Blanc, rose, jaune, blanc encore. Identiques ? Non pas tout à fait. Ah, regarde là en bas, ils ont des numéros. Pourquoi ne pas donner un seul papier et le photocopier ? Et comment les remplir ces formulaires ?
Ils nous ont été remis par l’école primaire avec le bulletin du premier semestre. Nous devons les apporter au collège pour l’entretien de sélection. Charge à nous de mettre quelque part sur ces papiers nos deuxièmes et troisièmes choix. Sans nous tromper sur la stratégie pour que notre benjamine soit acceptée dans un établissement où elle se sente bien. Et de penser à l’extrait de naissance (prends le livret de famille, on ne sait jamais), et à la photo d’identité (tu crois que ça se voit qu’elle a deux ans de moins sur cette photo ? Bienheureuse enfance où l’on grandit sans vieillir.)
Une telle passion de la paperasse on n’avait rarement connu ça avant. Remplir, dater, signer et photocopier, archiver, recommencer. Le tout avec des mots administratifs à rallonge et beaucoup trop de consonnes. Pourtant on s’est donné du mal en changeant de pays ! La semaine dernière nous avons encore dû renvoyer en France un formulaire lié au déménagement (19 mois après notre arrivée). Et quand nous sommes arrivés pour l’inscription à l’école avec les bulletins de deux années avec chacune trois trimestres, le tout en deux langues (français et anglais), on ne savait pas encore qu’on prenait les Allemands à leur propre jeu.
Tout beaux tout propres nous nous rendons au collège avec notre dossier que nous espérons complet (quoi, une tâche sur ta manche !?). C’est la journée d’accueil des candidats, futurs petits nouveaux. Nous avons récupéré notre fille à son école en milieu de matinée. Elle nous a rejoints dans la cour. Bien sûr, la maitresse était prévenue. Et pendant ces journées d’inscriptions, tous les enfants de son niveau s’absentent à tour de rôle pour quelques heures. Les départs et retours se font sous le sceau de la confiance absolue. Pas de portail à ouvrir. Ou de concierge à prévenir. Et, tiens, pas de formulaire à signer.
A l’arrivée au collège nous sommes accueillis par deux dames souriantes, debout derrière une looooongue table couverte de piles de formulaires blancs-roses-jaunes. Peut-être qu’elles vont nous faire un tour de magie ? A moins que ce ne soient les mêmes papiers que ceux que nous avons apportés (partiellement remplis pour compléter sur place avec des conseils avisés) ?
« Vous avez rendez-vous ? » Oui on a fait ça sur internet. La dame plus âgée a l’air d’être la Responsable-paperasses-arc-en-ciel du jour. Elle prend une feuille sur chaque pile et me tend sa récolte. « Tenez, voici des formulaires à remplir ». Encore ? Je jette un œil inquiet à mon mari et un autre à ma montre. Nos quinze minutes d’avance vont-elles suffire ? Pourvu qu’ils se laissent apprivoiser facilement par des étrangers ces formulaires-là. « Vous habitez à plus de X kilomètres ? » Non. Sa main repose les papiers complémentaires qu’elle s’apprêtait à me remettre. Yes ! Ne renonçons pas aux satisfactions minuscules.
Nous trouvons place à une des tables rondes du foyer et sortons nos stylos. Parmi les toutes premières questions auxquelles il faut répondre : pays de naissance et langue(s) parlées à la maison. L’Allemagne a l’habitude d’accueillir des familles immigrées. Nouveau soulagement. On s’en sort. On a nos coordonnées bancaires sur nous. Zut ils veulent deux photos d’identité. Pourquoi ne l’ont-ils pas marqué comme cela sur le document que nous avons ? Tant pis, s’il le faut je reviendrai dans la journée. La prochaine fois j’en prendrai une de plus. Au cas où. La prochaine fois ? Croisons les doigts (serrons les pouces comme on dit ici) très fort pour qu’il n’y en ait pas de sitôt. Suis plus très confiante en ma patience en matière de champs à remplir et de cases à cocher.
L’horloge murale grignote notre attente. Nous regardons discrètement les familles candidates. Ma fille salue d’une main retenue une camarade de classe assise plus loin, dans une parka bleue. Dans le coin, comme à chaque événement dans un établissement scolaire, des mamans tiennent un stand de Kaffee-Kuchen (café-gâteaux). Je suis curieuse de voir les pâtisseries maison. « Tu as faim ? Ou soif ? » Ma fille ne dit jamais non à une gourmandise. Nous allons acheter une part de gâteau au chocolat (avec des Smarties) et un Apfelschorle (jus de pomme additionné d’eau gazeuse), dans une assiette blanche en porcelaine et un verre en verre.
Aussitôt avalés, les lèvres essuyées d’un revers de main, elle est appelée. Nous nous asseyons tous les trois dans le bureau d’un des responsables de l’administration. Il s’adresse à notre minette de neuf ans. « Quelles sont tes matières préférées à l’école ? » Elle sourit, assise sur le dos de ses mains. « La musique, hmmm, l’art et le sport. » Bon… on ne pourra pas l’accuser d’avoir préparé ses réponses. «Tu es arrivée il y a à peine un an et demi en Allemagne et tu t’exprimes déjà aussi bien ? Tu parlais déjà allemand avant de partir, non ? » Non. « Beeindruckend (impressionnant) ! »
Oui impressionnant. D’ailleurs nous aussi sommes impressionnés. Par le talent linguistique de notre fille, mais aussi par ce monsieur et cet entretien. Et par-dessus tout par cette case vide dans le formulaire qu’il nous demande de cocher sur-le-champ. Si votre enfant n’est pas pris dans votre premier choix, souhaitez-vous que le dossier soit transmis à un autre collège G8 (qui prépare le bac en huit ans avec des cours jusqu’à 16 heures) ou faire vous-même la démarche auprès d’un G9 (bac en 9 ans, avec des cours seulement le matin) ?* Autant nous demander de choisir entre une paire de chaussures trop petites et un bonnet qui gratte. C’est que ce collège est le seul avec une section ‘’bilingue’’ française, qu’il est tout près de chez nous, et que la grande sœur y est heureuse.
C’est le moment d’abattre notre atout-passe-partout : “Nous ne sommes pas allemands, et… ” Tentative naïve, sincère et de bonne volonté, de recours à notre ingénuité d’étrangers pour éviter de choisir et de la cocher cette case, là, maintenant. Parce qu’on ne maîtrise pas vraiment l’enjeu des conséquences de cette croix. Peine perdue. Nous échangeons rapidement tous les trois en franglais. Notre fille a un avis tranché (elle a une copine, qui, tu sais…). Il coïncide avec mes recherches. Je coche.
Retour à l’école dans un soleil printanier. Les chapeaux de Pierrot des perce-neige et les joues des minuscules Winterlinge, gonflées au-dessus de leur collerette vinaigrée, éclairent dans un carnaval bon enfant les jardinets de terre noire.
Quinze minutes d’entretien pour une fillette de neuf ans et ses parents gonflés d’un espoir inquiet.
Une ribambelle de formulaires abscons de toutes les couleurs.
Une croix dans une case.
Réponse dans deux semaines.
* C’est la ville de Mainz qui répartit les élèves candidats : d’abord dans les Gymnasium G8, puis dans les G9 et autres types de collèges.