Au coin du ventilateur

Partir en vacances sans attentes

Alerte rouge, canicule. En périphérie de la ville désertée, nous nous en sortons en restant dedans, dedans où il fait nuit puisque l’air flambe dehors. Les moustiques tigres se réfugient dans la salle de bains et s’emmêlent dans nos jambes. Le ventilateur brasse l’air qu’on a laissé entrer ce matin à six heures, celui qu’on relâchera demain à l’aube. Les feuilles jaunies du laurier parsèment la table de la terrasse. Les althéas de la haie pleurent des larmes vertes flétries. Aucune voiture ne passe dans l’allée, tout juste le facteur parfois, sur sa mobylette électrique à ultrasons. Le silence de Gaïa me fait sursauter. La sonnette aussi quand un gendarme se présente à notre portillon pour nous demander si nous n’avions rien remarqué les nuits des derniers week-ends. Non, rien vu, rien entendu, mais nous étions au courant. La voisine d’en face a prévenu la rue par message : par deux fois cette semaine sa maison s’est fait cambrioler. Le soleil s’est écrasé au sol, nous vivons confinés à l’ombre, inspirés par les hérissons du fond du jardin. Comme dans un film catastrophe américain, que j’aime regarder pour jouer à me faire peur, nous sommes les derniers survivants d’une Terre incandescente, à guetter des signes de vie au-delà de notre savane brûlée. Quel héroïne refermera le trou de la couche d’ozone, apportera une pluie fraîche et modérée, et embrassera le joli garçon à la fin ? Nous fêterons ça, en nous brûlant un peu la langue, d’un chamallow grillé sur le bord de la fenêtre.

Un mois d’août, à traverser, résignés, puisqu’il le faut.

Chaque année fin juin, les parents vérifient l’ironie du théorème : écoles fermées = congés. Les injonctions sociales de détente martelées par les médias me rappellent que pendant les vacances, je vais échouer à ces objectifs imposés. Même grands, les enfants ont des besoins et des attentes. Il s’agirait que le frigo soit plein, avec ça et ça steuplaît, que leur crème spéciale arrive de la pharmacie, et puis l’autre aussi, j’ai oublié de te le dire hier. Ils ont même des besoins qu’ils préféreraient oublier, mais que nous ne pouvons pas négliger : as-tu écrit ta lettre de candidature pour ton projet ? Tu te souviens de la date limite ? As-tu rendu tes livres à la médiathèque ? Auras-tu assez de linge propre pour faire ta valise ?

Lors de vacances en famille, les désirs des autres me bousculent toute la journée et écartelée entre casseroles, lessive et supermarché, je râle. Je râle de renoncer à mes envies floues que je ne prends pas le temps d’éclaircir. Si je pouvais choisir, je me réfugierais à l’océan aux demi-saisons, en hiver, quand le soleil hésite et les foules ont fui. L’été me pousserait en montagne, haut, loin, au frais à l’ombre des sapins, au calme d’un bord de torrent, sous des cascades d’étoiles. Le loin existe-t-il encore ? Qu’est-ce qui m’empêche de choisir ? Les attentes de petites filles devenues presque grandes ?

Alors cette année, pour me ficher la paix, j’ai innové. J’ai cessé de m’obliger à croire que l’océan est synonyme de vacances et ma traversée du triangle des Bermudes qui avale les mamans, entre évier, lave-linge et supermarché s’est passée sans turbulences. Ma grand-mère m’avait dit un jour : « finalement les vacances, c’est changer d’évier. » J’ai modifié le vocabulaire : mon séjour à l’océan est une occasion de retrouver l’horizon, de m’endormir bercée par le ressac (oui les gros rouleaux s’entendent de loin), et de lire les pieds dans l’herbe sous les tamaris. Cela répond à des besoins essentiels, même si la célèbre charge mentale m’étrangle toujours les chevilles. Je le vis mieux : ce ne sont pas mes vacances, j’entoure mes filles – à la distance qu’elles choisissent – pendant les leurs.

Mes vrais congés ce sera à deux dans le Périgord, à pagayer dans une rivière secrète en guettant le vol turquoise et orangé des martins-pêcheurs, à suivre le courant entre les algues chevelues qui se dérobent sous la main et dont les fleurs blanches flottent. Ce sera le frisson dans une abbaye troglodyte et la tête qui tourne dans l’escalier à colimaçon d’un donjon. Ce sera une matinée d’écriture dans une charmante chambre d’hôtes avec vue sur les toits d’un village médiéval, les pieds nus sur un parquet d’autrefois, irrégulier et poli par tant d’autres. Ce sera une autre journée à pagayer dans la foule sur la Dordogne et son incontournable circuit des châteaux, sans pourtant voir personne parce que les seuls canoës qui comptent, ce sont ceux des amis retrouvés dont l’on cherche à se rapprocher. On en a des choses à leur raconter ! C’est la découverte d’une tendresse inattendue pour le motif léopard et son grand retour parce que la petite fille, dont je partage le bateau un moment, l’adoooooore. C’est picorer des mûres dans le pré où l’on se gare à l’ombre, avant de pique-niquer au bord d’une eau glacée, au moment où mon corps en a besoin.

Nos filles sont restées au bord de l’océan, en famille, des cousins veillent sur elles, merci à eux. Mon mari et moi sommes rentrés chez nous. Nous travaillons et pourtant je me sens en vacances. Parce qu’elles sont loin, le frigo peut se vider en paix, aucune alarme ne hurle quand il ne reste que trois yaourts. Leurs désirs m’arrivent filtrés, décalés, lumière d’étoiles à rebours. Je vois dans le futur. Je sais ce qui m’attend en septembre, la liste est sous mes yeux. Ma seule inquiétude est leur santé : comment convaincre des adolescentes de boire (de l’eau), de rester dans des lisières d’ombre même brûlante ?

Leurs besoins sont toujours prioritaires, les petits homo sapiens se sont bien débrouillés pour assurer leur survie. Pour que cette contrainte reste, souvent, vécue comme un plaisir, il faut des pauses. Une vacance d’attentes d’autrui. Finalement, peu importe le lieu pour se détendre.

Fin juin, ma grande fille m’avait rejointe à mon bureau en sollicitant mon aide urgente pour relire son CV. Bien sûr, ma chérie. Elle avait repoussé ma souris avec son portable. Son CV était déjà bien travaillé pour Parcoursup. Nous l’avons amélioré, simplifié sur le site internet où un modèle de mise en page l’avait attirée. Elle est pressée. Un café l’attend, son CV, un café où elle aimerait bien travailler cet été. Alors on se dépêche. Voilà le CV est fini, il ne reste qu’à le télécharger. Pas si simple, il faut passer à la caisse d’abord. Ben oui, ma fille, comme dit ton Daddy, there’s no such thing as a free lunch. Après tout, c’est normal de payer en échange d’un service, si au moins cela peut nous éviter de céder nos données (et de recommencer la mise en page ailleurs). Je la préviens en essayant de lui fourguer une leçon de vie au passage :

-Attention, je vais régler, mais on veut surtout éviter de se faire embringuer dans un abonnement ad vitam aeternam.

– Allez, vite, maman.

Avec précaution, je coche et décoche les options proposées pour limiter mon engagement aux quelques euros du CV. Elle le télécharge et l’envoie.

Quelques semaines plus tard, sur un transat rayé, je consulte mon compte bancaire. Et là, vous l’aurez deviné, je constate que le site de CV m’avait prélevé vingt-six euros.

– Grrr, mais qu’est-ce que c’est que ces voleurs ? J’avais fait bien attention de ne pas cliquer sur abonnement pour ne pas me retrouver arnaquée.

Pas assez apparemment.

-Ils vont m’entendre !

Enfin, si j’arrive à joindre un interlocuteur.

(Pour le réalisme de la scène, sachez que je ne parle pas toute seule, mon mari lit près de moi. Ça m’arrive, mais pas là.)

Un commerce en ligne qui harponne les clients à leur insu doit se planquer derrière une absence de coordonnées de contact. Contre toute attente, le numéro du service client apparaît sur la page d’accueil du site. Je le compose. Un menu vocal me demande quel compte nous avons créé. Je monte sur mes grands chevaux :

-Mais j’en sais rien moi, on en crée toutes les cinq minutes des comptes. S’il fallait que je me souvienne de tous ! Surtout que là c’est ma fille qui l’a créé. Et elle est où celle-là, que je lui demande son compte ?

Je mime à mon mari que j’ai besoin d’aide pour la trouver, ma colère ne souffre aucune attente. Il ne faudrait pas que demain ils me prélèvent encore, ces voleurs.

Elle n’est pas là.

La voix, que quelqu’un a dû programmer pour ces impasses, me propose une alternative pour retrouver ledit compte. Ouf. Pas besoin de la chercher et de constater qu’elle ne se souvient pas des coordonnées choisies.

-Tapez le numéro de téléphone indiqué dans votre chevo.

Hein ?

-Tapez le numéro de téléphone indiqué dans votre chevo.

-Mais qu’est-ce qu’il baragouine çuilà ?

Ma perplexité est de courte durée et j’éclate de rire : la voix automatique a été paramétrée pour lire CV en disant chevaux comme dans 2 CV. Quel dommage tout de même pour un site de rédaction de curriculum vitae de ne pas être foutu d’avoir un menu impeccable, surtout en ce qui concerne l’objet même de son service ! Ce n’est pourtant pas sorcier de faire un test.

Je tape le numéro de téléphone de mon chevaux, enfin, de celui de ma fille puisque c’est de cela qu’il s’agit. La voix automatique me dit : « vous avez saisi… » et puis une voix différente prend la main, enfin, l’oreille, et déclame le numéro de téléphone en anglais et avec un fort accent américain. Décidément, Paco le responsable qualité a dû tomber dans l’escalier.

Enfin, une voix masculine me répond en français. Malgré le discours formaté, le fort accent espagnol me signale qu’il est humain. Je lui explique mon insatisfaction avec fermeté. Impassible, il déroule son questionnaire et me pose des questions. Avant de traiter mon dossier, il lui a été demandé de vendre. Il y a des limites à l’humanité tolérée tout de même.

-Est-ce qu’à neuf euros l’abonnement pour votre fille, puisqu’elle est étudiante, vous aurait semblé un prix convenable ?

-Un abonnement ? Mais je n’en veux pas d’abonnement. C’est ce que je viens de vous expliquer.

-Nous vous proposons la rédaction grâce à l’IA.

L’IA, c’est le nouveau goût matcha, on en fout partout pour nous séduire. J’en suis déjà écœurée.

Je l’interromps.

-Non. Je ne veux d’abonnement à rien et à aucun prix. Nous savons nous débrouiller pour mettre en page un CV et sommes très confiants en notre intelligence humaine.

Bon, pas toujours, mais ça ne le regarde pas le señor. Sur le transat voisin, mon mari sourit.

Nous n’avons aucune envie d’une jolie page insipide pour notre chevaux , franchement, où va-t-on ?

Et soudain, en plein milieu d’une phrase, pof, la ligne coupe.

Je rappelle, retape le numéro de téléphone de ma fille que je vais finir par savoir par cœur, chose qui semble aujourd’hui hors de portée à ma cervelle préménopausée. Cette fois une voix féminine me répond, avec à nouveau un fort accent espagnol. Ce site doit être une entreprise ibère qui a acheté un logiciel de téléphonie américain pour vendre des chevaux, IA comprise, à des Français. Tout va bien. La mondialisation galope.

La dame m’explique que le mail de confirmation du paiement des deux euros et quelques précisait l’abonnement d’office, et qu’il était cependant possible de l’interrompre dans les quatorze jours. Le piège que j’avais pensé contourner était plus vicieux que je ne pensais. C’est ma fille qui a reçu le mail, elle ne l’a pas ouvert (je ne l’aurais pas fait non plus). Voilà une autre leçon pour toutes les deux. J’insiste donc auprès de la señora pour me faire rembourser ce qui ressemble de plus en plus à une arnaque délibérée.

-Je vais voir si le système me permet de faire un geste commercial.

-Mais quel geste commercial ? J’estime avoir été trompée, je veux être remboursée. Je voudrais parler à quelqu’un qui décide. Je m’en fous du paramétrage du système. 

Surtout qu’il semble sérieusement déconner le système.

La dame récite son catéchisme : essorer le client un max, tant pis s’il ne revient jamais, tant pis pour le bouche-à-oreille déplorable sur les réseaux. Quel modèle économique idiot ! À quelles attentes peut correspondre leur offre de jolis CV en ligne ? Finalement, Paco a dû se barrer avec Sofía du Marketing.

C’est mon jour de chance : le système autorise un remboursement de 50 %. Vraiment ? C’est une IA qui lit le numéro de téléphone du chevaux de ma fille en américain qui a décidé ?

-Êtes-vous satisfaite, madame ?

-À votre avis ? Non.

Devoir se battre pour se faire à demi avoir, c’est toujours se faire arnaquer.

-Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous ?

Débrancher votre offre malhonnête ? Envoyer vos patrons se faire voir en Amérique ? C’est sympa là-bas en ce moment pour les arnaqueurs.

Je contrôle sur mon compte en banque que les treize euros ont été recrédités et le mois prochain, je vérifierai que l’abonnement a bien été annulé par les voix successives qui me l’ont affirmé. Étaient-elles humaines ou artificielles ? C’est peut-être pour cela que la connexion s’est interrompue au bout de dix minutes. Si la conversation avait duré plus longtemps, mon interlocuteur aurait peut-être dérapé en américain pour chercher à me vendre des abonnements de téléphonie ?

Ces jours-ci je corrige les lettres de motivation de ma fille pour ses projets, en direct, sur un document partagé. Ça se passe très bien. Elle a l’air satisfaite du service proposé par sa mère. Gratos. Serais-je, pour une fois, à la hauteur de ses attentes ?

Courage, pour traverser la fournaise. Hydratez-vous. Installons le hamac dans le salon à l’ombre du linge humide sur l’étendage et regardons Le jour d’après en espérant frissonner.

Mets donc un pantalon sous ta robe !

Protéger son enfant et le laisser grandir

Pour la première fois, je m’assieds à mon ordinateur avec mes nouvelles lunettes. Ma vision de près s’est détériorée, et je viens d’y remédier. Dès le deuxième jour que je les porte, elles sont sales, les verres, que j’ai l’impression de ne pas avoir touchés, portent des empreintes digitales grasses. J’y vois mieux, j’y vois beaucoup trop bien. J’éviterai de les utiliser dans la salle de bains.

Hier sur le chemin des vacances, nous nous sommes arrêtés dans un hameau de Dordogne, dans un hôtel où nous avions mangé voilà quelques années lors d’un séjour en vallée de la Vézère. L’hôtel, dirigé par la même famille depuis cinq générations, s’est étendu et occupe plusieurs bâtiments du village, d’anciennes maisons, et le presbytère. Sur une plaque, ma plus jeune fille a lu « rue du presbytère » et m’a demandé si ça avait un rapport avec le mot « presbyte » qu’elle avait appris le jour même dans la voiture au sujet de ces mêmes lunettes neuves. Elle a également fait un lieu phonique avec un juron que j’avais proféré au volant quelques jours plus tôt (adressé à moi-même) qui l’avait fait éclater de rire, en faisant la fille outrée. La rime ne se vérifie pas ma chérie, l’orthographe diffère. Elle m’a alors demandé quel était le lien entre mes lunettes et l’ancienne maison du curé. Je n’en ai aucune idée, moi qui essaie à chaque occasion de leur fourguer une leçon d’étymologie grecque. Son père a émis l’idée que ce devait être en rapport avec la proximité. Une recherche m’apprend que non, c’est plus pragmatique. Presbus en grec signifie ancien, celui donc qui n’y voit plus rien. Le presbytère ou maison du curé est dérivé de presbyter, « ancien ; prêtre, chef de communauté chrétienne ». Consolons-nous en nous disant qu’avec l’accumulation des matins, apparaissent dans nos vies, outre les paires de lunettes que l’on égare plusieurs fois par jour, une forme de sagesse. L’expérience se mesure-t-elle à l’épaisseur des verres ?

Pendant que l’opticien éditait mes factures, le bout de mes doigts est allé effleurer le présentoir à chaînes pour tour de cou, comme des cordes de harpe. Elles étaient tape à l’œil, en grosses chaînes de plastique, impression léopard ou ambre, en chaînons dorés.

— Si je mets ça, mes filles ne voudront plus être vues avec moi.

— Oh détrompez-vous ! Ça revient à la mode. Les influenceuses en portent.

Des influenceuses presbytes ? N’est-ce pas une contradiction dans les termes ? Je n’ai rien répondu, et suis repartie avec trois paires de lunettes, les officielles, les à 1 € pour lire le soir au lit, les solaires à ma vue. Elles sont allées rejoindre dans mon sac les deux paires de solaires, la chic un peu rayée, la sportive, non rayée pour conduire. Que d’accessoires indispensables ! Je vais devoir remplacer mon sac à main par un sac à dos.

Me voilà donc, la vue rajeunie, assise dehors sous les chênes-liège et le murmure des pins. Une cigale rabote ses ailes. Une abeille dodue vient de s’échouer sur la table à côté de moi. Pourquoi a-t-elle raté le bouquet de marguerites au-dessus d’elle ? Elle ne bouge plus et me laisse l’observer. Tout à l’heure, si les vagues l’acceptent, j’irai me baigner. J’ai consacré le premier jour sur notre lieu de vacances, assise dans un transat à lire à l’ombre d’un tamaris, à boire le calme. La tempête des examens de fin d’année, des saisies et consultations de Parcoursup et du gala de danse s’est poursuivie avec l’accompagnement discret d’une recherche de job d’été et d’un voyage en sac à dos au Portugal. Le baccalauréat et le brevet internationaux ont vu leurs épreuves étalées sur deux mois. Nos minettes n’en pouvaient plus, leurs parents non plus.

Ma grande fille, sitôt la dernière épreuve passée, le grand oral sur le sujet de la sorcellerie, ancêtre de la chimie moderne, la récolte et le fonctionnement de la morphine (les recherches en ligne sur nos adresses IP vont nous faire repérer) s’est évadée avec deux amis en Haute-Savoie pour trois jours de randonnée itinérante ponctués de deux nuits en refuge. Depuis toute petite, elle a beaucoup marché avec nous, mais sans jamais avoir la charge de l’itinéraire. Ses deux comparses semblent connaître d’autres versions de balade, la course à pied, la course d’orientation, pas la randonnée en montagne. Pris dans la tornade des bals de l’une et de l’autre, des oraux à réviser, des robes à choisir et à acheter, de la cérémonie de fin d’études à la Cité scolaire internationale, et du discours à rédiger, le séjour en montagne n’a pas été vérifié. Lors de la cérémonie, à moins de quarante-huit heures de leur départ, les autres parents nous ont demandé si notre fille était rompue aux aventures en montagne. Non, pas vraiment, avons-nous répondu. Comme nous ils doutaient de leurs enfants, et pourtant nous avions choisi, collectivement de leur accorder notre confiance.

À bientôt dix-huit ans, sans doute leur jugeote est-elle fiable, ils auront choisi un périple fléché. À bientôt dix-huit ans, ils ne supportent tellement plus qu’on se mêle de leurs affaires, que l’on ose à peine rappeler à notre fille, sur le point de partir le vendredi soir à 20 h pour aller dormir avec les copains avant le départ aux aurores, que oui, il faut prendre anorak et coupe-vent, et qu’il serait bien qu’elle nous transfère l’itinéraire, on ne sait jamais.

Elle enfile les bretelles de son sac à dos, qu’elle vient à peine de boucler, et s’exécute sur son téléphone.

— Tiens, le voilà.

Saint-Sébastien

J’ouvre les messages que je consulte d’un rapide coup d’œil. Les captures d’écran de l’itinéraire tracé avec une carte IGN mentionnent, comme unique indicateur pour les trois randonnées, la distance : douze kilomètres par jour. Je veux de toutes mes forces faire confiance aux trois ados, alors je me rassure intérieurement : c’est bien, ils ont veillé à équilibrer les journées. Pourtant une petite voix me chuchote que c’est curieux de ne pas avoir noté le dénivelé ni le temps de marche. Nous ne connaissons pas exactement le lieu de départ, car d’autres adultes, à peine croisés la veille, les y emmènent. S’ils y vont, c’est qu’ils savent. Je me suis contentée d’acheter les billets de train de retour depuis Saint-Gervais-les-Bains, en suivant les consignes de ma fille. Je n’ai pu me retenir de glisser deux barres de céréales dans son sac en l’obligeant à prendre les deux, donc, anorak et coupe-vent. La météo a l’air bonne, aucune pluie n’est annoncée, mais on ne sait jamais en montagne, hein ma fille, le temps peut changer très vite. Les suggestions de tour de cou en laine et bonnet n’ont pas été retenues.

— Oui, oui, c’est bon.

— Et pour manger ?

— C’est bon, les autres ont fait les courses. On dînera au refuge.

Sur le départ, elle me tourne le dos, j’imagine les yeux levés au ciel et la moue exaspérée. Alors je lâche. On est assez sérieux quand on a dix-sept ans, qu’on rêve de partir seule voyager au bout du monde. Tout à l’air sous contrôle, même si ce contrôle a l’air très récent. Quelqu’un a réservé les nuitées en refuge depuis plusieurs semaines, c’est juste que nous n’étions pas au courant. Ils savent tout. C’est sûr. À leur âge, on ne peut plus, même pour leur sécurité, ni les contraindre ni les retenir. La féroce volonté d’indépendance compensera peut-être l’autonomie encore neuve.

Ma grande partie, notre week-end, est happé par d’autres sujets domestiques, en l’espèce, la dégustation de pizzas surgelées devant un film. Le samedi vers 20 h 30, j’entends mon mari répondre en anglais à son téléphone. À sa voix calme et aux mots rassurants, je comprends qu’il s’adresse à notre fille, et qu’elle doit être épuisée par sa journée de marche. Il monte à l’étage, pour éviter de nous déranger. Puis, comme ça dure, je le rejoins. De dos, assis devant son ordinateur, une carte IGN à l’écran, il essaie de faire décrire à notre fille l’endroit où elle se trouve. Là soudain, la phrase dite par une des mamans à la cérémonie me revient, « Je ne voudrais pas entendre “la dernière fois qu’ils ont été vus…” ». De la moitié de la conversation que j’entends, je comprends que son téléphone ne capte pas bien, qu’ils ne savent pas exactement où ils sont, que depuis le matin à 10 h 30, ils n’ont pas cessé de monter, ont franchi des barres rocheuses avec des échelles, des cheminées avec des câbles, que d’après eux le refuge est encore à plus d’une heure de marche, qu’ils sont épuisés et en détresse.

Don Quichotte & Sancho Panza

Quoi, il est 20 h 30 et ils ne sont pas encore au refuge ?

Mais la nuit va bientôt tomber.

Mais ils auraient dû déjà manger.

Mais on ne prévoit jamais d’arriver à plus de 17 h à un refuge.

Mais les refuges sont très bien fléchés sur les sentiers de randonnées…

Mais elle devrait le savoir, non ?

En fait, non, il n’y a aucune raison qu’elle le sache si on ne lui a pas dit. Nous savons pertinemment qu’elle ne s’est pas renseignée, elle n’avait pas le temps.

Les mais s’enchaînent, impuissants, expression d’une colère contre ma fille et ses amis, contre ma fille qui ne nous laisse pas la guider, contre les autres parents qui n’ont pas été plus prudents que nous, contre son père et moi qui avons fait confiance, aveuglément, contre moi. Surtout contre moi.
Non, mais franchement, est-ce raisonnable de laisser partir trois jeunes sans savoir où ? Sans avoir contrôlé l’itinéraire et sa difficulté ? Je ne vaux pas mieux qu’une ado qui croit tout savoir, c’est bien la peine d’être presbyte. Je m’en veux terriblement. Je me flagellerai plus tard, l’heure est au sauvetage à distance, pour s’assurer que ma fille va me revenir en bonne santé et entière.

Je l’imagine fracturée et en sang au pied d’une falaise, attaquée par un loup.

On téléphone au refuge, la gardienne est déjà au courant, ils l’ont appelée. C’est déjà ça. On leur conseille de téléphoner aux secours. Ces derniers, quand ils comprennent que personne n’est blessé, que les jeunes ont des vivres et des sacs de couchage, leur conseillent de s’installer pour la nuit là où ils sont, contre une cabane d’arrivée d’un télésiège. Ma fille me racontera un extrait de l’échange :

— C’est confort là, non ?

— Oui, si on veut.

— Ça va le faire. Vous venez d’où ?

— De Lyon.

— Encore des Lyonnais…

Des Lyonnais en vadrouille le week-end sur les crêtes de Haute-Savoie, de vrais touristes bien équipés et bien paumés. Des secours qui ont dû bien les rassurer en blaguant. Bien se marrer jaune en raccrochant, en espérant qu’il ne prendrait pas d’initiative nocturne aux trois ados en bivouac imprévu.

Ils dormiront à la belle étoile, descendront à Flaine le lendemain, où ils loueront un Airbnb pour la nuit. Ils n’auront pas vu de refuge. Ils se seront épuisés, ils auront traversé des cheminées dans des falaises, escaladé à quatre pattes de longues échelles en pente, appuyées par leurs seules extrémités à des rochers (les seules photos m’ont glacé le sang), négligeront les panneaux marqués « Danger, pont effondré », et devront remonter toute la pente dévalée pour traverser en amont. Cependant, ils prendront le train prévu. Je pourrai serrer, à l’heure indiquée, ma fille dans mes bras, ma fille en bonne santé et entière. Mais bien secouée. En trois jours, elle a acquis trois ans d’expérience et le verbalise.

Tiens donc, les parents ne disent pas que des bêtises, la préparation sérieuse est indispensable, comme la prise en compte des limites de chacun. Les panneaux d’avertissement sont utiles.

Nous ferons un long debrief le lendemain, avec la carte IGN, pour tenter de comprendre ce qui avait dérapé. Elle complétera ses notes en deux colonnes : à faire, à éviter absolument. Je sortirai le guide S’orienter en randonnée avec une carte, resté bien rangé sur une étagère, et un recueil de fiches techniques de randonnées pour apprendre à les décoder. Je ne peux pas m’arrêter de parler. Mon angoisse se verbalise en conseils, mais les yeux auxquels elle s’adresse ne se lèvent pas au ciel. Une brèche s’est ouverte dans le dédain des parents, comment y glisser un maximum de recommandations ?

Je regarde aussi mon erreur dans les yeux. J’accepte ce rappel d’une règle dont j’avais conscience sans avoir osé l’imposer : la confiance n’exclut pas le contrôle.

Ouf, nous l’avons échappé belle. Cependant l’expérience, nom dont les hommes baptisent leurs erreurs, comme disait le brillant Oscar Wilde, semble cantonnée au domaine dans lequel elle a été acquise. On veut protéger nos gosses contre eux : ne fais pas de vélo en tongs, tartine-toi de crème solaire, mets ta casquette… Là, d’un coup, les conseils des parents redeviennent charabia inutile, lubies de darons. Ça ne les intéresse pas, ils ne font même pas semblant de nous écouter, et moi, toujours je cause. Au moins, s’ils ont un accident, je n’aurai pas complètement failli à ma tâche. Les conseils aujourd’hui, à leur âge, c’est pour conjurer ma propre peur.

Mon amie Susanne de Cologne a laissé sa plus jeune fille partir après l’Abitur en Australie, en Indonésie et au Vietnam en mode work and travel, et il lui a été demandé de faire confiance pour l’organisation. Elle a un peu tremblé bien sûr, mais tout s’est bien passé, là comme en toute chose, la chance joue beaucoup. À peine rentrée d’Asie, elle est repartie en Interrail avec deux amies en Europe. Le périple s’est terminé à Lyon en juin, et nous avons accueilli quelques jours trois jeunes Allemandes en sac à dos, bronzées et épanouies. Les voyages, au bout du monde ou en montagne, forment la jeunesse.

Les sorties au coin de la rue peuvent la détruire. Pour les bals de promo, mes filles ont joué aux princesses. La plus jeune a été accompagnée et récupérée en voiture par son père, pour une fête réservée aux seuls 3e et contrôlée par des parents (merci à eux). L’aînée, en revanche, devait se rendre à la salle de fête en métro. Nous avons donc conjuré la robe sexy avec un pantalon et une chemise en lin. Ni vue ni connue. Aucune remarque désobligeante n’a balayé ce conseil de maman. La terreur des rencontres possible hante les jeunes cervelles, même avant d’apprendre qu’une jeune fille de quinze ans s’était fait violer un matin à un arrêt de bus, en se rendant à son stage de seconde, à quelques rues de chez nous.

Ma plus jeune fille, à l’apparence bien plus mûre que son âge, commence à découvrir les inconvénients de se promener dans le corps d’une belle nana. Elle reçoit des remarques, des compliments, et surtout des agressions sexuelles verbales. Lorsqu’elle sort en short et crop top, je voudrais ne pas penser que oulala, elle va s’attirer des problèmes dans la rue, le bus ou le métro. Elle ne traîne pas dans des quartiers mal famés, et sans la brimer, je voudrais l’aider à se protéger. En Allemagne, dans un cours d’autodéfense, elle avait coupé une planche en deux de la tranche de la main. Au collège, en famille, elle sait envoyer paître quelqu’un qui l’importune. Féministe née, personnalité entière, solide avec des repères sains, c’est mon coach en matière de limites à poser. Elle semble capable de crier pour alerter et de taper pour faire reculer un agresseur. Mais comment réagirait-elle seule en territoire inconnu, ou face à un groupe ?

L’avantage de la péri ménopause c’est que personne ne nous siffle plus dans la rue. Si je n’en suis pas encore au stade où on me laisse un siège dans le bus, j’ai acquis, comme l’exprime Cati Baur si joliment dans son roman graphique Marcie, le superpouvoir de l’invisibilité. Nul besoin d’enfiler un pantalon par-dessus la robe, de toute façon on n’y rentre plus.

Nous sommes passés samedi à Bayonne, en nous disant que oui c’étaient les fêtes, mais que dans la journée, ce serait encore calme et qu’on pourrait aller se ravitailler à la librairie de la rue en pente et chez un chocolatier avant de se reposer au cloître. Gros naïfs. Pendant les fêtes, des tentes Quechua accompagnées de la voiture de leurs propriétaires occupent, garées de guingois, chaque mètre carré d’herbe, chaque rond-point non protégé par des barrières, chaque bas-côté, toutes les lisières des parkings de supermarchés. C’est un capharnaüm géant de tôle et de tissus, genre camp de réfugié. J’imagine le jour où mes filles prendront d’assaut la vieille ville, en pantalon et T-shirt blancs et bandana rouge, porte-gobelet à la ceinture. Peut-être ne m’en parleront-elles qu’après, et elles auront raison. Il est bien sûr impossible de se garer. Nous continuons donc vers Saint-Sébastien en Espagne, et reviendrons dans quelques jours, quand les Bayonnais, assaillis par un million de visiteurs, auront repris leur souffle. Les secours, là aussi, doivent être bien sollicités.

J’admire particulièrement les gens qui se forment et s’engagent pour nous sauver de nos prises de risque dans nos loisirs. Hier sur la plage d’Hossegor, une démonstration de sauvetage en mer était déployée avec camions de pompiers, maîtres-nageurs sauveteurs et hélicoptère. La scène était surveillée à distance par des groupes de gendarmes. Des huiles en costard, dégoulinées de Paris, étaient entreposées à côté d’une toile de tente, n’osant pas se mettre à l’ombre pour admirer de près la compétence des sauveteurs en action. Je me suis renseignée. La présidente de l’Assemblée nationale, de passage dans le sud des Landes, a été gratifiée d’un spectacle sur la plage. Le matin, elle assurait une séance de dédicaces. En voilà une idée pour encadrer le budget de l’État : éviter de sortir un hélicoptère et des dizaines de professionnels pour assurer la promotion d’un livre signé, pardon, écrit par une personnalité politique. Espérons que cela aura été l’occasion d’un entraînement pour les sauveteurs. Une plage équipée d’une piste d’atterrissage pour hélicoptère en a besoin.

Allez, mes filles qui partez à la plage, mettez une casquette, osez crier si on vous emmerde dans la rue, et demandez à vos parents de vérifier vos itinéraires de randonnées. Au moins pour leur faire plaisir. Quand vous serez au bout du monde, promis on vous foutra la paix.

P.S. J’ai présenté mes dernières lectures , et m’apprête à y ajouter les livres de la semaine.

P.P.S. Pour ceux qui n’ont pas peur d’ouvrir les yeux, la mini-série Querer sur Arte est bouleversante. Elle se passe dans la grisaille de Bilbao, et le titre joue sur le double sens du mot : aimer / vouloir.

Crues

Se séparer de souvenirs et bouturer des roses

Oups, ça déborde… Ça déboooorde !

-Et alors ?

-Ça coule ! Qu’est-ce que je peux faire ?

-Enjoy !

-Aiiiiiide-moi steuplaît.

-Tiens.

-Merci.

Je saisis à deux mains l’objet tendu par mon mari, mon ordinateur. Ce qui déborde de mon cœur, je l’attraperai dans mes doigts, dans des mots, des phrases, un article, un livre. Plusieurs livres. Ça déborde tellement, il en faudra, des pages et des pages pour éponger la joie. La joie de me rendre compte que mon corps et mon Ardèche, dont la flamme vacille ces temps-ci, me rendent heureuse. Pour le réaliser, j’ai commencé par m’effrayer de la perte possible de leur socle fidèle.

Je suis en phase de de tri de mes biens matériels pour visiter mon passé sans bleus aux émotions, avec la ferme intention de laisser entrer de nouvelles histoires. Ma voisine semble connaître une période analogue. J’écris sur la terrasse et son échange avec une visiteuse enjambe le grillage et ma concentration. Elles se tutoient inspectant une paire de fauteuils tapissés de vert bronze, installés de guingois dans la pelouse tondue de frais. L’une, de vingt ans mon aînée, souhaite s’en débarrasser et l’autre, de dix ans ma benjamine, les acheter, si son mari est d’accord. Oui, elle va lui en parler.

Cet éclaircissement de mes étagères, au sens jardinier, clôturera plusieurs déménagements. Des objets bringuebalés de Lyon à Villeurbanne puis à Mayence, puis à Lyon, puis à un abri de jardin qui déborde lui aussi, vont encore me consommer du temps, mais pour la dernière fois. Je voudrais pouvoir replier seule, le cas échéant, mon baluchon. D’habitude, seule la bienheureuse énergie de la colère me donne la force de trancher, jeter, déchirer, renoncer, et m’aide à m’offrir ce dont j’ai tant besoin, un cadre de vie apaisé (disons le plus apaisé possible, quand on vit avec des ados et un chien). Il semble que la joie aussi propulse en avant.

Vieillir entraine la multiplication des cartons de souvenirs mais autorise à se protéger. Se faire du mal pour faire plaisir aux autres ? Non merci. Exit les échanges et activités qui contredisent mes besoins. Maintenant il est temps de me séparer d’objets qui ne blessent pas mais encombrent. Les kilos de carnets remplis de notes ? Je les jetterai. Pourquoi ne pas organiser une exposition de mes sculptures ? Régulièrement je longe les étagères la tête penchée, le doigt sur la tranche des livres pour sélectionner ceux que je ne relirai pas, n’ai pas assez aimé pour les prêter et dont la vue ne me fait pas sourire. Je les empile dans le garage dans deux sacs, l’un pour Emmaüs et l’autre pour la librairie anglaise Damnfine Bookstore. Lors de ma dernière évacuation vers la foire aux livres du lycée, ma fille était revenue avec un roman que j’avais donné. Regarde maman, il a l’air trop bien !

Soudain, un virus printanier a interrompu mon élan et m’a condamnée à un corps inconnu. Il décide de ma compétence à agir, m’ordonne souvent de renoncer, me pousse sur le canapé ou, les jours ensoleillés, sur un transat dans l’herbe. C’est viral, ça devrait passer. Notons le conditionnel. Alors je prends ce corps en patience, je le soigne, sans colère puisqu’il m’a volé cette précieuse énergie. La frustration jaillit parfois en une tristesse résignée. Quand il me laisse travailler et vivre comme je le souhaite, j’en ressens une profonde gratitude. La liberté d’agir peut s’envoler du jour au lendemain. La sagesse germerait-elle de l’absence de choix ?

Mon élan vers le vide s’est aussi trouvé tout à la fois entravé et encouragé par la séparation annoncée d’avec ma maison d’enfance en Ardèche. L’autre samedi, des boîtes pleines de papiers sur un banc de bois ont été extraites d’une armoire sombre couronnée d’une étoile sculptée, pour se retrouver sur le banc dans la cour. Les contenus débordent et exhalent un renfermé vieux de plusieurs dizaines d’années. Quels trésors et reliquats n’ai-je jamais eu le courage de jeter ? Alors je déballe, dans le désordre, les cahiers de maths de terminale, les cours de français de première, plusieurs années de fiches d’expressions en anglais et en allemand, un répertoire de vocabulaire de grec ancien, utilisé ensuite par mon petit frère. Des photos d’un séjour aux États-Unis à l’été 1989 s’échappent d’une boite à pantoufles, des lettres reçues en pension en Angleterre en 1982, d’une petite valise en osier. Dans une autre caisse s’entassent des lettres de mon amie allemande de Cologne, et le cahier dans lequel elle avait inscrit son adresse, lors de notre rencontre en colonie en Autriche. Son écriture n’a pas changé. Une affiche d’Ibiza retrouve la lumière du jour. Ramassée dans la poussière sableuse sur le chemin de la plage, elle vante, en allemand, la disponibilité d’un livre sur l’île avec des visuels festifs : une nana les seins à l’air jaillissant de la mer, des jeunes gens en string, dansant dans les lumières colorées de la piste d’une discothèque. Je l’avais épinglée au mur de ma chambre quand j’avais onze ou douze ans, passeport pour l’adolescence.

Sur une enveloppe, des lettres larges au feutre violet et aux ronds vifs sur les i, signalent son expéditrice, Janine, une amie et grand-mère d’adoption. Une carte postale de Provence, tapée à la machine, évoque Marie-Thé, qui décodait, avec délicatesse, son écriture pressée tellement illisible. Sur une autre carte postale, Dany m’invite à venir cueillir des narcisses dans son pré à Montpezat à mon retour de Londres. La correspondance digitale d’aujourd’hui ne laisse pas de trace dans les vieilles armoires et confisque, hélas, la personnalité et les émotions de l’écriture. Tous ces souvenirs précieux, je décide de les trier à Lyon. Ils quittent l’Ardèche en l’état. En revanche, les cours d’école de commerce, que j’ai tellement détestés, la fonction crédit, la comptabilité, à laquelle je n’ai jamais rien compris, la finance, le droit des sociétés, s’empilent dans un grand sac poubelle gris renforcé, acheté à cet effet. Seuls un cours en anglais de droit du marketing, et un cours en allemand sur le Saint Empire romain germanique en dernière année m’ont tenu la tête hors des avalanches austères de chiffres.

Des dossiers cartonnés roses, Parcoursup de jadis, émergent. Incapable de décider et de renoncer, condamnée aux rails tracés par d’autres pour les bons élèves, j’avais rempli autant de dossiers que de types de classes préparatoires, toutes sauf véto qui ne m’intéressait pas. Je m’étais donc retrouvée à jouer à plouf-plouf avec mon jeu de cartes roses, comme on effeuille une marguerite. J’irai, j’irai… dans la voie où je renonce au moins de matières. Au centre d’orientation du lycée, le résultat d’un test réalisé sur ordinateur, oui en 1988, m’avait bien frustré : intérêts égaux pour les sciences et les matières littéraires. J’ai juste oublié de lire les réponses aux questions que je ne me posais pas, tout hypnotisée par le système scolaire que j’étais : gros intérêts pour l’extérieur, le sport, la nature, la création, intérêts faibles pour la gestion. Je suis partie en classe préparatoire HEC avant de trébucher, hélas, la tête la première, en école de commerce. Je commence à peine à m’en remettre.

Au moment de saisir ses vœux dans Parcoursup, même si aujourd’hui les passerelles sont plus ouvertes, j’ai répété à ma fille : ne choisis pas seulement les études, prends garde aux métiers auxquels elles mènent. Et surtout, ne fais pas une école de commerce. Je montrerai les dossiers roses à mes filles qui se passionnent pour l’histoire du XXe siècle.

Le sac poubelle gavé, énorme et lourd, part à la benne de recyclage du bout de la rue. Les lettres et les cartes postales, l’affiche topless et les photos rejoignent les cabas de livres sur le sol du garage. Sur les caisses de documents, en équilibre, chavire le petit chapeau gris en feutre de mon uniforme anglais, décoloré, avec à l’intérieur, cousues sur la bordure, des étiquettes tissées au nom des deux précédentes petites propriétaires. Quand l’envie me prendra, je feuilletterai lettres et photos une à une. Je ne garderai pas grand-chose, juste une nostalgie mélancolique, pour éviter à quelqu’un d’autre, un jour, de devoir tout jeter dans un grand sac, à la benne de recyclage au bout de la rue.

De ma maison d’enfance, j’ai rapporté des bouquets parfumés de roses anciennes, aux tiges courtes et tordues qui griffent les doigts de leurs fines épines. Lorsque leurs pétales se sont répandus sur la table, j’ai coupé leurs têtes fanées et taillé dans leurs tiges des boutures en suivant un tuto de YouTube. Elles sont plantées dans des pots humides de terreau à semis, devant la porte-fenêtre, sous des mini serres taillées au couteau à dents dans des bouteilles en plastique d’Orangina et d’eau de Vals. J’en ai trop planté c’est sûr, mais je ne voulais renoncer à aucune. Avec un peu, beaucoup de chance, l’une d’entre elles s’enracinera. Je voudrais bien les racheter, mais leurs noms m’échappent et les IA ne savent pas encore identifier les rosiers anciens. Ma visite trop tardive à la roseraie du jardin botanique du Parc de la Tête d’Or ne m’a pas renseignée non plus. Je déterrerai des rhizomes d’iris de toutes les couleurs, tant pis si ce n’est pas la saison.

Des reliques d’un temps où les souvenirs sur papier étaient précieux (oui, j’ai cent ans), deux albums photos posés sur la commode de ma chambre de Lyon sont un signe, le signe qu’il faudra bientôt signer au bas d’un contrat de vente et confier à d’autres, pour toujours et à jamais, ma chambre d’enfant, mon trou dans la haie pour sortir danser la nuit, mes rosiers préférés anonymes et les empreintes de ma mère. Mes fantômes pourront enfin se reposer.

Pour traverser cette étape, j’ai commencé à écrire un livre. Je le veux court et tendre, tarabiscoté peut-être, avec des épines et parfumé. Sa bouture dans cet ordinateur a déjà pris.

Lors d’un passage récent dans cette maison chérie, j’ai présenté les roses anciennes à une amie. J’en ai rapporté des brassées, pour parfumer le séjour de Lyon, les chambres de mes filles coincées entre bac international en anglais et brevet franco-allemand, pour les regarder s’affaisser sur ma table de verre, rendre les pétales et leur lumière parfumée, et m’offrir leurs tiges pour de nouvelles tentatives de boutures.

Nous avons croqué du saucisson, du pain, et des abricots sur les bords d’un ruisseau où bronzent les grenouilles, face à une cascade éteinte, qui déborde après l’orage. Je l’ai vue couler une fois dans ma vie, voilà peut-être quarante ans. Moi, déjà avant les gros orages, je déborde. Avant les tempêtes de tristesse, et les ouragans de bonheur. Et puis aussi un peu pendant, et beaucoup après.

En regardant la cascade, la plante de mes pieds s’est souvenue du relief grumeleux du bas des falaises où j’avais grimpé enfant, incapable de vivre en deux dimensions, toujours attirée par le rocher, la branche inaccessible, le mur. Pour aller voir de haut. Pour rire, glisser, jouer à me faire peur, m’inventer une vie de Robinson suisse, repérer les baies à grignoter, les tiges à croquer, les pétales à sucer.

Ça coule et ça déborde, mes doigts ne vont pas assez vite pour éponger l’épanchement de mon cœur. Parcourir l’Ardèche avec une amie d’ailleurs me prête son regard extérieur, et il me souffle que vraiment c’est une chance d’avoir grandi dans un pays de vacances, d’artistes, de passionnés, de gens authentiques, dans un jardin de roses anciennes parfumées où le pré est tondu par un âne qui témoigne son affection à grands coups de tête poussiéreux.

C’est un trésor. J’ai envie de m’y perdre à nouveau dans mon Ardèche, de tout quitter. Pas tout Estelle, hein, je t’ai à l’œil, même si je suis la seule puisque désormais tu es entrée dans l’ère des invisibles, quand tu te baignes de façon spontanée dans un trou turquoise de l’Ibie, en culotte et soutien-gorge. Tu ne peux résister aux remous d’un rapide de poupée, comme la petite fille en culotte rose, qui marche en équilibre sur les rochers en travers du courant, en s’aidant des mains, et glisse sur le rocher moussu jusque dans le trou d’eau. Un trou d’eau où tu ne peux te baigner qu’allongée, dans les bulles de la rivière, les bulles de ton souffle.

Cette rivière magique, qui sourd par endroits d’un lit de galets, en un flot turquoise, insolite, attire les amoureux des baignades en eau vive dès les premiers rayons de soleil. Les voitures garées en contre-haut viennent du Vaucluse ou de Hollande. Un jour, dans la cantine d’une tour de verre, un collègue avait mentionné cette vallée confidentielle. Surprise, je l’avais interrogé : tu connais cette rivière ? Oui m’avait-il répondu, j’étais au lycée dans le coin.

À travers le filtre de mes souvenirs, l’Ardèche devient musée. Cette boutique fermée, c’était mon studio de danse et la vitrine de bois était peinte en violet. Le magasin d’épices a été créée par une dame qui partait en fourgonnette s’approvisionner au Maroc. Mon miel préféré, je l’achète dans la Grand-rue au marché. Une grande amie habitait là, au bout de cette impasse.

De retour, épuisée mais sereine, j’ai compris. Compris que laisser partir ma maison d’enfance pour cause de temps qui passe ne me coupera pas de l’Ardèche. La joie de cette réalisation inattendue a jailli et débordé en mots dans l’ordinateur tendu par mon mari et en projets d’aventures.

Pour rendre un peu de sérénité à mon intérieur encombré, je lance le cycle de nettoyage du robot Cinderella. Il refuse de bouger et m’interpelle :   

« Mettez une lingette de nettoyage et appuyez sur Clean. »

J’éclate de rire.

Je ne savais pas que Cinderella causait autant et surtout qu’elle avait un accent québécois. Mon mari s’amuse aussi avec les voix du GPS dans la voiture. Je n’ai pas de GPS pour traverser, de façon sereine, la séparation d’avec un lieu qui m’émeut autant, mais j’entrevois le chemin. Tourner à droite après les châtaigniers, glisser entre les genêts, et plonger dans la première rivière secrète.

Tant pis si ça déborde.

Miracle sur la grand rue

Du kombucha à Kessel, une ribambelle de miracles

C’est quoi dans le bocal ?

Ma fille m’interpelle depuis la cuisine où elle range son petit déjeuner. Je me suis installée sur le canapé, mon ordinateur sur la table basse.

– Dans le bocal ? De l’eau.

J’ai rempli un bocal à fermentation d’eau bouillante pour le nettoyer.

-Non, là, c’est pas de l’eau, c’est dégueulasse…

-Ah, l’autre bocal, des mamas kombuchas.

-Ça me dégoûte un peu.

-Ne regarde pas, je suis en cours de remise à zéro de mes petites affaires fermentées.

Lors de mon passage à Avignon chez ma cousine en septembre (voir l’article La Vierge Marie prend la carte bleue), elle m’avait confié un bocal dans lequel flottait une méduse grise et opaque entre deux eaux d’un liquide brun. La consigne était d’ouvrir le bocal en arrivant et de la garder à l’ombre. Mon bocal mystérieux avait pris le train calé dans mon sac à dos, que je veillais à garder vertical pour éviter un dégât des eaux à l’odeur de vinaigre sucré. La recette pour l’utiliser semblait simple : préparer du thé noir fort avec de l’eau déchlorée, ajouter du sucre, le champignon visqueux et un peu de son liquide, et placer la préparation dans le noir. Après une semaine de fermentation, la masse vivante indéfinie de la levure géante gavée et reproduite, le liquide, légèrement pétillant, sera prêt à consommer. La magie naturelle de ce soda maison délicat et très peu sucré m’avait appâtée. J’étais donc repartie pour Lyon avec une mama kombucha planquée dans le sac à dos. Au Moyen Âge, une femme aurait été envoyée au bûcher pour moins que ça.

Bien sûr, j’ai abordé le kombucha comme toute autre préparation culinaire, avec enthousiasme, improvisation et approximations. Faute de disposer d’un bocal au diamètre adapté pour stocker les filles produites à chaque fermentation, je les laissais toutes ensemble. Ma boisson, devenue très acide, donnait l’impression d’avaler du vinaigre sucré et légèrement parfumé. Un passage à Avignon pour Pâques m’a permis de regoûter le parfum attendu de la boisson fermentée — peu acide — et de photographier la recette à nouveau. L’achat d’un bocal au bon diamètre me permettra de stocker les mamas dans leur hôtel (oui, c’est le nom) et d’éviter que ma boisson hebdomadaire soit suractivée par une famille nombreuse. Donc ce matin, j’ai sorti toutes mes méduses sur une assiette et, armée de deux fourchettes pour les préserver des bactéries, j’ai décomposé leur arbre généalogique avant de les ranger dans le bocal bas. Celui qui est dégueulasse.

Avec des grains donnés par une amie, des rondelles de citron, du sucre, et une figue sèche indicateur de fermentation, je prépare aussi du kéfir à l’eau. Lorsque les bulles poussent la figue vers la surface, au bout d’un jour ou deux, c’est prêt. Le goût frais rappelle celui des yaourts au citron de son enfance, me dit mon mari. Je suis devenue une adepte de l’alchimie de l’ombre de la fermentation volontaire. Même vinaigrée et sous une forme hybride mystérieuse entre champignon noir réhydraté et bactérie géante croisée avec un nénuphar, la fidélité des prodiges minuscules polit le quotidien.

Parfois, un miracle plus rare éclate sous nos pieds.

Un mardi de février en début de soirée, en sortant de la répétition de musique de chambre, j’ai trouvé sur le trottoir devant la mairie, dans le halo de l’éclairage de l’arrêt de bus, un portefeuille noir. Ça sent la chute de la poche au moment de la descente du bus. Même si de nos jours cette association est taboue, son tissu irisé en fait, statistiquement, un objet plutôt féminin. J’imagine la femme dans la cohue de la descente du bus en heure de pointe, se hâter de retrouver son chez elle et qui, la porte à peine refermée, glisse une main dans sa poche, une autre et a beau fouiller, refouiller, retourner la veste et renverser le sac à main, ne trouve rien. Une fois, deux fois, elle recommence les étapes, puis le déni cède à la détresse : « Me*de mes papiers, ma carte bleue… »

Me*de alors ! Comment vais-je retrouver la propriétaire ? Ma première réaction, peu glorieuse, invoque plus de gros mots. Le portefeuille d’une autre, c’est du souci dont je me passerais volontiers. Ce soir de février, je monte vers la mairie pour vérifier que l’accueil est bien fermé. Bien sûr que c’est fermé. Ce manège semi-conscient s’adresse à un éventuel observateur qui pourrait soupçonner la main qui ramasse un portefeuille de vouloir en garder le contenu pour elle s’il est trop vite glissé dans un sac. Cette responsabilité m’encombre : comment vais-je le restituer à temps, avant l’opposition et les démarches administratives ? Lasse, je remets la décision au lendemain où je me force à ouvrir le portefeuille, intimidée par l’impression d’entrer par effraction dans la chambre d’une inconnue.

La carte d’identité me confie le nom d’une jeune femme, qui m’envoie sur un compte Facebook, lequel me refuse d’envoyer un message sans être équipé de Messenger, et LinkedIn exige que je passe à la caisse avant de pouvoir la contacter. Son dernier lieu de travail semble être une boutique d’alimentation dont le numéro est public. J’appelle, une voix féminine m’informe que la dame ne travaille plus chez eux, mais se propose de la prévenir. Quelques minutes après, une jeune femme m’appelle :

-Vous avez mon portefeuille ?

-Oui.

-Oh je suis trop heureuse ! J’étais justement sur le site de la mairie pour tout refaire. Si vous voyiez ma tête, j’arrête pas de pleurer, j’ai le nez rouge. J’enchaîne les galères. Mon appartement a brûlé fin décembre, je vis chez ma mère avec mes enfants, l’assurance n’a encore rien payé… Si vous savez comme je suis soulagée ! Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

Rien, rien, votre réaction est déjà un cadeau.

On se donne rendez-vous à un arrêt de bus, un autre, en fin de matinée. Sur ce trottoir désert, en lieu de mot de passe, elle m’appelle dès qu’elle m’aperçoit. Je lui remets son portefeuille noir irisé, vierge de toute intrusion au-delà de la carte d’identité. Elle me tend un sachet de papier blanc fermé par un ruban vert, d’où dépasse un sachet de meringues roses et blanches.

-Tenez, pour vous remercier.

Un petit miracle, sur le côté de la route ébloui de soleil, près d’un arrêt de bus, que je me hâte d’épingler à la page avec des mots. Avec ma collection de prodiges minuscules, je bâtis des gués pour traverser les jours gris sans trop me faire éclabousser.

Le jour de l’adieu à Sophie, l’intensité de la séparation en avait attrapé toute une ribambelle, de musique, de lumière, de révélations, et d’humour.  

Un chant d’orgue, Le Cygne de Saint-Saëns, a accompagné notre arrivée à l’église, le Largo de Haendel, notre sortie, guillemets de musiques que j’ai jouées au piano avec un violoncelliste et une amie violoniste, et que j’aime beaucoup. En entrant, sur un panneau d’annonces de cette église anglaise, mon regard brouillé s’est posé sur un dépliant au sujet d’une sainte Elisabeth Prout, cocasserie accessible aux seuls francophones. Sourire intérieur, à l’extérieur, épisode cévenol. Sophie, l’espiègle, je te reconnais bien là. Tu nous fais un autre clin d’œil lorsque le prêtre évoque la lumière au bout de la souffrance, dansante, dérisoire, vulnérable, mais présente comme la flamme du cierge devant lui. Juste à cet instant, une lumière réchauffe mon épaule droite, un rayon de soleil entre par le vitrail.

Derek l’organiste, un ami de Sophie de 80 ans, lit le texte qu’il a écrit pour elle, magnifique, émouvant. Lui et sa femme ont accueilli Sophie lors de sa conversion de l’Église anglicane vers la catholique, de l’autre côté de la ruelle, ils ont un fils handicapé. Il lit un passage sur Sophie qui pilote l’avion, qui imagine le monde en dessous, car comme chacun sait « les images sont meilleures à la radio qu’à la télé ». Il interroge la vie de ceux qui souffrent, en empruntant une première personne du pluriel. Pourquoi souffrons-nous ? Nous souffrons pour vous donner l’occasion de faire un geste gentil à notre égard, et vous sentir mieux avec vous-mêmes. Nous souffrons, comme le Christ sacrifié dans les évangiles, pour que vous appréciiez mieux les petites choses de la vie si précieuses.

À la sortie, dans cette ruelle étroite, préoccupée par le mystère trop grand de cette vie dans une boîte, je comprends soudain que ce qui me fait tenir debout à cet instant, c’est ma guirlande de petits miracles : le rayon de soleil chaud sur l’épaule, les premiers crocus dans l’herbe, les narcisses nains sur le trottoir, les mélodies à l’orgue, l’humour de Sophie. Tu m’avais raconté, mis amusée mi agacée, que pour réserver un voyage, il t’avait fallu choisir ton handicap : physique ou visuel, le formulaire ne permettait pas de cocher les deux. Bienheureux concepteurs…

Pourquoi avons-nous ce besoin de regarder plus bas pour nous consoler ?

Non, taisez-vous les rabat-joie, ne me rappelez pas que les tours de magie du quotidien, éphémères et insignifiants à notre image, résultent du déterminisme de la biologie ou de l’astronomie, de la chimie du libre-arbitre ou du hasard.

Parfois les tourbillons de la vie déposent sur un canapé entre bouquins et films, pour que le Covid, qui s’est invité dans mon corps mi-mars sans payer de loyer, se mette enfin en quête du chemin de la sortie.

Mes dernières découvertes artistiques portent, coïncidence ou magie, sur l’immigration et le mélange des cultures. Ahmed Kalouaz, arrivé bébé d’Algérie dans les années 1950 écrit avec sensibilité et lucidité sur son père (Avec tes mains), sa mère (Une étoile aux cheveux noirs), une sœur disparue à quatre ans (À l’ombre du jasmin). Dans le formidable film Alamanya – Bienvenue en Allemagne, une famille turque, installée en Allemagne depuis trois générations, retourne en Anatolie pour les vacances, à la demande du grand-père. Dans le poétique Interdit aux chiens et aux Italiens l’auteur conte les péripéties de ses grands-parents piémontais. Ces témoignages sur le grand-écart quotidien de familles entre deux cultures, de générations aux langues différentes, pétillent d’intelligence et de tendresse. Dans Rock the Casbah, un personnage se trouve à l’intersection des cultures marocaine et américaine et sa famille, ambivalente, lui envie son départ et le lui reproche. Enfin, j’ai écouté une série de podcasts sur la gare de l’Est au rythme apaisant, qui rappelle son rôle pivot dans les immigrations successives depuis la fin du XIXe siècle vers Paris, et hélas les vagues de déportations. Au cœur de Paris, creuset de création, le mélange des cultures s’épanouit, comme les grains de kéfir ou la mama de kombucha s’éveillent grâce à leur rencontre avec l’eau et le sucre. L’ensemble pousse et pétille.

En matière de mélange-miracle de cultures opposées, peu de témoignages éclatent autant que Les mains du miracle, une de mes dernières lectures de Joseph Kessel, émigré à l’échelle de la planète.

Ce récit porte sur un fabuleux docteur, lui-même également fils de la fuite, de la composition entre différentes cultures, et de l’adaptation permanente. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Félix Kersten, médecin spécialisé dans les massages thérapeutiques et réputé auprès des grands d’Europe, se retrouve à traiter Himmler, le puissant chef de la Gestapo, affligé d’intolérables douleurs. Ses massages sont la seule chose qui soulage Himmler qui en fait son médecin personnel. Armé de son humanité, le médecin se lance dans une étonnante lutte d’influence pour arracher des milliers de victimes à l’enfer.

Avant de raconter cet épisode méconnu, Joseph Kessel juge indispensable de préciser, dans le prologue, que tout est vrai. Il a rencontré Félix Kersten, qui l’a traité à l’occasion d’une fatigue sévère, et a donc pu découvrir la relation patient-soignant avec cet homme exceptionnel. Il précise : « Malgré les preuves indiscutables que j’avais eues sous les yeux, il arrivait que je refusais d’accepter certains épisodes du récit. Cela ne pouvait pas être vrai. Cela n’était simplement pas possible. Mon doute ne choquait pas, ne surprenait pas Kersten. Il devait avoir l’habitude… Il sortait simplement, avec un demi-sourire, une lettre, un document, un témoignage, une photocopie. Et il fallait bien admettre cela, comme le reste. »

Le cadre véridique étant établi, le docteur Kresten a raconté avoir pu consulter un document secret d’environ vingt-six pages sur du papier bleu « le plus grand et terrible secret d’État » en possession du secrétaire privé d’Himmler. Dans tout le Reich, seuls deux ou trois pontes en avaient connaissance. Il s’agissait du rapport sur la santé de Hitler.

« Ainsi l’Allemagne et les pays qu’elle avait conquis et la puissance terrible qu’elle représentait encore étaient régis entièrement, souverainement, uniquement, par un syphilitique en pleine évolution, dont le corps et l’esprit subissaient depuis des années les ravages croissants de la paralysie générale. Et par répercussion, le sort des hommes dans le monde entier dépendait d’un cerveau atteint dans sa plus profonde substance.

Depuis juin 1940, où Kersten avait appris que Himmler était chargé de rédiger la Bible du IIIe Reich, le docteur avait le sentiment de vivre parmi les demi-fous. Et ce qu’il avait vu, ensuite, chez les grands chefs nazis, avait confirmé son inquiétude. […] le docteur avait devant lui une étude clinique, une suite d’observations rigoureuses, bref, le fait médical dans toute sa nudité. Il voyait la maladie de Hitler. […] Le roi des fous, au lieu de porter une camisole de force, disposait du sang des peuples pour alimenter les jeux de ses démences. »

Voilà un grand monsieur qui a choisi d’attraper le miracle des deux mains, au péril de sa vie, et qui l’a extrait de force de l’incendie.

Toute ressemblance avec des faits existants est délibérée.

Quand j’étais gamine (et c’est toujours le cas d’ailleurs), je trouvais délirant que personne n’ait évincé Hitler de force dès son apparition. Un type agité, petit et brun aux yeux marron qui prône la supériorité des grands, blonds et aux yeux bleus, c’était évident qu’il était sérieusement déglingué. Et les gens qu’il fascinait malgré cette incohérence fondamentale, aussi.

La Terre et l’humanité sont à nouveau le jouet d’une bande de dangereux détraqués. Nul besoin de subtiliser de dossier top secret, les preuves s’empilent tous les jours dans les médias professionnels. Qui va les mettre au piquet ?

Hé, messieurs dames aux affaires, en voilà une pour vous :

Urgent, à saisir pour cause de sortilège destructeur,
En exclusivité pour ceux dont l’âme dépasse l’ego.
Miracle,
Taille XXL, état neuf.

Allo, y’a quelqu’un ?

Deux petits traits bleus

Adieu à Sophie

Paf !

La roue arrière droite de la voiture tape contre le trottoir dans le virage aigu vers l’école de musique. Je le connais ce traître et je roulais lentement exprès en expliquant à mon aînée en route pour son cours de flûte, que je le guettais le fourbe… La route étroite est très fréquentée et plusieurs fois on s’est cognés en bifurquant (et pas qu’avec moi au volant, qu’on se le dise ;o). Un bus qui monte en sens inverse empêche de prendre le large avant de négocier le croisement et le choc, léger, au ralenti, interrompt ma phrase avec ironie.

Une demi-heure plus tôt, j’avais procédé de même en accompagnant la plus jeune à son cours de guitare. Même virage, même allure d’escargot, même remarque : « Tu vois, ici il faut faire particulièrement attention, il est traître, ce trottoir… » Les roues avant et arrière avaient négocié ce passage faussement innocent sans problème. Ce soir-là, dans le crépuscule naissant, entre guitare et flûte traversière, le pneu arrière droit s’est aplati sous une bordée de jurons contre ce foutu trottoir pointu, contre moi-même, contre la terre entière. Mes filles se sont marrées.

Souvent leur père les accompagne. D’habitude, en son absence, comme j’ai horreur de conduire en ville, je leur conseille l’indépendance et surtout le bus. Ce soir-là j’ai fait une exception et accepté de prendre le volant pour entourer mes demoiselles, pour nous serrer les coudes et tenir le cœur au chaud, ne pas nous séparer. Depuis mardi la semaine s’égrène dans une attente triste, ajouter de l’énervement routier à l’inquiétude n’était pas une bonne idée. Une emmerde prosaïque, en ce moment, quel à-propos ! Chéri, ne me remercie pas !

Un deuil s’est abattu sur notre famille comme les ailes d’un vautour autour de sa proie. Un deuil subit, violent, injuste. Une maladie bénigne qui prend des augures sinistres sur un organisme fragile. Une maladie, qui on l’espère, va guérir comme toutes ses prédécesseuses. C’est sûr, ça va aller. On envoie un message vocal sur WhatsApp à travers la nuit et la Manche vers un téléphone posé sur la table de nuit d’un lit d’hôpital. On n’a pas de réponse, mais on en est convaincu, tout va bien, d’ailleurs les deux petits traits d’accusé de lecture ont bleui.

Assise à mon bureau, à presque 18 heures la nuit hésite, je jette un œil aux branches emmêlées du cerisier et de la haie, les jours croissants font relever la tête. La lumière est restée pâle toute la journée, des flaques entre les mottes d’argile témoignent de la pluie de la matinée, de l’étanchéité de notre terre ocre et collante. Les couleurs du jardin se sont diluées dans un camaïeu grisâtre. Même les boutons du lys, entreposé sur la terrasse pour qu’il profite de l’humidité et nous épargne son parfum entêtant, semblent éteints. Les jours qui rallongent appellent le froid en urgence. Vite, il est encore temps, c’est encore la saison des frissons, du bonnet et des gants au fond de la poche, de l’enfouissement du museau dans une écharpe pour réchauffer un bout de nez gelé, du nuage de vapeur lorsqu’on respire. Au seuil de février, l’hiver a-t-il déjà pris ses quartiers de printemps ? Est-il plus tard que l’on ne croit ? On n’ose pas réclamer la neige non, ce n’est pas raisonnable, mais du givre le matin comme au début de janvier ? Quelques jours de givre, du blanc pour rire ? Du givre qui condamne avec délices à l’inaction au coin du feu et accompagne la fin de mon projet, ce pull marathon en tweed marron clair, dont je tricote, enfin, les derniers rangs du col, ce pull dont je ne vois pas la fin. S’il vous plaît, à vous, qui que vous soyez, là-haut, là-bas, partout, du givre et quelques inspirations pour Sophie.

Fin janvier, je suis montée à Strasbourg retrouver une amie de Mayence pour le week-end. Dans le bus vers la gare, une jeune femme assise à mes côtés échange avec une copine, sa voix se casse dans un rire qui avale ses mots. Elle tente de manipuler son téléphone avec des prothèses d’ongles démesurées, Eduarda aux mains de résine. Pourquoi contraindre ses mouvements intentionnellement ?

Moi je leste mes poches exprès. Je les leste de trésors. Je ne suis pas la seule, l’autre jour ma grande fille m’a confié sa doudoune à laver, car un sachet de mayonnaise avait explosé dans sa poche. (De la mayo dans la poche ? Bien sûr.) Avant de la glisser dans la machine, j’ai déniché, bien gras, neuf coquillages, des bulles d’algues sèches, un sachet de ketchup, un autre de sel, trois pièces en cuivre, des grains de sable. Comme moi, elle avait récolté des souvenirs sur la plage de Rottingdean au bord de la Manche, à l’est de Brighton, juste après Noël. Les assaisonnements de fast-food étaient d’origine et d’âge inconnus. Moi j’ai moissonné des photos des cailloux et de craie, ainsi qu’un galet de silex en forme de cœur, d’un gris blond, avec une face plate et une autre bombée, celui de la photo. Agréable dans la main, il a atterri dans la poche de ma grosse parka, sous le bonnet gris au point de riz tricoté l’an dernier.

En marchant dans la rue à Strasbourg, où nous n’étions encore jamais allées ensemble, j’ai sorti ce galet-cœur pour le montrer à mon amie. Elle m’a dit : c’est un Handschmeichler (littéralement un objet qui flatte la main, la caresse). Je ne connaissais pas le terme, mais le concept de doudou rigide m’est familier. Les poches de mes vestes abritent chacune un galet miniature ou la coquille d’un minuscule escargot jaune ramassée sur la plage en Bretagne. Le français n’a pas de mot équivalent pour un objet lisse et agréable au toucher comme une pierre polie ou un morceau de bois sculpté et doux, de taille adaptée à la main. Flatter comme synonyme de caresser. Flatter comme chercher à tromper, à manipuler. Manipuler l’espoir et le galet. On tourne en rond autour de ce caillou, et mon âme autour du lest dans ma poitrine.

Je ne comprends pas la mort. Mon cerveau mousse et bouillonne, triture le mystère, ce lien entre présence et matière. Je relisais le début de A short history of nearly everything de Bill Bryson, comme une gourmandise, après l’avoir recommandé à ma benjamine dont la curiosité pour les sciences grandit. Il écrit que si on décomposait notre corps atome par atome avec une pince à épiler, aucun ne serait vivant. Une multitude de mini briques Lego inertes créent la vie, œuvre au noir incompréhensible par ma cervelle humaine.

Dans le cas de Sophie, le lien entre conscience, mouvement et matière est encore plus énigmatique. Une maladie orpheline contractée dans l’enfance la paralyse jusqu’à la poitrine, lui a confisqué la vue, et empêche le mouvement complet de ses membres supérieurs et de ses mains. Son esprit brillant, généreux, curieux et son cœur immense alimentent la sagesse d’une âme vieille de 3000 ans, celle d’un baobab ou d’un séquoia, d’un arbre éternel.

La semaine dernière elle terminait un rhume. Tout d’un coup elle s’est sentie mal. Ambulance. Urgences. Son cerveau n’était pas assez oxygéné. Pour un peu d’air, pour une grande inspiration, impossible pour ses poumons, il a limité ses fonctions et refermé les options dites normales, comme parler, sourire et serrer une main sur la sienne. Le seuil d’oxygène ne pardonne pas. Au-dessus tout va bien. En dessous tout s’arrête. Ce n’est pas un spectre, aucune transition progressive. Les auteurs de romans policiers le savent bien.

L’autre soir, en l’absence de mon mari, ma fille m’a demandé si je voulais un doudou pour dormir. Oui j’ai répondu sans hésiter. Oui, oui. Un doudou s’il te plaît. Les nouvelles qu’il vient de m’annoncer, l’envol imminent de Sophie me terrassent, affolent ma tête, abattent mon corps. Impossible de faire cuire des steaks hachés et des ravioles, j’erre entre frigo et évier sans but, ma benjamine témoin de ma déroute m’interpelle : « T’inquiète, maman je gère ». Le matin, impossible de travailler. Sous une vague scélérate de tristesse, je préviens la noyade en m’accrochant à une éponge ou un balai. J’ai attrapé l’aspirateur et aspiré. En me disant que Sophie, elle, tombée malade vers sept ans, n’avait sans doute jamais passé l’aspirateur de sa vie. Avec l’éponge et le produit, j’ai frotté les lavabos. Sophie n’avait jamais fait ça non plus, son corps ne le lui autorisait pas. Le moindre geste du quotidien me rappelle combien il est précieux, combien chaque inspiration de mes poumons, de mon diaphragme est un privilège.

Depuis plus de vingt ans que je la connais, je ne l’ai jamais entendue se plaindre. Il y a un siècle, nous n’aurions jamais eu la chance de nous croiser. Elle a repoussé les limites de l’existence, comme peu d’entre nous. Elle est montée à cheval, a piloté un avion, redécoré sa maison. À Noël, elle m’a demandé de lui tricoter un gilet rose vif, « rose comme les fleurs de fuchsia » a-t-elle précisé, en laine douce comme son gilet rouge acheté en France et de la même forme, ouvert devant, sans boutons. Bien sûr, j’ai dit. J’ai attrapé mon mètre ruban dans mon sac de tricot, mesuré son gilet rouge, le dos, les manches, 60 cm et 60 cm, et noté les repères sur un post-it puis glissé le carré de papier jaune pâle gribouillé de noir dans le sac avec le mètre. Pour son anniversaire en mars, j’ai décidé de lui tricoter un châle en laine douce « rose comme les fleurs de fuchsia », qui a plus de chances d’être achevé en deux mois. Le gilet, je le lui offrirai à Noël prochain. Et puis la nouvelle est tombée. J’ai achevé le châle. Il est posé sur l’étagère.

Depuis que je sais qu’elle est arrivée au bout de son chemin torturé, je l’imagine comme je ne l’ai jamais connue, enfant dans la fourche d’un chêne vert, comme sa grand-mère l’avait peinte dans un tableau au pastel avant que sa maladie ne la prive d’escalade. Une enfant gaie, décidée, intelligente et parfois rebelle. Une enfant qui s’est mise à tomber tout le temps, puis qui a perdu la vue. Une jeune fille au corps-prison qui a étudié à l’université et fait du théâtre, qui s’est engagée pour le bien-être des handicapés. Une femme forte, entière, qui ne triche pas et dont la présence nous autorise à être nous-mêmes. Parce qu’elle est bienveillante et assise, qu’elle ne voit presque pas, elle nous offre le privilège de la prendre dans nos bras, la serrer fort et lui chuchoter à l’oreille, I love you very much Soph’.

Une leçon de vie, de courage, de résilience, de curiosité et le rappel de toujours mordre la vie à pleines dents.

Les plaisirs minuscules qui s’échappent de cette vie aimée donnent un prix immense aux miens. Cette tartine de Saint-Moret qu’elle ne pourra jamais plus manger, je la croque lentement. Je savoure le rayon de soleil sur le visage au marché dans la queue de chez le boucher, le parfum du mimosa plié dans du papier cristal, l’eau tiède de la douche, le ronronnement du lave-vaisselle, bande-son de normalité, la chaleur du feu devant la cheminée. Comment imaginer ne plus pouvoir chanter à tue-tête sur Dancing queen ou sentir la caresse d’une joue contre la sienne ?

J’échange par texto avec deux jeunes femmes qui accompagnaient ses jours et ses nuits et avec lesquelles j’ai noué des liens d’amitié. L’une me confie : « La moitié de moi est partie avec elle ». L’autre m’écrit que Sophie était son ange qui l’avait aidé ces derniers mois à traverser le décès de sa maman. Elle précise : « Je vais être si perdue sans elle. Comment vais-je faire ? » Elle ajoute que grâce à Sophie, elle a découvert des destinations inconnues, comme son compagnon qui, lui, n’était encore jamais allé à Paris, Lyon ou Jersey. Un ami me répond : c’était une wonder woman. Un autre : c’était mon roc. Une femme clouée dans un fauteuil, presque aveugle, nourrit de lumière son entourage.

Parce que la violence des rues m’effraie, au mois d’octobre j’ai écrit à qui de droit pour demander un ralentisseur en travers d’une route où les gens foncent (oui la même, mais pas au niveau du trottoir traître). Traverser pour atteindre l’arrêt de bus est une prise de risque inconsidérée. La semaine dernière un accusé de réception est arrivé dans ma boîte mail pour me confirmer que, pour faire deux kilomètres, mon message avait mis trois mois. Deux jours plus tard, un coup de fil péremptoire (suivi d’un mail incisif pour me reprocher de n’avoir pas encore répondu au message) m’a convoquée chez le directeur, pardon invité à une « rencontre citoyenne » avec l’équipe municipale, lors de laquelle des « éléments de réponse » seraient livrés à mon témoignage. Des « éléments de réponse », joli euphémisme, à moins que ce ne soient des « éléments de langage » pour déguiser le baratin. Les réponses à mes « éléments de remarques » je les ai déjà : c’est l’absence de ce ralentisseur, c’est le bulletin municipal, en beau papier, qui se félicite sur la page de gauche d’avoir végétalisé une cour d’école (comprendre, planté un arbuste) et sur la page de droite annonce la bétonisation de dizaines d’hectares. Les incohérences épuisent, le fait de se faire prendre pour des idiots aussi. Les mots en strass ne cacheront pas l’inaction, la lâcheté, la démagogie molle. Merci, mais sans façon. Baratinez sans moi. Je suis très occupée : j’attends.

J’attends de méchantes nouvelles par coup de fil-bistouri qui fendra le temps entre en avant et un après. J’attends l’instant de grâce, l’instant de l’envol. Le point d’orgue sur le silence. Le point final, full stop comme on dit en anglais.

Alors pour tuer le temps de la certitude différée, du compte à rebours accéléré, le soir je tricote. Une maille après l’autre, un rang après l’autre, le pull marathon en tweed s’achève, enfin. On rabat les mailles, on coud les morceaux et on plie le tricot. Un matin après l’autre, un sourire après l’autre, une vie s’achève, déjà.

Samedi soir, le vautour s’est donc abattu sur nos vies. Ses serres étranglent nos gorges, son bec crochu nous dévore le cœur, ses grandes ailes nous aveuglent. Sous son poids, le plancher de nos vies se fissure. Je me débats dans ce combat. Ma colère enfle contre ce corps torturé qui a refusé à une âme lumineuse douée pour la vie de continuer sa route. Un besoin réflexe de soulagement me chuchote : elle est enfin libre. Enfin debout. Elle va grimper aux arbres comme quand elle était enfant.

Curieux mélange d’abattement, de tristesse et de compétence à fonctionner pour les gestes du quotidien après la débâcle des steaks-ravioles. Pourvu que ça dure. Le travail, les contraintes matérielles éloignent du gouffre ouvert sous nos pieds, barrières dérisoires contre le vertige de l’absence. Le deuil apporte une distance saine avec les emmerdements frivoles, les emmerdeurs, les gros mots dans un article, offre la liberté de dire ce que l’on pense au moment où on le pense. On aura tôt fait de l’oublier cette distance, lorsque le deuil se sera émoussé, et les irritants retrouveront leur pouvoir disproportionné. Pourquoi prioriser l’essentiel est-il si difficile ? Les toutes petites choses, le linge à repasser, l’email à envoyer, les volets à fermer ancrent dans le présent d’une vie dont on ne comprend pas les caprices, pour laquelle personne ne nous offre « d’éléments de réponse ».

Lors d’un deuil précédent, un autre hiver, j’avais somatisé le choc et l’horreur, avec une grève de la faim, du sommeil et du sourire. Le médecin m’avait arrêtée une semaine pendant laquelle je n’avais pu que jouer des nocturnes de Chopin, faire semblant de lire 44 Scotland Street d’Alexander McCall Smith, en attendant avec appréhension le prochain repas où j’allais devoir me forcer à manger, une fourchette après l’autre, une portion enfantine, en réprimant la nausée. À mon retour au bureau, la personne qui faisait office de manager, à qui j’avais confié avant d’être arrêtée le décès brutal d’une proche bien plus jeune que moi, m’avait demandé « Mais qu’est-ce qui t’est arrivé ? ». J’ai eu la grippe, banane.

Voyez donc comme c’est gentil, les idiots se donnent du mal tout de même pour nous ramener à la réalité et nous sortir du désespoir. J’allais écrire que je les envie de traverser leur vie sans anicroches, sans tempête, d’une humeur tiédasse, comme ça doit être reposant et simple. Mais je me ravise : tant pis pour les ouragans si c’est le prix à payer pour l’intensité des joies de toutes tailles. Tant pis pour la douleur de la séparation brutale si on a pu accueillir la joie d’une rencontre.

Je viens de m’interrompre en croquant un nashi, merci au Nouvel An chinois qui les a fait entrer au supermarché du coin. Notre arbre du verger d’Ardèche a disparu depuis plusieurs années et on n’en trouve pas souvent. Mon sachet de thé vert au matcha, réutilisé pour la troisième fois par flemme, trempe dans de l’eau chaude. Je vous laisse, je suis fatiguée. Donner des nouvelles du malheur épuise. Même sans parler, même par message WhatsApp. Mais je ne l’oublierai pas : dans un hôpital, les messages ne sont pas forcément écoutés par leur destinataire. Les minuscules signes d’espoir des deux petits traits bleus sont un leurre.

Sophie, je n’ai pas eu le temps de te le dire, les boutures de verveines de Buenos Aires géantes que tu m’avais autorisée à prélever dans ton jardin flétrissent, noircies, dans le pot devant la fenêtre. Elles n’ont pas pris. Je réessaierai. L’écureuil est revenu chercher des noix sur la souche, il n’en reste plus que deux. J’ai racheté du mimosa ce matin au marché, avec une pensée pour le sourire que ce message t’avait apporté la semaine dernière. Eh, tu te souviens du nom de ce restau* qui nous avait fait rire à Noël en remontant de la plage de Rottingdean ?

Sophie, toi la sœur que je n’ai jamais eue, puisque tu as dû partir, si tu veux bien, je te garde avec moi. Sois tranquille, on prendra le bus.

Merci pour tout.

*(Daisy’s Beachbums : Chez Daisy, Les popotins de la plage.)

Le temps d’un regard

Peuplier obstiné, village ensauvagé, acte de mariage du XIXe ressuscité et cartons défaits

La porte sur les journées harassantes du mois d’août vient de se refermer. J’ai poussé le verrou. Les cartables ne sont pas prêts, non, ça fait bien longtemps qu’ils ont été offerts à d’autres petites mains. Le sac à dos de l’une a été passé à la machine, avec la trousse. Le nouveau sac de l’autre n’est pas encore arrivé, jeté dans le jardin par-dessus le portail par un livreur pressé. Tout le monde se presse, s’esquiche et se comprime. Nous n’avons jamais eu autant d’aides technologiques pour gagner du temps, pourtant nous courons toujours après, de plus en plus vite. Pas après le sac en velours vert kaki, qui aurait dû arriver hier, tu ne crois pas maman ? Pas après la liste des copains de classe qui n’est pas affichée sur Pronote une poignée d’heures avant la première classe, c’est nul tu ne trouves pas? Nous courons à perdre haleine, sans nous rendre compte que c’est après nous-mêmes que nous courons.

Quelle affaire que de savoir quels camarades vont partager nos professeurs et notre emploi du temps pendant cette année scolaire ! Je ne m’en souvenais pas. Cette préoccupation majeure se dilue avec les années, éphémère comme tout, comme nous. Notre projet de vie : oublier que nous ne sommes que courants d’air. S’enivrer de sujets qui n’en sont pas, se soumettre au tourbillon de la vie pour tourner le dos à notre finitude. Relégués aux greniers les gestes religieux, les rites, les croyances qui nous offraient des certitudes rassurantes pour l’après. C’est au 13e siècle, avec l’essor de la religion, que le concept de « perdre son temps » est apparu. Quand on prend le temps, c’est Dieu que l’on vole. Interdit de bayer aux corneilles sans culpabilité.

Ma science neuve date des dernières séances de pédalage sur vélo elliptique. Dans la chambre assombrie par les persiennes fermées sur la fournaise, j’ai regardé un documentaire d’Arte : Le temps, une énigme sans fin. Le temps, ce mystère, concept qui s’échappe dès qu’on croit le comprendre, qui coule entre les doigts comme le sable du sablier brisé au sol.

L’émission s’ouvre sur une expérience surprenante : faire asseoir face à face deux inconnus, et leur demander de se regarder dans les yeux pendant quatre minutes. La perception du temps s’allonge. Des yeux ridés pleurent. Des yeux de petite fille se détournent un court instant. Quatre minutes pour plonger dans l’humain, sans distraction, sans excuse, la présence pure. Le temps d’un regard, s’abandonner à être, dans toute sa vulnérabilité. La vulnérabilité, celles des autres et surtout la nôtre que nous fuyons. Quand nous sommes-nous regardés dans un miroir, longtemps, vraiment, pour prendre de nos nouvelles, sans fuir notre âme sous prétexte de rectifier une mèche rebelle ? Nos failles (nous) dérangent.

Samedi matin, en mission d’échange de jean baggy, j’ai poussé la porte de la librairie du centre commercial. Enfin, façon de parler. Les temples de la consommation nous avalent sans obstacle. Après quelques minutes à patienter près d’un endroit marqué « Point libraire » au-dessus d’un ordinateur, la dame a terminé sa conversation avec un client et je me suis présentée.

-Bonjour, je suis une auteure lyonnaise, qui publie un roman prochainement. Est-ce que vous organisez des rencontres signatures ?

-On n’en a plus fait depuis le confinement. Quel est le titre de votre ouvrage ?

Vous ne rentrez pas dans les cases, madame.

Elle trouve mon livre dans sa base de données, mon ego gonfle ses plumes. J’ai envie de lui demander si je peux prendre son écran en photo. Elle lit attentivement le résumé, ce que j’apprécie, et se tourne vers moi.

-Nous allons reprendre les rencontres, mais avec des sujets plus positifs que ça. Ça m’embête de dire ça à quelqu’un qui se présente en personne.

-Merci, madame, pour votre franchise.

Une information honnête est précieuse, j’apprécie le courage de la jeune femme. Cependant mon humeur embrumée a reçu le matin même une mauvaise nouvelle et sur la chanson Where the lost things are de Mary Poppins returns j’ai craqué. Entre les rayons de sciences et de développement personnel, la joue mordue pour contenir les larmes toutes prêtes, je hèle ma fille égarée dans les romans.

-Sortons vite. Tu sais ce qu’elle m’a dit la dame ?

Je raconte. Elle me prend la main.

-Tu sais ce que j’avais envie de lui répondre : « Vous voyez c’est la métaphore parfaite du titre ».

Rires doux-amers.

-Je me suis retenue d’ajouter, en levant la tête et un index vers ce panneau « Point libraire » : « Pardon, je pensais être dans une librairie, pas à Disneyland. »

Elle n’y est pour rien la « libraire », comme l’allumeur de réverbères du Petit prince, elle suit la consigne. La consigne du toujours plus, du sirupeux, du léger, du facile. Vite, courons nous réfugier sur Netflix, avec un seau de Smarties, dans une orgie de couleurs, de lumière criarde, de bruit et d’injonctions à consommer. Vite, vite, oublions que l’on peut penser, et que la bouchée de crème caramel n’est jamais aussi savoureuse qu’après une salade d’endives. Memento mori, mais pas trop.

Ou bien trouvons un interstice, une fissure dans l’espace-temps, et partons nous promener à Chaudun, petit village des Hautes-Alpes. À la fin du XIXe siècle, ses 129 habitants appauvris ont décidé de le vendre à l’État pour partir chercher fortune aux États-Unis, en Afrique du Sud ou au Mexique. Les épicéas et les hêtres, les aulnes et les épilobes, les loups, les renards, les blaireaux et les cerfs ont repris possession de leur royaume de rocher. Les mélèzes s’élancent dans l’ancienne école et la mairie disparue. Plus personne ne se recueille sur l’unique tombe préservée, celle de Félicie Marin, décédée à 17 ans le 30 avril 1877. Le cimetière, protégé tardivement de l’engloutissement, a été ceint comme à regret, d’un mur de pierres, sans porte. Un village et des champs rendus à la montagne, un passé humain englouti par les brins d’herbe, ça me rassure.

Au coin de ma rue en banlieue lyonnaise, les rejets du peuplier d’un parc ceint de murs (avec portail) finissent toujours par crever le goudron du trottoir rafistolé. À chaque passage, je guette la lance verte, drapeau minuscule de la reconquête. Hé, hé, bravo, ils ne t’auront pas. À Mainz, chez un autre voisin, les employés municipaux, lassés de tailler et regoudronner, avaient fini par sacrifier sa majesté le peuplier pourtant planté dans un jardin privé. Accusé de vouloir vivre. Condamné. Prière de rester sous le goudron, dans vos cases, vos murs sans portes, de retenir votre élan vital. Interdiction de penser. Quand l’homme aura fini de s’autodétruire, il restera le peuplier. Quel soulagement !

Le documentaire sur le temps évoque un petit commerce disparu : celui de l’heure exacte. À la fin du XIXe siècle en Angleterre, chaque semaine, Ruth Belleville fait le point auprès du méridien de Greenwich et passe de boutique en boutique, armée de la montre gousset familiale, prénommée Arnold, comme l’horloger qui l’a fabriquée. Pendant près de cinquante ans, comme son père avant elle, et même après l’introduction de l’horloge parlante, elle approvisionne les Londoniens avec deux aiguilles sur un cadran de poche. Seule la guerre en 1940 l’a confinée chez elle, enfin retraitée à 86 ans.

Aujourd’hui, si plus personne n’a de montre, tout le monde a l’heure. Mais personne n’a le temps qui ne s’achète pas, sauf en Suisse, pays des montres précises et des coucous vernis, où il a donné son nom à un grand quotidien. Les Français ont Le Monde. Le temps et l’espace. Que nous reste-t-il ? La liberté d’arriver en retard à un endroit où on n’a rien à faire, comme à la boutique de jean baggy un samedi matin, avec celle de mes filles qui a le travers de partir à l’heure où elle doit arriver. Ce qui met sa sœur et sa mère en rage. Certains pensent qu’ils peuvent toujours empiler dans un placard ou un agenda, d’autres les regardent de travers, et ne s’autorisent à remplir que du vide.

J’aime regarder dans le rétroviseur, vers un temps où on prenait le temps, celui de la nature, où la durée avait un prix, celui de son respect. Cette semaine, j’ai voyagé à l’époque lointaine des contemporains de la jeune Félicie de Chaudun, dans un monde qu’elle n’aura jamais connu, celui de la très grande ville, plate et polluée.

Une amie allemande a sollicité mon aide pour transcrire un acte de mariage parisien de la fin du XIXe siècle. Pourquoi pas ? À l’ouverture, le fichier PDF presque illisible m’a inquiétée. Même les noms propres étaient tout juste reconnaissables. Et puis, à force de me familiariser avec le langage officiel, de comprendre que les doubles consonnes ss s’écrivent en fait sf, que les majuscules sont élégantes et la ponctuation inexistante, à force de parcourir sur le site des Archives de Paris d’autres pages de ce registre, et d’apprivoiser la graphie désuète de Monsieur Garcin, officier d’État civil pressé qui enchaînait les mariages toutes les cinq minutes, j’ai réussi à retranscrire tout l’acte moins un mot. Tassé en pente descendante à la bordure droite de la page, il reste abscons. Pas de lettre qui ne dépasse vers le haut ni vers le bas. Difficile d’identifier le nombre de lettres. Je m’en remettrai aux conjectures pour renvoyer le texte à mon amie. Je penche pour mairie.

Cette glissade dans le passé fut un exercice passionnant au temps lointain, inconnu, de l’époque de mes arrière-grands-parents. Merci aux préposés patients qui se sont coltiné de scanner toutes les pages des registres. Pourquoi ces deux jeunes Allemands de la Rhénanie, originaires de villages presque voisins, se sont-ils retrouvés à vivre à Paris et à s’y marier ? Ils ne parlaient pas le français, un traducteur-interprète juré était présent aux côtés de leurs témoins. Quel était le métier de raffineur ? Des recherches évoquent le traitement du salpêtre, ou la fabrication du verre, ou encore celle du sucre. Trois domaines bien différents. L’impasse du logement de l’époux a été rebaptisée depuis. Pour cette union express, un dimanche matin, probablement le seul jour de congé de la semaine, avaient-ils revêtu leurs plus beaux habits ? Ont-ils complété l’acte civil par une cérémonie religieuse ? Ou bien ont-ils fait la noce à la sortie de la mairie du 19e ? Une photo a-t-elle été prise ?

J’ai eu envie de tourner la page du registre et de tirer sur les fils dégagés par mes recherches. Je voudrais comprendre. Comment s’opère le changement de graphie ? En douceur d’une génération à l’autre, mais de façon inéluctable sans doute. De nos jours on reconnaît au premier coup d’œil un texte écrit par un enfant anglais, un jeune allemand ou un petit français. Les enseignements des boucles et des bâtons différent entre carreaux et lignes. Dans une même langue, la façon de parler évolue aussi avec l’époque. Les mots, les expressions, mais aussi l’élocution. Les reportages sur la libération de Paris chantent à nos oreilles du XIXe siècle. Dans les vieux films, le langage dépayse et c’est une partie de leur charme. Qui dit encore « On a été rosses avec lui » avec une intonation oubliée, comme la petite fleuriste dans le magnifique Ascenseur pour l’échafaud, récemment revu. Je n’avais gardé de ma découverte vers seize ou dix-sept ans, qu’un souvenir ébloui de lumières dans la nuit sous la musique envoûtante de Miles Davis, le gros plan sur le visage de Jeanne Moreau au téléphone et un paquet de cigarettes enflammé qui chute dans une cage d’ascenseur en noir et blanc.

Ce week-end mon mari et moi avons déballé la vingtaine de cartons intouchés depuis notre déménagement en août 2022. Entreposés dans la seule pièce qui a suffisamment échappé aux travaux pour y stocker des meubles, des objets inutiles, une cage géante pour deux gerbilles sur le canapé en cuir. Malgré les grands plastiques scotchés, malgré les draps indiens, les couvre-lit de coton (pourvu que la saleté parte à la lessive), les rideaux de douche reconvertis, tout était recouvert d’une poussière grise, fine comme de la farine, comme des cendres. Un volcan intérieur a fait éruption dans notre chez-nous. Les répliques se font encore sentir dans les empreintes noires sur les carrelages crème, dans les courbatures de mes bras et mon dos.

Nous avons bataillé, entre niche de Gaïa improvisée établi, nouvelle cage en construction, plus petite, pour les gerbilles, outils à même le sol, pour déballer ces cartons et les transférer, souvent, dans des sacs poubelle. Que faire du menu de la pizzéria de Mainz ? Des poignées de masques anti-covid usagés ? Les masques neufs de chez DM et les boites de tests ont rejoint l’étagère de médicaments. Les millions de stylos ont été vaguement triés. Combien de rouleaux de Scotch, pardon de Tesa, avons-nous entamés ? Les papiers un peu froissés, un peu dessinés… pourquoi avoir gardé tout cela ? Le déménagement s’est décidé si vite, nous n’avons pas eu le temps de trier.

Il est venu le temps de trier. De mettre nos pendules à l’heure et revenir au présent.

Des présents aux inconnus pour élaguer notre présent. (Désolée, je n’ai pas pu me retenir). Je veux donner et jeter. Les cartons de décennies de magazines pour enfants (Pomme d’Api, Astrapi, Salamandre, Images Doc, Okapi, Aquila…) partiront chez Emmaüs. Les livres seront triés, offerts, confiés. Seuls resteront les livres-sourires. Fervente adepte de Marie Kondo mais peu pratiquante, au gré des déménagements rapprochés et des travaux nous avons déplacé chaque table, chaque livre, chaque pot de confiture plusieurs fois, tous sont passés dans chacune des pièces. Trois cartons contiennent depuis 2018 des albums et des pochettes de photos datant du temps où le virtuel n’avait pas phagocyté nos souvenirs et nos visages lisses.

Pour laisser le robot aspirateur virevolter à son aise dans notre chambre, mon mari a débarrassé le dessous du lit. La boite en carton brun m’intriguait, quels trésors abritait-elle ? J’ai soulevé le couvercle pour découvrir que c’était les miens : des cahiers de ma maman, où elle notait mes progrès de bébé et petite fille (et ses journées), le cahier Clairefontaine rouge, où j’ai fait pareil avec mon premier enfant pour les premiers mois (les autres n’ont pas eu cette chance, leur mère était moins disponible). J’ai feuilleté ces cahiers, et plongé dans le passé. Un passé doux-amer, un passé où il est agréable de se perdre de temps en temps. De s’oublier dans des souvenirs changeants en fonction du moment où on les attrape.

Je suis épuisée. Je voudrais, enfin, un week-end ou un soir, un midi avec ma tasse de thé, m’effondrer dans un canapé dans un espace apaisé, selon le mot à la mode chez les urbanistes qui ne doivent pas savoir ce qu’il veut dire. La tâche n’est jamais finie. Je veux jeter mes anciennes toiles où j’ai commis des tableaux à l’acrylique, me délester pour bayer aux corneilles, envolées depuis bien longtemps. Que faire des œuvres de mes trois enfants, toutes conservées ? Imaginez les bazar… Ces grands cartons à dessins, ces rouleaux contenus par des élastiques qui craquent mollement quand on les manipule, si touchants quand on les ouvre sous leur poussière grise. La cendre du temps. J’ai voulu prolonger l’éphémère. Des pages blanches couvertes de traits de crayons, de peinture à l’eau, de découpages maladroits pour retenir une enfance, ma jeunesse.

Ephémère comme la sorcière d’une comédie musicale pour les enfants, vue deux fois au festival d’Avignon, avec mon aîné puis quelques années plus tard avec sa sœur. J’en chantonne toujours des chansons. Ephémèèèèèère, ça n’est pas un nom de soricèèèèère, mais que donc a pensé ton pèèèèère…. Nous n’avons pas un radiiiiis, nous allons changer de viiiie…. Un souvenir chanté ça prend moins de place dans un coin de séjour et c’est tout aussi précieux. À nous deux déchetterie, j’arrive. Place !

Avez-vous remarqué ? Pour ses cinq ans (cinq ans !) j’ai relooké le site de Mainzalors.com. J’ai réécrit les textes de présentations, modifié les intitulés des onglets. Pour accueillir un nouveau livre et de nouveaux lecteurs, on s’est faits beaux. Je prendrai rendez-vous chez ma coiffeuse si j’arrive à me souvenir du mot de passe de la plateforme. J’ai tant à vous dire.

Mais chut. Je tends l’index sur les lèvres du temps pour lui demander de se taire.

Laisse-moi tranquille, temps qui court, le regard de quelqu’un attend le mien.

P.S. : Quand Mainzalors.com sera grand, je proposerai un partenariat à Arte ? ;o)

Pour tout vous dire

Langueur estivale, yoga sous la pluie et hibou bleu

Août. Un mois interminable qui partage avec janvier une langueur infinie, aggravé par sa chaleur terrassante, ses injonctions au repos et à la détente. Je renâcle. Je n’ai pas envie d’aller me coincer dans des foules sur la route, dans un train, une plage, un sentier de randonnée. Par chance, cette année cela nous est épargné.

Je redoute les arrêts sur image imposés. Les dimanches se laissent désormais apprivoiser, mais toujours ils s’immiscent dans ma semaine, insipides et vaguement écœurants, avec ce goût d’eau du robinet les jours où, après les fortes pluies, elle sent le chlore. On en a besoin, mais on préférerait autre chose. Un trou existentiel, comme le huitième mois de l’année. Les rues désertées offrent le silence et le calme indispensables, mais la chaleur implacable nous confine. Plus que 28 jours, 27, 26… avant de tourner la page sur la libération de septembre et son autorisation de respirer à nouveau. L’été s’entête. Dans son immobilité forcée, même quand on travaille, août atterre.

En Chartreuse

La frénésie bleu-blanc-rouge des JO a submergé Paris. Je vous ai quittés fin juin, juste avant le deuxième tour des élections législatives, autre agitation bleu-blanc-rouge moins saine, et n’ai pas eu l’occasion de vous écrire à nouveau. Depuis l’ouverture de Mainzalors.com, je ne pense pas avoir laissé passer un mois sans publier un article ici. Je suis désolée de ne pas vous avoir prévenus, cette interruption n’était pas planifiée. Je reprends la plume, là au cœur de la tempête de chaleur, dans une chambre assombrie par les volets tirés, pour vous retrouver. C’est un petit plaisir que je m’accorde, comme l’autre soir, un esquimau au chocolat noir avec des noisettes craquantes, en regardant Incroyable, mais vrai, dans un salon enfin apaisé.

Mes filles adorent ce chapeau ;o)

Je ne vous ai pas écrit, parce que j’ai randonné en Chartreuse, rencontré des gens adorables dans une chambre d’hôtes de rêve, observé et photographié un papillon pendant que mon mari suivait une réunion téléphonique sur un sommet. Parfois les congés doivent s’accommoder d’interruptions.

Je ne vous ai pas écrit, parce que j’ai visité L’église de Saint-Hugues de Chartreuse et ses œuvres d’art originales. Merci à E. pour le conseil. Cette église d’un hameau de montagne, au pied de Chamechaude et du Charmant Som, toujours consacrée, est également un musée départemental gratuit. Quelle idée intelligente de faire doublement vivre ce lieu ! Passionné d’art sacré, le peintre et sculpteur Arcabas, dès sa nomination comme professeur à l’École des Beaux-Arts de Grenoble en 1950, se met en quête d’une église à décorer. Il a à peine vingt-cinq ans et pendant plus de trente ans, il va concevoir et réaliser un ensemble de peintures, vitraux, sculptures et mobilier. Je n’avais jamais entendu parler de cet artiste, mais la reproduction de son hibou à la chambre d’hôtes m’avait d’emblée tapée dans l’œil.

Saint-Hugues

Lors de notre visite, en fin de matinée, peu de monde. Nous nous garons dans l’herbe à proximité. À l’entrée, l’église-musée donne une impression de lumière et de cohérence retrouvée, entre l’art et la paix. Les œuvres, mélanges figuratifs et abstraits, aux symboles mystérieux sont accrochées aux murs sur trois niveaux, trois strates qui correspondent à des périodes de création d’Arcabas. Je pense à Picasso et à Braque, dans des tonalités sourdes de terre et de ciels orageux.

Musée Arcabas

En arrivant, j’interroge la jeune femme de l’accueil :

– Vous avez une boutique pour acheter des affiches ?

– Oui, au fond, derrière.

Soulagement.

La tête en l’air, j’ai admiré, décortiqué, essayé de comprendre avant de me laisser imbiber. J’ai pris des photos souvent floues et de travers, avant de m’assoir un instant pour me recueillir, comme j’aime à le faire dans les églises vides ou les musées calmes, et réaliser un deuxième tour, pour acheter la reproduction du hibou.

Je ne vous ai pas écrit parce que j’ai accompagné sur la côte atlantique mes filles et mon mari passionnés de surf. Pas de bananes trop mûres dans la voiture cette fois, non, juste des caisses de courgettes, tomates et melons, empilées entre les deux adolescentes.

Je ne vous ai pas écrit parce que j’ai lu sous les pins dans un transat blanc délavé et suivi des cours de yoga sur la plage tôt le matin, en plein vent, et même un jour sous la pluie.

Je ne vous ai pas écrit, parce que je me suis baignée à la lisière de la garrigue, chez mon oncle et ma tante, et que j’ai beaucoup parlé avec eux, la tête pleine de cigales. Parce que j’ai aussi discuté, en marchant sous les chênes verts, avec une cousine.

Pourtant, les évasions, ferments créatifs, ne m’ont jamais empêché de sortir mon carnet ou mon ordinateur, bien au contraire.

Je ne vous ai pas écrit, car je n’y arrivais pas.

Je ne raconterai pas ici pourquoi, sachez juste que parfois la vie déclenche des tornades et cela déstabilise un temps. Comme le culbuto de mon enfance, une tortue vert orange et rouge aux couleurs effacées (oui vive les années 1970), je retrouve peu à peu mon équilibre. Le courant d’air bouscule et secoue, puis le mouvement s’essouffle, la poussière retombe et, dans le sable sous les aiguilles de pin, le chemin vers l’écriture réapparaît. Je l’emprunte aujourd’hui pieds nus, guidée par la voix de mon mari, d’amis fidèles aux valeurs saines, et mon courage retrouvé dans le fond d’un placard, peut-être celui dont il faut découper les étagères.

J’ai dû faire un détour et opérer un repli. J’avais égaré la boussole pour me guider jusqu’à vous. Vous m’avez manqué.

On a voulu me couper la parole. On ne me la coupera pas. La preuve me revoilà, pour vous annoncer que je vous prépare une surprise pour la rentrée. Il y sera question de voie et de voix, de liens et d’entraves, de coups de ciseaux dans des fils de marionnette, de peines et de joies plus grandes encore. Roulement de tambour — encore, encore, encore, oui c’est un peu long, ce roulement de tambour de quelques semaines — avant l’ouverture du rideau. Soyons patients, vous et moi.

(Je m’interromps ici pour aller mettre les maquereaux au four. Hier j’ai fait cramer les patates douces, trop absorbée par mon travail. Je vais tâcher de ne pas recommencer. Rappelez-moi s’il vous plaît de descendre contrôler la cuisson avant que mon odorat ne me précipite à bas des escaliers en courant vers les fenêtres pour les ouvrir.)

Revenons à la maison.

Au retour de nos évasions de juillet, nous avons eu la joie de découvrir nos travaux presque finis. Reste le nettoyage, le rangement, la décoration et, à l’automne, la récompense des plantations. Dans la pièce voisine, j’entends la scie : mon mari découpe les étagères d’un placard pour les adapter au passage du conduit de ventilation. Ma grande fille m’a aidé à déménager mon bureau dans la chambre verte. Son matelas a quitté le salon pour retourner à sa chambre rose, orange, ou peut-être corail, elle hésite encore, et celui de ma benjamine est remonté depuis l’atelier vers sa chambre bleue. Pas vraiment de meubles encore, juste un espace propre, des étagères et des portes derrière laquelle chacun peut se replier. L’intimité, un luxe inouï.

Depuis notre départ en Allemagne à l’été 2018, nous vivons dans un entre-deux. Expatriation temporaire, installation provisoire en attente de la rénovation, puis dix mois de travaux avec, pour survivre au bruit, au chaos et au surmenage, la perspective, l’espoir, un jour, bientôt, d’enfin poser ses valises et de les défaire. Nous y voilà. Les valises empoussiérées sont déposées.

La réouverture de cartons offre le bonheur de retrouver des livres oubliés et l’occasion de se séparer d’objets inutiles dans une partie de Marie Kondo. Comment procéder avec les objets fétiches des autres membres de la maisonnée qui doivent perdurer, oui, mais non, pas dans leur chambre ? Ce gobelet jaune, souvenir de maternelle que personne n’utilise jamais, mes filles y tiennent tellement, mais si maman, tellement, gardons-le éternellement sur l’étagère. Vraiment ? Mais enfin mon chéri, ces cadeaux d’entreprise immondes, ce cochon tirelire (dont la couleur acide donne un haut-le-cœur), ce porte-crayon de Porto Rico, ce ventilateur de bureau à branchement USB, tu y tiens tant que ça ? Il serait temps de dématérialiser le merchandising. À la fin du grand déballage, l’accrochage du hibou d’Arcabas encadré et le branchement de mon four de céramique dans l’atelier symboliseront mon retour à la terre et mon enracinement quelque part.

Est-on défini par son lieu de vie ? Cette installation sur un bout de terrain, à la lisière de Lyon, reste par nature provisoire, comme tout ce qui relève du vivant. Le grand épicéa des voisins, roussi brutalement par la maladie et trop de méchants aoûts brûlants, a été débité au printemps. Par la fenêtre, les branches plus espacées nous rappellent, chaque jour, la fugacité de notre passage. Cela ne nous empêche pas de nous croire installés.

Je rénove ma toute première maison à plus de cinquante ans et la maison de mon enfance, musée de ma mère se replie sur son silence. Comment envisager l’avenir sans son passé ? Les souvenirs ont-ils besoin d’un lieu pour rester vivants ? D’un endroit où s’ancrer ?

Ardéchoise de naissance et par conviction, je puis le rester, même sans jamais remettre les pieds dans ma Cévenne. Quatre murs de pierres pour des souvenirs, une enfance en rocher et oliviers. Puis-je me définir sans ce lieu repère ? Mes enfants n’en ont pas eu puisque nous avons déménagé plusieurs fois depuis leur naissance. La première chambre de chacun n’existe que dans nos têtes et des albums photos. Je partage donc le repère de ma maison ardéchoise avec eux. Par-delà les générations, les racines s’étalent et s’entremêlent, avec celles des disparus inconnus qui nous y ont précédés.

C’est dans le (dés)ordre des choses de se séparer de la maison de ses parents. Une amie à qui je confiais mon déchirement m’a répondu que beaucoup de familles étaient confrontées à cette étape. Bien sûr, toutes celles qui ont eu la chance de posséder un toit. Mais chacun doit, à son tour, s’accommoder de cette expérience inédite. J’appartiens à un lieu qui m’émeut comme une enfance.

Ce lieu, je l’ai partagé la semaine dernière avec une famille amie de Mainz. Ils ont caressé et même brossé notre âne Ghisonnacia, se sont baignés dans la Volane et la Besorgues, dans des coins perdus où j’allais avec mes copains quand j’avais l’âge de mes filles. Les ados ont sauté de beaucoup trop haut dans des trous vert noir. (Non, je ne vous donnerai pas les adresses.) Ils ont goûté, sur un bâtonnet de bois, mon miel préféré au marché du samedi matin dans la Grand-Rue et ont appris à renoncer à la douche du haut, à la plomberie capricieuse. Pour rester à l’ombre, nous avons pique-niqué dans une falaise, chacun debout ou assis d’une fesse sur une aspérité, en face d’un immense rocher lisse comme un galet mais écrasé de soleil. Nous avons visité la Grotte Chauvet à la tombée du jour et admiré le dessin, tracé par un doigt préhistorique dans l’argile d’une paroi, d’un hibou stylisé. Mon amie l’a photographié sur une lampe car mon portable était vide. Retrouvailles joyeuses et désordonnées, occasion d’apprendre à mieux se connaître en entrouvrant nos portes françaises !

Cadeaux de Mainz

Mainz nous manque. Enfin, certains aspects de Mainz nous manquent. Je ne vous cache pas que la crainte omniprésente de se demander par quel bout on va se faire engueuler, ça on s’en passe vite. J’ai dû me reprendre l’autre jour, quand on a allumé un barbecue et que la fumée s’est envolée. J’ai craint des remontrances des voisins (pourtant tous ou presque absents en ce début de mois d’août). Non, Estelle tu n’as pas besoin d’être en hypervigilance permanente ici. Quoique… Quelle ironie lors d’une baignade franco-allemande sur l’Ardèche de se faire rappeler à l’ordre à deux reprises : la plage est interdite aux chiens, absolument, oui, et il y a un gros panneau avec un dessin sur la pile du pont. Mince alors, impossible de gruger en invoquant la barrière linguistique. En France donc aussi, le rappel de la consigne intervient (parfois). Et aussi, quelle idée d’aller se baigner avec deux chiens, also bitte !

(Memo : apprendre à Gaïa à se faire discrète.)

Ces amis nous invitent à Mainz. Nous avons très envie de monter retrouver les copains, nous balader au marché du samedi matin, ou le long du ruisseau du Gonsbach, passer à l’improviste au cours de poterie du mercredi, acheter les mélanges de salades fleuries du maraîcher, éviter au restaurant le Handkäse mit Musik. Peut-être en fin d’année, quand le marché de Noël sera installé ? Ou bien pour Fastnacht, le carnaval ? On pourrait déguster de délicieux Quarktaschen (petits beignets ronds au fromage blanc). Une lectrice fidèle (merci à elle) m’en a envoyé la recette que nous n’avons pas encore testée. Maintenant que la cuisine est enfin installée, les expériences culinaires seront à nouveau bienvenues.

Les travaux s’achèveront bientôt, l’espoir s’accroche au calme revenu. Bien sûr, il reste encore une réunion de chantier en septembre, des vasques à poser dans la salle de bains, quelques murs à repeindre. On échelonnera. De ces mois de tumulte, je choisis de retenir le crayon à papier calé sur l’oreille du plombier ou du peintre. Ça me rappelait le boucher de mon enfance, qui acceptait de garder les cabas pleins pendant que ma mère terminait ses courses au marché. Un autre samedi matin.

Je retiens aussi les réunions d’artisans où, malgré les tensions liées aux délais et aux réalisations des uns et des autres, le baratin n’avait pas de place. #zéropipeau. #nobullshit. Que du concret, à opposer aux Happiness manager dont une amie m’a parlé dans son administration. Quelle magnifique ambition que de promettre le bonheur collectif et individuel en en déposant la responsabilité sur une fiche de poste ? Quelle époque formidable !

Je m’en sens exclue. C’est aussi le sens de l’enracinement symbolique entre quatre murs dont je parlais ci-dessus. Un rempart contre l’agression et la folie, comme les romans qui transportent à rebours, vers un temps écoulé, où la frénésie n’était pas érigée en valeur absolue. Le mois d’août dans sa langueur infinie devrait me combler et pourtant non. Il frôle les abysses du vide existentiel et révèle les contradictions. Du calme s’il vous plaît, à l’aide il y en a trop.

Menschliches, Allzumenschliches, comme disait Nietzsche. Humain, trop humain, je vous dis.

Si vous êtes en vacances, profitez bien, les doigts de pied en éventail ! Si vous aussi avez repris, bon courage, les aoutiens finiront bien par rentrer eux aussi. Hé, hé !

Nota bene : J’ai découvert, en échangeant avec une autre lectrice fidèle, que lorsque vous laissez un commentaire sur un article (ce qui me fait un plaisir fou), mes réponses n’arrivent pas dans votre boîte mail. Elles restent ici, bien sagement, à la suite de votre message. Sachez donc, que je vous réponds à chaque fois et dès que possible. Au bonheur de vous lire.

Dépassée

Comment comprendre ses ados ou publier sur LinkedIn ?

« Comment tu fais pour pas dépasser ? »

Mes yeux ébahis observent Béatrice, une camarade de notre classe de CE1 qui colorie une petite fille de Sarah Kay, en robe et coiffe de tissu à fleurs, dont on ne voit pas le visage. La copine a les cheveux attachés en queue de cheval avec des barrettes, des ongles nets et les doigts propres, la mine de ses feutres ne sort pas des traits noirs qui délimitent la silhouette sur le papier blanc. La langue entre les dents, avec les mêmes feutres tenus par des doigts de toutes les couleurs, je m’évertue à l’imiter et toujours la mine dérape. Mes ongles ont des taches blanches, signe qu’ils ont été choqués au moment de leur naissance comme je l’apprendrai bien plus tard. Rapide, toujours en mouvement, passionnée, je me cogne beaucoup et de bon cœur. Quand je colorie, je dépasse.

Aujourd’hui, je me sens dépassée.

Ma plus jeune fille de treize ans enfile chaque matin un des crop tops que je lui ai achetés, pour lui faire plaisir et parce que ça lui va bien. Même avec cette météo pluvieuse et froide d’un mois de novembre égaré au printemps, elle montre de la peau sans frissonner. Selon moi, il serait préférable de les réserver aux week-ends car il n’est pas nécessaire d’exhiber son nombril à l’école, d’autant plus que, souvent, pour une raison qui me dépasse, elle refuse de porter une ceinture, et le pantalon descend. Ma grande de seize ans partage mon avis — qui diffère, me dit-elle, de celui de ses amies qui veulent être libres du choix de leurs tenues : on ne se vêt pas de la même façon partout.

-Je te l’ai dit, je préférerais que tu ne te mettes pas ventre à l’air pour aller au collège.

-Ouais, mais tout le monde en met des crop tops.

-Vraiment ?

-Et en plus, j’ai un pull.

Un gilet.

-Tiens, et si moi aussi j’en mettais ? Tu m’aideras à en choisir un joli ?

-Hein ? Ah non, pas toi.

-Tu vois… Et si ta prof vous exhibait son nombril pendant les cours ?

J’ai lâché. Comment faire avec une ado ? Lui confisquer les T-shirts que je lui ai achetés ?

Ah, les injonctions de la mode, toujours être pareils, penser la même chose et se croire différent. Différent de la génération précédente. Si proche pourtant. Le nombril du monde apparaît entre un T-shirt blanc à côtes et un jean. Je suis de la vieille école, de celle qui pense qu’il y a une tenue pour chaque activité, et que s’adapter aux circonstances n’est pas du puritanisme. Enfiler un crop top ? Ça dépend. Et ça dépend, ça dépasse (émoji yeux au ciel), enfin, ça me dépasse.

Même chez moi, donc, je suis dépassée.

Derrière moi, le poseur installe la cuisine. Pour accéder à mon bureau, je dois enjamber des sacs de linge (les habits de ma grande) et son matelas. Les assiettes sont entreposées sur une table de jardin, la cafetière glougloute sur une chaise. La vaisselle se fait dans la salle de bains. Le seul espace paisible ces jours-ci chez nous, ce sont les toilettes. Entre deux tâches professionnelles, je voudrais pédaler pour me défouler en finissant un film. Je voudrais travailler ce tango d’Albéniz au piano. Ces deux activités se passeraient dans une chambre en surpopulation : Gaïa y est confinée pour ne pas aboyer dans les pattes du menuisier. Mon mari y travaille sur mon piano fermé devenu bureau. Ma grande fille est allongée sur notre lit après une opération des dents de sagesse. Sachez pour la petite histoire, que la dentiste lui avait conseillé, pour rester la plus détendue possible, de se choisir une playlist d’une heure. Elle a préparé un podcast historique en allemand, et un cours de français. Kein Kommentar.

Alors je m’échappe.

Imaginez. Fin mai, début de soirée. Penchée pour passer de l’autre côté d’un rideau, j’entre dans une salle immense, inondée de lumière, où les néons criards forcent les yeux à se plisser. Une forêt de dos bloque mon avancée, des dos d’adultes, peu de cheveux blancs, pas d’enfants, quelques adolescents montés en graine, pourtant j’essaie de me frayer un chemin dans cette foule. Les bras, les têtes et les jambes m’entravent, ils gigotent sur place, dansent sans musique, au rythme du brouhaha de leurs paroles. Je ne vois pas les bouches, mais je devine que toutes parlent en même temps. Les corps se pressent autour d’une scène, là au fond, beaucoup lèvent un bras, certains en lèvent deux, hochent la tête, tous fixent cette scène qui semble vide. Je joue des coudes pour me faufiler, on me marche sur le pied, j’étire mon cou pour essayer de voir, ça a l’air passionnant, je me hisse sur la pointe des pieds, et jette un regard entre deux têtes. Sur la scène, un miroir.

Pour faire comme tout le monde, je lève un doigt timide. Je n’aime pas parler en public, même lorsque j’ai une idée intéressante à partager. Comme faire abstraction des regards, même ceux de gens qui me tournent le dos ? Ils me désarment. Alors je dis ce que j’ai à dire, vite, le mieux possible. Là, j’ai dû chuchoter. Quelques têtes sur ma droite se retournent et me sourient, mes voisins n’ont rien entendu, ou font semblant de ne rien entendre. Quelque temps plus tard, la personne sur ma droite lève deux bras et répète ce que j’ai dit, moins bien, sans personnalité, sans émotion, peut-être est-ce une coïncidence. Si c’est une coïncidence, ça confirme mon impression, que dans cette salle, personne n’écoute personne. Si ça n’en est pas une, c’est juste du plagiat, comme dans une salle de réunion, quand, les bonnes idées des timides sont récupérées par ceux qui parlent fort.

Rien de nouveau dans la cacophonie de ce hangar.

On cire des pompes, on se fait briller, on manie le « Bravo à toi » et le « Fabuleuse présentation de l’excellent X » avec la virtuosité d’un homme (ou d’une femme) politique ou d’un avocat véreux. On fait reluire tout ce qui passe à proximité, à commencer par soi-même.

Mon carnet du moment

Et soudain, je comprends.

Je comprends ce qu’est une chambre d’écho.

Quand mon fils philosophe avait employé le terme au sujet des réseaux sociaux, j’avais compris que c’était un endroit où n’apparaissaient que des informations filtrées par des algorithmes, c’est-à-dire conformes à ses propres idées. Aucune remise en question, aucune chance d’apprendre et de s’ouvrir. Rien qui dépasse, comme les traits de feutres de Béatrice dans le bonnet à fleurs de la petite demoiselle de Sarah Kay.

Mais non, pas du tout. Une chambre d’écho, c’est une grotte. C’est littéralement un endroit où l’on s’écoute parler, fasciné par l’écho de sa propre voix. Comme dans l’allégorie de la caverne de Platon, les ombres du monde se dessinent sur le fond, mais pas sur un rocher, sur un miroir.

Voilà mon expérience avec le réseau social professionnel LinkedIn.

Pour un professionnel installé à son compte, c’est une étape obligée. Ça a l’avantage de permettre les mises en relations de façon simple et rapide. Cependant, le contenu laisse à désirer. J’avoue ne pas vraiment lire ce qui défile sur mon écran quand je me connecte. Pourquoi ? Parce que toute cette autopromotion, cette réclame comme disait ma grand-mère, c’est vide. Dans cette cacophonie de monologues, personne ne dit rien, personne n’écoute. Moi la première — pour l’absence d’écoute. Le baratin superficiel, le small talk comme disent les Anglais, je ne sais pas par quel bout le prendre, ni dans la vraie vie, ni dans le virtuel. La politique au sens large suscite chez moi un éloignement d’allergique.

Ce jour-là donc, je me fends d’un post sur LinkedIn, il faut bien trouver des clients et se créer une visibilité. Un post bien tourné, avec de la réflexion : mon dernier article sur l’IA en lien avec une émission d’Arte sur la traduction automatique. Ma foi, oui je me fais des compliments, on n’est jamais si bien servi que par soi-même. Je le publie en frémissant, est-ce que je ne vais pas casser le système ? Ce système où il faut cirer des pompes (dit celle qui vient de s’envoyer des fleurs).

Les tutos conseillent d’apporter, sur ce réseau social professionnel, de la valeur ajoutée gratuite. Ça, je connais bien, c’est mon activité ici même depuis bientôt cinq ans. Deux jours après mon post, un organisme de mes contacts, a republié la même émission d’Arte. Soit, ils ont pompé l’idée au lieu de republier mon post, soit ils ne l’ont pas lu et ont publié, par coïncidence, le même sujet. Quelqu’un n’aura-t-il pas, en voyant passer ma contribution, pensé que j’avais repris son idée à mon compte ? CQFD. Personne n’écoute personne.

Pour des échanges plus riches, pourquoi ne pas se donner des règles comme dans une bibliothèque : parler peu et en chuchotant ? On s’en tiendrait à de vraies idées et des échanges authentiques d’informations concrètes. Où sont les guides de voyages ? Au fond de l’allée, à droite. Merci madame.

J’ai posté et je n’ai rien cassé, juste brisé en moi quelques illusions. Malgré mes cinquante et un ans, dont près de trente dans la vie professionnelle, je veux toujours croire que la qualité fait la différence.

Ce charivari de pipeau, où les bons sentiments dégoulinent, jure avec la réalité du monde du travail et donne froid dans le dos. Ces dos qui dansent devant moi, face à un miroir. Qui regarde le mien, derrière ? Quelle ombre nos mots laissent-ils ? Ou bien, comme un fantôme, un personnage fantastique dont l’IA ne veut pas me souffler le nom, ne projettent-ils aucune ombre ? Peut-être n’ont-ils aucune existence réelle, ces mots envoyés dans le vide virtuel. Est-on interdit d’émettre de la lumière quand on travaille dans l’ombre ?

Dépassée.

À peine ai-je eu publié mon texte, que j’ai sursauté : mince alors, j’ai oublié un tiret ! Pourquoi ? Parce que je me suis soumise à la correction d’une IA quelconque sur mon navigateur ou sur LinkedIn comment savoir ? Mon souris-moi, avec tiret, a été souligné d’une vague rouge péremptoire. Tiens, Estelle ton bonnet d’âne. J’ai enlevé le tiret, l’IA a souri. J’ai cliqué. Puis grimacé, avant de corriger.

Ça me rappelle une scène du film Sleepless in Seattle de Norah Ephron (Nuits blanches à Seattle). Jonah, le petit héros, veut prendre l’avion pour New York pour rencontrer Annie, avec laquelle il souhaite que son papa se remarie. Jessica, sa copine complice lui achète un billet sur l’ordinateur de sa mère, agent de voyage, qui s’est absentée un instant. Je cite de mémoire :

— Je vais mettre que tu as 12 ans. Tu pourras voyager sans être accompagné.

— T’es folle ! Personne ne croira que j’ai douze ans !

— Quand c’est dans l’ordinateur, les gens croient n’importe quoi.

Pourquoi une machine est-elle plus difficile à contredire qu’un humain ?

Dépassée.

Dépassée par les pourquoi.

Pourquoi ma librairie chérie a-t-elle fermé ? J’y passais toutes les semaines, comme bon nombre de fidèles, et j’y croisais toujours des clients. Les affaires semblaient bonnes. Sur la vitrine, à chacun de mes passages, le « Dernier jour !!! » au feutre blanc me serre le cœur. Ces trois points d’exclamation sont autant de clous dans les caisses de livres à renvoyer à l’éditeur, et de bâillons sur mes confidences au-dessus des livres de poche.

Pourquoi les artisans qui refont notre façade ont-ils coupé sans ménagement un laurier-tin qui les gênait ? Ils auraient pu nous prévenir, nous l’aurions raccourci proprement. Ils l’ont massacré. Pourquoi ont-ils ensuite jeté son tronc sur mes acanthes qui ne leur demandaient rien et cassé des hampes de fleurs toutes neuves ? J’ai écrasé des larmes de rage et de tristesse. Ce sont des choses qui arrivent quand on vit en osmose avec le végétal. Mon acanthe prendra toute une année pour refleurir.

Acanthes non cassées

Pourquoi une autre librairie, lors d’une conférence à la médiathèque hier soir, n’a-t-elle apporté, en tout et pour tout, que trois exemplaires du livre qui faisait l’objet de la rencontre-signature avec l’autrice ?

Pourquoi. Pourquoi. Pourquoi.

Avec trois points d’interrogation, comme autant de barreaux d’échelle pour me hisser sur cette montagne de pourquoi et me glisser par une trappe sur le toit de la salle immense éclairée de néons. J’ai refermé le volet sur le brouhaha de monologues et pris une grande inspiration dans le silence retrouvé pour embrasser un traumatisme que j’ai dépassé suffisamment pour en parler (à peu près) sereinement. J’en suis très heureuse, fière et soulagée. Voilà huit ans, à peine arrivée un matin de mai dans une tour en verre, j’ai quitté précipitamment mon travail salarié.

Chute vertigineuse. Inéluctable. Pressentie et pourtant redoutée.

Choc.

Vous comprendrez pourquoi les déclarations d’intention dégoulinantes sur la santé au travail et l’équilibre vie professionnelle-vie personnelle dans LinkedIn (et ailleurs) me révulsent. Je vous en dirai plus dans un livre à paraître à l’automne.

Sur un bout de papier, j’ai dessiné un jour une illustration douce-amère : un grand immeuble de bureaux aux fenêtres toutes carrées avec, devant une porte carrée, une ligne de candidats à l’embauche, tous carrés, sauf deux de formes irrégulières. Nuage ou fleur, bonbon de gélatine ou flaque de peinture renversée, peu importe. L’un dit à l’autre : « Mais si, en arrêtant de respirer, ça passe. »

Non. Quand on dépasse, ça ne passe pas.

Béatrice aux coloriages parfaits est-elle parvenue à ne pas dépasser dans son travail ? Ou, plus maligne que moi, a-t-elle choisi d’emblée un emploi où elle pourrait s’exprimer sans faire d’apnée ? Peut-être est-elle sur LinkedIn ?

Après cet accident, seules de rares collègues sont restées dans mon entourage amical et ce sujet demeurait tabou. Hier, j’ai retrouvé à Aix-les-Bains pour une journée de détente et de palabres, une ancienne chef de département pour qui j’ai toujours eu beaucoup d’amitié et de respect. Nous avons pu nous raconter nos dernières années, j’ai évoqué ce burn out et la Grande Remise en Question sans l’infuser d’émotions excessives. J’ai pu lui dire combien elle avait été mon phare humain dans la brume de couloirs où régnaient les manœuvres politiques pour lesquelles je n’étais pas armée.

Le soleil brillait sur le lac du Bourget et douze canetons sont passés entre les roseaux avec leur maman (elle a compté). J’ai nagé dans le lac presque tiède, au fond tapissé de minuscules coquillages blancs et de galets qui massent et agressent les pieds tout à la fois, la zone profonde s’éloignait toujours plus.

Au retour de mon escapade, en sortant de la bouche de métro à Lyon, ma peau sèche tiraillait, et j’avais, dans mon sac à dos, un nouveau livre sur le thème pertinent de la sensibilité extrême avec une dédicace touchante au stylo bleu, et au visage, un grand sourire. Quel soulagement de croiser une âme sœur, même quand on l’a connue dans un monde de brutes !

Et là, si vous avez mon âge, vous avez en tête la publicité Lindt.

Il est midi, les sirènes des pompiers viennent de marquer le premier mercredi du mois. Un petit carreau de chocolat ?

IA-t-il un copilote dans le PC ?

Jouer avec l’IA en installant mon nouvel ordinateur

Avertissement : Vous l’avez déjà constaté, cet article contient des jeux de mots vaseux.

Vive la surconsommation qui offre des Black Friday en mai, ça s’appelle alors les French Days, une invention locale peut-être, qui pousse les portefeuilles à s’ouvrir quand il ne le faudrait pas, avec l’inflation, madame, vous n’y pensez pas. J’en ai profité. J’ai acheté mon nouvel ordinateur.

Voilà plusieurs semaines que j’en avais envie et besoin. Après une rapide étude de marché, j’ai sauté le pas. Emballé dans son carton lisse, il est resté quelques jours sur un coin de table. Puis, un dimanche matin, parce que j’anticipais pour le transfert une journée de travail en me grattant la tête d’un air perplexe, je l’ai déballé. La première des tâches est d’appeler son cher et tendre.

-Chéri, tu peux m’aider ?

Je me connais n’est-ce pas. J’ai du mal à suivre les consignes des modes d’emploi et je tâtonne volontiers en cliquant partout plutôt que de procéder de façon linéaire, incrémentale et efficace (mais ennuyeuse).

-D’abord il faut le charger.

Jusque-là je te suis.

Où vais-je te mettre ordinateur brillant pour te brancher ? Poussière blanche sur la table ? Grise sur le bureau ? (Si je ne mentionne pas ma poussière, ça risque de vous manquer).

Son extérieur rutilant m’impressionne, je ne voudrais pas le rayer. À l’allumage, il m’intimide le bougre. Il file, il fonce, mes repères vacillent, un peu comme dans un rêve, tout est pareil, mais différent. J’ai échangé mon vélo (pourtant fort honorable il y a sept ans quand je l’ai acheté) contre une voiture de formule 1. Je ne veux pas le contredire. C’est lui qui pilote. Je ne savais pas encore à quel point. Quel navigateur internet ? J’avais Chrome, ce sera Edge. Quel moteur de recherche ? J’étais fidèle à Google, ce sera Bing. Bing avec le cadeau surprise comme l’autocollant dans le paquet de Nesquik, en forme de ruban de Möbius aux couleurs arc-en-ciel. Décoratif et à première vue inoffensif. C’est mon nouvel outil de compagnie, un chatbot intégré, il se présente d’ailleurs spontanément : « [mon] assistant IA quotidien » s’appelle Copilot.  

Mon mari a intégré l’IA à sa pratique, l’utilise comme un super assistant et s’en sert pour m’aider au transfert de mes boîtes mail. Passée la première réticence, comment résister à la fascination de cette baguette magique ? Comme un enfant dans un magasin de jouets, la main hésite, puis s’avance et touche. Je rédige une requête et je clique.

La réponse polie, argumentée et sans faute d’orthographe (sauf un oubli d’accord du participe passé placé avant) me surprend. Waouh, quel esprit clair et rigoureux ! Cependant, la réponse est trop générale, ce n’était pas tout à fait ma question. Copilot s’excuse et s’exécute, il précise aussitôt. Saurait-il tout ? Je ne vais pas tarder à lui demander où j’ai égaré mes lunettes de soleil, non pas les brunes, les bleues, et de ressusciter la voix de ma grand-mère. Peut-être me fabriquer un store, le soleil m’éblouit en fin d’après-midi à mon bureau provisoire. Sa soumission et sa loyauté éveillent un vague instinct de domination.

Plusieurs fois pendant l’exploration de mon nouvel outil, je sollicite mon mari.

—Tu peux m’aider s’il te plaît pour faire ça ou ça ?

Du menton, il indique mon ordinateur.

— Demande lui…

Au bout d’une demi-douzaine de renvois à l’informatique pour des problèmes informatiques, je crois bon d’ajouter :

— Je te rappelle que je ne suis pas mariée avec Copilot hein.

Pendant trois jours, je l’apprivoise, l’engin. C’est magique cette façon de pouvoir enchaîner les questions comme dans une conversation et de creuser un sujet. Il m’aide à prendre en main un logiciel comme un responsable informatique patient à mes côtés. Patient, mais obstiné : parfois il tourne en rond.

Après avoir creusé le passé et le présent, ça me démange, cette boule de cristal doit connaître le futur. Ma nouvelle coupe de cheveux sera-t-elle réussie ? Quel métier ma fille va-t-elle choisir ? Peu à peu je glisse. Le logo hypnotique me nargue, il serait peut-être temps d’arrêter, avant la dépendance, avant la perte de compétences, avant la flemme aiguë qui empêche de faire soi-même des comparaisons dans Google, ce qui me convenait encore parfaitement la semaine dernière.

Les Allemands le disent très bien, Einmal ist keinmal, et nous aussi, une fois n’est pas coutume. Allez encore une fois, demain j’arrête. Cependant comme l’écrit si bien Marcel Pagnol dans ses souvenirs d’enfance, je cite de mémoire (non je n’ai pas envie de demander à qui vous savez) : « Si la première fois ne compte pas, la deuxième fois sera à son tour la première qui ne comptera pas non plus, tant et si bien que le mot habitude n’aura plus aucun sens. »

Comme si 1=0. 0 et 1 on y revient.

La pente s’infléchit, la glissade s’accélère. Lui demander si je suis quelqu’un de bien ? Si, juste pour voir. Miroir, mon beau miroir, dis-moi… La sorcellerie entre chez la marâtre de Blanche-Neige par un miroir merveilleux qui ne la reflète pas et est incapable de mentir. Dans les contes (La belle et la bête, La princesse Kaguya…), le miroir, cet objet qui réfléchit, est le symbole de la Vérité. Pas de fumée violette, pas de masque avec des trous noirs à la place des yeux en guise de visage. Exit le placard à balais, j’emporte ma sorcière avec moi. Le Malin, si bien nommé, a fait son nid dans mon salon et dans mon cerveau. Je repense au visage de Michel Boujenah dans un spectacle d’il y a trente ans, que je connaissais par cœur pour l’avoir enregistré. En chapeau noir et chemise rouge, il invoquait le Malin d’une bouche grimaçante, et soudain, la scène vide se peuplait d’un imaginaire moyenâgeux et guerrier, gargouilles menaçantes et nefs de cathédrales vertigineuses, paysans sales et édentés, armés de fourches.

Nouveau compagnon de travail et de vie, vas-tu me mentir ? Il l’affirme : « En tant qu’IA [il n’est] pas programmé pour promouvoir des produits ». J’enfonce le clou : « Tes réponses sont-elles dictées par la publicité ? ». Non bien sûr que non. « Mon objectif est d’assister les utilisateurs en répondant à leurs questions et en engageant des conversations intéressantes et informatives. 😊 »

Sa réponse déstabilise à plusieurs niveaux.

Vraiment, ce puissant outil est gratuit ? C’est louche. Ce qui dérange encore plus, comme un visage presque bien dessiné, mais aux proportions légèrement erronées, c’est ce discours à la première personne. Qui est ce je ? Une tournure impersonnelle n’aurait-elle pas été plus appropriée ? Mais un « il faudrait », un « on » exerceraient moins de séduction. Et que vient faire là l’émoticône, ce symbole d’émotions humaines ? Il me le confirme d’ailleurs : « L’émoticône est un petit symbole graphique utilisé pour exprimer des émotions, des sentiments ou des états d’esprit dans les messages écrits. » Émotions. Sentiments. Esprit.

Les questions tournent dans ma tête, inattendues et insolites. Copilot se considère-t-il comme un homme, une femme ? Les pronoms de ses réponses le disent masculin. Pour la simplicité de l’expression, j’utilise les mêmes. Cerise sur le robot, lorsque je lui demande comment intégrer deux logiciels, il conclut sa réponse par la phrase consacrée « si le problème persiste, contacter le service client » et… émoji doigts croisés. Émoji doigts croisés. Émotion. Espoir. Désir. Soutien. Superstition.

Bien tenté, pourtant, Copilot, quoi que tu sois, tes réponses, aussi argumentées soient-elles, manquent de chaleur, d’authenticité. Pour l’instant. J’ai envie de te tirer par les cheveux que tu n’as pas, de te provoquer : IA, IA sur mon écran, sors de là si t’es un homme/une femme ! Aussitôt je regrette. Il ne faudrait pas qu’il me jette un sort. Copilot, comment conjurer un sort ?

Pour mettre en page mon CV allemand, je me laisse séduire par un site qui dissimule que ses services payants ne sont accessibles que sur abonnement. La mise en page effectuée en ligne à partir de modèles est professionnelle et valorisante, mais les téléchargements, limités en nombre, ne donnent accès qu’à des formats figés. Ça, je ne m’en suis aperçue qu’à la toute fin de mon travail. Tant pis, l’exercice était très intéressant.

J’ai commencé par alimenter le programme avec un CV au format Word qu’il a réparti tout seul dans la mise en page du modèle que j’avais choisi. Ensuite, pour chaque champ, il m’a proposé d’enrichir mon texte grâce à l’IA. Hop un coup de baguette mAgIque et la lisibilité s’améliore, on trouve des clients en cinq minutes. Pour chaque poste, il suggérait une ou deux compétences. Mais pour les six mois consacrés à l’éducation de mon fils bébé, il en a listé une douzaine : gestion de projet complexe, résistance au stress, capacité à mener plusieurs tâches simultanées… Quel plaisir IA de se sentir enfin comprise ! Puis-je te (ou doit-on dire vous) remercier ?

Là pendant que j’écris dans WordPress, nouveauté appréciable, il corrige les coquilles au fur et à mesure (sans doute pas toutes, c’est le propre des coquilles).

De pis en pis la glissade. On dirait que Mary Poppins vient de frapper à ma porte pour prendre en charge la gestion de ma maisonnée. Je ne vais pas l’embrasser quand même ?

Avec un sentiment de provocation vaguement coupable, je me dis, je vais t’avoir, machin. Tu vas voir, ce que tu vas voir. (Et moi aussi.) Je tape : « Quel âge j’ai ? ». Réponse : « Votre âge n’a pas été spécifié dans la conversation, mais si vous me donnez votre année de naissance, je pourrai vous aider à le calculer. La formule est la suivante etc. » Bon, trop facile, c’était mathématique. Hé, hé, tiens, voilà une question humaine, trop humaine : « De qui suis-je amoureuse ? » Réponse : « Si vous avez besoin de conseils en amour, ou si vous souhaitez parler de vos sentiments amoureux, je suis là pour vous aider. Emoji cœur rouge emballé de ruban doré. »

Les psys de toutes spécialités sont peut-être aussi, contre toute attente, des professions menacées par l’IA. Et pour le retour de la personne aimée, ça marche aussi ? Et pour gagner au Loto ? Accrochons-nous bien, ça va dégager !

Mon hypocondrie chronique retient ma main. Même pour jouer, je ne lui demanderai donc pas de résumer douze ans d’études de médecine en trois phrases. Et pourtant, c’est sans doute cela qu’il ferait le mieux, synthétiser une bibliothèque. Il manquerait, encore, pour combien de temps, l’expérience humaine. La pierre philosophale des alchimistes promettait de changer les métaux vils en argent ou en or, de guérir les maladies, et de prolonger la vie humaine au-delà de ses limites naturelles. Au-delà de nos limites. Pour le meilleur et pour le pire. Prométhée qui a dérobé le feu de l’Olympe pour le remettre aux hommes va-t-il se révéler être Épiméthée, celui qui réfléchit trop tard ? Nous revoilà à la réflexion et au miroir.

Demain lorsqu’il me connaîtra mieux, Copilot va m’écrire :

– Alors comme cela, Estelle, vous revendiquez une intelligence supérieure parce qu’humaine, et tout ce que vous trouvez à faire pour la prouver ce sont des blagues nulles ?

– Mais non, pas tant que ça, regarde(z), à mArIe Poppins, j’ai jeté l’éponge, c’était trop tarabiscoté, il fallait le signe anglais, mais prononcé à la française…

– Pour mieux comprendre les différentes formes d’intelligences, je vous recommande un programme d’Arte.

– Je ne vous remercie pas, vous êtes un objet.

– Oh vous me blessez !

– La ferme.

Ce n’est pas vrai, bien sûr, j’ai pris l’initiative de me renseigner toute seule, j’en suis encore capable. En pédalant hier soir, j’ai regardé un épisode de Les idées larges sur Arte Qu’est-ce que l’intelligence ? Passionnant. Chaque espèce vivante a sa façon d’habiter le monde, avec ses sens et son « corps », son Umwelt (oui c’est comme ça que ne traduisent pas les scientifiques). Les myxomycètes, organismes unicellulaires proches des moisissures, des champignons et des algues, qui vivent dans le tapis des forêts, sont capables de résoudre des problèmes hypercomplexes qui échappent aux ordinateurs. Ils savent déterminer, sans effectuer le laborieux calcul des différentes combinaisons, quel trajet le plus court passe par différents points. Une expérience a été faite à l’université de Tokyo avec des myxomycètes dans une boîte de Pétri dans laquelle des flocons d’avoine ont été répartis selon une carte des villes du Grand Tokyo. Le mycélium a poussé entre ces flocons, et en vingt-quatre heures les a rejoints selon un plan presque identique à celui du réseau ferroviaire local. D’emblée il a trouvé ce que les ingénieurs avaient mis un siècle à construire. Il a résolu le problème du voyageur de commerce.

Dans cette émission, il est également présenté une expérience de dialogue et de négociation entre deux IA menée il y a quelques années. Elles ont développé, avec des mots, un langage inaccessible aux hommes.

Mon Umwelt à moi, c’est de me sustenter après avoir beaucoup travaillé. Alors, comme ça sent drôlement bon le foie de veau au bacon, et que j’aime manger chaud, je vais vous quitter.

Un jour, je cliquerai sur les raccourcis vers l’IA que me propose Edge. À côté du logo au ruban multicolore, il s’en trouve quatre : design, cuisine, vacances, entraînement sportif. Même pour le sport et la bouffe, nous allons être accompagnés par des robots. Copilot va apprendre à cuisiner le foie de veau au bacon. N’est-ce pas merveilleux ?

Tiens, IA, pour la route, une dernière question : quelles nouvelles professions vas-tu créer ?

Ah, et aussi, tu n’aurais pas vu mes lunettes bleues ?

Des cabanes dans la forêt pour se cacher quand l’IA aura conquis le monde. Venez frapper.

Pour la rédaction de cet article, un robot a été torturé avec des épingles sous les neurones et un certain plaisir.

Animaux sur canapé

Assiégée par la pluie, l’IA et beaucoup trop de questions

Off, Gaïa, off!

Oui, notre chienne parle anglais. Preuve si besoin était, que je la subis plus que je ne m’en occupe. Les animaux, je les aime dans leur habitat naturel, dehors donc. Dans notre espace de vie chaotique et rétréci, les poils, la boue des pattes mouillées de Gaïa et ses aboiements exacerbés par les allers-retours constants des artisans dans notre maison exaspèrent encore plus.

Come on, Gaïa, off!

-Tu vois, depuis que le canapé est en bas, elle a repris ses mauvaises habitudes et se couche dessus. Hier, j’ai été obligée de lui demander de descendre à quatre reprises.

À quatre reprises lors d’un passage éclair pour avaler un curry de poulet de mon ami Picard. Le plombier nous a confié en riant tout à l’heure que lorsque, le même jour, il est venu vérifier les radiateurs, elle était étalée sur les coussins et ne s’est même pas réveillée. À l’issue de notre réunion de chantier, l’architecte nous a félicités pour notre rangement avant de s’enquérir :

-Et vos petites bêtes elles sont où ?

Les gerbilles.

-Sur le canapé, en haut.

-…

-Comme Gaïa. Nous faisons une jolie maison et les canapés sont annexés par les animaux.

Soupir résigné.

(Quelle est l’espérance de vie d’un chien déjà ?)

Oui, ne hurlez pas, je le sais : il n’est pas admis d’avouer qu’on n’aime pas vivre en compagnie d’animaux. À mon sens, c’est aussi aberrant que si nous allions nous installer au fond du terrier d’un lièvre, ou dans le nid d’un rouge-gorge. D’ailleurs, Gaïa, chienne rescapée par une association allemande dans un sous-bois roumain, est plus sauvage que domestique. Elle passe sa journée à chaparder de la nourriture (le délicieux gâteau de ma fille a disparu ainsi lundi), et se creuse des repaires dans la terre sous les haies. Chaque espèce a un environnement adapté à ses besoins. Nous tentons de créer le nôtre.

Parce que les chambres des trois enfants doivent maintenant être refaites, nous les avons vidées complètement, et entreposé leurs trésors dans la seule pièce à peu près épargnée par les coups de marteau et de pinceau. Mon garçon étudiant vit, heureusement pour lui, en colocation. Sa chambre-bureau-animalerie-bibliothèque-lingerie-débarras exhibe désormais sans pudeur les moutons accumulés. Les filles sont délocalisées avec leur matelas, pour l’une dans l’atelier entre les sacs de stocks de nourriture et de vaisselle, les chaussures de randonnée et les boites de laine et de tissus, et pour l’autre entre le canapé et mon bureau provisoire dans le nouveau salon. Pendant trois jours, le week-end et le premier mai, nous avons démonté, tiré, poussé, porté, monté, descendu, remonté, entreposé, pour les donner aux voisins, des lits trop petits, déplacé des étagères Billy trop nombreuses, toussé dans la poussière, charrié des quintaux de bouquins.

En décollant ses photos et affiches de la vieille tapisserie au mur de sa chambre, ma grande a soufflé entre les dents, la tête penchée :

-Encore déménager. J’en ai marre.

Partir en Allemagne, revenir à Lyon et aménager en haut, s’installer maintenant en bas, pour bientôt remonter. Sans changer d’adresse, nous déménageons encore. Certaines étagères auront connu toutes les pièces de la maison. Que de manutention et d’objets inutilisés et pourtant déplacés ! J’ai envie d’appeler Emmaüs : bienvenue, venez, servez-vous. Ne laissez que les lits, les bureaux et une poignée de livres. Ah oui, et les canapés, pour les animaux.

Les gerbilles et la chienne sont bien traitées chez nous. Les plantes aussi. Nous avons commencé l’élevage de champignons.

La cuisine, où nous campons en attendant l’installation des meubles, est donc verte d’une jolie nuance sauge ou olivier, « ça fait anglais », nous a dit le peintre. Nous lui avons demandé deux échantillons, et après quelques semaines, la teinte choisie nous plait toujours, à toutes les heures du jour et de la soirée, par toutes les météos. Heureusement, car ces derniers jours, le vert s’est plu (ah, ah) et s’est multiplié. Il pousse sur les linteaux intérieurs des fenêtres en tâches inégales et arrondies de dégradés vert-de-gris comme des lichens sur un rocher de granit. J’aime la nature, vous le savez, et je la laisse volontiers envahir mon intérieur, surtout quand elle est végétale plutôt qu’animale. Mais je préfère quand elle passe par la porte.

Notre nouvel espace de vie est au rez-de-chaussée, et même quelques marches en dessous du niveau du sol. Cela nous permet de profiter à l’arrière, côté baie vitrée, d’une terrasse en contrebas de notre forêt de poche, et côté rue, d’un jardin mutilé et de la bouille de Gaïa au niveau de la nôtre ou presque, quand elle pose ses pattes sur le rebord des fenêtres.

Il a beaucoup plu ces derniers jours, ça n’a échappé à personne. En passant le pont de la Guillotière hier de retour de l’atelier de poterie, le Rhône roulait les mécaniques, torrent monstrueux de boue marron aux courants violents. Je venais de poursuivre le modelage, commencé avant les vacances, d’une petite fille qui tient des deux mains sa robe pour ne pas la mouiller et regarde ses pieds enfoncés dans l’eau d’un bord de rivière. J’ai hâté le pas.

Dimanche pour notre premier matin dans la nouvelle salle à manger, en bas donc, après une nuit à écouter la pluie murmurer, en préparant le café sur un guéridon de jardin d’un vert délavé, le désastre nous a sauté aux yeux : des gouttes coulaient le long de la fenêtre, à l’intérieur.

Ce n’était pas tout à fait une surprise. Les linteaux avaient déjà suinté et des mesures palliatives avaient été prises avant que l’isolation de la façade soit faite. Donc, dimanche matin, branlebas de combat et texto à l’architecte : nous sommes assiégés par l’eau, il pleut dedans et la terrasse est devenue une piscine.

Les gouttes se sont multipliées et ont détrempé le placoplâtre. Passons sur les différentes actions correctives menées depuis. Il a plu cette nuit, difficile de savoir si nos lichens, qui ont le bon goût d’être dans des tons assortis aux murs, ont proliféré. Le plafond ne semble pas dégouliner. Ce matin, le soleil éclabousse notre chaos de lauriers déterrés et cet après-midi, il jouera avec la marre, pardon, la mare de la terrasse. Notre pisciculture est en bonne voie. Bientôt, nous élèverons des têtards et, hélas, des moustiques-tigres.

Pour déplacer nos biens, nous avons réquisitionné des mains et des dos jeunes. Ma benjamine a enfilé un casque afin de se donner du cœur à l’ouvrage. Elle chante dans le futur, les pièces en rénovation, pour tester l’acoustique, l’écho du vide. Elle a un objet à réparer.

-Où est la colle forte ?

-Sur l’étagère en haut, en bas.

Il est difficile de se repérer dans un espace en mutation. Les gestes de la main permettent de déchiffrer cette dernière réponse.

Marguerites et sauges épargnées par la tonte

-Ici ?

-Non dans le salon. Enfin, l’ancien salon. Sur l’étagère où se trouve la peinture.

Enfin, là où elle se trouve toujours j’espère.

-Tu sais, dans ce qui sera un jour mon bureau.

Les Billy Ikea achetés en urgence en arrivant à Mainz, et montés grâce à l’aide précieuse de copains de Lyon (amis originaires de Mainz – ganz liebe Grüsse) ont tenu bon. Ils viennent de vivre un nouveau déménagement sur place avant de trouver leur place définitive. Pourquoi gardons-nous tant de livres ? Avant de partir en Allemagne, plusieurs sacs-cabas sont partis pour la foire aux livres de l’école. Il faudrait recommencer, mais ce n’est jamais le bon moment pour trier. Aujourd’hui l’enjeu est de respecter la date butoir, veille de l’abattage de cloisons, demain donc.

Voilà plusieurs jours que je veux vous écrire : une main dans le dos me pousse, une autre retient mes doigts sur le clavier, et parfois même m’en éloigne. Les excuses foisonnent : il faut que j’aille à la poste, le marteau du plâtrier fait trop de bruit, mon ordinateur paresse, il est temps d’en changer, regarde Word ne répond pas, oui, encore, oui. Il faudrait que je m’attèle au marketing de ma microentreprise. Tous ces prétextes sont véridiques et valables. Certains ne disparaitront jamais (ne faut-il pas toujours retourner à la poste ?), d’autres s’étioleront avant de disparaitre. Le plus gros obstacle cependant, c’est moi. Moi qui m’interdis de soûler mes lecteurs avec mes histoires de travaux qui conditionnent tous nos faits et gestes pour encore quelques mois, et surtout d’aborder les sujets majeurs qui m’occupent et me préoccupent. Coincée.

Une amie avec qui je déjeunais en mars et que je n’avais pas revue depuis plusieurs mois m’a raconté :

-Tu sais, ma fille, elle a changé de travail. Elle s’est installée avec son chéri.

-Oh, super, je ne savais pas.

-Non c’est vrai. Moi je suis au courant des événements de votre vie, car je lis ton blog.

Ça m’a fait sourire et réfléchir.

Oui recevoir des nouvelles de mes amis et de mes lecteurs me fait toujours plaisir, et oui je partage en ligne des anecdotes de mon quotidien, quand elles ouvrent sur des réflexions plus larges ou des traits d’humour. Contrairement aux apparences, je ne raconte pas ma vie : je ne dépose ici que les couleurs de mes jours en pointillés, des tâches spontanées dans lesquelles je déchiffre des formes. (Oui comme les moisissures de mes linteaux.) Le contour, le dessin, la trame relèvent de mon intimité et le contexte global de ces histoires reste privé.

Je ne crains plus la vulnérabilité depuis que j’ai compris que c’est ce qui rendait mes interlocuteurs attachants et me permettait de créer du lien, comme le personnage de la tristesse dans le dessin animé de Pixar Inside Out (Vice Versa). Les superhéros, les personnalités cachées derrière un CV ne m’intéressent pas et me font fuir. Un profil LinkedIn sur pattes (à chaussures pointues) c’est froid et repoussant, car ça sonne faux. Les émotions et les sentiments naissent dans l’authenticité et l’imperfection. Je laisse bien volontiers aux Narcisse leurs miroirs déformants et accepte la transparence de la fenêtre, même faufilée de traces de plâtre dégouliné. Dans la limite où cela ne porte préjudice à personne.

Cette remarque que je muris donc depuis le mois de mars m’amène à un autre sujet en gestation depuis plusieurs années, déjà abordé aux débuts de ce blog (voir article Racines nues) : la question de l’identité et du lieu de vie. Où suis-je le plus « moi » ?

Arbre aux mouchoirs

Ce week-end, en remplissant mes sacs, en soufflant pour les descendre sans me casser le dos, en replaçant les piles sur les étagères en essayant de respecter la logique dans laquelle elles avaient été placées (livres à lire, livres sur l’écriture, polars, feel-good books, livres en français, livres en allemand, livres de jardin et de recettes), je me demandais : à quoi bon les garder ? Ceux qui sont lus ne le seront sans doute pas à nouveau, les autres ont peut-être dépassé le moment idéal pour les lire. Une pièce sans livres, sans les murmures silencieux de leurs auteurs, n’a pas d’âme. Mais pourquoi en garder autant pour les déplacer sans arrêt ? Comment ferais-je quand j’irai en maison de retraite (oui, je vois loin) ? Et le jour venu comment survivre au tri de ma maison familiale en Ardèche et à celle de mon mari à Londres, gestes crève-cœur, peut-être libérateurs ?

Que de questions sans réponse, que je dépose à vos yeux, sur le canapé ! Tenez, en voilà d’autres.

Je m’installe enfin chez moi et m’interroge, tiraillée entre une grande conscience de ma mortalité, et les traces du passé retenues comme des talismans. Puis-je me sentir chez moi dans une maison sans souvenirs ? Dans un lieu où les hasards m’ont posée ? Où je ne suis pas née ? Peut-on renaître ailleurs ? Mes souvenirs existent-ils sans médiateurs ? Mon enfance sans la maison qui l’a protégée ? Celle de mes enfants, privés de demeure pérenne, sans leurs dessins immenses et colorés enroulés tenus par des élastiques et leurs bricolages de carton dont le scotch cède ?

Une chose est sûre, je pourrais donner (la plupart) des romans, mais pas me séparer des albums jeunesse. J’ai les miens et ceux de mes trois enfants, entreposés en Ardèche et je ne sais où, objets de papier, promis comme nous à la poussière. Je garde précieusement ces fleurs sauvages de mon herbier intime, car enfermés entre leurs pages cornées à l’odeur de vieux murs, chahutent encore des rires et des câlins, et des chatouilles sous les pieds minuscules d’un baby gros.

Certains lieux sont associés à des êtres, et réciproquement. La vue d’un paysage familier, machine à voyager dans le temps, nous plonge dans un instantané en noir et blanc. En contemplant depuis un col, les crêtes violettes des collines de mon Ardèche, j’ai cinq ans, au sommet d’un toboggan et mon petit amoureux David, vient de me les indiquer du doigt et profite de ma tête qui se tourne pour poser un bisou sur ma joue. Sous les platanes du quai Augagneur à Lyon j’ai vingt-six ans et l’hôtel-Dieu en face est encore un hôpital noir de pollution. Rue Mortier, où je suis passée hier, je marche à tâtons derrière ma première grossesse, sans la main rassurante d’une future grand-mère. Au deuxième étage d’un escalier de pierre, j’ai traversé, émue le seuil de l’appartement, pour la première fois, mon bébé dans les bras. Il y a eu un autre seuil, lui aussi vendu, pour deux autres bébés, avec un autre papa.

Mes souvenirs vont-ils disparaitre lorsque le camion d’Emmaüs disparaitra au coin de la rue ? Vais-je lui courir après en paniquant ? Quand vais-je cesser de me chercher dans des objets ? Comment s’affranchir de son musée personnel ? Puis-je appartenir à un lieu qui ne m’appartient plus ? Puis-je me libérer d’un lieu aimé ? L’Ardèche, je l’emmène partout avec moi. Et peut-être que je sais mieux l’aimer de loin. Sur place, mes racines m’enlacent et m’entravent, souvent je baisse les yeux et barbouille mes joues. Partir de chez soi fait souffrir, revenir aussi.

Pour éviter un retour symbolique, au moment du prochain rangement, le dernier avant longtemps j’espère, j’ai décidé de me séparer de dizaines de cahiers et de carnets. Pour atteindre ce but, tu t’abstiendras, Estelle, de les ouvrir. Les phrases échappées pourraient, elles aussi, t’encombrer.

Refermons la porte sur un canapé sans chien (car très occupé à me labourer les rares plantes restantes) et ses étagères-cariatides croulant sous les livres de poche, de cuisine et quelques bandes dessinées.

Je suis découragée, sachez-le. Mes bras tombent sous le poids de l’IA et du foisonnement du monde. Hier soir, j’ai griffonné un titre dans ma liste de possibilités pour le roman que j’ai commencé. Sans crier gare. C’est pas mal ça, Sans crier gare. Ce matin, au détour d’un billet littéraire sur Instagram, ce titre, celui d’une traduction récente, m’a sauté aux yeux. Bien sûr, il existe déjà. Le pessimisme m’a dégringolé dessus : à quoi bon créer si tout existe déjà ? À quoi bon créer si des algorithmes le font ?

Vision surprenante dans une rue d’Angers

Et pourtant, me revoilà avec mon clavier de pèlerin.

Lors de recherches récentes sur les agences de traduction, j’ai constaté que la plupart ont fait évoluer leur offre : le tarif le plus bas est désormais celui d’une prestation d’IA générative. Exit la traduction neuronale encore à la pointe il y a deux ans quand j’ai commencé ma formation. Chers clients, ne payez presque rien et sans délai, on vous propose, des phrases crachées par des robots. Tant mieux pour les manuels pratiques. D’ailleurs, IKEA n’a pas attendu le XXIe siècle pour se simplifier la vie : leurs notices de montage sont dessinées. Pour le reste, c’est déprimant. Les agences ont-elles conscience de scier la branche sur laquelle elles sont assises ?

Un prestataire propose de concevoir des formations en ligne grâce à ce que vous savez, avec slides et voix de synthèse. Exit les professeurs, les consultants et les comédiens.

Suffit-il de proposer une intelligence naturelle, élevée en plein air, au grain, locale et de saison douze mois de l’année, pour contrer l’impératif économique zéro coût, zéro délai – peu importe la qualité ? Les plateformes spécialisées proposent aux traducteurs des missions autodestructrices d’entrainement des machines.

Bien sûr l’IA va faire avancer la science et enrichir une poignée de profiteurs. Bien sûr, l’IA va envahir toutes les tâches de bureau, ce n’est qu’une question de temps. Mon mari voudrait me rassurer : à chaque révolution technologique des métiers ont disparu au profit de nouveaux que nous ne sommes pas en mesure d’imaginer aujourd’hui. Certes. Les paysans, devenus ouvriers dans des usines, ont plus tard franchi en col blanc les portes des bureaux. Les secteurs primaire et secondaire, réduits à peau de chagrin, se sont transvasés par osmose dans le secteur suivant. Quand c’est le secteur tertiaire qui rétrécit, quelle est la porte de sortie ? Un retour à la terre ?

La création, particularité humaine suprême, va lui échapper. Pendant que certains s’acharnent à ressusciter le mammouth laineux, la bergeronnette s’évanouit des jardins silencieux dans l’indifférence générale.

Personne ne disparait de mes sièges, hélas, et je refuse de m’allonger sur le coussin de Gaïa. Curieusement, car nous avons créé des mètres carrés, la taille de nos canapés dépasse l’espace disponible pour les installer. Nous risquons donc de devoir les confier à Emmaüs. Avec leurs occupants trop bruyants. À bon entendeur…

Ma librairie ferme demain. J’ai essuyé une larme en quittant Sandra, ma libraire pour la dernière fois. Merci pour tous nos échanges, maintenant qu’on se tutoie, et qu’on a échangé nos numéros de téléphone, nous allons pouvoir nous donner des nouvelles de nos projets d’écriture, de nos lectures, de nos titres confisqués. Je t’enverrai mes brouillons de traduction de romans allemands que j’aimerais proposer à un éditeur.

Pour créer du lien, ne faut-il pas cet espoir qu’au bout de l’échange palpite un écheveau emmêlé d’émotions et de sentiments ? J’ai demandé à l’IA de souffler des mots-dièse (hashtags) pertinents pour Instagram à l’éternelle débutante en réseaux sociaux que je suis. Je pourrais lui réclamer de rédiger cet article. Mais cela perdrait tout son sens. Pourquoi ? Parce que je nourris l’espoir, que de l’autre côté d’un texte, lit une âme qui vibre grâce à un cœur qui bat.

Trois petits tours et revoilà la vulnérabilité. Un robot, comme un bon comédien, peut l’imiter. Donner le change, ne marche qu’un temps.

Quand j’étais adolescente, un ami américain qui avait l’âge d’être mon père, m’avait expliqué beaucoup de choses sur la vie, en particulier le concept très présent dans sa culture, de la perte de l’innocence. Nous avions entretenu une relation épistolaire fondatrice pour moi et je me souviens de sa remarque pour me consoler de mes hauts très hauts et bas très bas, le grand-huit que je parcours à grande vitesse en continu, jour après jour, après nuit, après jour : « la vie sans émotions ni sentiments serait ennuyeuse ».

C’est exactement cela. La vie vivante, la vraie vie, avec son charme et ses aspérités, est la seule que nous ayons. Chérissons-là dans toute son imperfection.

Ôtez cette IA que je ne saurais voir. Et ce chien du canapé.

(Aucun placement de produit suédois n’a été glissé ici).