Décalage horaire

J’ai sur mon bureau une carte postale, reproduction d’un tableau de Picasso de 1954, offerte par mon amie allemande de toujours, à son retour de la visite d’une exposition dans une grande ville. J’ai oublié laquelle. Il s’agit d’un portrait de ‘’Madame Z, Jacqueline aux fleurs’’, cubiste, avec un très long cou de girafe, un corps tout en lignes droites, un œil immense. Et c’est un portrait de femme ravissant.

Le décalage important avec le réel fait que l’on n’en ressent que l’émotion propre au tableau, et rien en rapport avec le modèle. Dans un portrait réaliste, l’œil recherche systématiquement la ressemblance, sinon à la personne qui a posé, au moins à un visage humain. La moindre erreur de proportion, le plus infime décalage dans la composition, risquent de rompre l’harmonie anatomique à laquelle nous sommes habitués. Une variation trop subtile va engendrer dans le spectateur une discrète sensation de malaise, sans qu’il lui soit pour autant aisé d’en identifier l’origine précise. Le portrait est reconnaissable oui certes, mais différent voire bizarre.

La proximité géographique de l’Allemagne et de la France, une histoire et des habitudes tout de même grandement communes faussent l’impression. On croit entrer en terrain connu, et pourtant, on ressent ce malaise discret qu’il est difficile d’attribuer à l’une ou l’autre cause – tant il est composé d’une infinité de parcelles de différences presque insignifiantes prises séparément.

Un changement complet de fuseau horaire, de climat, d’hémisphère, le basculement dans une culture radicalement différente – si on était partis en Asie ou au cœur de l’Afrique – nous aurait propulsé dans un environnement violemment autre. Comme avec un tableau cubiste, nous aurions moins cherché les ressemblances avec notre vie-repère d’avant. Plouf ! D’emblée c’est différent et on essaie de s’adapter. On fait des gaffes mais c’est prévu, attendu, compréhensible.

De ce côté du Rhin, le mal-être dû au changement subtil de repères est plus insidieux. Le décalage temporaire en est une des composantes importantes.

L’Allemagne est dans le même fuseau horaire que la France. Pas besoin de mettre sa montre à l’heure en arrivant. Et pourtant nous avons eu tout au long de cette première année l’impression de vivre avec un décalage temporel permanent et variable en fonction des périodes.

Déjà la rentrée scolaire début août, ça a été dur à digérer.

Rentrée des écoles, rentrée littéraire, rentrée économique et politique… Ma vie est depuis toujours rythmée sur une reprise des activités générales début septembre. Lorsque les filles ont dû reprendre le chemin de l’école un 6 août, qui plus est en pleine canicule, nous avons eu l’impression de vivre un décalage horaire massif d’un mois. Et que dire des photos de vacances des copains plongeant dans une mer turquoise reçues alors que nous errions, hagardes, dans les allées du rayon de fournitures scolaires ? Les ‘’vacances de la Toussaint’’ qui ont par conséquent eu lieu fin septembre étaient également très perturbantes. Nous avons essayé comme à notre habitude de chercher des champignons et ramasser des châtaignes, et de façon générale de vérifier si la nature ne voulait pas faire un petit effort et se caler sur notre nouveau rythme. Peine perdue. Nous avons cueilli du thym dans un soleil doux et lumineux de fin d’été. Ce n’est qu’avec les vacances de Noël (bien évidemment les mêmes que celles que nous avions connu en France, et que sans doute dans beaucoup de pays), que ce décalage s’est estompé.

Ponctuellement, les variations de certains jours fériés réveillent cette petite dissonance temporelle.

Pour des raisons évidentes, le 8 mai et le 11 novembre ne sont pas fériés. Au printemps, les Allemands profitent, après le jeudi de l’Ascension et le lundi de Pentecôte, d’un autre jour férié religieux Fronleichnam. Le 3 octobre, jour qui célèbre la réunification du pays, est un jalon essentiel. Les écoles ont des jours de vacances mobiles qui créent ponctuellement des week ends longs, à des périodes nouvelles pour nous et variables selon les années (et selon les écoles, ce qui est moyennement pratique quand on a des enfants dans plusieurs établissements).

Le 11 novembre était une expérience très particulière. En effet ici à Mayence, c’est le jour du lancement de Fastnacht (carnaval), à 11 heures 11 minutes très précisément. Les festivités n’auront lieu qu’en février mais … la saison du carnaval est ouverte. Cela se passe en grande pompe sur la Schillerplatz dans la vieille ville : compte à rebours et discours au balcon de l’hôtel de ville, flonflons, confettis, déguisements, le tout aux couleurs de Fastnacht (bleu, blanc, rouge et jaune).

Je n’ai jamais trop suivi les défilés des 11 novembre français, mais c’est un jour que j’associe au calme inhabituel des jours fériés, à la grisaille et à la tristesse involontaire des fleurs des couronnes sur les monuments aux morts.

Pleins de bonne volonté pour découvrir notre nouvel environnement, comprendre nos nouvelles connaissances qui ne sont pas encore des amis, nous avons pris le tramway dans la matinée pour être sur la Schillerplatz à l’heure dite. Les filles se sont déguisées – à l’instar de nombreux habitants ce jour-là. Nous avons rejoint l’attroupement de spectateurs multicolores (dans des costumes pas toujours du meilleur goût), déjà abreuvés à la bière, au pied du balcon et des scènes temporaires pour les concerts de la journée. Je ne vous cache pas que généralement je fuis ce genre d’ambiances bruyantes et tapageuses. Mais l’impression de bizarrerie temporelle a touché son apogée quand la foule autour de nous a répondu aux animateurs divers avec le code d’échange de Fastnacht : « Helau ! Helau ! Helau ! ». Ces trois interjections sont accompagnées d’un salut assez formel de la main droite. Et je ne pouvais m’empêcher de ressentir un léger mal-être : me trouver un 11 novembre, au milieu d’une foule d’Allemands qui crient de façon scandée, la main droite en l’air – même en technicolor, avec une musique de manège cacophonique et avec le sourire. J’ai dû frissonner et me dire qu’on ne m’y reprendrait sans doute plus. Nous avons découvert de quoi il retournait. Cette année, je rendrai à mon 11 novembre son calme et sa dignité. Toutes les découvertes ne donnent pas envie de les réitérer. J’en demande pardon à mes amis mayençais.

Le décalage temporel se niche même au cœur de la journée.

L’activité commence très tôt. Il est possible de prendre un rendez-vous médical dès 7h, parfois même avant (avant !!!?). De nombreux services ferment en milieu d’après-midi (vers 16h), ou sont mêmes tout simplement fermés l’après-midi certains jours. A 18h la soirée a déjà débuté depuis un bon bout de temps. D’ailleurs le repas du soir de nos nouveaux concitoyens est pris très tôt (entre 17h et 18h). Souvent, ils ne cuisinent pas et ‘’mangent froid’’ comme ils disent (charcuterie, fromages, pain) c’est donc plus rapide à préparer. (Hier après-midi, une peite voisine a crié par la fenête à sa copine en bas qui venait la chercher, qu’elle ne pouvait pas la rejoindre car elle était en train de manger ; il était 17h13.) Vers 18h30 tout est plié. Personnellement ça me convient, j’apprécie les longues soirées. (Bon on n’en est pas encore à manger avant 18h tout de même). J’aurais plus de mal en Espagne à faire patienter mon estomac jusqu’à tard !

Et bien sûr, le dimanche tout est fermé. TOUT est fermé.

Si le frigo n’est pas rempli le samedi…. Tant pis !

La ligne

Nous rentrons du nord de Cologne où nous sommes allés chercher nos filles. Elles ont passé un week end magique dans un zoo, à vivre avec les gorilles, chameaux et pingouins pendant 48 heures, sans se laver.

Direction plein sud, en suivant l’axe du Rhin, dans ses grandes lignes. Nous le prenons à rebrousse-courant. C’est inhabituel pour moi un fleuve qui coule vers le nord après toutes ces années le long du Rhône qui dégringole des Alpes vers la Méditerranée.

Nous traversons la Ruhr. Cratères des mines de charbon à ciel ouvert, usines sidérurgiques, entrepôts géants, treillis des voies de circulation nombreuses, forêts des lignes à haute tension. J’ai l’impression d’avoir sauté à pieds joints dans la carte du livre de géographie (Erdkunde) de ma grande fille – dans la leçon qui nous a tant coûté en traduction et compréhension (houille, mégapole etc…)

A perte de vue des lignes, qui se poursuivent et s’entrecroisent. Des camions, des camions, des camions. Des aires de repos bondées. De camions. Des couleurs délavées dans un pastel dégradé jaunâtre et gris.

La ligne des piquets des barrières des champs, les éoliennes agencées sur les crêtes de vagues collines. Si un oiseau pouvait joindre les points de ces moulins modernes, quel dessin apparaitrait ?

Les arbres et arbustes d’une pépinière. Tous en ligne, et toutes ces lignes parallèles bien serrées, contenues dans des parallélépipèdes. Au garde à vous messieurs-dames, les branches bien droites, les idées homologuées et conformes ! Le ruban droit de l’autoroute. Le chemin de fer parallèle du train de marchandises.

Je repense au rang deux par deux des enfants dans la cour de l’école devant la porte de leur bâtiment, avant même que ça sonne. Sans dépasser. Presque sans bouger. Aux cartables entreposés sagement l’un derrière l’autre sous le préau, comme les perles d’un collier. Aux plants de chrysanthèmes aux pompons roses tout neufs dans la terre noire d’un jardin voisin, alignés au cordeau le long de la maison, espacés régulièrement.

Point.

A la ligne.

J’ai envie de prendre la tangente, la ligne secondaire, le chemin périphérique, m’embarquer sur les chemins forestiers tortueux et peut-être sans issue sous le viaduc, me perdre sur les vrilles des vignes de la petite vallée agricole qui s’échappe sur la droite. M’envoler dans la goutte d’air chaud de la montgolfière qui flotte au loin, parenthèse égarée de légèreté et de rondeur dans ce paysage industrieux et linéaire, qui tue même l’imagination.

Avec un petit clin d’œil intérieur espiègle et fier, je renonce à expliquer à la jeune Allemande qui nous accompagne que la traduction en français de Heissluftballon vient de ses inventeurs, les frères de Montgolfier. Et qu’ils étaient de l’Ardèche comme moi.

Et que là-bas les paysages sont variés, colorés, en relief. Propices aux escapades, aux émotions et aux sensations.

Et surtout drôlement beaux !

(Point d’exclamation.)

Reine règle

« Alors c’est d’accord, si on va s’installer en Allemagne, en échange on habite dans une maison hein ? »

En échange de quoi ? De tous les sacrifices individuels et familiaux ? Des difficultés que l’on pressent intuitivement ? Jusqu’à quels renoncements n’irions-nous pas pour jouir de quelques mètres carrés de verdure ?

Le jardin représente pour moi une motivation certaine pour marcher pied nu dans l’herbe, gratter la terre, danser sous la pluie (ou au soleil) avec mes enfants, et sentir passer les saisons par tous mes sens. Et digérer l’expatriation. Pour mes filles, il ouvre plutôt la perspective (le rêve ?) d’accueillir un chien, l’excuse de l’exiguïté de la vie en appartement ne tenant plus pour le refuser.

Sitôt dit, sitôt fait. Je me mets en quête de ladite maison avec pour cible géographique le collège à section française de Mayence qui doit être accessible à pied. La recherche en ligne me propose…. une seule maison. Ça tombe bien il ne nous en faut pas plus.

La visite auprès des propriétaires (une famille syrienne sur le départ pour l’Allemagne du nord) nous confirme qu’elle est très bien placée, à proximité des supermarchés, du tram et surtout de l’école et du collège.

C’est donc ainsi que nous avons quitté un appartement à Lyon en pleine ville et sur le métro, avec vue imprenable chez les voisins, pour une maison à Mayence dans un quartier résidentiel assez récent, très vert et calme, paradis des familles avec jeunes enfants. De petits immeubles voisinent avec des rangées de maisons mitoyennes, plus confortables à vivre que leur aspect bétonné tristounet ne laisse augurer. Au gré des nombreuses zones piétonnes, des jeux pour enfants, des pelouses arborées s’éparpillent, reliés par des chemins partagés entre les piétons et les cyclistes.

Nous découvrons l’appellation d’un immeuble d’habitation en allemand : Mehrfamilienhaus ou maison pour plusieurs familles. C’est joli non ? Nos voisins viennent du monde entier (Croatie, Albanie, Afghanistan, Ukraine, Italie…). C’est un quartier ‘’muti-kulti’’ comme on dit ici (multi-culturel). C’est un gros avantage, quand les voisins font la fête ou téléphonent en parlant beaucoup trop fort, au moins on ne comprend pas ce qui se raconte (et réciproquement). Le standing reste plutôt modeste (les grandes maisons dans les arbres sont plutôt dans la périphérie de notre quartier).

Entre la fin de l’école (13h ou 16h selon les enfants) et 18h des enfants jouent dehors. Ensuite le silence surprend. Comment tant de familles vivent-elles dans ce quartier sans émettre plus de bruit (à part notre foyer ou nos voisins immédiats mentionnés ci-dessus) ?

Tout ce petit monde se déplace naturellement beaucoup pour ses activités quotidiennes.

Entre notre quartier résidentiel et les écoles, les piétons et petits-cyclistes-sur-trottoir doivent quitter une zone piétonne et traverser deux routes. Les automobilistes allemands font preuve d’une grande prudence et commencent à freiner dès qu’ils aperçoivent un piéton à 10 mètres du passage clouté. En tant qu’habitués des trottoirs d’une grande ville française, on ne peut qu’applaudir à autant de respect et de sécurité. La deuxième route se traverse donc aisément (moyennant de faire attention aux trams qui circulent entre les deux voies de la chaussée).

Pour la première route en venant des maisons, le parcours est beaucoup moins sûr. Pour une raison inconnue, il n’y a pas de passage piéton indiqué, ni sur le parcours obligatoire et quotidien des habitants du quartier, ni à proximité. Et là, surprise, les conducteurs ne s’arrêtent pas. Pas de passage piéton, pas le droit de traverser, pas besoin de freiner. Charge aux piétons de se débrouiller, de sauter très haut ou de déplier leurs ailes.

Un jour, alors que je traversais à pied en poussant mon vélo, une voiture (à faible allure pour cause d’embouteillage) a attendu la dernière minute pour ralentir à mon niveau quand elle a vu que je ne cèderais pas (non mais !). C’est assez effrayant. Un autre jour, alors que j’arrivais à cet endroit dangereux, j’expliquais à une connaissance française qui marchait avec moi ce que je viens d’écrire. A ce moment-là un véhicule d’auto-école est arrivé, nous a vu attendre au bord et ne s’est pas arrêté. Ce genre de comportement me donne des frissons dans le dos. La règle a-t-elle priorité sur la personne ? Si le piéton est dans son tort, tant pis pour lui s’il se fait renverser ?

Nous avons vécu un autre exemple où la règle a pris – selon nous – le pas sur le bon sens. L’automne dernier, un concours entre classes était organisé à la Grundschule (école primaire) pendant une semaine. Il s’agissait d’accumuler des points écolo en venant à l’école à pied et non en voiture. Nous avons lu le formulaire distribué aux parents. En bons Français, nous lisons entre les lignes et comprenons qu’il faut privilégier les modes doux. Cela nous convient très bien puisque nous sommes tous à vélo. Le 2ème jour du concours, notre fille revient de l’école avec, comme consigne, de ne pas y aller à vélo mais à pied. Nous ne comprenons pas cette nuance entre modes doux… Elle y retourne donc à vélo. La maitresse se fend d’un mail aux parents récalcitrants (je n’avais pas l’impression d’en être) pour nous encourager à envoyer nos enfants A PIED à l’école.

Nous rentrons dans le rang, sans vraiment comprendre. Notre demoiselle est donc partie pleine de bonne volonté, avec son gilet jaune (l’école en fournit à tous les enfants), un peu plus tôt que si elle était en bicyclette.

Enfin un après-midi, notre fille rentre avec l’explication : comme elle n’a pas passé son permis vélo (qui se passe dans le cadre scolaire, dans la classe supérieure) elle n’a théoriquement pas le droit de circuler en vélo. Donc elle ne peut gagner de points écolos pour sa classe sauf à faire les trajets à pied.

Quand on vient du pays de L’esprit des lois, cet oubli du bon sens ou ce trop littéral respect de la règle est difficile à comprendre et à accepter. D’un autre côté doit-on au contraire se considérer chanceux que notre fille n’ait pas été arrêtée pas la police pour circulation à vélo (sur les pistes cyclables et les trottoirs) sans permis ?

Le mois prochain, le concours interclasses sur les trajets scolaires aura à nouveau lieu. Les élèves auront alors passé leur permis vélo. A la réunion cette semaine, la maîtresse a rappelé aux parents le dispositif : venir à l’école à pied avec son gilet jaune. A la fin de la rencontre, une maman a posé la question de la validité du trajet vélo dans le défi écolo – légitime puisqu’avec le permis.

La réponse ne tombe pas sous le sens. La maîtresse doit se renseigner.

Il y a quelque chose qui m’échappe.

Un an après

Debout face à la fenêtre de la chambre je regarde le soleil qui se lève. Mon corps, comme tout ce qui l’entoure, voyage à plus de 1.600 km/h et je ne le sens pas.

Après un an en terre rhénane, la force de l’habitude comme la gravité sur le sol, nous cloue dans le quotidien, donnant (à nouveau) l’illusion d’une immobilité, d’une stabilité. Mais le violent et radical changement imprimé à notre vie voilà quelques mois continue sur sa lancée avec une inertie propre. Nos esprits abusés par cette sérénité de surface se veulent rassurants mais les corps le trahissent et accusent le coup.

J’ai mal au dos.

Sur les conseils de ma prof de yoga, je me rends dans un quartier charmant et imposant, de grandes demeures altières nichées sous d’immenses pins. Je gare mon vélo (« Ah non pas là. Plutôt derrière il y a un rack ». Ah pardon je n’avais pas vu)

Contre la façade latérale d’une grosse demeure bourgeoise se dissimule presque un petit escalier à double révolution comme je les affectionne. Une rampe en fer forgé qui trahit son âge, comme les marches en pierre creusées.

Après avoir cherché l’entrée du côté de la route, et faute d’une porte évidente je retrace mes pas vers les marches de pierre.

Sous les lianes d’ampélopsis, plusieurs noms, plusieurs sonnettes. J’appuie sur celle qui correspond à la ‘’Praxis’’ (le cabinet). Au bout de quelques minutes la porte s’ouvre sur une dame surprise de me voir là. ‘’Il faut monter directement’’. Ah pardon je ne savais pas, je viens pour la première fois.

Je suis conduite au premier étage dans une salle d’attente, qui a gardé l’atmosphère du couloir desservant les chambres avec son parquet de bois ancien. Posés sur une étagère, quelques livres sur les massages. Je les feuillette avec un sourire intérieur. Je n’ai pas envie de chausser mes lunettes. Le texte reste flou, et à cet instant, ce nuage me suffit.

La thérapeute m’accueille avec douceur. « Avez-vous pris une serviette ? » Non pardon je ne savais pas.

Oui il y a des tensions dans mon dos qu’elle va traiter avec douceur. Elle pose ses mains sur moi. Ses gestes sont tellement délicats que je ne sens pas grand-chose. Mais ses mots me touchent et je sens mon corps qui s’abandonne et les larmes qui coulent. « Il faut lâcher prise, arrêter de vous battre, retrouver la confiance. Faites des choses qui vous font du bien. Ça n’a pas dû être facile de tout quitter, de faire tous ces deuils en France. Il faut du temps ».

Oui il faut du temps. Du temps pour digérer, pour se soumettre à la nouveauté sans combat. Pour que le corps se rende compte que ça va mieux.

Je me rends compte que malgré la joie que j’éprouve aujourd’hui dans ma nouvelle vie, je suis toujours en lutte, et je n’ai pas retrouvé cette confiance.

C’est sûr que quand on a l’impression de se faire reprendre dès qu’on fait une erreur – et c’est souvent quand on fait des choses nouvelles tout le temps – on reste en hypervigilance et, en contrôle.
D’ailleurs quand j’y pense, je m’excuse régulièrement pour mes maladresses, je demande à mes interlocuteurs de répéter en essayant de ne pas passer pour une demeurée (‘je suis Française vous comprenez ?’). Pour un Européen en Asie, les traits physiques trahissent une origine étrangère qui suscite sans doute une bienveillance spontanée, de la tolérance par défaut pour les méprises et les malentendus. Quand on ressemble à tout le monde, nos interlocuteurs nous considèrent comme un natif. La difficulté de l’échange et de la compréhension nous incombe donc d’emblée totalement. Charge à nous de franchir le fossé culturel sans filet – sauf à s’expliquer un peu plus longuement (‘’vous savez ça ne fait pas longtemps que j’habite ici, je ne comprends pas tout etc…’’). Tout ce processus d’apprivoisement dévore beaucoup d’énergie.

Même avec des amies adorables ici maintenant, les relations ne sont pas de tout repos. Nous nous apprécions mutuellement, mais pour faire bref j’ai plus besoin d’elles dans ma vie qu’elles de moi. Dans une relation récente comme dans de nouvelles chaussures de randonnée, on ne peut pas s’abandonner et se relaxer complément. On cherche les points communs, on apprend à connaître les centres d’intérêts, les familles. Et dans ce contexte international, on se concentre bien-bien-bien pour essayer de tout comprendre, on sourit beaucoup pour montrer sa bonne volonté même si le vocabulaire manque quand on essaye de s’exprimer. Et l’expression reste en deçà de ce que l’on voudrait dire, bien en-deçà. C’est frustrant et énervant.

Et pourtant toujours on continue d’accepter les sorties pour s’intégrer, et de sourire. Pfffff épuisants ces bons moments !

Vert classeur ou bleu bibliothèque ?

Hier soir je me suis rendue à la réunion organisée par le collège pour préparer l’échange linguistique de la classe de ma grande avec une classe de 4ème d’un collège parisien.

Ma fille est dans l’équivalent de la 5ème, mais le collège, et donc l’enseignement des langues, commencent au CM2. Avec les décalages dans les âges d’affectation dans les classes (début septembre contre début janvier chez nous), les enfants français auront quelques mois de plus que ceux de Mayence.

J’arrive la première des parents dans la salle de classe, avec une petite satisfaction intérieure : si à notre avis les Allemands sont toujours à l’heure (comment font-ils pour viser aussi juste, à la minute près ? Attendent-ils au coin de la maison le moment précis ?), peut-être dans le cliché réciproque, les Français ne le sont pas. Bon au moins ce soir, je mettrai un peu d‘air frais dans le placard aux idées préconçues. C’est le moment d’ouvrir les points de vue pour toutes ces familles qui vont accueillir un petit Français. J’en profite pour aider à installer les chaises (les élèves les mettent sur les tables le soir pour faciliter le ménage).

Au collège, les élèves restent ensemble dans une même classe pendant au moins 4 ans peut-être plus. Ils occupent une salle de cours dédiée, dont ils changent tous les deux ans, comme d’équipe enseignante. Les relations entre enfants sont par conséquent fortes, et les amitiés interclasses (comme on me l’a expliqué) rares.

Nous voilà donc, les parents, dans la classe de nos enfants, avec les trois professeurs qui organisent l’échange. Ils font l’appel. Sur un tableau latéral sont encore écrits les devoirs à faire. Sur le tableau principal, il reste une liste de couleurs, avec pour chacune un nombre écrit entre parenthèses.

La réunion commence (à l’heure). La professeure principale expose le programme : la classe allemande partira dix jours à Paris en Novembre, et la visite de la classe française aura lieu courant décembre, juste avant les vacances de noël. Ces enfants vont découvrir l’Allemagne sous les lumières du Weihnachsmarkt (marché de Noël) et des bougies de l’Advent (l’Avent), dans les parfums de sapin et de Lebkuchen (pain d’épices). Tant mieux pour eux !

La professeure de français explique que les petits Français n’auront pas un aussi bon niveau en langues que les petits Allemands. C’est exact. L’enseignement des langues est ici un succès : classes plus petites, beaucoup d’oral et des enfants habitués à intervenir tout le temps dans des cours toujours interactifs. (On s’en rend vraiment compte quand une caissière du supermarché s’adresse à nous dans un très bon français lorsqu’elle nous entend parler entre nous). Bon chez nous ça devrait aller, le ou la petit(e) Français(e) ne se sentira pas trop perdue. Nous veillerons à adapter nos recettes pour le ou la faire vraiment voyager.

Elle précise que le collège de l’échange est un collège privé catholique mais que l’on ne sent pas l’influence de la religion et que l’ambiance est très ouverte. Je suis surprise par cette précision : en effet le collège de ma fille est municipal, mais comme partout, les enfants ont des cours de religion. Ils peuvent choisir : catholique, protestante ou éthique.

Certains parents remercient les profs, et viennent apporter les formulaires signés. Je fais de même en m’excusant presque ‘’ Vous savez nous ne sommes pas allemands, pour l’échange ça ne pose pas de problème ? ‘’ Non non aucun. Bon on ne va pas la prendre en défaut quand même cette famille avec laquelle nous allons échanger nos enfants. D’un autre côté, ça sera plus rassurant : tout le monde se comprendra parfaitement ! (J’espère juste pour la bonne entente entre les peuples, que les parents allemands ne suivront pas la suggestion de petit cadeau pour les familles françaises : un truc pour percer les œufs avant de les faire cuire mais qui semble inutilement plus compliqué qu’une épingle… surtout que personnellement je ne connais personne qui fasse des trous dans les œufs.)

A la fin de la réunion, la professeure principale reprend la parole pour présenter un autre projet. Les couleurs au tableau sont le résultat du vote des élèves pour la nouvelle couleur des murs de leur salle de classe. Ce sera donc vert (comme le classeur d’une élève) ou bleu (comme le coin bibliothèque) – négociations encore en cours. Elle précise en riant : ‘’oui je m’y connais, j’ai fait un stage chez une entreprise de décoration dans ma jeunesse, nous allons peindre les murs tous ensemble. Dites aux enfants de mettre des vêtements quasi jetables’’. Et voilà. C’est tout.

Je sors de cette réunion avec le sourire. L’ambiance était à l’enthousiasme positif et communicatif.

J’imagine la réciproque en France, si on apprenait à des parents d’élèves d’un collège municipal que ce sont leurs enfants qui vont repeindre la salle de classe… J’ai l’impression qu’ici une activité différente comme la peinture est vue comme une expérience, occasion d’apprentissages. En France, ce serait plutôt considéré comme du temps pris sur le programme scolaire.

Dans le hall du collège, une classe est assise autour d’une grande table, en train de découper des légumes. Ils ont l’air de passer un bon moment. Il est 20h30.

Permis vélo

Regarder derrière par-dessus son épaule, tendre le bras pour indiquer dans quelle direction on s’apprête à tourner. Tenir compte des priorités à droite, du trafic qui vient en sens inverse.

Ce matin, deuxième séance de pratique de conduite de vélo sur route pour la moitié de la classe de ma plus jeune.

Le vélo est une discipline sérieuse, enseignée au même titre que les autres matières, avec un livre spécifique, un examen écrit (demain !), un examen pratique après plusieurs séances menées par un policier municipal. Ils sont deux parait-il à Mayence à tourner entre les écoles de la ville. Tous les enfants de 4ème classe (9 ans environ) doivent passer le permis vélo. Tout le monde est équipé ici, et les pistes cyclables sillonnent toute la ville (et le pays).

Ma fille a commencé à circuler à vélo ici bien avant d’avoir le permis donc, mais seulement sur les pistes cyclables et sur les trottoirs (autorisés jusqu’à 12 ans). Et depuis qu’elle a commencé les cours à la rentrée d’août, elle fait très attention à ce que ses lampes fonctionnent bien, et globalement à ce que tout soit conforme. Je l’ai aidée avec ses devoirs sur le code de la route pour les cyclistes. Pas simples les mots croisés avec le vocabulaire spécifique en allemand.

Les sessions pratiques de deux heures se déroulent dans la cour de l’école, ou sur la route si le policier qui a observé les enfants les en sent capable. J’ai accompagné ma fille et sa dizaine de copains la semaine dernière. J’y retourne aujourd’hui. Le policier commence par donner un gilet jaune à chaque enfant et des gilets oranges avec la mention VERKEHRSHELFER (aide à la circulation) aux trois parents accompagnants. Hou la la il va falloir assurer ! Nous commençons par nous rendre sur un petit parking où il donne les consignes. Précision finale : les enfants doivent le voussoyer et l’appeler par son nom de famille (‘Herr X’ – ‘Monsieur X’). Les adultes peuvent lui donner du ‘tu’ et utiliser son prénom. OK soit. Je le fais répéter son prénom. Et lui le mien.

Et c’est parti pour deux heures de tours dans le quartier, toujours sur le même parcours tortueux qui multiplie les occasions de tourner à gauche et les croisements à priorités compliquées. Les enfants sont répartis entre les adultes. Deux roulent devant le policier qui les observe. A chaque nouveau tour, les enfants changent de position dans la file. Et les parents aussi (Du bist falsch ! – tu t’es trompée – m’a dit une copine de ma fille quand je me suis glissée dans le mauvais créneau. Les enfants s’adressent aux adultes facilement).

C’est un peu intimidant. Le policier porte un gilet jaune marqué POLIZEI et a un petit rétro sur son casque fluo orange et même une lampe bleue et rouge sur son guidon. (En cas d’urgence, est-ce qu’il allume ce ‘’gyrophare’’ et pédale très très vite ?) Il explique beaucoup les attendus des exercices et pose des questions – ce n’est pas forcément évident, pour les adultes non plus. Ça ne me fait pas de mal de réviser les croisements allemands. Ils ne sont pas tout à fait pareil que chez nous, of course, chaque route a des pointillés sur la chaussée, la priorité à droite s’applique certes, les panneaux ‘cédez le passage’ et ‘stop’ semblent moins utilisés.

Conformément à mon rôle, j’essaie de corriger les trois enfants devant moi et de leur rappeler de bien regarder derrière avant de tendre le bras. Ce sont des points essentiels lors du passage du permis. Pas facile de rester concentrée, le côté tous-à-la-queue-leu-leu a un p’tit air de colo, et je me surprends à pédaler sans trop exercer de sens critique. Suivre un groupe mené par un policier exacerbe l’impression de sécurité. D’autant plus que les automobilistes s’arrêtent tous pour laisser passer notre ruban jaune. Eux aussi sont intimidés par son gilet jaune marqué POLIZEI.

Pour retourner au petit parking, je tends le bras droit. Oh un écureuil traverse la route ! Vers la gauche. Spontanément, je tends le bras gauche pour montrer le petit fugitif aux enfants derrière moi, avec une interjection en français sic. Oups ! Pourvu que monsieur le policier n’ait pas vu mes gesticulations incohérentes. Je ne voudrais pas me faire reprendre.

A la toute fin, les enfants garent leur vélo et filent dans leur cour d’école sans demander leur reste. Ils vont retrouver leurs copains qui se sont entrainés dans la cour du collège (où les parcours sont peints au sol, et où des panneaux sont installés).

Le policier nous salue avant de repartir avec une autre classe. Il donne l’accolade à une maman. Ah tiens, me dis-je, ils doivent se connaître par ailleurs. Ah non, moi aussi j’ai droit au p’tit câlin (raide tout de même, tout cela reste professionnel). Comme quoi, il ne faut pas se laisser abuser par les insignes et le ton d’expression. Reste à ‘serrer les pouces’ (croiser les doigts) pour le test de la semaine prochaine.

Retour vers le passé

Je me retrouve à poser une question que je n’avais pas posée depuis très longtemps :

Vous prenez la carte bleue ? oui et Visa aussi ? Non, ah dommage. Bon va falloir que j’aille retirer de l’argent. C’est où ? C’est loin ? Vous pouvez me garder mes courses (mes affaires, mes enfants) svp?

Pas moderne l’Allemagne. En tout cas bien moins que la France et l’Angleterre. Et surtout bien moins que l’idée que nous nous en faisions. Fichus préjugés. Le fait que le client paie la plupart du temps en liquide, on savait. Nous pensions que c’était une question de préférence, d’habitude, pas une contrainte, imposée par l’environnement technique. Si les commerces prennent une carte, c’est généralement celle du réseau bancaire allemand, et c’est tout.

‘Le sans quoi ?’ le sans contact. Parfois. Rarement. Mais Les distributeurs proposent par défaut des montants vertigineux pour un Français habitué à retirer 50 euros les jours de grandes courses (ou de fête à l’école). Réaction primaire (la mienne) à la vue de l’écran : « Whaou ils sont riches les Allemands ! » autre réaction toujours aussi primaire (et toujours la mienne) : « Bon en même temps t’as vu leurs voitures ? »

Lorsque je suis allée m’inscrire à la Volkshochschule (l’équivalent de nos MJC, que l’on traduirait par ‘université populaire’) j’ai attendu patiemment derrière une dame qui comptait tout aussi patiemment sa liasse de billets pour payer son inscription à l’année (plusieurs centaines d’euros tout de même).

Avis aux voleurs à la tire.

En fait, il semblerait que le recours aux espèces provienne d’une grosse méfiance vis-à-vis de la protection des données personnelles et de l’informatique (bon, pas chez le docteur – malgré les affiches – car tout le monde entend tout sur tout le monde) – héritage douloureux de la Stasi.

Cette impression de décalage dans le temps s’accentue avec la prise de conscience de la faible connexion du pays. Lorsque n’écoutant que le bon sens de mon amie allemande, je demande ma carte de fidélité chez DM (un magasin formidable), l’employée me demande mon adresse postale. C’est tout. Je reste interloquée. J’attends qu’elle me demande de compléter avec mon mail, mon numéro de portable. Mon empreinte digitale. Non. Je repense à la dernière carte faite chez un commerçant de Lyon, où il ne m’a été demandé que mon adresse mail. Point. Justement en matière de points, je reçois des tas de courriers papier avec mes points de fidélité (pas encore tout compris sur leur utilisation, ça viendra).

Et surtout, surtout, incroyable mais vrai…. On m’avait prévenue mais je pensais que c’était exagéré, une blague pour nous effrayer…. Nous avons attendu 3 mois avant d’avoir internet à la maison. 3 MOIS. Vous vous rendez compte. 3 MOIS. En 2018. On aurait dû se méfier : le wifi se dit WLAN. WLAN la porte dans la tête. La faute au marché qui n’est pas libéralisé ? Le service client ? euh …. Disons que le client doit se contenter du service proposé faute de mieux.

Et encore, depuis l’installation de notre box, ça bugge presque tous les jours. ARRRRGH.  

Pendant cette période temporaire fort loooooooongue (comme un jour sans Brötchen), dans le but de ne pas perdre contact avec mes amis, ma vie et de façon générale mon époque, j’ai cherché un café avec wifi. J’ai demandé aux dames de mon cours de yoga qui ont ri : Heu non, y’en a pas par ici. Peut-être dans les cafés américains de la gare ? Oui sans doute, mais ça ne me fait pas envie du tout.

Sur différents aspects, nous avons l’impression d’un joyeux retour aux années 80 (surtout avec le look moustachu de certains) et parfois même aux années 40 (enfin, ce que nous en imaginons) : les enfants vont sonner les uns chez les autres pour aller jouer dans l’herbe ou sur les balançoires, ils se retrouvent pour aller manger seuls une glace à l’échoppe du coin.

Et ça franchement, c’est super agréable. Et je me dis que ça vaut bien un trimestre sans internet.

Enfin, je me le dis après coup.

Ach so

Daddy, this Sunday it’s the portes ouvertes of the Tierheim. Can we go?(Tierheim : refuge pour animaux)

Voilà à quoi ressemblent les conversations chez nous.

C’est sûr maintenant nous commençons à voir le bout du tunnel côté expression linguistique. Lorsque nous sommes arrivés ici, nous étions tous les quatre bilingues français / anglais, certains plus que d’autres : l’anglais est ma deuxième langue alors que mon mari et mes filles ont deux langues maternelles. Ici en Allemagne donc, il nous a fallu nous débrouiller dans notre troisième langue.

Mon mari parle peu allemand et travaille en anglais, comme c’était déjà le cas en France, avec des gens du monde entier. Les Allemands ont de façon générale un niveau d’anglais excellent. Je me débrouillais bien en allemand en arrivant (grâce à une amitié de longue date), suffisamment pour nous dépatouiller et je continue bien sûr d’apprendre. Les filles savaient seulement compter. Elles parlent maintenant couramment allemand.

Le système scolaire germanique accueille les étrangers avec des cours de langue (allemand langue étrangère) systématiques. L’économie est ouverte aux immigrants (dans le tram, la société de transport de Mainz se vante de transporter chaque jour 200.000 personnes de 200 nationalités). Et tout le système suit. Des cours d’allemand sont également proposés pendant les vacances. Des cours de langue maternelle sont aussi offerts, car bien sûr, l’apprentissage d’une langue étrangère est facilité quand on maîtrise bien sa propre langue. (Bon pour les cours de français, ça n’a pas l’air possible pour l’instant).

Nous nous sentons donc moins isolés. Au collège notre plus grande reçoit des cours particuliers une fois par semaine, et notre plus jeune des cours collectifs tous les jours. Elles ont pu progresser très vite.

Néanmoins… cela ne se fait pas sans heurts ni travail.

Au début le soir en rentrant de l’école, les filles n’arrêtaient pas de parler. Et moi, je passais d’un silence assourdissant à une cacophonie en stéréo d’histoires différentes, avec beaucoup de : « Tu m’écoutes maman ? Eh tu m’écoutes ? je répète car tu ne m’as pas répondu ! ». J’ajoute que mes filles ont un débit d’expression très élevé et qu’elles n’articulent pas. En outre en raison des particularités linguistiques familiales, si on rate un mot / une phrase / une interpellation… on ne sait pas à quelle langue se référer pour boucher le trou. Epuisant.

AU SECOURS ! Laissez-moi respirer.

‘’ Mais maman on ne peut pas parler de toute la journée ! Il faut bien qu’on s’exprime’’. Oui bien sûr.

‘’Tu sais maman rien que d’écouter parler quelqu’un ça me fatigue’’. Et oui forcément. Une telle concentration toute la journée ça mange de l’énergie. Je peux comprendre. Adulte aussi c’est dur de jongler d’une langue à l’autre. Bien sûr c’est une chance extraordinaire de vivre dans un environnement trilingue. Mais les cerveaux fument un peu, comme le smartphone quand on compose sur un message avec la mauvaise langue sélectionnée sur le clavier. (Et si en plus, je n’ai pas mes lunettes, je n’ose pas imaginer ce que mes destinataires reçoivent.)

On s’était dit avant de partir : les filles sont bilingues, elles apprendront plus vite une troisième langue (c’est vrai). Et au moins dans les cours de français et d’anglais ce sera très facile. Là c’est faux pour les cours du collège (à l’école primaire les cours d’anglais ne sont que de l’initiation donc tout va bien). Comme notre grande n’avait jamais appris de langue étrangère, elle ne savait pas ce qui était attendu d’elle dans les exercices comme une traduction par exemple. Déception et surprise aux premières notes : tout était juste -linguistiquement – et pourtant les notes n’étaient pas à la hauteur. Et pour rédiger un devoir de français ou d’anglais, il s’agit d’abord de comprendre les instructions (le texte à traduire etc…) en allemand… Même dans ces cours-là pas possible pour elle de se reposer !

La langue bien sûr n’est pas seulement un moyen d’expression, mais aussi une façon de penser. Cette chance énorme de pouvoir s’exprimer en plusieurs langues dès un jeune âge représente également l’apprentissage de plusieurs visions du monde. Les filles vont utiliser le mot qui correspond le mieux à leur besoin d’expression, quelle que soit sa langue – pour profiter des nuances de chacune.

Cette compréhension est d’ailleurs un des aspects les plus passionnants de cette expérience. Car la langue du pays, même si on la parle reste une barrière tant que le mode de pensée local reste étranger. Développer son vocabulaire permet aussi d’exprimer ses émotions, ses idées, ses sentiments, ses questionnements. Car, comment peut-on s’exprimer pleinement avec un vocabulaire restreint ? Notre vraie personnalité peut-elle apparaître dans la deuxième ou troisième langue ? N’en manque-t-il pas un gros bout ?

Personnellement j’affectionne les blagues au troisième degré, les jeux de mots parfois vaseux et autres joutes de langage. Comment faire des blagues au troisième degré ‘’quand on n’est soi-même pas encore au premier degré’’, comme m’a dit mon fils ? (Il se trouve que les Allemands s’expriment plus volontiers au premier degré qu’à d’autres – contrairement aux Anglais friands d’autodérision mais ça c’est un autre sujet).

Adieu les blagues donc, restons pragmatiques pour se faire comprendre dans les grandes lignes. A court terme, on s’en accommode. Mais à la longue l’esprit s’épuise et se racornit de devoir toujours lutter pour s’exprimer, il se frustre de ne disposer que d’outils basiques. C’est peut-être aussi une des raisons d’être de ce blog : pouvoir s’exprimer et échanger dans sa langue maternelle, de façon un peu approfondie (on essaie, on essaie). En tous cas, plus approfondie que ‘’Ein Vollkornbrot bitte’’ (un pain complet svp).

Je constate avec un certain désarroi que l’étendue du vocabulaire diminue avec sa fréquence d’utilisation ; ma fille de 8 ans parle déjà presque mieux l’allemand que le français et l’anglais, et oublie le français… Son frère ne le croyait pas, et pourtant maintenant sa sœur s’adresse souvent à lui avec des mots allemands. Forcément, c’est ce qu’elle entend et utilise toute la journée. Hier soir elle regardait une photo : ‘’Là mon frère était 16’’ (avait 16 ans). Saint Bécherelle aidez-moi !

J’essaie à doses homéopathiques de l’aider à maintenir ses connaissances en français. Pour limiter les dommages collatéraux de la pédagogie familiale, j’ai cherché par le lycée un(e) étudiant(e) pour lui donner des cours. Faute de Français(e) de souche, une jeune fille allemande s’est proposée. Elle était l’an dernier en seconde, dans la section que l’on pourrait appeler bilangue français du lycée. C’était sa 6ème année d’apprentissage. Elle parle presque comme vous et moi. Incroyable. Y’a un mystère à copier dans l’enseignement des langues. Un indice, les collèges et lycées proposent des échanges linguistiques. Ma grande va donc partir avec sa classe cet automne.

A Paris.

Help !

Arrivée à la maison de location temporaire à Mainz le 31 juillet 2018 au soir.

Notre maison ne sera disponible que dans deux semaines. Qu’importe. Cela nous donnera l’occasion de découvrir deux quartiers, de rencontrer la famille qui nous loue ce logement. Formidable. Nous allons sans doute échapper à la canicule qui commence en France. Le supermarché est encore ouvert à 20h : nous allons pouvoir nous concocter notre première dînette allemande. Oh génial regarde la confiture de prune au nom rigolo : Pflaummus (pflaoumemousse)! Et les saucisses et autres salamis sous blister pour le petit déj. Et le repas du soir. Et les fromages-déjà-tranchés-tous-pareils-et-en-plastique. On va se régaler !

Tout excités tous les 4 de toucher au but, après avoir passé la journée entassés dans la voiture, après toutes ces semaines de contraintes administratives en deux langues et des deux côtés de notre vie en transhumance, de rangement, de tri, de rendez-vous avec Emmaüs, d’aurevoirs intenses.

Partis (presque) sans nous retourner. Impatients de passer à la prochaine étape. Ravis du changement qui s’annonce. Nous baignons encore dans nos habitudes et toutes ces nouveautés piquantes stimulent notre curiosité. Nous nous croyons presque en vacances.

Ça n’allait évidemment pas durer.

Les jours qui suivent, nous découvrons que la canicule a bien cours sur les rives rhénanes. Nous inventons une marelle dans les rues entre les rares flaques d’ombre. Certains commerces sont fermés ‘’pour cause de chaleur’’. Vraiment ? Nous renonçons à tous les déplacements non indispensables.

Mon mari a attaqué son nouveau travail d’emblée. Avec les filles nous jouons à la famille qui vient de s’installer en Allemagne. Au fond de nous, notre corps et notre esprit n’ont pas encore compris qu’ils allaient rester là. Notre chez nous c’est toujours à Lyon. D’ailleurs on a toujours les clefs. Et nos meubles sont toujours là-bas.

Trop trop chaud. De l’eau il nous faut de l’eau.

Nous marchons jusqu’à la piscine. Que c’est long ce trajet dans l’haleine d’un four de céramiste ! Les plantes en haillons brûlés réclament grâce. ‘’Maman tu as vu les gens ici ils doivent beaucoup laver leurs voitures, elles brillent !’’. C’est vrai, c’est le cas, et une petite voix en moi persifle : ‘’Mmm j’espère que ce n’est pas leur seul passe-temps’’. Je m’étonne avec un amusement mâtiné d’un soupçon d’inquiétude du linge si bien rangé sur l’étendage dans un jardin. Pourvu que nos voisins ne viennent pas nuitamment remettre de l’ordre dans notre composition poétique de chaussettes et de culottes qui sèchent. Surtout qu’en ce moment, faute de matériel adéquat, le linge humide est disposé artistiquement sur les romarins du jardin.

La piscine enfin. Grands bassins bordés de pelouses avenantes et de majestueux platanes. Ah chouette ! Bondés comme il se doit pendant les vacances scolaires un jour de feu. Bon on fera avec.

Nous trempons avec délectation dans une eau trop tiède.

Allez les filles on y va. Une petite douche ? Nous entr’ouvrons la porte de la salle. Elle est pleine. De dames toutes nues ! Euh, ah. Euh finalement nous la prendrons à la maison cette douche. La nudité partagée d’un coup et avec promiscuité, alors que nous n’arrivons toujours pas à admettre que dorénavant oui nous allons toujours entendre parler allemand autour de nous, ça fait un peu trop. Nous y reviendrons progressivement, donc en l’absence de tout témoin pour commencer (nous n’y sommes toujours pas).

« Maman qu’est-ce qu’on mange au goûter ? »

Allez hop. Ni une ni deux. Je mitonne un clafoutis aux mirabelles. Bon oui, mais … bizarre. La petite voix me dit « pouah il n’a pas le même goût qu’à la maison. Et t’as vu les œufs blancs ? Pourquoi ils sont blancs d’abord ? Et le beurre ? Il n’a pas la même texture ; il n’a pas de goût. Et il fond tout de suite. Est-ce que tous mes gâteaux seront comme ça ici ? »

Même déception avec les crêpes. Les CREPES ! horreur, sacrilège. Pas le même goût ni la même texture.

Et ces fichues poubelles ? Faut-il enlever l’étiquette de la peau de banane avant de la mettre dans le sac de compost en papier ? Lequel se désagrège à peine touché. Et pourquoi, pourquoi, les bacs ne sont-ils vidés que tous les 15 jours ? Quand il fait 40 ° à l’ombre, je vous laisse imaginer l’état d’une poubelle de compost. Je les contourne avec méfiance, m’attendant à chaque instant à ce qu’elle se mette à remuer, à déborder de bulles de matières fétides comme le chaudron des sorcières de Macbeth. Sans compter les effluves peu ragoûtants. J’y jette mes déchets en apnée et les yeux fermés.

Pas découragées pour autant nous allons finaliser les inscriptions des filles dans leurs écoles respectives. A peine à 10 minutes à pied l’une de l’autre, et à peine plus de la maison. On apporte les bulletins français, l’école nous remet la liste des fournitures à acheter, des livres à commander, des formulaires abscons beaucoup trop longs.

L’aînée se réjouit de toutes ses nouveautés. La cadette moins, mais la rencontre avec sa maitresse, belle jeune femme sportive en short-birkenstock la rassure. Elle visite sa classe.

Je vais faire les inscriptions pour la cantine. Il faut payer par virement. Ah bon. Avec un compte allemand. Ah ben on n’en a pas encore voyez-vous, il faut une adresse pour ouvrir un compte et nous n’aurons notre maison que dans 2 semaines. Arrrrrgh… Après bien des discussions, des traductions (quel bonheur le vocabulaire administratif) nous trouvons une solution pour l’une, pas pour l’autre. Sandwiches donc ma grande. Je rêve de l’inscription à la cantine en France où il suffit de cocher la case idoine ‘mange à la cantine’ et de payer en ligne. Par carte.

Demain c’est la rentrée. Les cartables sont prêts. Les habits et les nu-pieds aussi. Les cœurs un peu moins, surtout le mien.

Mon sommeil est bref et agité. Je me réveille en sursaut : c’était un cauchemar hein ? Je vais me réveiller et tout cela s’envolera dans les limbes ? Qu’avons-nous fait ? Pourquoi sommes-nous ici ? Nous avons tout cassé, quitté des gens que nous aimons, renoncé à une super école où les filles étaient à l’aise.

Je ne veux pas être ici. Je ferme les yeux. Si je les serre assez fort assez longtemps, je les rouvrirai sur mon environnement familier à Lyon.

Le réveil sonne, inutile. Voilà longtemps que je tourne et je rumine.

C’est parti les filles. Trop tard pour renoncer. Le grand huit a démarré en trombe. Accrochez-vous. Accrochons-nous et faisons de notre mieux.

Vous allez rentrer dans de nouvelles écoles où vous ne connaissez personne. Tout sera différent de ce que vous connaissez.

Et vous ne comprendrez aucun mot.

Réapprendre la confiance

Hier matin je me suis promenée seule dans la grande forêt qui borde notre quartier. Un moment de grâce. L’écrin protecteur de grands hêtres, noisetiers et pins, peine à dissimuler une dizaine d’écureuils en pleine razzia de saison trahis par le froissement des premières feuilles mortes, et leur éclair roux. Là une cabane-tipi en branches. Je m’égare volontairement dans les nombreux sentiers tortueux. Je croise un groupe de mamies en pleine gym, une autre assemblée de mamans en poussettes en séance d’étirements collectifs. Un Kindergarten (maternelle) en goguette sur une aire de jeux en troncs sculptés (chiens interdits). Des dames ou des monsieurs seuls. Des marcheurs de tous les âges. Une grand-mère avec un bébé dans un landau. Tout ce petit monde marche et prend l’air. Aucune sensation de mal-être ou de peur insidieuse à se retrouver seule au détour d’un croisement. Les gens que je croise ne me donnent pas l’impression d’avoir d’autre motif que le sport et le plein air. Pas de regard furtif, ni de pas soudain accéléré. La forêt est propice à la détente, même pour une femme seule. Je le remarque et l’apprécie. Il faudra encore plusieurs promenades à ma vigilance pour se rasséréner, et oublier le mode de fonctionnement acquis après tant d’années de promenades au Parc de la tête d’or.

Le soir, mon mari est rentré du travail avec deux pots de confiture achetés devant une ferme. C’est un système très courant par ici, utilisé par les producteurs et les habitants en général. Sur une petite table sont disposées les productions proposées à la vente et à l’honnêteté bienveillante du chaland. Les prix sont indiqués. « Prière de laisser son obole dans la boîte prévue à cet effet ». Il y a fort à parier que le chiffre d’affaires collecté le soir correspond à celui qui est attendu.

La confiance et le respect semblent être des valeurs courantes en Rhénanie, en tous cas dans les petites villes. Bien sûr les vols existent. Nous nous sommes d’ailleurs fait voler un vélo tout neuf près de la gare. Mais cette impression générale de confiance nous oxygène d’une bouffée de fraîcheur. Et cela fait un bien fou.

D’ailleurs, le concitoyen est présupposé honnête. Le soupçon de mensonge, de dissimulation, de fourberie semble inconnu dans une joyeuse naïveté reposante. Je me souviens l’an dernier quand j’ai dû procéder à l’échange de deux feutres qui ne correspondaient pas à la liste des fournitures scolaires (à l’aide !). Le rayon papeterie du grand magasin étant au premier étage, je suis vite montée et me suis dirigée directement vers la caisse pour leur laisser lesdits stylos avec la preuve de mon achat – afin de pouvoir aller chercher les nouveaux sans être soupçonnée de vols (encore un réflexe acquis). La caissière, surprise par ma démarche, m’a laissé mes feutres et mon ticket de caisse. Elle m’a conseillé d’aller faire mes emplettes et de revenir vers elle ensuite. Tranquillement, sans inquiétude. (Enfin, la prochaine fois, c’est sûr je serai sereine.)

Cette confiance pourrait-elle naître du fait que l’habitant germain, respectueux des règles (trop ? nous y reviendrons), ne fait pas ce qui est interdit ?

A ce sujet, une anecdote. Je me promène avec une amie dans la campagne alentour, et nous passons devant le collège de nos filles, puis devant une école primaire. Dans les deux cas, l’accès est libre : au collège le portail est ouvert, à l’école, il n’y a même pas de portail. Et comme c’est l’heure de la récréation, les enfants jouent dans la cour à quelques mètres de nous et de la rue (très calme tout de même). Je fais part de ma surprise à mon amie : « Il n’y a pas de portail et les enfants ne sortent pas ! ». Elle me répond, stupéfaite de ma réaction, presque choquée : « Mais… c’est interdit ! ».

A bon entendeur…

“In England, everything is permitted except what is forbidden. In Germany, everything is forbidden except what is permitted. In France, everything is allowed, even what is prohibited. In the USSR, everything is prohibited, even what is permitted”. Winston Churchill.

Nous n’aurons plus l’occasion d’aller en URSS, mais pour les trois autres pays, nous avons vérifié cette approche. Par exemple dans le code de la route, un panneau bleu avec une flèche blanche barrée indique en France qu’il n’est pas possible de tourner dans cette direction. En Allemagne, on trouvera le même panneau avec une flèche non barrée indiquant quelle est l’orientation autorisée.