Trébucher sur le passé

Mercredi, début d’après-midi, c’est bientôt l’heure de mon cours de terre en ville à la VHS (Volkshochschule, l’équivalent de nos MJC). Direction l’arrêt de bus. Il est 7h10. Il est toujours 7h10 à l’imposante horloge sur la façade de la bâtisse rouge brique. Ça me va bien, c’est une heure agréable, et deux fois par jour, c’est juste. Plantée au sud du pré qui sert de ‘’place’’ et de terrain de jeux à notre quartier résidentiel, l’édifice est un repère pratique pour s’orienter. Il s’agit d’un bâtiment militaire réhabilité en appartements, dont la régularité des ouvertures a été adoucie par des balcons métalliques. Sur l’ancienne place d’armes aujourd’hui des gosses jouent au foot.

Le portail métallique désormais toujours ouvert, voit se croiser des centaines de chemins quotidiens.  En passant, voilà de cela quelques semaines, j’ai remarqué que les grilles dudit portail dissimulaient dans la rectitude parallèle de leurs barreaux, des lettres gothiques. Caserne avec un C. En français.

Construite par les Nazis dans les années 30, détruite pendant la 2ème guerre mondiale, elle fut réhabilitée par l’armée française, avant d’être reprise au début des années 50 par l’armée américaine. Un bâtiment militaire avec trois noms successifs : allemand, français et américain.

Le quartier résidentiel dans lequel nous habitons est construit sur l’ancien terrain de la caserne. Le Grosse Sand (les Grands Sables, zone naturelle protégée, à proximité du lit du Rhin) où nous allons parfois nous promener et guetter les premières fleurs au printemps, accueille toujours un terrain d’entrainement militaire américain (malgré la protection pour cause de plantes rares…).

Certains de nos amis habitent plus bas dans les maisons blanches et lumineuses d’un quartier également très récent. Jusqu’à il y a une grosse dizaine d’années, ce flanc de colline était utilisé par l’armée américaine pour l’entretien de leurs camions et de leurs tanks. Le terrain pollué a dû être nettoyé avant d’être rendu aux plates-bandes civiles. Et quand nous prenons la voiture autour de chez nous, des panneaux désuets jaunes et ronds, illustrés d’un tank noir, continuent de rappeler la limitation de vitesse pour les véhicules de l’armée. Partout où nous nous tournons, l’Histoire se rappelle à nous.

Avec la chute du mur, l’armée des Etats-Unis a quitté Mainz. Elle reste cependant implantée juste en face, de l’autre côté du Rhin, à Wiesbaden. La communauté des militaires et leurs familles représente une vraie ville américaine de plus de 15000 personnes, avec Kentucky Fried Chicken, TK Maxx and co. Selon ma fille, qui a une copine américaine, certains magasins sont accessibles seulement sur présentation d’un passeport US.

Le trajet de bus jusqu’en ville est assez long. Il contourne le nouveau quartier, ses jardinets et ses milliers d’habitants avant de desservir la Neustadt (la ville nouvelle, par opposition au quartier le plus ancien de Mainz, l’Altstadt). Le circuit passe à côté de la Nouvelle Synagogue, à l’architecture originale vert bouteille, toute en lignes brisées, dérangeante par sa quasi-absence d’angles droits. A chaque passage, je ne peux m’empêcher de me dire « Nouvelle, forcément… ». Nous y avons assisté à un concert de la chanteuse américano-israélienne Noa. Les lignes intérieures donnent le vertige au sens propre. Les marches ‘’en italique’’ de l’escalier nous propulsent dans un tableau cubiste. Adieu repères, on chavire….

Encore quelques virages, quelques arrêts, et par la fenêtre gauche j’aperçois une bâtisse ocre. Alignés à quelques mètres du sol des portraits multicolores à la Andy Warhol d’Anne Frank. Leur approximation charmante me laisse penser qu’ils ont été peints par des enfants. Il doit s’agir d’une école. Là aussi, je ressens un vague sentiment de malaise.

Enfin, lorsque je descends du bus, je traverse (en faisant bien attention) et passe à côté de l’église Saint-Christophe. Bombardée pendant la guerre, la ville de Mayence a choisi de ne pas la reconstruire. Seul le clocher est intact, et abrite jalousement les fonts baptismaux de Gutenberg. Les murs sans plafond ni toit s’élèvent droit sur le ciel, sa lumière et ses mystères. Soutenus par des arcs-boutants en béton, ils abritent (à leur façon) un mémorial, quelques panneaux d’informations et des photos bouleversantes sur les raids aériens.

Eglise Saint-Christophe
Eglise Saint-Chritophe, Mainz

Lors de mon premier passage, je suis entrée, curieuse, ravie de pouvoir m’approcher du calme d’un lieu spirituel dans la liberté de ne pas pousser de porte. Une dame qui arrachait quelques herbes folles dans un coin s’est approchée de moi. Elle a commencé à me conter l’histoire de cette église. J’ai suivi son badge et son trousseau de clefs jusqu’à la chapelle du fond qui sert encore pour des messes, car, elle, a encore un toit. Ma guide improvisée déchiffre pour moi les panneaux de l’exposition à sa façon : « Vous vous rendez compte tout ce qu’ils ont détruit les Anglais avec leurs bombardements ! Ils ont lâché X bombes sur Mainz ! Regardez-moi ça ! Quel dommage ! ». Oui sans doute, mais en même temps… LA FAUTE A QUI HEIN ? Je repars en grinçant des dents, déçue de n’avoir pas pu m’offrir quelques minutes de paix.

Enfin, au détour d’une rue, je passe avec émotion à côté de deux Stolpersteine dans le trottoir. Ces plaques de laiton de la taille d’un pavé sont incrustées dans le sol, devant les maisons où vivaient des citoyens de Mainz avant leur déportation. ‘’Hier wohnte …’’  (Ici habitait…). Chaque plaque porte le nom et, en quelques dates trop proches, le destin de chacun. Œuvre d’un artiste berlinois, elles sont posées dans de nombreuses villes allemandes et européennes. Sur le sol pour qu’on les lise la tête baissée, recueillement furtif. Pour que les pas répétés des passants maintiennent le laiton poli et luisant. Pour ne pas oublier. Stolpersteine, littéralement, les pierres qui font trébucher.

Stolpersteine, Mainz

Comme nous achoppons chacun chaque jour, au détour d’une rue fleurie, sur les traces de l’Histoire. Ou comme moi je trébuche sur mon passé. Chaque nouveau jour se lève sur le millefeuille des mêmes dates des années précédentes, avec son lot de petits pois ensevelis sous les matelas moelleux de souvenirs heureux.

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