bronzés ? C’est d’ailleurs une expérience étrange de parler avec des Français nés ici : même avec des parents français, même en parlant la langue parfaitement, ils ne connaissent pas forcément Jacques Dutronc. Leur culture est allemande. Nous partageons les mots mais pas les références.

Nos voisins viennent d’encore bien plus loin, d’Asie mineure. Comment garder des coutumes de sa jeunesse quand on habite dans un continent si différent depuis plusieurs dizaines d’années ? Comment communiquer vraiment avec ses enfants et petits-enfants qui sont nés ici, sans partager une même langue maternelle ? Et avec ses cousins, quand eux habitent aux Etats-Unis ?  

Bel exercice d’ouverture obligatoire, richesse imposée par la vie, culture pot familial. Peut-être la nécessité d’accueillir l’autre à travers un filtre culturel différent nous encourage-t-elle à plus de bienveillance dans la découverte de son propre enfant ? Se souvenir qu’il ou elle n’a doublement pas le même regard sur le monde et sa vie.

Remisé pour l’hiver

Les oies partent le dimanche en fin d’après-midi, dans une cacophonie de cour d’école. Leur chahut les annonce bien avant que le V ample n’apparaisse, pour un court instant, dans un carré de ciel givré. D’où vient ce charivari qui nous tombe dessus en pluie ? Nous levons le menton, après avoir éliminé les provenances terrestres possibles. Leur bavardage animé se poursuit longtemps sur le solfège de leurs grandes ailes.  

Pourquoi mettent-elles le cap sur l’ouest ? Quel sextant les envoie sur quels azimuts ? Peut-être qu’à vol d’oiseau, le cap sur le soleil couchant leur garantit une arrivée plus rapide sur leur riviera africaine. Surtout si elles évitent les bouchons.

Ce matin j’ai croisé une fleur de violette. Je pédalais vite pour me réchauffer, pour avoir l’impression d’aller quelque part. Elle a traversé mon champ de vision, et mes yeux incrédules ont dû se retourner pour confirmer cet éblouissement minuscule. Timide et blottie contre le pied humide de la barrière en bois le long de l’étroit chemin, elle m’a souri. J’ai senti mon souffle ralentir et les muscles de mes bras se relâcher. L’hiver commencera bientôt, sous les arbres nus, dans l’humus noir et dense des feuilles désormais méconnaissables. J’aime découvrir ces touches de couleur dans le jeu de piste des jours décroissants, signes froissés éclaireurs du printemps. La coupe de crépon jaune acide de la primevère égarée en plein décembre, qui hésite à ouvrir les yeux, éblouie par la neige.

Ces jours-ci je redoute le départ du soleil, dans le sillage bruissant des oies grises, vers d’autres latitudes.  L’empreinte du dernier hiver est encore fraîche, ce premier hiver passé en Allemagne sous le ciel lourd de l’isolement.

Le salut amical de la petite violette matinale, à l’heure des boutons joufflus des roses de Noël, m’a tendu la main depuis le mois de mars. Viens, tu verras, entre temps sur le chemin tu croiseras les boutons frissonnants des roses tardives, les perce-neige, les grappes ascendantes des bleus muscaris. Et les éclaboussures étoilées des Winterlinge, que tu ne connaissais pas, cadeau d’accueil en forme de voie lactée dans les sous-bois de ta nouvelle terre rhénane.

Chou y es-tu ?

Entre nous, vous et moi savions bien qu’on allait devoir y passer, par la cuisine et le restau. Non ?

Je pourrais vous parler des pommes de terre (‘’Pommes’’ lorsqu’il s’agit de frites). Je choisis de vous conter plutôt les petites cabanes en bois, déguisées en fraises à coup de peinture rouge et blanche. Tout droit sorties d’un conte de fées, elles fleurissent au printemps sur les parkings des supermarchés, les places principales de Mainz. Fraises et asperges blanches sont proposées par les producteurs locaux. Circuit plus que court, qualité extra, prix raisonnables : comment résister ? « Oh non, encore des asperges maman !? »

Mainz est au cœur d’une région agricole riche et de vignobles réputés, comme en témoigne le jumelage de la ville avec Dijon. Pommes (fruits) très variées, cerises, quetsches, fruits rouges, rhubarbe, salades (vendues avec leur pied dans de petits sachets), légumes feuilles et racines, champs de raifort, choux de toutes les couleurs. Nous nous régalons de la variété de l’offre proposée – en appréciant chaque bouchée des fruits du soleil plus rares ici : melons, pêches, abricots, raisins chasselas ou muscat de Hambourg (que nous n’avons pas trouvé au nord de la frontière contrairement à ce que son appellation laisserait entendre). Les branches lourdes de l’abricotier du voisin nous narguent ; un pêcher sain au coin de la rue et quelques figuiers portant des fruits me surprennent sous cette latitude.

Côté protéines nous avons modifié sérieusement nos menus. Nous avons renoncé presque quasiment hélas au poisson (sauf les jours de filet de lieu noir ou de truite du Taunus quand nous allons au marché) et aux fruits de mer. Le poissonnier du marché dispose de temps en temps de moules sous vide, ou d’huitres, vendues probablement à l’unité, car sa bourriche de dinette n’en compte que 4 ou 5 pièces (on n’a pas envie de tester).

La viande de bœuf est excellente – mais là, comme côté paysages, il nous manque la variété que nous connaissions chez notre fournisseur du samedi. Le cheptel teuton est moitié moins grand que le français. Peu de veau donc. Le porc est lui, comme on s’en doute, omniprésent. Je viens d’apprendre dans un livre de JP Kauffmann sur un tableau de Delacroix (La lutte avec l’ange), que le peintre, fin gourmet, consignait dans son journal ses adresses pour se procurer du jambon d’Angleterre, et du jambon de Mayence. Il va falloir que l’on creuse le sujet…

Car comment s’y retrouver dans cette jungle de charcuterie germanique ?

« On se rejoint au rayon saucisses ! » est une injonction à éviter si on ne veut pas organiser le barbecue dans le supermarché. Mes papilles françaises élevées côté cochonaille aux saucissons de l’Ardèche, à la merguez, au godiveau (avec ou sans herbes s’il vous plait), et éventuellement aux saucisses de Strasbourg et de Francfort (ah tiens, un indice), de Montbéliard ou de Morteau les jours de potée ou de choucroute (autre indice), peinent à comprendre la variété de l’offre germanique. Bratwurst au cochon ou au bœuf, plus ou moins industrielles, de toutes les tailles, Fleisschwurst (viande hachée finfinfin type saucisse de Francfort – littéralement saucisse de viande), salami, saucisses fumées séchées. J’ai dû demander à droite à gauche des indices d’utilisation de cette pléthore de salaisons.

Réponse unanime : grillen ! Poser les Bratwurst quelques minutes sur le barbecue reste une valeur sûre. La grillade extérieure, chez soi, dans les parcs, est un pivot du mode de vie allemand. Toutes les réunions amicales offrent le prétexte de se retrouver autour d’un feu alléchant. Un ami m’a dit que cet engouement pour le barbecue était plutôt récent, et date des vingt dernières années. Les modèles sont formidables et olympiques. Certains mastodontes quasi-professionnels atteignent des niveaux de prix et de qualité que nous ne soupçonnions pas. Sans doute sont-ils garantis sur 4 générations. Les accessoires de marque Napoleon (encore lui !) nous font sourire.

Les Allemands utilisent souvent un dispositif ingénieux : une grande bassine en métal noir pour y nicher le feu (Feuerschale) et un trépied pour suspendre la grille au-dessus plus ou moins haut. Après les Bratwurst, sortez les guitares, le barbecue redevient feu de camp. Extra et dépaysant !

La baguette craquante nous manque. Mais les pains que nous trouvons ici sont délicieux, variés et nutritifs. Les pains noirs ne sèchent presque jamais. Grâce au magazine pour enfants GEOlino qui traine dans le salon, j’ai appris que la culture du pain allemande était classée au patrimoine mondial de l’Unesco (si, si), et que sur le territoire sont pétris pas moins de 3200 pains différents. 3200. Il faut bien ça pour y tartiner du beurre, du fromage et du salami.

Côté fromage justement, pour varier, et accueillir dans une ambiance locale des amis français en visite, nous sommes allés découvrir un supermarché haut de gamme de Mainz. Au rayon fromagerie, on demande conseil sur les produits allemands. La fromagère fait la grimace, et non avec la tête. Toute la queue rit. « Et des fromages suisses ça vous dirait ? ». Ça nous a dit. Et nous n’avons pas fait le déplacement pour rien : nous avons découvert la machine à éplucher les asperges. Nous sommes bien dans une région productrice et au pays de la machine-outil. Grande comme un piano droit, elle ne rentre pas dans une cuisine (en tous cas pas dans la nôtre), mais nous a rendu un grand service !

Reste que manger varié demande ici plus d’effort et d’argent.

Pourtant au restaurant les portions sont immenses et peu chères. Cependant, sorti des WienerschnitzelPommes (escalopes panées – frites) les plats sont souvent décevants. Trop de sel, trop de chou, trop de sucre dans la vinaigrette… On voudrait aimer, se régaler, on a faim…. Mais non. Ce n’est pas vraiment bon.

Qu’à cela ne tienne, on se consolera en sortant avec une glace. On en trouve partout. Les Allemands en mangent tout le temps, toute l’année. Des boules à moins de 2 € (1€ près de chez nous), très bonnes. Avec une spécialité locale : la Spaghetti-Eis. De la glace à la vanille, passée par une machine (encore une !) qui la transforme en filaments et arrosée de sauce à la fraise. L’illusion est complète.

A table !

Ici les restaurants remplissent les tables au gré des arrivées de convives, façon table d’hôte.

Lors de notre première soirée à Mainz, en mode découverte-pour-voir-si-ça-nous-plairait-d’habiter-là, nous sommes allés manger dans un restaurant typiquement local. Boiseries sombres, quelques petites tables et une grande table ronde massive bordée d’une banquette d’angle. Nous n’avions pas réservé et nous avons donc rejoint un groupe de 5 ou 6 dames sur la plus grande table. Chacune disposait d’un demi-poulet grillé égaré tout seul sur une assiette (avec du pain tout de même), sauf une qui avait pris une ‘’salade’’ (une montagne de lanières de cervelas et de fromage type emmental sans la moindre trace de légume). Pleins d’enthousiasme et de curiosité gastronomique, nous avons testé la spécialité locale Handkäse mit Musik (fromage de format picodon, qu’on dirait translucide avec des oignons au vinaigre). Littéralement : le fromage à main avec de la musique. L’allusion à la musique est une référence poétique à l’impact digestif de cette association fort surprenante. C’est une bonne chose de faite. Nous n’en mangerons plus….

Les mélanges de genres et de gens à la même table permettent de discuter et rencontrer de nouvelles têtes. Lors d’un déjeuner avec une amie dans un restaurant du quartier qui propose un Mittagstisch (un plat du jour seulement à midi), et où se retrouvent des habitués, nous avons pu discuter avec une dame du coin plus âgée, de ses voyages en France, et de plantations. Comme on était début mars, elle nous a parlé de ses potées fleuries aux couleurs de Fastnacht (carnaval) : blanc, bleu, rouge et jaune !

Mais le plus intéressant autour de la table ici c’est le concept très spécifique de Stammtisch. Littéralement la table-souche (dans le sens ‘fondamentale’). Il s’agit du regroupement dans un restaurant ou un café, souvent dans une salle réservée, d’un groupe de gens ayant un intérêt commun (club de sport, politique ou autre…) autour d’un repas ou d’un verre.

J’ai découvert cela avec les Stammtisch de parents d’élèves (Elternstammtisch) pour la classe de 6ème de ma grande. Deux ou trois fois par an les représentants des parents d’élèves invitent les professeurs principaux et les parents de la classe à se retrouver autour d’un verre informel, pour discuter de sujets en rapport avec l’actualité de la classe. Je suis très reconnaissante de ce dispositif qui m’a permis de me faire des amis, et de passer régulièrement des soirées sympas, en connaissant mieux l’univers dans lequel évolue ma fille.

C’est ainsi que nous avons pu aborder le sujet de la cantine. Les parents rapportent que leur progéniture se plaint de la qualité de la nourriture servie. « Pour ta fille qui vient de France, Estelle, ça doit paraître encore plus mauvais non ? »  « Euh ma fille a dit que c’était meilleur que sa cantine de Lyon » – sic.

Autre sujet traité en Elternstammtisch : les cadeaux pour les professeurs en fin d’année. Comme le premier cycle du collège se terminait (équivalent du CM2 – 6ème), les parents souhaitaient témoigner leur gratitude aux deux professeurs principaux lors du barbecue de fin d’année. Une maman-maîtresse a montré ce qu’elle avait reçu de sa classe : un fortune-cookie en papier de couleur, avec glissé à l’intérieur, un petit mot d’un élève. L’idée charmante a fait l’unanimité. Les tâches (achats de matériel, mails à envoyer) ont été réparties en quelques minutes. Et c’est ainsi que les parents volontaires et disponibles nous sommes retrouvés lors d’une Stammtisch spécifique pour découper, plier, et coller la soixantaine de fortune cookies en couleur pour la surprise. Les élèves ont chacun écrit deux petits mots. Et c’était doublement fort sympathique : par la compagnie et le petit bricolage collectif. Efficace, convivial, et avec le sourire. J’ai du mal à imaginer les parents d’une classe de 6ème en France se retrouver volontairement le soir pour découper des ronds de papier de couleur et demander à leur enfant d’écrire un petit mot pour chacun de ses deux professeurs principaux, sur un papier blanc de 10 cm par 2 cm.

La première Stammtisch de 5ème a eu lieu récemment avec l’objectif de préparer la fête de Noël. Peut-être une balade nocturne en forêt, avec vin chaud et biscuits aux épices apportés par les soins de chaque famille. Les petits Français de l’échange linguistique seront de la partie. Gageons qu’ils auront des courses-poursuites à la lampe électrique à raconter à leur retour !

La classe de ma plus jeune à la Grundschule (école primaire) n’a pas encore de Elternstammtisch. Mais elle a une fête de Noël : barbecue au parc en fin d’après-midi ! Il fera nuit et froid autour du feu de camp qui crépite. Avec une face éclairée et brûlante et un côté froid et humide, dans le parfum des Bratwurst qui grillent, des enfants qui courent partout, l’ambiance devrait là aussi être trépidante.

Trébucher sur le passé

Mercredi, début d’après-midi, c’est bientôt l’heure de mon cours de terre en ville à la VHS (Volkshochschule, l’équivalent de nos MJC). Direction l’arrêt de bus. Il est 7h10. Il est toujours 7h10 à l’imposante horloge sur la façade de la bâtisse rouge brique. Ça me va bien, c’est une heure agréable, et deux fois par jour, c’est juste. Plantée au sud du pré qui sert de ‘’place’’ et de terrain de jeux à notre quartier résidentiel, l’édifice est un repère pratique pour s’orienter. Il s’agit d’un bâtiment militaire réhabilité en appartements, dont la régularité des ouvertures a été adoucie par des balcons métalliques. Sur l’ancienne place d’armes aujourd’hui des gosses jouent au foot.

Le portail métallique désormais toujours ouvert, voit se croiser des centaines de chemins quotidiens.  En passant, voilà de cela quelques semaines, j’ai remarqué que les grilles dudit portail dissimulaient dans la rectitude parallèle de leurs barreaux, des lettres gothiques. Caserne avec un C. En français.

Construite par les Nazis dans les années 30, détruite pendant la 2ème guerre mondiale, elle fut réhabilitée par l’armée française, avant d’être reprise au début des années 50 par l’armée américaine. Un bâtiment militaire avec trois noms successifs : allemand, français et américain.

Le quartier résidentiel dans lequel nous habitons est construit sur l’ancien terrain de la caserne. Le Grosse Sand (les Grands Sables, zone naturelle protégée, à proximité du lit du Rhin) où nous allons parfois nous promener et guetter les premières fleurs au printemps, accueille toujours un terrain d’entrainement militaire américain (malgré la protection pour cause de plantes rares…).

Certains de nos amis habitent plus bas dans les maisons blanches et lumineuses d’un quartier également très récent. Jusqu’à il y a une grosse dizaine d’années, ce flanc de colline était utilisé par l’armée américaine pour l’entretien de leurs camions et de leurs tanks. Le terrain pollué a dû être nettoyé avant d’être rendu aux plates-bandes civiles. Et quand nous prenons la voiture autour de chez nous, des panneaux désuets jaunes et ronds, illustrés d’un tank noir, continuent de rappeler la limitation de vitesse pour les véhicules de l’armée. Partout où nous nous tournons, l’Histoire se rappelle à nous.

Avec la chute du mur, l’armée des Etats-Unis a quitté Mainz. Elle reste cependant implantée juste en face, de l’autre côté du Rhin, à Wiesbaden. La communauté des militaires et leurs familles représente une vraie ville américaine de plus de 15000 personnes, avec Kentucky Fried Chicken, TK Maxx and co. Selon ma fille, qui a une copine américaine, certains magasins sont accessibles seulement sur présentation d’un passeport US.

Le trajet de bus jusqu’en ville est assez long. Il contourne le nouveau quartier, ses jardinets et ses milliers d’habitants avant de desservir la Neustadt (la ville nouvelle, par opposition au quartier le plus ancien de Mainz, l’Altstadt). Le circuit passe à côté de la Nouvelle Synagogue, à l’architecture originale vert bouteille, toute en lignes brisées, dérangeante par sa quasi-absence d’angles droits. A chaque passage, je ne peux m’empêcher de me dire « Nouvelle, forcément… ». Nous y avons assisté à un concert de la chanteuse américano-israélienne Noa. Les lignes intérieures donnent le vertige au sens propre. Les marches ‘’en italique’’ de l’escalier nous propulsent dans un tableau cubiste. Adieu repères, on chavire….

Encore quelques virages, quelques arrêts, et par la fenêtre gauche j’aperçois une bâtisse ocre. Alignés à quelques mètres du sol des portraits multicolores à la Andy Warhol d’Anne Frank. Leur approximation charmante me laisse penser qu’ils ont été peints par des enfants. Il doit s’agir d’une école. Là aussi, je ressens un vague sentiment de malaise.

Enfin, lorsque je descends du bus, je traverse (en faisant bien attention) et passe à côté de l’église Saint-Christophe. Bombardée pendant la guerre, la ville de Mayence a choisi de ne pas la reconstruire. Seul le clocher est intact, et abrite jalousement les fonts baptismaux de Gutenberg. Les murs sans plafond ni toit s’élèvent droit sur le ciel, sa lumière et ses mystères. Soutenus par des arcs-boutants en béton, ils abritent (à leur façon) un mémorial, quelques panneaux d’informations et des photos bouleversantes sur les raids aériens.

Eglise Saint-Christophe
Eglise Saint-Chritophe, Mainz

Lors de mon premier passage, je suis entrée, curieuse, ravie de pouvoir m’approcher du calme d’un lieu spirituel dans la liberté de ne pas pousser de porte. Une dame qui arrachait quelques herbes folles dans un coin s’est approchée de moi. Elle a commencé à me conter l’histoire de cette église. J’ai suivi son badge et son trousseau de clefs jusqu’à la chapelle du fond qui sert encore pour des messes, car, elle, a encore un toit. Ma guide improvisée déchiffre pour moi les panneaux de l’exposition à sa façon : « Vous vous rendez compte tout ce qu’ils ont détruit les Anglais avec leurs bombardements ! Ils ont lâché X bombes sur Mainz ! Regardez-moi ça ! Quel dommage ! ». Oui sans doute, mais en même temps… LA FAUTE A QUI HEIN ? Je repars en grinçant des dents, déçue de n’avoir pas pu m’offrir quelques minutes de paix.

Enfin, au détour d’une rue, je passe avec émotion à côté de deux Stolpersteine dans le trottoir. Ces plaques de laiton de la taille d’un pavé sont incrustées dans le sol, devant les maisons où vivaient des citoyens de Mainz avant leur déportation. ‘’Hier wohnte …’’  (Ici habitait…). Chaque plaque porte le nom et, en quelques dates trop proches, le destin de chacun. Œuvre d’un artiste berlinois, elles sont posées dans de nombreuses villes allemandes et européennes. Sur le sol pour qu’on les lise la tête baissée, recueillement furtif. Pour que les pas répétés des passants maintiennent le laiton poli et luisant. Pour ne pas oublier. Stolpersteine, littéralement, les pierres qui font trébucher.

Stolpersteine, Mainz

Comme nous achoppons chacun chaque jour, au détour d’une rue fleurie, sur les traces de l’Histoire. Ou comme moi je trébuche sur mon passé. Chaque nouveau jour se lève sur le millefeuille des mêmes dates des années précédentes, avec son lot de petits pois ensevelis sous les matelas moelleux de souvenirs heureux.

Mon amie simultanée

Lorsque nous vivions à Lyon, nous avons eu l’occasion à deux ou trois reprises d’aller à l’étranger sans quitter le territoire national. Nous avons acheté un guide de voyage, vérifié la validité de notre carte d’identité, chaussé notre curiosité et emporté notre ouverture d’esprit. Cap sur le Nord-Est. Nous sommes allés en Alsace.

Quand on a grandi dans le sud de la France, les maisons à colombages, les cigognes, l’enthousiasme démesuré pour les asperges blanches au printemps c’est l’exotisme version gothique. Nous avons traversé des villages minuscules avec des noms imprononçables, composés de plus de lettres qu’ils n’avaient d’habitants. D’ailleurs les panneaux en débordent parfois. Nous avons longé le flou humide de la ligne bleue des Vosges.

Aujourd’hui nous vivons de l’autre côté de la frontière, dans le Palatinat, région qui partage, outre une princesse (la femme de Monsieur, le frère de Louis XIV, celle qui a écrit des dizaines de milliers de lettres, blogueuse pertinente avant le siècle en robe de soie), de grands pans d’Histoire avec la France. Néanmoins, nous ne nous sentons pas (encore) vraiment chez nous.

Par conséquent, quand nous quittons Mainz pour nous rendre en Alsace, nous ‘’rentrons en France.’’ Et ce petit coin du monde presqu’allemand-du-grand-Nord-Est, nous apparait maintenant comme étant ‘’du Sud’’, et très français.

Lors d’un week-end récent à Strasbourg, nous cherchions un restaurant susceptible de nous accueillir pour le déjeuner du dimanche. Nous avons demandé conseil à la jeune femme attentionnée de l’accueil de l’hôtel. Nous avons cru bon de préciser : ‘’Pas de table alsacienne de préférence. Nous vivons en Allemagne et avons vraiment envie de changer radicalement d’influence gastronomique’’ (oui on assume, ce n’est pas une légende, les restaus outre-Rhin ce n’est pas souvent ça).

Toutes les premières maisons contactées étaient complètes. Nous avons donc franchi presque à reculons le seuil d’une brasserie alsacienne. Presque seulement, car les macarons rouges Michelin à gauche de la porte ont commencé à réconcilier nos papilles avec les cochons de l’enseigne.

Le repas était délicieux (ah, le médaillon de veau aux girolles !), et la choucroute facultative. Comme quoi. La gastronomie aussi est relative.

Lors d’une autre escapade récente côté sud de la frontière (pas eu le choix, c’était un week-end long en Allemagne et tout était complet), nous avons logé dans un petit village niché dans les forêts des Vosges du Nord. Rideau de pluie, aquarelle des nuages et troncs gris mouillés, embuscade rouge de l’amanite dans les premières feuilles mortes, mousses perlées. Ambiance trouble et troublante dans une brocante/café capharnaüm de la rue principale (pourquoi cette dame qui nous sert ne quitte-elle ni son manteau ni son sac ?).

Sur la place du village, un plan de la commune avec une indication inattendue et inconnue pour un monument historique : église simultanée. Une phrase courte précise qu’elle accueille des messes ou cultes de différentes confessions chrétiennes. Je suis charmée par ce concept pacifique et éclairé. Un vaisseau de pierre ancré dans la vie quotidienne pour raccommoder les différentes habitudes locales pour exprimer sa foi. Une véritable église de la Réconciliation qui met en œuvre concrètement les préceptes qu’elle professe.

L’Alsace ne serait-elle pas à sa façon une contrée simultanée ? Les frontières administratives relèvent souvent d’un arbitraire politique, qui peine à contenir dans les pointillés du géographe la personnalité d’un territoire. La nouvelle contrée s’infiltre peu à peu dans le tissage culturel (au sens large) devenu lâche de sa voisine. D’ailleurs, je me suis toujours demandé : à quels indices minuscules et clandestins le glissement d’une région à l’autre s’opère-t-il ? Dans quel village alsacien se trouve la dernière pâtisserie qui propose des Lebkuchen (pains d’épices) sur la route du sud ?

Un territoire simultané, comme un pont entre des cultures. Comme une richesse toute particulière, un mélange originel unique. Tout comme mon mari, trop anglais pour être français, à moins que ce ne soit le contraire. Ou comme P., grandie en Allemagne avec une maman française, ma nouvelle amie simultanée.

Vacances en Allemagne

« Aux prochaines vacances, on part où ? »

Pas simple quand on a de la famille et des amis en France et en Angleterre. Et qu’on aimerait aussi peut-être changer d’air pour se simplifier le quotidien en parlant une langue qu’on maîtrise, en renfilant des habitudes confortables comme un vieux sweat (et en retrouvant une alimentation variée).

Pourtant parfois, la curiosité prend le dessus et on fait le grand pas, on prend le risque : ON RESTE EN ALLEMAGNE POUR LES VACANCES !

Mois de mai, pont de l’Ascension. Nous souhaitons découvrir le Bodensee (lac de Constance). Et camper en famille, puisque nous apprécions cela. De toute façon les hôtels et chambres d’hôtes que j’ai contactés, pourtant plusieurs semaines avant les dates souhaitées, sont tous complets. C’est un truc terrible ici. Les Allemands réservent leurs vacances très très en avance. Un an, voire 18 mois avant. Personnellement je ne sais pas aussi tôt ce dont j’aurai envie. (Pareil pour le restau, il est très difficile de trouver une table la veille pour le lendemain, en règle générale, il vaut mieux réserver une semaine avant).

Donc ce sera camping, y’en a plein autour du lac. Qu’à cela ne tienne, tentons la réservation. Je cherche sur internet. Je contacte celui qui est recommandé dans mon guide. Non pas de réservation pour moins de 7 nuits. Bon tant pis. Nous partons avec notre matériel à la découverte sans point de chute précis. Je sens le doute sceptique dans le regard des amis avec qui je partage notre projet, et notre désinvolture franchouillarde.

En arrivant au bord du lac, magnifique, nous découvrons qu’il est effectivement bordé de campings. Mais que camper en Allemagne ne signifie pas la même chose qu’en France. Il s’agit ici de garer son camping-car sur un parking, bien parallèlement et bien près de celui du voisin. Pas trop d’herbe, ça gratte et ça salit. Les nains de jardin et les barbecues sont de sortie. Eux aussi ont pris leur maillot.  A l’aide ! Les tentes sont tolérées dans des petits coins, toutes entassées les unes sur les autres – sans doute des touristes égarés ?

Après avoir été refusés plusieurs fois dans des campings complets, nous trouvons les quelques mètres carrés qui vont nous accueillir pendant 3 nuits. Avant de planter la tente (pendant les formalités) nous ne les lâchons pas, car d’autres campeurs en perdition s’en approchent dangereusement et menacent de nous en priver. Nous montons la tente. En se penchant un peu, on peut même apercevoir le lac en mangeant. Il est vraiment tout près. Ouf. Nous profitons des baignades, des couchers de soleil, et des sanitaires super propres (c’est donc possible), visitons Konstanz, découvrons que les barbecues attaquent à 17h, commandons les Brötchen du petit déjeuner, mangeons les tomates qui ont poussé sur les rives du lac.

J’ai fait depuis d’autres recherches pour trouver des campings comme on aime bien : genre camping à la ferme, avec de l’herbe, des arbres, un p’tit ruisseau, pas trop de monde. Tout simple quoi. J’en ai discuté avec des amis allemands. Non ça n’existe pas. Ou bien nous ne l’avons pas trouvé. Je suis même tombée sur internet sur un type de camping mutant : un grand parking en goudron, avec des rectangles d’herbes réguliers et bien alignés pour garer son camping-car.

Les Allemands qui veulent camper dans une tente et les pieds dans l’herbe vont en France ou ailleurs. D’ailleurs, dans une librairie, j’ai vu un guide de voyage consacré aux campings de toute l’Europe du sud dont la couverture était illustrée par une photo du Pont d’Arc en Ardèche. La partie chauvine de mon cœur a frémi !

Deuxième période de vacances en Allemagne en automne cette fois : nous rentrons de quelques jours à Berlin.

Visiter la capitale était un de nos projets de longue date, mais c’est notre fille aînée qui l’a proposé en août. Banco ! Si on veut y aller, va falloir sauter le pas et ne pas retourner en France ou en Angleterre à chaque période de vacances, n’est-ce pas ? Berlin c’est une ville internationale, à part, formidable. Nous avons pu déguster des musées magnifiques, manger japonais, vietnamien et israélien en v.o., et nous régaler même avec une curry wurst délicieuse. Nous avons assisté à un concert de musique de chambre à la Philharmonie (gratuit le mardi midi, mais assis par terre… alors que la grande salle est libre. Pourquoi ? Mystère. Une affaire de sous sans doute).

Nous avons arpenté les quartiers touristiques et donc entendu beaucoup d’Américains. Lors d’une pause dans un musée, nous avons même entendu parler français. Et là ma grande fille a soupiré : « Ça fait du bien quand même d’entendre parler anglais et français. Ça repose hein ? »

Suis bien d’accord. Parfois faut lâcher les efforts. Surtout pendant les congés.

D’ailleurs aux prochaines vacances, ce sera l’Angleterre ou la France.

Et le vieux sweat confortable.

Racines nues

« Allo Monsieur Maslow ? C’est pour ma pyramide, elle est toute cassée. Vous auriez des pièces de rechange s’il vous plaît ? »

Depuis toutes ces années, j’avais bien bossé. En France, je travaillais surtout sur mon développement personnel, la toute pointe de la pyramide des besoins de Maslow. Le reste était plus ou moins acquis selon les périodes. Si un rafistolage soudain se révélait nécessaire, c’était une marche ou un niveau après l’autre.

En passant la frontière avec mon baluchon et ma famille, j’ai fait une grande glissade vers le sol. Les fondations mêmes de mon équilibre se sont fissurées. La sécurité, la stabilité ont fichu le camp, et avec elles tous les repères qui étaient au-dessus ont dégringolé.

Il m’a fallu, un peu (beaucoup) perdue, les mains dans la terre, reconstruire patiemment. Un étage après l’autre.

Comme pour notre petit jardin, celui de devant la maison.

Ravies de ces quelques mètres carrés de friche en forme de fossé, les filles et moi avons, au printemps dernier, nettoyé, arraché les mousses et la roquette sauvage aux légères fleurs jaunes mais envahissante et le macramé savant des racines enchevêtrées.  Nous avons sarclé, ratissé, semé avec enthousiasme une dizaine de sachets de graines de fleurs des champs pour égayer notre entrée d’une prairie fleurie. Pendant des semaines, chaque fois que je sortais par la porte de devant, je me postais pendant cinq minutes devant mon bout de terrain pour scruter le moindre timide frémissement vert dans les replis de ma terre retournée (tout en me disant que les observateurs éventuels devaient trouver ce comportement bien bizarre).

Pendant ce temps, le voisin, sans doute inspiré par notre agitation jardinière, s’est mis lui aussi en action. Pendant quelques jours ça sentait vraiment mauvais devant chez lui (et donc devant chez nous). Quand son herbe a commencé à jaunir, nous avons compris qu’il avait attaqué la verdure à la chimie lourde. Beurk….

Pourtant au bout de quelques semaines nos deux bouts de jardins jumeaux étaient redevenus symétriquement identiques. Le sien avait reverdi (ouf !) et dans le nôtre les graines ne poussaient pas vraiment. Les deux avaient retrouvé un aspect négligé et échevelé de verdure de bord de route. Bon… tout ça pour ça…. Le voisin n’en est pas resté là dans sa guérilla anti-herbe. Il a couvert la nouvelle herbe d’une tenture étanche, puis ladite tenture de copeaux d’écorces. Bien sûr nous aurions préféré qu’il laisse le parterre sauvageon devant son entrée, celui auquel nous nous étions habitués depuis notre arrivée. Mais si les attaques au désherbant se raréfient, c’est déjà ça. D’ailleurs, il a signifié la trève des hostilités contre sa propre terre en plantant une haie de jeunes lauriers cerises, un petit pommier et un pêcher.

Au bout de quelques temps, les feuilles de la haie ont jauni, puis sont tombées. Quelques semaines plus tard, de petits bourgeons vert tendre d’espoir sont apparus. Aujourd’hui les nouvelles feuilles hésitent encore, mais les plantes semblent avoir pris.

Comme les jeunes arbustes transplantés, j’ai l’impression que nous avons dû commencer par perdre tous nos repères pour nous en créer de nouveau. Accepter de laisser le temps à nos racines dénudées de trouver leur chemin dans le nouveau terreau, de s’acclimater aux conditions locales si différentes de celles dans lesquelles nous avions poussé jusque-là.

Et là je me pose la question. Est-ce le prix à payer pour se sentir (plus) libre ? Sommes-nous différents quand nous vivons ailleurs ? C’est sûr que de ne connaître personne et d’avoir perdu une bonne part de nos réflexes nous affranchit de répondre à certaines convenances et habitudes dans lesquelles nous nous sommes moulés sans le vouloir, ni le savoir vraiment. Ici par exemple, je rentre dans n’importe quel magasin puisque je ne sais a priori pas si ça me plaira. Je me fais mon avis. A neuf. Quand je me présente à quelqu’un, je peux choisir d’être ‘qui je veux’ (en disant ou en omettant certains traits), dans la limite de l’image que je projette, mais en étant libérée de celle que j’ai eue jusqu’à présent.

Et pourtant…

Je me souviens d’un livre de John Steinbeck que j’ai lu à 16 ans : Travels with Charley. L’auteur y décrit un périple en camping-car, seul avec son chien Charley. Si je me souviens bien (mon livre est chez mon fils), Steinbeck décrit l’envie non dissimulée des gens qu’il rencontre, de faire comme lui et de larguer les amarres. Mais il conclut que le déplacement est un leurre dans la velléité de se libérer de soi-même : ‘’You can’t get away from yourself by moving from one place to another’’.

Bien sûr on ne s’affranchit pas complètement (pas assez parfois hélas) de soi-même en partant vivre chez les voisins. Mais le déracinement est peut-être juste un nouveau petit pas dans le sens de la découverte de qui on est.

GRRRR

C’est les vacances d’automne (Herbstferien). Avec ma plus jeune nous sommes allées au cinéma voir Mein Lotta-Leben alles Bingo mit Flamingo. Il s’agit d’une d’adaptation pour l’écran d’une série de livres (presque humoristiques sur notre nouvelle échelle locale) pour jeunes ados sur la vie quotidienne compliquée d’une petite jeune fille de 11 ans – entre sa famille, ses copains et les petites pestes, et tutti quanti… C’est mignon et ma fille lit les livres avec plaisir.

Au cinéma en Allemagne, (en tout cas dans certains cinémas), les tickets indiquent des numéros de places, comme à Londres. (J’ai du mal à comprendre ce choix, quand toutes les places sont au même prix) … Donc nous voilà toutes les deux dans une grande salle aux deux-tiers vide, au centre d’une rangée que nous avons pour nous toutes seules. J’ai posé ma veste et mon sac sur le fauteuil à ma droite. Les bandes annonces commencent. Dans le noir, une dame et une petite fille se glissent dans notre rangée. Je vois du coin de l’œil la maman s’avancer en regardant alternativement son ticket et les numéros sur les sièges. Non, ce n’est pas vrai ! Dans une salle quasi vide, dans une rangée toute aussi vide, elle va me faire déplacer mes affaires pour s’asseoir juste à côté de moi ! Je n’y crois pas et pourtant si. Elle commence à m’expliquer avec son ticket. Je lui réponds sans bouger mes affaires, que ça devrait aller si elle se met juste un siège à côté de CE QUI EST ECRIT. Elle hésite quelques secondes, puis voyant que je pense ce que je dis, et surtout que je ne vais pas bouger mon blouson, s’assoie à regret sur un des 10.000 sièges libres ailleurs.

La police ne va pas arriver. Ni un car complet de nouveaux spectateurs très à cheval sur leur numéro de siège. Non mais franchement ! Ca je ne le lui dis pas mais j’ai très envie de lui proposer de s’acheter un peu de bon sens auprès de l’ouvreuse. Avec un peu de chance il y en aura au milieu des glaces.

Autre coup de gueule.

Un vendredi matin au printemps, j’ai enfourché mon vélo pour aller chez une amie faire du piano. Nous travaillons des valses de Dvorak à quatre mains et parlons boutures. Ces matinées féminines sont très agréables. La piste cyclable délicieuse serpente dans le vallon d’un petit ruisseau, une zone de nature protégée, verte et riche en espèces végétales et animales. Avant de traverser la voie ferrée, la route oblique vers la gauche à angle droit. Et moi je suis surprise par des branches sèches très basses, qui ont dû s’affaisser dans la haie de droite. Pour ne pas les prendre dans le visage de plein fouet, je fais un écart-réflexe de dernière minute. Et je freine au dernier moment pour éviter un cycliste qui arrivait. La visibilité était mauvaise, ce n’était pas là le problème – mais l’obstacle soudain. Le monsieur pile aussi. Je m’excuse bien sûr. Il commence à m’engueuler, à m’expliquer les règles de la conduite. Je lui explique que je suis bien d’accord avec lui, mais que j’ai eu peur et lui montre les branches très basses (qui n’étaient pas là à mon dernier passage), m’excuse encore platement. Il continue ses remontrances. Je poursuis mon chemin secouée. En colère et les larmes aux yeux. Avec une bouffée d’incompréhension. Bien sûr quand on manque de se faire rentrer dedans, il est légitime de s’indigner. Avec des explications, et les preuves (en bois) sous le nez (littéralement), et quelqu’un qui a eu peur, en face serait-il possible de manifester, en deuxième intention, un tant soit peu de tolérance ?

Autre moment de doute grinçant sur notre présence ici. Je vais nager comme toutes les semaines à la piscine du quartier. Chouette, une ligne est presque vide avec une seule nageuse équipée de tout l’attirail pull-buoy et compagnie… Je commence donc à nager dans cette ligne, à droite comme il se doit. Idem pour le retour. Sauf que là je la vois arriver face à moi. N’écoutant que mon entêtement, je reste là où je suis : à droite de la ligne. Elle est à sa gauche. Elle s’arrête pour m’expliquer sur un ton supérieur LA REGLE : quand on n’est que DEUX dans une ligne chacun nage de son côté pour ne pas se déranger. A partir de TROIS, tout le monde circule à droite. Ah bon. Je n’avais jamais entendu cela. Soit. Je m’exécute donc en râlant dans l’eau. Ca fait du bien de nager, ça défoule, hein !

Il m’est aussi arrivé un jour de me faire enguirlander par un jogging noir à moustaches parce que je circulais en vélo « sur une voie piétonne » comme il me l’a hurlé. Je n’ai pas osé y repasser avant longtemps et j’ai depuis constaté que j’étais dans mon droit. C’était une voie partagée vélos et piétons.

Quelque fois j’ai du mal à m’adapter à certaines façons de se comporter en société, ou de penser. Ici en Allemagne, en France ou partout ailleurs. Toutes les contrées ont leur quota d’enquiquineurs. Mais ce qui me fait plus grincer des dents ici parfois, c’est cette stricte observance de la règle sans l’application du filtre du bon sens et de la bienveillance pour un autre être humain, et sans y mettre les formes.

 Et ça soulage de l’écrire ici.

En même temps, la confrontation à la rigidité obstinée met d’autant plus en valeur les personnes douces et attentionnées. Et j’en ai aussi rencontré légion ici. Plus que dans mon environnement précédent. Je me demande comment ces personnalités-là, sensibles, (sur)vivent dans une société assez carrée et stricte. J’ai évoqué le sujet avec certaines, qui m’ont effectivement avoué avoir du mal avec les côtés les plus grinçants et inflexibles de la germanité de leurs concitoyens.

L’école (1)

Le système scolaire allemand est suffisamment différent pour mériter une petite présentation.

Quand j’étais sur les bancs du collège et que je commençais à m’initier au charme des déclinaisons teutonnes dans la classe de Monsieur V., les petits Allemands allaient en général à l’école le matin (jusque vers 13/14h), et ce jusqu’à l’Abitur (le bac) qu’ils passaient à 19 ans (après 9 ans de collège et lycée). Mon amie de Cologne avait donc du temps pour un petit boulot, l’apprentissage d’un instrument de musique et les répétitions dans un orchestre de cuivres. Vu de chez nous, c’était plus cool, et pourtant on n’avait pas l’impression qu’ils en savaient moins de nous, avec nos journées à rallonge et notre bachotage.

Depuis quelques temps, certains Gymnasium (l’équivalent de notre cycle collège + lycée) proposent de préparer l’Abitur en 8 ans. Ce sont des G8. Ils dispensent des cours l’après-midi. D’autres Gymnasium sont toujours en formule G9 (1 an de plus, et après-midis libres).

Reprenons depuis le début. Les petits Allemands commencent l’école au CP (première classe), et c’est un événement majeur pour eux. Il existe même un nom spécial pour cela : die Einschulung.

Tous ne vont pas au Kindergarten (qui est plus une garderie améliorée qu’une maternelle). Ils reçoivent de la part de leur famille le premier jour d’école un cornet de cadeaux die Schultüte (fournitures scolaires et sucreries diverses), presque aussi grand qu’eux. Les parents peuvent être associés à marquer cette étape particulière. Les nouveaux élèves font connaissance avec les enfants de leur classe et l’enseignant qui vont les accompagner pendant quatre ans (jusqu’en 4ème classe, l’équivalent de notre CM1). Comme les affectations dans les classes en fonction de la date de naissance sont calées sur le 1 er septembre, les enfants sont légèrement plus âgés dans les classes correspondantes qu’en France. Le collège commence au CM2.

Ça a été très nouveau pour nous cette homogénéité de fréquentation. Bien sûr en France aussi, dans les petites écoles, avec une classe par niveau, on garde les mêmes copains toute la maternelle et l’école primaire. C’était d’ailleurs mon cas en Ardèche. C’était aussi plus ou moins le cas de mes enfants à Lyon dans des écoles à effectif limité. Mais les enseignants changeaient chaque année (ou presque, dans le cas de niveaux double). Ici les maitres et maitresses font tout le cycle : du CP au CM1 avec un même groupe d’enfants, et recommencent ensuite avec une nouvelle fournée. Je suppose que ce doit être plus varié, et peut-être plus simple au niveau de la gestion de la classe au sens large. Tout le monde se connaît mieux, les règles sont connues et partagées.

En arrivant, je me suis dit que ça manquait d’ouverture, cette obligation de rester avec le même adulte référent, que ça n’encourageait pas la capacité d’adaptation. Sans compter qu’il vaut mieux bien s’entendre entre enseignant et enseignés… Pourtant les enfants que je rencontre semblent ouverts et sûr d’eux, et s’adressent spontanément et directement aux adultes. La pédagogie allemande encourage vivement la participation orale (qui est notée) et traite les enfants avec respect. Les effectifs par classe sont limités (environ 25). Il faut préciser que certaines matières sont enseignées par un autre adulte – seul – ou avec le / la titulaire : musique, sport, géométrie, anglais, allemand langue étrangère.

Récemment, je suis allée aider dans la classe de ma plus jeune (4ème classe soit le CM1) pour une matinée de bricolage. Il s’agissait de construire des maquettes à partir d’éléments naturels que tous les enfants avaient apportés (branches, pommes de pins, cailloux, feuilles, etc…) pour représenter les jeux dont ils avaient envie pour la cour de l’école (dans le cadre de son projet de réfection).

Pour constituer les groupes de travail de 4-5 élèves, la maîtresse a proposé aux enfants de choisir entre un tirage au sort et des rassemblements par affinités, moyennant de mélanger les garçons et les filles. Elle les a fait voter pour choisir l’option. L’autodétermination a prévalu. Les élèves ont rapidement constitué leurs groupes, repositionné leurs tables par ilots et se sont attelés à leur projet.

J’ai proposé mon aide, comme les deux autres parents qui étaient là, aux groupes qui en avaient besoin pour scier, clouter, faire tenir en équilibre leurs petites œuvres d’art. A un moment je tenais deux branches qu’un petit garçon était en train d’assembler au péril de ses doigts (et des miens). Une petite fille en plein collage a appelé à l’aide : « Ich brauche Hilfe ! » (j’ai besoin d’aide). J’ai dû lui dire de patienter, car je n’étais pas disponible et les autres parents non plus. Pas immédiatement. Elle a répété quelques instants plus tard, sur un ton ferme mais poli : « Ich habe gesagt, ich brauche Hilfe ! » (« J’ai dit que j’avais besoin d’aide ! »). Ça tombait bien, je pouvais venir à ce moment-là. J’ai été impressionnée par cette capacité à juste affirmer son besoin, et tout simplement à demander de l’aide. (C’est une petite fille polie et plutôt réservée).

A la fin de la matinée, la maîtresse a donné les indications (une seule fois) pour clore la séance : poser les maquettes sur le grand plateau, vider et nettoyer les tables, les remettre en place, passer un coup de balai. Sur le mode Mary Poppins, tout cela a été fait rapidement, dans les temps. La salle de classe était impeccable. Je me suis retenue de demander à quelques enfants de venir faire la même chose chez moi.

J’ai été également frappée par la créativité des élèves. En effet, dans un environnement où suivre la règle est une seconde nature (voire la première), comment peut-on se servir de son imagination ? Comment peut-on s’autoriser le pas de côté de la créativité s’il faut toujours mettre ses pieds dans les empreintes de ceux qui nous ont précédés ? A la lumière de cette expérience, je me demande si finalement l’expression de ses idées et de sa créativité ne bénéficiait pas d’un environnement bienveillant (même s’il est bien cadré), dans lequel l’enfant se sent respecté et soutenu en tant qu’individu. Un élève qui a confiance en lui, en sa capacité à s’exprimer, à être écouté et aidé ne se sent-il pas plus libre finalement pour créer – que s’il y a plus de latitudes avec les règles mais moins de confiance ?

L’école est un sujet riche et intéressant – A suivre donc.