La lutte avec l’ange*

Des adieux soudains au cœur de la lumière de l’été. La simultanéité du blanc et du noir, comme le yin et le yang enlacés, ou la difficulté de vivre ces émotions contraires.

Je lutte avec l’ange.

Je suis en lutte contre lui, avec lui. J’aimerais baisser les bras et capituler, m’avouer vaincue. Lui donner mes poignets joints en signe de soumission. Pour connaître enfin, quelques minutes de paix.

L’ange de la vie, l’ange de la mort.

J’accuse le coup des six derniers mois-corona, des deux ans en Allemagne, des 47 dernières années. De tout ce temps passé à refuser de m’accepter puisqu’il me fallait trouver une place dans la société et que je pensais que c’était à ce prix, un prix que je ne connaissais pas. Toutes ces années à tenter d’apprendre à me connaitre.

Je n’y suis toujours pas, il parait qu’il faut toute une vie. C’est bon signe, signe qu’elle n’est peut-être pas finie.

Nous sommes partis en vacances avec un petit bandeau noir au bras. Le ruban minuscule de la mort soudaine d’une petite gerbille. Une des deux sœurs hébergées dans la chambre de ma grande fille, dans une cage olympique fabriquée en un week end à partir d’une vitrine IKEA, de planches et de grillage. « Combien de temps ça vit une gerbille ? » a demandé une copine la veille en jouant avec elles. « Oh deux ans et demi, trois ans ». 24 heures. Combien pèse l’âme d’un petit rongeur dans le cœur d’une ado qui lui a consacré tant de projets de bricolage créatif, tant d’heures de jeu ? Assez lourd pour se frayer un passage jusque dans ces lignes.

Recours éperdu aux textes essentiels : « Ma chérie, c’est le temps perdu pour ta gerbille qui l’a rendue si importante à tes yeux. Tiens lis le Petit Prince ! » (On va y arriver oui ?). Et par procuration, à mes yeux à moi. Comme j’ai été attendrie de te voir faire sécher des rondelles de carottes pour elles, construire des jeux en bâtons de glace et rouleaux de papier toilette, en papier (toilette) maché et farine mouillée (même aux temps de la disette) !

La mort a fait irruption soudaine dans nos vies la veille de notre départ. Décision à prendre chez le vétérinaire (cette décision tellement humaine que les médecins nous refusent). Ma fille a été exemplaire de maturité et de dignité. Dans la voiture, les gorges sont longtemps restées nouées.

Escale en Bourgogne. Restau (ça fait si longtemps qu’on rêve de manger français). Texto : « Marie est très malade ». Oh non….. Quelques jours plus tard : « C’est allé très vite, Marie est partie ». Marie c’est une amie de la famille depuis toujours. (C’est pour elle que j’ai simplifié le mode d’abonnement à ce blog. ) Vue de l’extérieur c’est une dame âgée dont l’heure est venue comme elle vient toujours à un moment quand on vieillit. Vu de près, de l’intérieur d’une affection, c’est une étoile qui s’éteint, une fée qui s’envole. Un pilier de nos cœurs qui nous laisse tous un peu orphelins. Surtout qu’elle était une grande amie de ma maman. Vous voyez ce que je veux dire, non ? Si je vous faisais un dessin ce serait un sourire et son reflet.

Aujourd’hui c’est son enterrement. Elle était très croyante alors, c’est son à-Dieu. Je pense à elle et aux siens. Je regarde le ciel, parce que peut-être, sait-on jamais… On ne se trompe jamais à regarder le ciel. L’infini autour de nos vies, ça fait lever le menton et redresser les épaules et des éclaboussures de bleu c’est toujours bon à prendre.

Comme si souvent, mon esprit me dit d’accepter ce départ et mon corps s’y refuse. Alors je lutte avec l’ange.

Je suis désolée de vous écrire ce billet sombre comme les pins noirs au-dessus de ma tête dans le contre-jour. Pourtant je suis assise sur un transat, les pieds sur la mousse sèche, l’ordinateur sur les genoux. Je commence à avoir un peu chaud, je vais quitter mon sweat.

Peut-être que quelqu’un quelque part, en lisant cela, se sentira moins seul (e). Je le / la salue.

L’été est une saison cruelle, hautaine. Elle glorifie des corps toniques bronzés et en bonne santé. La vie jeune, grégaire et sans souci. Elle élude les isolés, les esseulés, les malades et les endeuillés, les accidentés. Comment trouvez-vous ma nouvelle tristesse ? Me va-t-elle bien au teint avec ce début de hâle ? Et mes nerfs à fleurs de peau ? C’est comment avec les tongs ?

J’apprécie la météo de ce coin des Landes que lapent les pelouses si vertes du Pays Basque. Le soleil va et vient comme les vagues, comme les marées. Comme les averses et les orages. Restent les pins et le sable, sur la dune le parfum des immortelles.

La tristesse est plus supportable dans un sweat douillet, sous un ciel menaçant, quand il tombe quelques gouttes. Quand on frissonne aussi de froid. J’aime quand l’extérieur s’accorde avec mon intérieur, et de plus en plus j’apprécie la pluie, le temps mobile, variable, indécis. Il y a quelques années je râlais de devoir mettre un jean au mois de juillet… Aujourd’hui je m’y blottis avec délectation.

Je lutte avec l’ange et je me rends compte au fil des mots, en vous écrivant, que cet ange en ce moment, s’appelle tristesse. Je ne le savais pas en commençant ce billet.

Je me sentais en colère, survoltée, à bouts de nerfs, éreintée par tous ces mois de confinement au sens large, d’exil de ma vie et de moi-même imposé depuis tous ces mois. Privée d’amitié d’enfance et d’en France, de famille, d’eau où nager pour me défouler vraiment et me resourcer, de la possibilité d’une évasion. Les échanges cœur à cœur avec mes amies allemandes, artistes, m’ont apporté beaucoup, comme les promenades sauvages, et la chasse au trésor quotidienne des nouvelles floraisons. J’ai envie de tenir un journal de ces jalons en jupons de pétales et d’étamines. Mais la camisole de la quarantaine, même tissée dans la transparence de la raison et de l’universalité gêne aux entournures.

Depuis que nous avons enfin pu nous évader de notre quotidien pénitentiaire, nous avons traversé la frontière vers le sud. Avant de partir, j’ai pris soin d’écrire une lettre au stress accumulé en moi, en lui souhaitant une belle vie. AILLEURS. Bien sûr la pandémie et ses paniques nous ont suivies, mais avec un autre accent – c’est toujours ça. Et j’ai décidé de m’accorder des vacances. Comme si une mère pouvait connaître une vacance, sans parler de plusieurs…. Enfin, on ne risque rien à essayer.

J’ai donc lâché le clavier et beaucoup d’autres activités (du genre vouloir contrôler mes enfants). Embrassé la mission de regarder le vent dans les feuilles et le sentir sur ma peau et dans mes cheveux, me mouiller le plus souvent possible, faire du sport dans l’espoir de renouer avec mon corps et de ramener mon esprit à mes bons et loyaux services – ou en tous cas plus près de moi et de mes besoins.

En effet, dans ce no man’s land sans repères ni projets dans lequel nous vivons tous depuis quelques temps, j’ai bien peur de m’être égarée. Pourtant je continue d’écrire beaucoup, avec mon stylo-boussole, dans des cahiers de toutes les tailles et de toutes les couleurs. (Je ne sais pas vraiment les utiliser : j’en ai des tas, neufs et entamés. Aucun n’est fini, les pages blanches s’éparpillent dans chacun).  J’ai rempli des tas de lignes sans avoir envie de publier sur ce site. Des bouts d’idées, des morceaux de paragraphes, des bouquets de mots et d’émotions.

Je voulais juste glaner ce qui me passait par la tête comme épingler les nuages de mon ciel sur une toile blanche avant qu’ils ne s’effilochent. Pour dépouiller mon méli-mélo silencieux, m’en souvenir lorsque j’aurais à nouveau envie de vous écrire et de partager.
Plusieurs sujets s’entre-mêlaient. Et je ne pouvais me décider pour l’un ou l’autre. Alors ils avançaient chacun tranquillement de leur côté. Pendant que je triais les calmars, ou désablais les tellines. Pendant que j’étendais le linge le long des doigts-de-sorcières rampant dans les aiguilles de pins. Pendant mes longueurs de piscine. Des petits germes, des graines de textes et d’échange.

Mais je refusais de m’approcher de mon ordinateur ou de mon téléphone. Un ras le bol violent des écrans et des réseaux (si peu) sociaux. Un besoin de couper, de me recentrer sur la vie réelle, de profiter de cette évasion tant désirée.

Hier je me suis dit, ça y est ! je sais comment je vais assembler mes petits bouts de puzzle. Je devine la forme qu’ils vont prendre. J’ai écrit une ébauche d’article dans mon carnet bleu turquoise.

Cet après-midi, j’ai fini mon roman après le déjeuner (délicieux les calamars, merci ! le roman aussi d’ailleurs), sur mon transat les pieds dans l’herbe et la mousse sèches. Je me suis levée, et suis allée chercher mon ordinateur dans l’armoire. J’avais éprouvé soudain le besoin de vous écrire.

J’ai ouvert mon fichier et j’ai commencé. Sans rien écrire de ce que j’avais prévu hier. Le carnet bleu turquoise est resté fermé. Les autres aussi.

Malgré l’intermédiaire de l’écran que je refusais, je ressens beaucoup de joie et un peu de cette paix fugace que je cherche depuis tant de jours avec ma natation et mon yoga quotidiens, grâce à ce partage avec vous.

Je vous en remercie.

Je vous souhaite un été dont les mélodies suivent parfois votre météo interne.

PS : Je vous prépare l’article dont je voulais vous parler hier. Il y sera question d’une huppe et de yoga sur la plage, en zone interdite. Et aussi du gâteau basque.

*En référence au livre de Jean-Paul Kauffmann sur le tableau de Delacroix, à l’église Saint-Sulpice à Paris.

Ah, et le roman que je viens de finir avec le sourire est Bienvenue au motel des pins perdus de Katarina Bivald.

Energie en fuite

Après trois mois de collectivité forcée et de contraintes, difficile de recharger ses batteries. Comment réparer les fuites ?

Un lave-linge qui fuit, goutte à goutte. L’occasion de rencontrer un artisan allemand. De découvrir le vocabulaire de la plomberie et lui expliquer tous les programmes d’une machine qui parle français.

De l’eau en fuite, qui pleure, s’étale sur le sol carrelé. Des serpillères grises et crème. Des françaises et des allemandes, détrempées, essorées.

Un peu comme mon système nerveux en ce moment. Grignoté par le goutte à goutte des irritants d’un quotidien concassé, des informations violentes sur l’état du monde qui franchissent tous les barrages mis en place. La baignoire de mes émotions déborde. L’eau s’échappe et s’infiltre sous toutes les portes. Mon équilibre prend l’eau.

La tension et le stress m’intiment le réflexe animal de fuir une situation désagréable – sans pouvoir le faire. J’ai le cœur qui joue du djembé. Ma patience s’est carapatée en vacances. Elle en avait ras le bol du jour sans fin, des 1,5 mètres de distance (impossibles) à conserver avec mes amis humains, des masques qui étouffent et cachent les sourires.

Mon sommeil joue à cache-cache. Cette nuit il a gagné. Il m’a dit qu’il reviendrait quand je prendrai soin de moi. Si si reviens, je te promets je vais faire attention.

Où va l’énergie saine qui fout le camp ?

Armée d’un filet à papillons je la poursuis, Sisyphe moderne, dans une course perpétuelle vers un équilibre fragile dans un monde à vau-l’eau. Entre panique et abattement, ennui et inquiétude hyperactive.

Comment prendre soin de soi quand tellement de choses échappent à notre contrôle et nous privent de ce qui nous ferait du bien ?

Comme la possibilité d’aller chez le coiffeur (en France !), de retrouver sa famille ou des amies d’autrefois (en France!), de s’échapper pour un week-end dépaysant à la montagne ou à la mer (trop loin), de se nicher n’importe où au vert (tout est complet partout où on cherche). De passer quelques jours SANS les enfants (personne pour les garder).

Quelques jours sans personne.

Pour vivre à son propre rythme, répondre à ses besoins oubliés et piétinés par des mois de quarantaine. Laisser la pression s’échapper, goutte à goutte comme le filet d’eau de la machine.

Comment faire quand nos besoins impératifs sont difficilement compatibles avec une vie recluse et en communauté forcée ?

Du calme, du silence, de la solitude dans une maison pleine à son corps défendant relève de la mascarade. Les ondes et les sons passent à travers la porte, les tensions s’infiltrent, comme l’eau de la baignoire saturée …. Pourtant ces pauses-là me sont indispensables pour digérer la sur-stimulation de la vie courante. Sans même parler de circonstances exceptionnelles.

Donc rester sur le fil de l’équilibre et le remettre à jour dès que les circonstances le bouleversent. Avec patience. Euh, et quand elle est partie ?

Vous avez peut-être remarqué que depuis l’article sur la situation américaine, je n’ai rien publié. Cet article m’a couté cher en énergie, en colère, en révolte. L’expression d’émotions est à la fois salvatrice et douloureuse. Loin d’être un geste anodin ça creuse dans le capital énergétique. Mais y faire face, parce qu’il le faut. Parce que la goutte d’eau de l’expression dans un océan des mots est un droit et un devoir inaliénables. Parce que le besoin de dire est plus fort que l’appréhension de la dépense nerveuse.  

Le problème c’est qu’en ce moment chaque jour creuse un peu plus dans ce même stock que je n’arrive pas à reconstituer. Et les fissures s’écartent. Le filet d’eau grossit.

Pratiquement aucun moment de solitude à la maison pour me reposer, pour couper avec les stimulations continues. Pas vraiment de refuge : « Ah pardon tu dormais ? je cherche l’iPad ». Une fois, deux fois…. 100 fois… 3 mois, tant d’années….

Des enfants très créatives dont les idées débordantes envahissent l’espace commun. Non non laisse tous ces seaux dans le jardin c’est pour récupérer l’eau de pluie. Pour arroser mes plantes à air. Celles qui sèchent dans la salle de bains ou dans le salon. Tant pis si on trébuche tous les jours sur ces saladiers plein d’eau. Ou si le rouge cru du seau sur le vert du gazon m’agresse comme un cri dans la nuit.

Une ado et une pré-ado à la maison. Avec chacune leurs idées bien arrêtées. Leurs imaginations et leurs besoins impérieux. Des gamines confinées, en conserve au vinaigre depuis trois mois.

La benjamine a retrouvé l’école (en pointillés espacés) et les copines depuis près d’un mois. L’ado, elle, ne retournera au collège que demain. Après trois mois de ce qui ressemble à une punition. Elle a bossé dur et a acquis une grande autonomie de travail. En 5ème c’est chouette. Mais le sevrage de copines pèse lourd. Côté ambiance, je suis sûre que vous voyez ce que je veux dire….

Je vous fais grâce aussi des contraintes domestiques d’un quotidien qui bégaie. De l’apnée de ne pouvoir faire de projets. Là aussi vous connaissez.

Donc des ressources sollicitées au-delà de leur disponibilité. Et pas ou peu d’occasion de refaire le plein. Je suis dans le rouge. Cramoisi.

Trop peu de sport malgré les cours en ligne de yoga, et même si la piscine a rouvert. J’y suis allée et j’y retournerai. Une fois trop froide (les nageurs allemands avaient des combinaisons en néoprène) une fois trop saturée de gamins qui sautaient sur les nageurs et mangeaient une barquette de frites dans l’eau (?). Heureusement les maitres-nageurs circulaient : un vaporisateur dans une main, un chiffon dans l’autre. Très concentrés sur leur nouvelle mission, ils désinfectaient les rampes des échelles. Plus le temps de veiller à la sécurité des bassins. Alerte à Malibu pour les maisons de retraite.

Pas de relations de toujours, où se poser sans parler, puisque l’on se comprend du bout des yeux. Les promenades avec les copines sont littéralement des bouffées d’air et de nature, d’amitié. Et parfois je peux même parler en français ou en anglais. Mais l’expression d’idées, d’émotions, de pensées dans sa troisième langue est un défi épuisant et frustrant.

Beaucoup de nature, c’est vrai. A dix minutes à pied, je me trouve et me retrouve dans des espaces naturels protégés et différents. De quoi satisfaire mon envie de verts, de troncs, de parfums, de fleurs sauvages. De chants de ruisseaux et d’oiseaux inconnus. Et je sème, je plante, toujours je plante… malgré le peu de place et la terre ingrate de notre jardin, un remblai sec et caillouteux, réticent. J’ai invité un cosmos chocolat. Approchez, vous sentez ?

L’art est revenu.

Sous la forme d’une terre conciliante et humide. De l’argile. Mercredi à l’atelier j’ai vécu un bonheur créatif comme jamais. Un bonheur tout court.

Depuis la reprise des cours post-quarantaine, les séances se sont suivies sans se ressembler. La première fois j’ai été très frustrée en essayant de copier une sculpture cubiste des années 40. Mauvaises proportions. Ma prof m’a dit : « Ca ne va pas recommence. Et fais-la à la plaque ». J’écrase tout. Je bats ma terre (ça défoule mais ce n’est pas une vengeance punitive, c’est pour chasser les bulles d’air). J’étale une plaque avec un rouleau. Je râle in petto. J’aime modeler avec les doigts. La régularité se refuse à mon geste. Je construis tant bien que mal un tube. La terre trop molle s’affaisse à l’emballage. J’écrase à nouveau tout. Je rebats la terre, frustrée. Non, non à la rentrée, je ne me m’inscrirai pas.

Deuxième cours : je recommence ma sculpture en taillant dans la masse. Mais je la prends différemment. Par moitiés. Et là ça fonctionne. J’efface du creux des paumes le mauvais souvenir de la semaine précédente. La dame allongée (L’automne de Henri Laurens, 1948) en terre chocolat me plait. Je repars avec le sourire.

Mercredi dernier, j’avais une création à émailler. Certains pétales de ma femme-fleur s’étaient détachés à la cuisson. Pour cacher les cicatrices j’ai passé au pinceau de l’émail, une substance liquide comme de la peinture. Le vrai travail se fait à 1000°C quand les particules fondent comme du verre : le résultat est toujours une surprise. Mais la précision du geste, la régularité, la préparation de la matière sont essentielles et leur rigueur austère me rendent cette étape très difficile. Donc j’ai émaillé longtemps. Et il ne me restait qu’une heure pour enfin toucher l’argile. Récompense dans la récompense.

J’ai retrouvé un morceau d’argile blanche. Et je me suis inspirée d’un dessin exposé au musée de Francfort (Eve de Jacques-Ernest Bulloz, 1903). J’ai modelé avec les mains. Sans outils. La terre a répondu. Elastique, fraîche, malléable. Conciliante. Enfin une matière qui répond quand je la sollicite. Qui ne m’agresse pas. Paisible. En quelques minutes j’ai senti entre mes doigts un corps de femme, déjà presque plus qu’une ébauche. Son attitude me plaisait. Un vrai moment fluide d’élan créatif. Une étincelle de divin.

La création est mystérieuse.

Pourquoi cette fois-là ?

En tous cas merci, j’en avais grandement besoin. De cette bulle d’énergie offerte par un après-midi seule, sans ma famille que j’adore (mais comme m’a dit une copine du cours : la tarte à la crème oui, mais pas tous les jours). De ce contact frais et plastique. De cette complicité avec la matière. De cette bouffée de joie dans un processus créatif inspiré. Et du carré de chocolat partagé.

J’en ai été rechargée pour la soirée.

Reste à recommencer. Encore et encore pour repasser à l’orange puis au vert. Pour apprivoiser un système nerveux mis à mal par les circonstances. Et affronter un autre défi de taille.

Le départ en vacances.

Reprises

Les écoles reprennent en pointillés, la piscine rouvre avec conditions. Période floue où les repères sont à reconstruire sur la seule base de notre intuition.

Le théâtre de Mainz – avec une sculpture éphémère (printemps 2018)

8h15 il y a une semaine, je reçois un mail de la maîtresse.

Tiens, c’est curieux. La classe est censée avoir commencé depuis 25 minutes, or elle n’écrit pas aux parents sur le temps de cours. Faute d’objet d’indiqué, je soupçonne être la seule destinataire de ce message. Ma fille aurait-elle oublié quelque chose d’essentiel ? Serait-elle malade ? Non ils auraient téléphoné. Aurais-je fait un truc de travers ?

« Chère madame, à compter d’aujourd’hui la classe commence à 9 heures, en raison de la reprise d’un autre niveau. Vous avez dû mal lire les informations envoyées la semaine dernière. Votre fille a été prise en charge par la garderie d’urgence. »

Mainz alors !

C’est peu de dire que j’ai mal lu les infos. Je reçois des mails tous les deux jours de la part des deux écoles de mes filles. De loooooongs mails avec des pièces jointes tout aussi loooongues. Et tous les sujets sont traités avec la même exhaustivité bavarde (les changements d’horaires comme un erratum sur l’impact santé du gel hydroalcoolique fournit par le Land). Le tout en police 10, en allemand administratif (youpi !) sur des pages et des pages… Alors oui, je survole les infos pour éviter de me cogner la tête contre les murs. Je rêve d’informations synthétiques et d’une hiérarchisation des thèmes (un truc simple du type : pour info / important).

L’école a repris en pointillé depuis bientôt un mois pour ma plus jeune. Elle s’y rend deux matinées par semaine. Pour limiter au maximum les croisements d’enfants, leurs horaires sont décalés. Les trois premières semaines elle commençait à 7h50. Désormais, avec le retour des 3. Klasse (CE2) c’est 9 heures. J’ai raté ce changement important. J’en connais une qui va être furieuse. Elle aurait pu dormir une heure de plus.

Je m’excuse platement auprès de la maîtresse, en mettant ma bévue sur le compte d’une lecture rapide, d’un texte trop allemand pour ma bonne compréhension. Elle ne m’en veut pas, ouf ! Je tâcherai de faire mieux, c’est promis.

Ce matin j’ai reçu un mail du collège. La classe de ma grande va reprendre en demi-groupes, les matins, en alternant les semaines entre les groupes. Du coup ma fille n’ira que deux semaines avant les vacances scolaires. (Tiens pas de nouvelles du sondage qui avait été fait pour un éventuel raccourcissement des vacances d’été). Et là non plus je n’ai pas envie de lire le message jusqu’au bout. Quels escaliers les enfants vont devoir utiliser pour monter, pour descendre ? Quels bâtiments sont autorisés et pour quoi faire ? Je n’ai pas envie de savoir mais pourvu que je ne rate rien d’essentiel !

Heureusement ma fille a reçu les mêmes informations. Je compte sur elle et sur les scotches collés partout dans les couloirs pour qu’elle se dépatouille. Je tâcherai de lui mettre à disposition un masque propre le matin (car les masques c’est comme les chaussettes, ça a tendance à disparaitre dans un trou noir). Je crains de devoir recommander de l’élastique. Autre reprise : la couture.

Pendant encore deux semaines, ma fille continuera les cours à la maison. Au total ça fera trois mois. Trois mois sans voir les profs ni les copains. Juste séparément et brièvement quelques amies (et leur chien !) pour une balade depuis que c’est à nouveau autorisé. A son âge, sans copine pendant si longtemps….  Pas drôle, non.

Avec l’école à domicile, on a perdu l’habitude des devoirs et des interros. Hier soir à 20h25, ma plus jeune qui a passé un week end de trois jours très détendu à construire une cabane dans le salon et à y faire sa petite vie à coup de popcorn, de limonades maison, de BD et d’un film de Bollywood (!), me rappelle qu’elle a une interro de maths le lendemain.

-QUOI ?????

-Mais je te l’avais dit ! Je t’avais dit que j’avais un Arbeit en Deutsch et en Mathe.

Oui c’est vrai, mais moi j’ai oublié, et franchement avec le suivi quotidien du travail à la maison, je suis soulagée quand ça s’arrête un peu. Donc je n’ai pas creusé le sujet. Et puis cette minette-là elle trompe son monde : elle est tellement organisée et fiable qu’on compte sur elle… sans doute un peu trop. Le Deutsch c’est fait – les révisions et l’interro – avec des exercices sur les déclinaisons (accusatif et datif…help ! comment expliquer ces concepts si abstraits ?). Mais les maths j’avais oublié (hop, dans le trou noir avec les chaussettes et les masques).

-Je me sens très très prête ! c’est bon !

Soit.

Je me fends du petit couplet pour rappeler à son bon souvenir les vertus des révisions, même quand on se sent très très prête. Surtout quand on a la fâcheuse tendance d’aller très très vite en interro et de ne pas se relire. Ce serait dommage de se planter sur les divisions ! Avec le temps qu’on a passé elle et moi à comprendre comment les faire en allemand. (Oui là aussi ce n’est pas tout à fait pareil qu’en France ; ça m’a moyennement gêné car ma technique de l’école primaire est oubliée depuis belle lurette).

-Alors si tu es très très prête il faut que tu aies au moins un 2 hein ?

– Oui, oui

(Les notes vont du 1 au 6, 1 étant la meilleure, avec les nuances +/- pour chacune.)

Elle est partie à l’école, on verra bien ce qu’elle nous en dira au déjeuner.

Ce matin on a rempli en 4ème vitesse le document qu’elle devait préparer pour aujourd’hui et qu’elle et sa mère avaient – aussi – oublié (oups). Des repères sur sa naissance (son poids, sa taille, des souvenirs). Heureusement, nous avions bien imprimé la photo du bébé qu’elle était.

En ce moment, en Sachunterricht (de mon temps, on disait, en Eveil), ils travaillent sur l’éducation sexuelle. Au début ça m’a surpris que ce soit traité dès le CM1. Mais avec le recul, je trouve drôlement pertinent de parler de la puberté à un moment où les enfants ne sont pas encore directement concernés. Ils ne sont pas encore ‘’bêtes’’ et gênés par le sujet. Ils comprendront mieux ce qui se passe dans leur corps si on le leur explique avant les feux d’artifice hormonaux. Depuis ma benjamine m’explique en secret les réactions de sa grande sœur et ses émotions imprévisibles.

TRAU DICH ! OSE !

En matière de cours drôlement malins dispensés à l’école primaire nous avons découvert les cours d’auto-défense. Ils sont proposés chaque année par notre école primaire, hors du temps scolaire mais dans le gymnase de l’établissement. On avait raté celui de l’an dernier, concentrés (et débordés) que nous étions sur les tâches obligatoires. Juste avant le hold-up du corona, ma fille y a passé la majeure partie d’un samedi, en tenue de sport avec son casse-croute et sa gourde (les enfants allemands ne vont nulle part sans leur gourde et leur Brotdose – littéralement, la boite à pain par extension, la boite à sandwich, une petite boite en plastique avec couvercle).

Je l’ai récupérée ravie, avec les flyers sur le mode de comportement en cas de harcèlement et une planche de bois de 2 cm d’épaisseur coupée en deux. Par la seule main d’une petite fille de 9 ans.

Elle a bien compris le principe de l’auto-défense et de la protection individuelle. D’ailleurs mes deux filles filtrent aujourd’hui les sorties par rapport à leur risque potentiel. Elles ont hurlé quand je suis allée à mon cours de terre en bus et tram.

Ce matin je consultais les conditions d’accès à la piscine qui vient de rouvrir ; l’une m’a prévenu qu’elle n’irait pas et l’autre m’a intimé l’ordre de ne pas rapporter le virus à la maison.

C’est assez décourageant la piscine : il faut remplir un formulaire que l’on aura pris soin d’imprimer (donc, là patience, l’imprimante n’a plus d’encre) et indiquer le créneau que l’on souhaite (matin ou après-midi). Comment sait-on quel créneau nous est attribué et pour quand ? Mystère. En revanche la limite en nombre de nageurs est claire : 1500 personnes par demi-journée. 1500. Certes les créneaux ont 6 /7 heures…. Mais 1500 ?! Peut-on encore parler de limitation à ce niveau-là ?

Que penser ? Et surtout que faire ?

Ce n’est pas parce que les activités sont désormais autorisées qu’il est malin de s’y précipiter. En même temps c’est pratique, le dépistage du corona se fait dans le gymnase à côté de la piscine (là où l’an dernier on avait assisté au magnifique spectacle accrobatique de danse du collège. Autres temps…)

Nous nageons dans le flou scientifique et politique.

Les repères d’avant ont disparu et ceux de la retraite forcée aussi. Je trouve cette période presque plus dure que le confinement. Tout y était interdit : pénible à vivre mais clair.

Aujourd’hui les nouveaux repères sont au four sur une recette maison, avec intuition intime et contradictions toutes fraîches.

Nager ou ne pas nager ? Verdict après mijotage.

L’Ampelmann de Mainz (qui a l’air de me donner le feu vert pour y aller)

Nager dans le sable

Quand on est privé de piscine, la marche peut-elle remplacer la natation pour se ressourcer ?

DE L’EAU ! DONNEZ-MOI DE L’EAU !

J’en suis sevrée depuis presque trois mois. Et je n’en peux plus.

Ma piscine est fermée. Toutes les piscines sont fermées. Or c’est là que je fais du sport, que je me détends. Que je me ressource… Tiens ce n’est pas un hasard ce mot-là. De l’eau pour remonter à sa source, pour se rassembler, se rasséréner.

L’élément fondamental, me fait défaut. Je me ressource aussi dans la terre humide du jardin, dans l’argile de l’atelier retrouvé depuis une semaine (en tout petit comité).  Mais dans les deux cas il me faut aussi de l’eau. Un tuyau, un arrosoir, un vaporisateur.

C’est pas terrible une piscine couverte, on est bien d’accord. C’est humide, ça sent le chlore (au mieux), parfois les pieds pas lavés et le moisi. Tout y est détrempé, délavé et ramolli. Comme les pâtes de la semaine dernière dans un Tupperware oublié.  Mais quand on a besoin d’eau en hiver, et que la douche ne suffit plus, on s’en accommode. Parce qu’on se sent sourire malgré soi après avoir nagé. Même après un slalom entre mamies et papys au ralenti.

L’autre jour je n’en pouvais plus. De cette survie qui se traine comme un disque noir à la mauvaise vitesse (moins de 30 ans ? vous ne pouvez pas comprendre). De cette cohabitation permanente forcée, avec ma famille que j’adore certes, mais où je n’ai jamais de pause vraie, de moment seule à seule, avec moi-même et surtout avec personne.  J’en ai vraiment besoin pour recharger mes batteries. Être à nouveau disponible pour les autres, pour des activités et des échanges. Sinon je deviens grognon – planquez-vous – je referme ma coquille et je sors mes piquants, et surtout, je souffre.

Tout me hérisse : la porte qui claque (encore), la voix de stentor du voisin qui téléphone depuis son jardin, les gosses en trottinette dehors, les chantonnements pourtant chuchotés de ma grande, la lumière du matin dans le salon, du midi partout, du soir dans la salle à manger, les 50 allers-retours à la salle de bains de mes filles à l’heure où je voudrais qu’elles soient dans leurs pénates, pour me laisser de l’espace dans les miennes.

Je voulais vous parler d’eau et me voilà à écrire sur l’espace.

Peut-être que c’est ça mon besoin aquatique en fait : un besoin d’espace visible, sensible, palpable.

Et là j’en suis complètement privée.

D’autant qu’il n’a pas plu depuis au moins trois générations (de moustiques). La météo nous promet un orage dans dix jours. Mais je sais ce que ça veut dire un orage à Mainz. On ne me la fait plus. Ça veut dire trois gouttes de pluie, un p’tit coup de vent, et au loin sur le (bas) relief du Taunus, un éclair ou deux. L’arnaque !

Cet autre jour donc, j’avais besoin de me défouler. Courir pour des raisons de lombalgies mal à propos, ça ne m’est pas indiqué. Taper sur quelqu’un ça ne se fait pas. En d’autres temps j’aurais sauté sur mon vélo avec mon sac de natation sous le bras et je me serais précipitée à la piscine. Du coup ce matin-là, furieuse, j’ai enfourché mes baskets et mon chapeau, et suis partie marcher sur le Grosse Sand (les grands sables).

Je me suis défoulée en grandes enjambées sur la terre tassée et le sable meuble. J’ai fermé les yeux pour avoir l’impression de marcher sur la plage, pour sentir le vent sur mes bras, mes jambes et mon visage. J’ai levé les bras très haut pour faire semblant de nager le crawl. J’ai inspiré les pins. J’ai marché pieds nus – comme j’avais vu d’autres le faire ici – pour sentir le sable couler entre mes orteils.

Au fur à mesure de mes pas, j’ai laissé tomber derrière moi, comme les cailloux du Petit Poucet, des écailles de colère. J’ai pu lever les yeux vers le ciel immense. Sur cette étendue plane, il prend sa vraie dimension. De gros nuages blancs joufflus chahutaient dans le bleu. On ne peut guère faire moins humide que cette steppe aride. Pourtant de l’eau il y en avait plein, partout là-haut. Il suffit de regarder vers le ciel quand les piscines sont fermées.

Ouais.

Presque.

N’empêche.

En rentrant mon monde avait compris (sac de pique-nique à l’appui) mon besoin viscéral et urgent de sortir de la ville et de se promener le long d’une rivière. Pour s’approcher d’un courant moins intimidant que celui du Rhin. D’une eau mobile que l’on peut sentir, traverser, écouter, renifler. Tant pis si l’on ne peut pas s’y baigner vraiment (c’est quoi cette mousse trop dense à la sortie du rapide ?). C’est déjà chouette de quitter ses chaussures et ses chaussettes, et de se tremper les pieds, de s’asseoir sur des galets (bon, pas trop longtemps à mon âge…). Presque comme en Ardèche… Si seulement…

Un virage à l’ombre, au bord du soleil, a accueilli notre pique-nique. L’éclair bleu d’un martin-pêcheur nous a ébloui, remontant le courant au ras de l’eau. Nous avons croisé des libellules de toutes les couleurs, un pic vert et un pic moins vert (épeiche ?), des grenouilles toutes petites mais très sonores. Hé on dirait que je ne suis pas la seule à rechercher l’eau !

La Lahn

Dès que je le peux je m’approche d’une eau vivante et libre : un torrent, une rivière, la mer, l’océan, ou sinon un lac. Un lac ça peut faire l’affaire, même sans vague ni écume, sans courant ou sans échappée. Surtout si on peut le frôler, pagayer, s’y baigner.

Visiter un pays d’eau par les chemins liquides c’est magique. Je me souviens de mes stages de kayaks dans les torrents glacés des Hautes-Alpes, et de mon regard curieux et émerveillé sur les montagnes que je longeais. L’été dernier nous avons fait une excursion en canoé sur une rivière du coin, la Lahn. Fort sympa aussi, surtout le passage d’une écluse. Mais quand on a grandi en Ardèche, qu’on a descendu les gorges des dizaines de fois, au milieu de touristes de toutes les couleurs (surtout rouge écrevisse), et même (surtout) dans le calme du hors-saison, ces rivières plates et sans falaises laissent sur notre soif.

Par défaut, en ville, un hammam c’est bien aussi. C’est même formidable un hammam en hiver . Pour retrouver son corps dans la chaleur moite, pour papoter avec son amie en sentant glisser le savon noir sur sa peau. Qui l’eut cru, qu’en Allemagne, pays d’immigration turque, je n’ai pas encore trouvé de hammam ?

Ce matin j’ai fait ma petite promenade le long du ruisseau avec mon amie simultanée. Une balade fraîche, même en pleine canicule. (J’y consacrerai un article à ce vallon caché, pour vous le présenter avec le respect qu’il mérite.)

Pour cet été je rêve de mer méditerranée dorée, d’océan gris et de rivières ardéchoises d’un vert noir là où elles sont profondes – sauf l’Ibie, une rivière farceuse, intermittente, en partie souterraine (par endroit des galets et des rochers blancs et secs, et à d’autres une eau turquoise). Je pense à la piscine de mon oncle (qui nous avait accueilli juste avant notre émigration outre-Rhin), couleur rivière, au ras de la garrigue cévenole écrasée de soleil et au gout de sel.

Dis, tu crois qu’on pourra y aller ?

PS : Je viens de lire que la piscine du quartier va rouvrir bientôt. C’est autorisé depuis hier, mais comme ils l’ont appris l’avant-veille, il leur faut le temps d’adapter les mesures d’hygiène. Autrement dit, celui de coller des affiches et des scotchs de partout.

PPS : La question reste entière. Après tous ces mois sédentaires, vais-je encore rentrer dans mon maillot de bain ?

PPPS : Hier soir les voisins se sont attelés à gonfler et installer un jacuzzi dans leur micro-jardin…. Ça promet des splashes et des bulles… nous allons baver d’envie. Et riposter avec notre tourniquet-qui-ne-tourne-pas et beaucoup arroser le gazon, pour se rafraichir à domicile, sans masques ni scotches.

Déconfinée déconfite

Pas simple de trouver un équilibre ces jours-ci, entre déconfinement partiel, école en pointillés, ‘retour’ à une vie masquée pas si ‘normale’ que ça.

Le Rhin à Budenheim, au loin le massif du Taunus

Ce lundi matin, à la maison, l’école commence tard. Y’a du laisser-aller. Il est 9h25 et ma fille vient juste de prendre place à son bureau. Elle a cherché puis retrouvé son programme de travail, celui donné par la maîtresse la semaine dernière pour les jours à la maison.

C’est une continuité encore frêle. L’école a recommencé en pointillés la semaine dernière. Pour notre famille et amis français, c’est aujourd’hui le jour de la reprise. Celui du déconfinement tant attendu depuis deux mois. Il parait que les rames de métro matinales sont déjà bondées.

Faudrait pas trop tout lâcher d’un coup parce que sinon, on s’en reprend pour deux mois ! Enfin vous, en France. Ici je n’ai pas l’impression qu’il y ait un laisser -collectif, tout simplement parce que le confinement n’était pas aussi rigoureux qu’en France. Dans notre Land, en Rheinland-Pfalz, on a toujours gardé le droit de sortir, même si la plupart des lieux de sorties et les commerces étaient fermés. Même si on ne pouvait pas retrouver des amis.

Cela dit, samedi à la jardinerie où nous sommes retournés pour la première fois depuis deux mois (et qui pourtant n’avait pas fermé) c’était l’heure de pointe dans le métro. Les scotchs par terre tentaient d’organiser un sens de circulation et des panneaux rappelaient de ne faire les courses qu’un par un…. Personne ne semblait trop en tenir compte.

En slalomant avec notre caddie et nos pots géants, nous nous sommes équipés en plants de concombres et basilic, pour accompagner les pieds de tomate offerts par mon amie.  Tous les visages étaient cachés derrière un masque, mais les deux mètres d’Abstand (distance) étaient impossibles à respecter.

C’est dur ces contraintes pas encore intégrées, pas encore des réflexes. La sortie fait plaisir mais garde le carcan pesant du contrôle nécessaire. Et les échanges humains cachés derrière un bout de tissu perdent de leur chaleur et de leur authenticité. Oui je te parle, mais je me méfie de toi, de ta proximité menaçante.

Derrière un masque on ne voit pas le sourire. Ni les larmes en fait, comme j’en ai fait l’expérience l’autre jour. Trop émue d’avoir pu échanger quelques mots avec le pharmacien, des mots qui disaient prenez soin de vous (ben oui on perd l’habitude), j’ai eu les larmes aux yeux en sortant. Je les ai laissé couler dans la rue, tout à fait librement. Le masque semble permettre l’expression affranchie des émotions…. Je me suis rendu compte que le bas du visage trahit presque plus nos troubles que les larmes dans les yeux. Et des joues habillées ne communiquent plus rien.

Le masque ça empêche aussi de respirer les roses… en plein mois de mai, c’est dommage. Je me retrouve à me découvrir le nez, comme une voleuse, dans un geste presque impudique, juste pour sentir une fleur !

Donc aujourd’hui ça déconfine de part et d’autre, mais toujours pas d’infos sur la frontière, là, au milieu.

Et de toute façon, les limitations aux déplacements en France nous interdisent de retrouver mon étudiant de fils. La traversée du Grand Est et la Bourgogne-Franche Comté, tout rouges de virus, reste peu indiquée. Surtout à quelques semaines des concours. Donc nous ne savons toujours pas quand nous nous retrouverons en famille.

Ce matin j’ai envie d’écrire, mais je me sens empêchée. L’absence d’aventures et de rencontres se ressent dans la créativité. La répétition empesée étouffe mon élan. A l’instar de beaucoup, j’ai envie de (re)nouveau et d’ailleurs. Je trépigne et je piaffe comme un cheval entravé, coincé à l’écurie.

Je rêve de pouvoir aller randonner dans les Alpes. Marcher le long des prairies en fleur.  Guetter le muguet sauvage dans sous-bois. Inspirer l’air frais en altitude. Sentir le vent glacé sur une crête, en refermant sa veste. Entendre les clarines… La montagne me manque drôlement depuis que nous sommes en Allemagne, même hors contexte de confinement. Quand on vivait à Lyon, on partait souvent pour le week-end dans le Vercors (coucou à C. et M.) ou en Chartreuse, pour un dépaysement instantané, des balades dans les lapiaz, les forêts fraîches.

Ici nous n’avons pas de dénivelés à proximité. Les épicéas sont légion autour de Mainz, comme les hêtres et les digitales pourpres sur les talus. Mais point de changement de température et d’humidité à leur proximité. D’habitude quand ils sont là, on respire mieux, les poumons s’ouvrent sur les parfums frais de l’humus noir et des mousses mouillées. Mais même quand on s’aventure dans le massif du Taunus, à quelques timides centaines de mètres au-dessus du lit du Rhin, la chaleur reste comparable à celle de la plaine. On y gagne juste l’ombre des arbres. Ça fait une curieuse sensation de décalage botanico-climatique.

Donc non, pas de randonnée en altitude. La Forêt Noire est à trop d’heures pénibles sur des autoroutes chargées pour valoir le déplacement sur une courte période. Et puis là, avec les hôtels fermés, et l’absence de campings….

Alors on donne le change ou on le prend là où il reste accessible.

Dimanche petite balade le long du Rhin, pour voir de l’eau qui fuit, de l’eau qui s’échappe. Rêver de s’inviter sur une péniche pour fuir au-delà du coude là-bas. Découvrir un nid d’abeilles sauvages dans un tronc d’arbre mort, qui ressemble à une flûte géante avec tous ces trous percés alignés. Suivre du regard le vol long et silencieux d’une cigogne, au ras de la surface lisse. Ecouter avec gourmandise et les yeux fermés les vagues qui s’écrasent sur les blocs de pierre de la rive, quelques minutes après le passage d’un bateau rapide.

Rêver de la mer, de la Méditerranée salée et iodée, dans laquelle on aurait trempé les pieds. Peut-être même les genoux. Et qu’on aurait goûtée, d’un coup de langue sur les lèvres.

Regarder les bancs de poissons minuscules tâtonner dans les cailloux. Se souvenir de leurs chatouilles dans les rivières d’Ardèche, si on reste un peu trop longtemps sans bouger debout dans l’eau.

Essayer intensément, le nez en l’air, l’oreille tendue, de reconnaître les oiseaux. Ces rives regorgent de chants inédits. Associés à tout ce vert entre nous et le ciel, à ces aulnes sur la pointe des racines, ils nous projettent dans la mangrove tropicale.

On rentrera plus riche de ces rencontres natures, la démangeaison du mouvement vaguement apaisée pour quelques heures.

On se rassoira à son bureau lundi matin, en ayant l’impression de débuter quelque chose.

Bonne reprise !

Merci les artistes !

En cette période chahutée, qui nous aide à vivre ? Les fleurs des talus, les voisins, et les artistes.

Ça faisait plusieurs semaines que je les guettais, le nez en l’air, en balade sur le Grosse Sand (les grands sables), ou sur le chemin de la cabane aux asperges et fraises. Et je n’étais pas la seule :

  • Combien de temps encore maman encore tu crois ?
  • Oh deux, trois semaines je pense.

Nous en avions même repéré dans notre quartier, des pas trop hautes, que l’on peut attraper sur la pointe des pieds de petite fille, loin des routes et de leur pollution. Elles sont écloses depuis quelques jours : les premières fleurs d’acacia.

Mes filles sont allées en cueillir dans un sachet en papier blanc. Voilà deux jours que nous les avons croquées en beignets poudrés, vite, en nous brûlant un peu les lèvres. Le sachet garde une empreinte parfumée, je n’arrive pas à le ranger.

C’est sûr nous en referons bientôt. Leur présence fugace dans les haies sauvages dure si peu… et leur attente si longtemps.

Nous en avons profité pour initier les voisins, et à distance, les copains allemands. Tu connais les beignets de fleurs d’acacias ? Leurs réactions sont variées… « Oh quelle bonne idée, non je ne connais pas. Tu as une recette ? » ou « Mouais, je n’aime pas manger des plantes sauvages que je ne connais pas, et puis tu sais je suis au régime. Mais OK merci pour les enfants ». Ou « Ah tiens, en voilà une chose inattendue ! »

Ces menus présents, ces nouveautés de rien du tout saupoudrées dans la vie des amis et des voisins me donnent beaucoup de joie. Bien sûr je n’ai pas attendu l’assignation à résidence pour échanger et partager. Mais en cette période où on est sûr de trouver les gens chez eux, avec un degré de disponibilité et de fatigue proportionnels, les petits gestes prennent un sens différent. Les gens ont le temps, celui d’accueillir le présent, et peut-être une envie plus sincère de le recevoir. Comme nous avons plus d’élan pour le donner.

Nos voisins et nous, habitants d’une ruelle piétonne, nous trainons sur le pas de notre porte, pour surveiller les enfants, bricoler dans nos quelques mètres carrés de plantations, prendre le frais. La porte d’entrée reste ouverte, pour inviter le soleil et le peu de vie qui se promène par là. Un peu comme il y a 100 ans dans les villages.

C’est d’ailleurs grâce à ce nouveau mode de vie collectivement apaisé que j’ai pu avoir la visite surprise de copines à vélo (à deux reprises). Si je n’avais pas eu la porte ouverte, elles n’auraient pas sonné. En ce moment ça ne se fait pas de se présenter chez les copains à l’improviste. Je ne sais même pas si ça se fait en général en Allemagne.

Avec l’injonction de sortir masqués, mes filles et moi nous sommes activées autour de la machine à coudre. Les coupons de tissu achetés cet automne pour fabriquer des petits trousses un week end pluvieux ont été réquisitionnés pour le nouveau jeu de loi. Imprimés fleuris désuets, petit vichy rose, lignes graphiques grises ou aigue-marine habillent désormais nos visages.

Encore une occasion d’échanger avec les copains. « Ah tu n’as pas de machine ? tu veux que je te fasse des masques ? »

Samedi au marché, je cherchais une mamie artiste, amie de mon cours de sculpture. Je l’ai retrouvée aux légumes pour lui remettre les deux masques que je lui avais cousu à la suite de sa demande la semaine précédente. Ce qui est drôle, c’est que nous nous croisons parfois au marché – mais pas systématiquement. Nous n’avions pas pris rendez-vous (et je ne crois pas qu’elle ait de portable). Mais la prise de commande et la livraison – toutes deux fortuites – se sont bien passées. A deux mètres, hein, enfin, deux bras tendus.

La voilà désormais équipée de fleurettes pour le bas de son visage.

Autres échanges végétaux, vivants ceux-là, les boutures et semis. Avec une voisine, un cousin tarabiscoté de l’aloe vera contre le velours d’une misère violette, avec mon amie simultanée (voir article : Mon amie simultanée) des plants de tomates contre les feuilles rondes, mains tendues de mes jeunes capucines.

Tout au long de l’été, si elles veulent bien pousser et mûrir, nous mangerons les ‘’tomates de mon amie’’. Les fleurs et les plantes acceptent de voyager, de l’un à l’autre pour signifier notre soutien et notre amitié. Un lien vivant, mouvant, une présence. Ça m’aide ces végétaux, même engoncés dans un oignon qui refuse de pousser, ou figés dans l’impression d’un tissu. Je n’ai jamais autant acheté de salades fleuries que cette année. Les soucis et les pensées prennent un croquant fort sympathique dans l’assiette !

Mais au-delà de la nature, ce qui m’aide à vivre ce sont les artistes.

On parle beaucoup des travailleurs-clefs, ceux qui font tourner le monde quand il ne bouge plus. Bien entendu leur rôle est vital et je leur adresse à tous mes remerciements respectueux. Mais quand nos besoins fondamentaux sont repus, les autres, juste derrière, sur leurs talons dépendent du travail des créateurs. L’appétit de vivre, l’émerveillement, la curiosité, le rire… Qui sème les graines de vie dans les âmes, les étoiles dans les yeux, les bouffées de joie dans les cœurs ?

Ce sont les artistes qui m’aident à digérer toutes ces mauvaises nouvelles, à prendre de la distance, à garder le sourire. Les danseurs de l’Opéra de Paris qui montent un ballet ensemble et pourtant chacun chez soi. Les musiciens-poètes dont les textes chantés nous donnent des frissons. Les copains qui montent une video espiègle et poétique en famille. Ceux qui donnent des cours de peinture en ligne gratuitement.

Les comédiens-animateurs américains (Trevor Noah, Stephen Colbert, John Oliver un Anglais aux Etats-Unis) soulignent en les sublimant par l’humour les incohérences du monde en général et de Trump en particulier. (D’ailleurs lui aussi il a son petit mérite involontaire : l’anxiété de tous serait-elle soluble dans la connerie d’un seul ?) La comédienne-clown anglaise qui fait des petites vidéos pour partager ses émotions liées au confinement – et ses initiatives solidaires. Mais surtout toutes ses créations légères et douces qui nous font juste rire et passer un bon moment.

Quand la tempête se déchaine, les musiciens, écrivains, comédiens, danseurs, peintres, sculpteurs, clowns sont tout en haut dans le firmament de ceux qui nous entrainent dans le tourbillon de la vie. Quel sens aurait notre vie sans leur impulsion magique ? On serait tous des dames et des messieurs tout rouges qui ne savent faire que des additions. Et pleurer.

Ces jours-ci j’ai du mal à lire. J’ai entamé plusieurs lectures qui m’intéressent mais que je boude. Je referme le livre au bout de quelques minutes. Trop de pensées virevoltent et m’envolent. Alors j’ouvre au hasard un de mes livres de Bill Bryson. Son bon sens et son humour m’ancrent dans une réalité émotionnelle plus douce. Ou un texte poétique de Christian Bobin. Ou j’écoute sur la BBC des romans d’Agatha Christie théâtralisés. Des sweats confortables dans lesquels blottir mon âme malmenée.

Je voudrais vous quitter sur une citation de Marcel Pagnol dans Le Schpountz que j’adore. Je l’ai revu hier, avec un immense plaisir. Ah il savait écrire ce grand monsieur, et faire passer des émotions !

Dans cette scène, Françoise explique à Irénée la noblesse du métier d’acteur comique.

« Ceux qui font rire sur la scène ou sur l’écran ne s’abaissent pas, bien au contraire.

Faire rire ceux qui rentrent des champs avec leurs mains si dures, qu’ils ne peuvent pas les fermer. Ceux qui sortent du bureau avec leurs petites poitrines étroites qui ne savent plus le goût de l’air. Ceux qui reviennent l’usine, la tête basse, le dos cassé, avec de l’huile noire dans les coupures de leurs doigts. Faire rire ceux qui mourront, qui ont perdu la mère ou qui la perdront. (…)

Celui qui leur fait oublier un instant les petites misères, la fatigue, l’inquiétude et la mort. Celui qui fait rire des êtres qui auraient tant de raisons de pleurer. Celui-là leur donne la force de vivre, et on l’aime comme un bienfaiteur. (…)

On devrait dire Saint-Molière. On pourrait dire Saint-Charlot. »

Merci à vous les artistes ! Je vous salue bien bas.

(Révérence)

L’étiquette de la toux

Reprise des classes en pointillés pour l’une de nos filles, pas pour l’autre. On tâtonne derrière nos masques colorés.

C’est décidé, demain notre benjamine retournera à l’école. Les 4. Klasse (CM1, et dernière année d’école primaire) sont avec les dernières années de lycée les seuls écoliers à reprendre le chemin de la classe.

On s’est bien pris la tête, on a beaucoup réfléchi. On a d’abord refusé.

Pourquoi rouvrir les classes alors que le risque lié au virus n’a pas changé ? Que le télétravail est toujours obligatoire (pour encore plusieurs mois) pour mon mari ? Et surtout cela ferait-il prendre plus de risques aux membres de la famille ?

A table, lors d’une discussion, elle nous a fait remarquer, que sans école, elle n’allait pas parler allemand pendant encore trois mois.  La grande en est ravie (“Ouf, c’est moins fatigant !”), mais la plus jeune non. Et tous ses copains allaient reprendre. Ah, la pression sociale muette…

Pour débuter au collège en août, autant mettre toutes les chances de son côté. Car si on lui refusait le retour physique en classe en mai, quel changement nous permettrait-il de l’envoyer au collège mi-août ? Y’aura pas de vaccin d’ici là…. Un peu floues ces décisions, comme les informations qui les alimentent.

Certes c’est mieux à tous les niveaux pour les enfants d’aller à l’école (et salutaire pour l’équilibre nerveux des parents et les relations familiales). Néanmoins, nous peinons à comprendre la logique de la réouverture des 4ème classes. Elles n’ont pas d’examen. Les établissements primaires proposent déjà des garderies d’urgence aux parents qui en ont besoin. Et les éléments de risque qui ont amené à la fermeture des écoles sont toujours présents.

Les conditions de reprise sont draconiennes.

Les classes (d’une vingtaine d’enfants) sont divisées en deux. Chaque moitié aura cours deux matinées par semaine. Le reste se fera toujours à la maison. Les différents groupes présents simultanément à l’école commenceront et termineront la classe de façon décalée. Les salles comme les cours de récré seront éparpillées dans l’établissement (heureusement y’a de la place et oui, plusieurs cours de récré).

Nous, les parents et notre fille, venons de signer un règlement intérieur de quatre pages . Il prévoit les nouvelles règles d’hygiène, l’utilisation de masques aux récrés (non les désinfecter au micro-ondes ou dans le four n’est pas une bonne idée), l’interdiction de se toucher et des jeux de balle, l’injonction d’aller seul aux toilettes (est-ce possible ça quand on est une petite fille ?), rappelle ‘’l’étiquette de la toux et de l’éternuement’’, précise que la circulation dans les couloirs se fera comme dans la rue, sur le côté droit. Suivre les scotchs par terre. Qui aurait cru que leur permis vélo obtenu cet hiver allait servir aux gamins à pied dans les couloirs ?

Toutes ces interdictions et injonctions faites à des enfants de 9-10 ans peuvent prêter au scepticisme amusé. Rappelons-nous qu’ils vont se retrouver après deux mois de séparation et de retraite forcée ! Et pourtant… Après avoir accompagné la classe de ma fille à plusieurs reprises pour des sorties scolaires, je crois assez au succès de ces conditions militaires.

Au printemps dernier, je suis allée avec eux à une visite de la ZDF (Zweite Deutsche Fernsehen), la deuxième chaine de télé nationale allemande dont le siège est à Mainz.

C’était une excursion à l’autre bout de la ville, en transports en commun avec une visite active des studios de production. Les enfants avaient préparé une émission de débats sur le thème des abeilles, avec script et attribution des interventions. Divisés en deux groupes, ils avaient tourné deux fois pour que chacun puisse jouer deux rôles : animateur, invité-interviewé, cameraman/woman, ingénieur du son, maquilleur/se etc… Au moins une douzaine d’employés de la ZDF s’étaient occupés de cette classe d’une vingtaine d’élèves. Pour leur expliquer le déroulement de l’enregistrement d’une émission, et leur montrer les studios. Puis pour les accompagner dans leurs réalisations et clore la matinée.

C’était fort intéressant. Mais ce qui m’a le plus impressionné c’était le comportement de ces enfants lâchés dans le tramway et dans un univers professionnel.

Celle de mes filles que j’accompagnais est mon troisième enfant. J’ai déjà participé à un grand nombre de sorties scolaires dans des écoles diverses et pour des âges variés. En France certes, mais dans des écoles internationales avec des gamins de toutes les nationalités. Mais ça je ne l’avais jamais vu.

Ces enfants (de 8-9 ans) avaient déjà intégré les règles de comportement en groupe à l’extérieur de l’école. Ils obéissaient à la première injonction. Déjà dans la rue, ils avançaient deux par deux jusqu’aux croisements. Tout en papotant, ils attendaient l’instruction pour traverser. Dans le tramway, ils sortaient leur snack et leur gourde quand la maîtresse leur disait de se sustenter. Rangeaient tout quand elle le leur demandait. Rien n’était resté sur les sièges.

Le plus épatant c’est ce petit détour de 30 mètres au départ. Ils ont choisi de suivre le trottoir pour rejoindre un arrêt de tram, au lieu de traverser une bande de gazon d’à peine deux mètres. Même adulte, ça me démangeait fort de couper. Si je l’avais fait, je pense que je me serais fait reprendre par un môme. Ça m’a impressionnée oui, mais aussi un peu effrayée. Une partie de moi avait une furieuse envie de leur montrer le raccourci : « Oh oh ! A votre âge les enfants, c’est par là ! » L’autre partie, maman accompagnatrice, se félicitait…

C’est curieux cette association dans des personnalités en construction d’un comportement discipliné soumis et d’une grande confiance dans les échanges avec les adultes. Avec les employés de la ZDF, les écoliers étaient à l’aise. Je l’avais déjà remarqué à mon égard en arrivant : les enfants allemands s’adressent aux adultes d’égal à égal. Ils ont des choses à dire, et ont l’habitude qu’on les écoute. Là dans une salle de réunion pleine, ils ont levé le doigt, posé des questions. Pour conclure, la maîtresse leur a proposé de donner aux techniciens de ZDF ce qu’elle appelle une ‘’douche chaude’’ (eine warme Dusche). Chacun s’est levé sans timidité encombrante pour aller remercier la personne qui les avait le plus aidé.

Chapeau maîtresse !

Au retour je lui ai fait part de ma surprise respectueuse. Elle m’a dit que je voyais le résultat de trois ans de travail avec sa classe.

Bien entendu, ce groupe-là n’est pas représentatif des enfants allemands en environnement scolaire. Mais de façon générale ici la discipline est acquise très tôt : personne, dès le plus jeune âge, ne fait ce qui est interdit. Rappelons-le (je n’en suis toujours pas revenue) : les portes de l’école restent ouvertes (grand ouvertes) pendant les récrés, même à l’école primaire, même quand la cour n’est séparée de la route que par une grille (peut-être pas partout, mais dans notre quartier en tous cas).

Les excursions avec la classe de ma fille me permettent donc d’avoir confiance dans l’organisation post-confinement de l’enseignement. La distanciation sociale devrait être observée même dans la cour de récré. En tous cas au début….

Les signes d’ouverture apparaissent par-ci par-là. Depuis ce week end, les aires de jeux sont à nouveau autorisées. Pour combien de temps ? Ces gosses sur des toboggans, derrières des rubalises déchirées ont quelque chose de doux-amer. On ne peut pas sauter au plafond de soulagement : là non plus les causes des fermetures n’ont pas disparu. Mais les consignes sont intégrées. Quand nous sommes passées devant des barres hier, ma benjamine qui adore tourner dans tous les sens et en a été privée pendant deux mois, a préféré renoncer : une petite fille était déjà à l’œuvre.

Donc un semblant de rythme extérieur nous est rendu avec ce retour partiel à l’école. Nous les parents allons garder notre mission éducative approximative trois jours par semaine pour la plus jeune. Notre grande ne remettra sans doute pas les pieds au collège avant la rentrée d’août. Les cours en vidéo conférence s’organisent. Nous aiderons pour les connexions et amadouer l’imprimante. Et lirons les nombreux et longs (trop longs, pourquoi si longs ?) messages envoyés par les directeurs d’école, les enseignants, le ministère de l’éducation du Land.

Nous mettrons et laverons les masques gais cousus-maison, puisque même s’ils ne servent à rien, ils peuvent sauver des vies. Et regarderons bien malgré nous de travers par-dessus le tissu, les museaux dénudés, soupçonnés aujourd’hui parce que différents.

Briser la glace

Quand la vraie vie réapparaît sous la forme d’une surprise minuscule, le passage par hasard d’une copine en vélo, on se rend compte à quel point elle nous manque.

Une fin d’après-midi de semaine. Le soleil vient de basculer de l’autre côté de la maison. Je suis son mouvement. En ce moment c’est avec lui, matin dans le jardin, fin de journée sur la ruelle piétonne. L’été ce sera le contraire. L’heure du thé sur le pas de la porte. De l’encouragement visuel des graines que j’ai plantées avant-hier. Comment ça vous ne poussez pas encore ?

Une copine passe devant la maison en vélo.

Oh chouette ! Ma journée prend une tournure inattendue. C’est inespéré en ce moment les (bonnes) surprises ! Pour me garder un peu d’imprévu, j’ai renoncé à consulter la météo. Quand il pleuvra enfin, ce sera doublement appréciable : la respiration humide de la terre et un cadeau inattendu de non-anniversaire.

La copine-vélo et moi nous papotons de part et d’autre des 2 mètres règlementaires (en Allemagne selon les sources c’est 1.5 ou 2 mètres. Ce matin à la radio française – FIP – j’ai entendu 1 mètre).

Ça fait du bien de parler à quelqu’un comme si de rien n’était, juste pour le plaisir d’échanger. D’entendre son humeur. Et les mots sortir de sa propre bouche. De redécouvrir le son de sa voix dans une conversation (c’est différent de parler avec sa famille, non ?). De se comprendre un peu mieux, même à travers les bricoles de nos actualités minuscules et parallèles. Car c’est souvent en se disant qu’on découvre vraiment ce que l’on pense et que l’on ressent. Ça aussi ça manque, non ?

En temps normal je ne suis pas une fan du small talk comme disent les Anglais – ces conversations légères, rituels de bords de trottoir entre personnes qui se connaissent à peine, bruit de fond des soirées. Disons que je suis peu pratiquante, ayant du mal avec les codes sociaux superficiels.

Mais là je suis éblouie par le bonheur de voir une amie en chair et en os (en short et en vélo), de la voir vivante là tout près. Avec son « Hallo ! », une bouffée d’énergie, un élan vital viscéral m’envahissent. Tu te souviens quand on allait au yoga ? Au ciné ? Nos promenades le long du ruisseau ? Et les soirées au restau – bar à vin du quartier dans la lueur des bougies ? Ah oui, c’est vrai, c’est ça aussi la vie ! Engoncée dans les sillons d’un quotidien qui bégaie, j’avais oublié.

Quand on a la chance par hasard de frôler la vraie vie, on se rend compte du gouffre entre le contact réel et celui que promettent de garder toutes ces technologies dans nos poches. C’est un peu comme croquer une cerise après n’en avoir vu qu’en photo sur le magnet du frigo de mamie pendant un an. Et encore, là il ne s’agissait que d’un contact à distance hygiénique avec quelqu’un que je ne connais pas encore très bien. Que d’émotions lorsqu’on aura le droit de prendre les gens qu’on aime dans nos bras ! On va tomber du haut de notre Zoom.

Ça me rappelle quand ma maman était très malade. Dans les moments où j’étais séparée d’elle pour les besoins de la vie, je me disais quand je regardais, respirais une fleur, que quand elle ne serait plus là, ce serait un moyen pour moi de la retrouver, de nous rejoindre. Un lien immuable et permanent, vivant et fidèle. Je regardais cette fleur intensément en lui confiant la mission impossible de ma consolation future.

A la visite suivante quand je retrouvais ma mère, que je pouvais lui prendre la main, lui parler, l’embrasser, dans le halo de sa présence, de sa voix et de son odeur de maman, je rendais à la petite fleur sa liberté, la gratuité de son existence. Non rien ne pourrait la remplacer quand elle serait partie.

Aujourd’hui, je me contente de ma fleur-écran pour embrasser mon fils, mon père, ma famille, mes amis. Mais le jour où je les retrouverai pour de vrai, les écrans n’auront plus droit au jeu. Poussez-vous objets de verre et de plastique, choses inanimées ! Laissez-moi boire à l’âme palpitante de mes aimés ! Que d’embrassades à rattraper. On ne va plus se lâcher. Ou peut-être serons-nous tout intimidés, hésitants devant les retrouvailles tactiles ?

Donc cette amie de passage, me raconte la promenade avec sa famille, le détour pour manger une glace. QUOI ? Les glaciers sont ouverts ? Je n’en avais aucune idée. Oui bien sûr, mais c’est de la vente à emporter, faut téléphoner avant pour commander et prendre sa propre cuillère.

Ça on sait faire. En même temps, on habite tout près…

Samedi, les filles, on se fait un p’tit plaisir, on va se chercher une glace ! YOUPIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII !

Nous prenons nos cuillères, et hop direction le glacier du coin, celui où tous les gosses de l’école se retrouvent à 16h quand il fait chaud, et qui reste ouvert toute l’année, en raison de l’amour des Allemands pour les glaces. 1€ la boule… Cornet ou coupelle ? On la connait à force Anna qui sert les glaces, une dame d’origine italienne, des fins-fonds de l’Italie du Nord, là où on parle aussi allemand. Elle est sympa comme tout.

On arrive devant la boutique, pour constater que l’entrée est impossible. La porte est ouverte mais le passage condamné par une table. La partie supérieure de l’ouverture est protégée par un rideau de plastique transparent. Façon entrée de saloon pour pigeons.

Quelques personnes attendent éparpillés sur le trottoir. Elles ont commandé et reçoivent, les unes après les autres, leurs glaces individuelles complètement emballées dans du papier.  

Je fais signe à Anna, à l’intérieur. Elle porte un masque. Elle s’approche et m’explique que je dois téléphoner pour commander. Ah bon ? Je pensais qu’en venant sur place… puisqu’on habite tout près… on pourrait le faire de vive voix ?… Nein, nein. No.

Soit.

Elle me désigne le mode d’emploi post-corona de la commande, affiché sur la vitrine, complet avec numéro de téléphone et parfums de glace.
Je l’appelle en lui faisant coucou à travers la vitre. Alors Anna, on voudrait quatre coupelles de deux boules. Straciatella, Schokolade

Nous payons ses mains gantées sur la petite table et partons avec nos paquets gourmands, bien pliés chacun dans un papier. Nous n’avons pas le droit de consommer à proximité, sinon ce ne serait plus de la vente à emporter. C’est une question de législation de confinement. On s’adapte volontiers. Bien contents – eux et nous- qu’ils puissent ouvrir.

Alors nous marchons un peu avant de déplier nos trésors. De quand date notre dernière glace dans la rue ? Avant Noël ?

Avec l’anticyclone confiné sur Mainz depuis le début de notre assignation à résidence, nous en avions rêvé. Surtout quand notre benjamine avait enquêté auprès de nos proches pour connaître leur parfum préféré, histoire de construire un histogramme pour son cours de maths.

Ce samedi les stats on s’en fout, on croque, on lèche, on se fait des moustaches, on se tâche. Nos parfums préférés ? Je ne sais plus. Les cuillères dans nos poches aussi on les a oubliées.

Ça fait du bien de se confronter au monde avec les mains et la bouche. De goûter en direct la glace au chocolat dans la rue. De sentir pour de vrai le parfum de la glycine, si on passe par le petit chemin pour rentrer, là-bas.

Je n’en peux plus de ces écrans. De ces outils qui ouvrent sur le monde pour mieux nous en séparer. Qui réduisent tout à un aplat insipide et désinfecté. J’ai envie de les balancer par la fenêtre. Tenez allez voir là-bas, dehors, c’est ça la réalité ! Dans toutes ses dimensions, avec du goût, des odeurs, des textures, des couleurs et des sons riches.

J’ai essayé d’y croire, avec toute ma bonne volonté. Toute ma raison.

La vie en boîte ça ne m’amuse plus, même pour faire semblant.

Assez joué hein !

Mascarade

Buste en terre blanche chamottée, patinage bronze. Masque cousu par ma fille.
Ça y est, c’est déclaré,
Y’en a plus en papier,
Va falloir qu’on s’y colle
Et que l’on s’en bricole.
Encore un truc à perdre
Un truc à oublier
A laver, repasser,
Repriser et ranger.
Et quand il s’ra tâché,
Déchiré, abîmé,
Ou si la mode a changé,
Faudra l’refabriquer.
 
Sortez vos aiguilles,
Vos ciseaux, vos bobines,
Remplissez vos canettes,
La machine est fin prête.
Découpez les torchons,
Les draps, les serviettes,
Les chemises, les molletons,
Et surtout ce caleçon.
 
Ce sera une belle occasion
De s’en débarrasser
D’ce sous-vêtement zébré.
Ce merveilleux tissu,
Au moins il n’le mettra plus
Quand il l’aura sur le nez.
 
Allez viens on s’y met,
La machine nous attend.
J’ai bien tout préparé,
Découpé, calculé.
Pour pouvoir souvent les changer,
Il nous en faudrait
Au moins un millier.
Si on commence maintenant
Tout sera terminé
Quand on pourra enfin se faire vacciner.
 
On s’y est mis à plein,
On s’est bien appliqué.
On a cousu les quatre coins,
Et chacun des côtés.
Toutes ces mains en même temps
Sous l’aiguille pressée :
C’est un miracle ma foi
Qu’il nous reste à chacun
Une dizaine de doigts.
 
L’élastique rose et rayé
de la cour de récré
Y est passé tout entier.
Alors j’en ai commandé
Du super résistant,
Fabriqué par les Allemands,
Il peut bouillir dans un volcan.
 
Voilà l’affaire est bouclée,
On a tout raccroché
Les patrons sont rangés
Les produits sont finis.
Je pars faire les courses,
Je vais pouvoir étrenner
Ma création maison.
 
A peine glissé les liens
Du premier spécimen
Derrière mes oreilles
Les voilà qui s’étirent,
S’élancent vers le ciel.
Dumbo attends-moi,
Je m’envole te rejoindre,
Je resterai promis,
A deux mètres de toi.
L’élastique est trop raide
Il y a semble-t-il
Incompatibilité
Entre caoutchouc teuton
Et patron gaulois.
 
Je crois que je vais m’en tenir
Comme ce gosse au marché,
Aux tenues de carnaval pour me protéger
Bien habillée,
Du front au menton,
J’risquerai pas la contagion.

Personne n’osera m’approcher,
Me toucher, me parler,
Quand comme Dark Vador
Je me serai masquée.

La valse des asperges

Retour de courses, où l’on apprend sur le tas le code de conduite du jour et les entrechats gantés.

Ce matin au marché la queue était longue chez le boucher. Mais bon enfant et au soleil oblique, sous les arbres du parc où une partie des stands a été redéployée. Les steaks marinés pour le barbecue m’ont mis l’eau à la bouche. Les vendeurs étaient souriants (“Alors ce saumon pour les sushis ?“).

C’est chouette le marché. Tant qu’on fait attention à son rang dans la queue qui serpente sur des dizaines de mètres, on ne se fait pas engueuler. Ça permet de prendre deux fois par semaine un bain de normalité approximative. Comme avant, quand on avait le droit d’embrasser les gens qu’on aime.

Pourvu que ça dure.

Et ce matin, nous n’avons pas croisé Monsieur Gnagnagna, celui qui râle et rapporte à la maitresse.

(Ni sa femme.)

On a les victoires qu’on peut.

Sur le chemin du retour, nous sommes passés chez un maraicher – pépiniériste, pour le plaisir des papilles et du tout petit changement. Pour avoir l’impression de choisir notre emploi du temps.

Je m’y rends de temps en temps par gourmandise. Pour flâner entre les rayons de fleurs de saison et plants d’herbes parfumées. Pour acheter des bulbes de fenouils miniatures, croquants et anisés. Ou des salades d’herbes et feuilles, couronnées de fleurs. J’aime beaucoup les végétaux et je m’y connais un peu. Mais ces mélanges aux goûts très variés gardent leur mystère. S’y mêlent au moins une douzaine de plantes différentes où je n’ai reconnu que le plantain, le pissenlit, le pourpier et la pimprenelle au nom si charmant.

D’habitude, enfin l’habitude d’avant, quand j’arrive chez ce pépiniériste, c’est désert. Le portail entr’ouvert est le signe que l’on peut entrer. Seuls deux ou trois employés vaquent à l’entretien des plants.

Ce matin il y avait foule. Et un ‘’gardien’’ au niveau du portail. Soit les gens mangent beaucoup plus (bien sûr avec les cantines scolaires et professionnelles au chômage), soit ils s’ennuient, soit ils profitent de l’enthousiasme de la météo pour fleurir leur carré d’herbe ou leur rebord de fenêtre. Probablement tout ça à la fois.

Nous avons donc emprunté une petite cariole pour faire notre sélection et payé les plants élus à la nouvelle caisse extérieure (que d’innovations en ce moment). Y’avait pas mal de pots (comment se retenir devant un étalage parfumé et fleuri ?). Au vu du nombre de panneaux partout, le mode d’emploi des courses a l’air complexe. Il vaut mieux avoir les mains libres pour les rayons de fruits et légumes. Alors nous avons entreposé nos achats dans la voiture, avant de poursuivre, enfin, de recommencer.

La photo rapide depuis derrière le scotch, avec le gant en plastique

Nous sommes repassés par la case départ-portail, et nous sommes parqués dans la longue file d’attente pour le magasin.

Pas plus de quatre personnes à la fois à l’intérieur.

Nous avons compris la leçon. Nous ne rentrerons pas ensemble mon mari et moi. Promis. Ce matin c’est moi qui m’y colle.

Une fois sur le seuil, j’ai ressenti une vague sensation d’angoisse.

Tous ces gens (au moins une vingtaine) plus ou moins masqués attendaient que j’entre pour avancer d’un rang dans la queue. Plusieurs affiches manuscrites grandes et petites encadraient la porte, rappels d’injonctions sécuritaires. Sur un tonneau était posée une boite de gants jetables (oups je ne les avais pas vus la semaine dernière).

J’ai le temps de toutes les lire à peu près. La perplexité monte et je suis sur mes gardes. Comment d’une main choisir les fruits et légumes, de l’autre porter un panier assez lourd, tout en gardant à l’œil les mouvements des autres clients pour rester à distance suffisante ?

J’entre et me lance dans la chorégraphie improvisée et maladroite du chaland qui se sait observé par des dizaines d’yeux et ne sait plus comment s’y prendre. Un saut-de-chat par-ci pour les salades, un pas chassé par-là vers les navets. Zut les pommes ! Ah non tant pis, je suis déjà passée dans leur coin. De rapides calculs de géométrie dans l’espace (rhubarbe x oignons / blettes) m’indique que le client qui vient d’entrer serait trop proche de mon visage non masqué. Je ne peux pas y retourner. Tant pis. L’apnée et le garde à vous n’ont qu’un temps.

Aux caisses, une paroi sépare désormais les deux clients qui paient de front. Une ligne en scotch au sol délimite la zone d’attente. Un écran vitré sépare des caissiers. Aïe ! Tout un nouveau code du cheminement qu’il faut apprendre sur le terrain, et qui évolue chaque jour. Je suis entourée par une forêt d’injonctions probablement paradoxales (mais je n’arrive pas à les retenir toutes), des frontières qui n’en sont pas mais qu’il ne faut pas franchir….

Pas confortable, non.

C’est où qu’on se met pour payer maintenant ?

Je me sens empruntée et gauche. Même de la main droite gantée.

Au moins certains légumes ne sont plus en self-service, malgré les doigts déguisés. Ce sera autant de gestes hésitants et potentiellement ridicules économisés.

  • Je voudrais un kilo d’asperges.

La jeune caissière aux cheveux courts (jolie coupe ! j’ai envie de lui demander le nom de son coiffeur ; ne nous déconcentrons pas) sourit. Elle part me les chercher.

  • XFSKHEYTJHSVNV ?
  • … ?

Sourcils haussés (les miens), regard perplexe (perdu) dans un geste interrogatif que j’espère international.

  • XFSKHEYTJHSVNV ?
  • Comment je n’ai pas compris ?
  • Les asperges, de catégorie deux ou trois ?
  • Les petites
  • GHJLK%ML%MJKGD ?
  • Comment ?
  • Elles sont de même taille.
  • Ah, catégorie trois alors.

La paroi vitrée nimbe les sons. Difficile de savoir de quelle bouche ils proviennent et à qui ils s’adressent. Comment allons-nous communiquer quand nous aurons tous des masques bien épais sur la moitié du visage  (c’est pour après-demain l’obligation) ?

Et pour payer ? Il faut garder le gant en plastoc ou pas ?

Je l’enlève pour sortir la monnaie de ma poche. Paf y’a une pièce qui tombe par terre. Je me baisse pour la ramasser (en pliant bien les genoux, vous noterez la souplesse relative retrouvée dans les mouvements du quotidien). Hou la la, non seulement j’ai touché de l’argent liquide, mais en plus j’ai frôlé le sol de mes doigts.

Je remets le gant à droite, de toute façon c’était la main gauche par terre. Zut j’ai touché le gant avec des doigts sales.

Je sens mes épaules se crisper. Mes oreilles se hérissent. C’est sûr je vais me prendre une remarque, j’ai dû faire un truc de traviolle. Je m’attends à ce que quelqu’un fasse mon éducation en matière de courses-avec-un-seul-gant-en-plastique, dans un isoloir aux parois plus ou moins symboliques. 

En fait non. La caissière sourit et me souhaite un bon week end. Je lui réponds de même (enfin je crois).

Je m’éclipse vite. Mes deux barquettes des premières fraises (hollandaises) se sont à peine renversées dans mon sac.

Ah tiens, j’ai gardé le gant.