Fugues

Collège buissonnier, rendez-vous inutiles et se défendre enfin

Mercredi 9 h 56.
Mon portable posé sur le bureau à gauche du clavier vibre. Interrompue en plein travail, je n’ai pas envie de répondre, mais je jette machinalement un œil à l’écran où s’affiche le numéro de la Vie scolaire du collège. Il vaudrait peut-être mieux prendre cet appel.

— Allo ?

— Allo, madame, nous souhaitons vous prévenir que votre fille a fugué du collège avec une copine en cachant la caméra de surveillance. Elle a été rattrapée par un surveillant.

Ma fille, fugué ? Je l’attends à la maison, ses professeurs sont absents. N’est-ce pas normal qu’elle parte ?

— Ah ?

— C’est inadmissible et elle sera sanctionnée. Elle sera reçue demain par madame X.

— Ah bon ? Pourtant elle vient à l’instant de m’appeler depuis le téléphone de la Vie scolaire pour me demander une décharge pour sortir. D’ailleurs, je viens de vous l’envoyer. Bien sûr, je lui reparlerai de cette façon de procéder qui ne se fait pas. Mais enfin, elle partait en accord avec moi, puisque ce matin elle n’avait qu’une heure de cours.

10 h 30. Ma fille n’arrive pas.

11 h. Toujours personne.

Sans doute a-t-elle dû folâtrer au parc avec son amie.

Je fais un saut chez Picard (ah, Picard qui nous a tant manqué en Allemagne) pour nous chercher des blanquettes de veau individuelles puisque ça lui faisait envie. C’est bientôt les vacances, on va se faire un petit plaisir. Avant de partir, je lui laisse un petit mot, bien en vue, sur la dernière marche en haut de l’escalier. Ma chérie, je reviens dans dix minutes.

Sur le trottoir, les feuilles sont glissantes et un panneau m’annonce que je marche à 5 km/h. Le vent est glacial, il a neigé la veille.

Retour à la maison. Personne.

12 h. Je guette à la fenêtre entre les branches du sapin de Noël. Personne.

J’envoie un texto à mon mari : notre benjamine n’est pas là.

Comme j’ai grand-faim et que si je ne me sustente pas dans ce cas-là mon humeur vire au noir, je crève l’opercule à coups de fourchette et place la barquette au four à microondes. Je monte le son de mon portable pour pouvoir écouter la chronique de Tanguy Pastureau sur Inter.

Je mange. Seule.

Notre famille vit une actualité très difficile que je ne vais pas détailler ici. Je suis épuisée et j’ai décidé de me reposer cet après-midi puisque mon jeudi s’annonce éreintant. Échouée sur le canapé, je vais regarder Manon des sources (l’original bien sûr – qui a envie d’entendre des Parisiens prendre un faux accent méridional ?). Il repasse sur Arte et je l’adore. En outre j’ai besoin de retrouver une citation du film pour mon bouquin. Blottie sous un plaid, beaucoup trop près de notre chienne Gaïa qui cherche toujours à me piquer mon nid, je cale la tablette. Le facteur ne me dérange pas : notre sonnette est cassée. Les colis de Noël passent en voiture électrique devant chez nous, s’arrêtent quelques minutes avant de retourner à la poste. Quand j’aurai 5 minutes et une cloche, je mettrai une affichette pour prévenir le facteur…

Je regarde le film d’un œil distrait, en guettant le bruit de la porte d’entrée.

Tiens, voilà le passage dont j’ai besoin. Au verso de mon modèle de tricot, je le recopie avec une moitié de crayon gris qui traine. Je me délecte de la plume intelligente et tendre de Marcel Pagnol. Comme j’aime le parler de ses personnages, tout en humanité et en humour !

14 h 10, la porte d’entrée s’ouvre. Enfin !

– Mamaaaaan. Pardoonnnn.

Ma fille éplorée craint l’engueulade.

— Que s’est-il passé ?

Il s’est passé que malgré le coup de fil et la décharge écrite ils ne l’ont pas laissé sortir. Elle a été emmenée chez le proviseur, sermonnée par deux personnes. Seule. Sa copine ne s’était pas arrêtée en quittant le collège et pour cause : sa mère l’attendait dans sa voiture. Tu parles d’une fugue.

Plus elle m’explique et plus la colère monte. Quel système idiot et aberrant qui empêche les jeunes de sortir du collège quand ils n’ont plus cours pour la journée ! Tout cela pour aller au self.

Cela serait anecdotique si depuis plusieurs semaines, les professeurs n’étaient pas absents à tour de rôle, sans remplaçants. Si ma fille trilingue n’était pas contrainte, par une fantaisie administrative de suivre des cours d’anglais avec des débutants. Et si on n’attendait pas, depuis la rentrée, la mise en place d’un dispositif particulier auquel elle a droit.

Nivellement par le bas révoltant.

La colère bouillonnante me confisque le repos dont j’ai besoin.

D’abord je console ma fille, lui dis que le coup de fil de la Vie scolaire nous a fait éclater de rire, et que les idiots procéduriers feraient mieux de s’occuper de remplacer les profs malades plutôt que de faire perdre du temps aux élèves et à leurs familles. Et que s’ils gardent une élève en colle, il est inadmissible que les parents ne soient pas prévenus (nous nous sommes inquiétés pendant quatre heures). Je lève les bras écartés pour lui dire : super-maman ! je vais te défendre ma chérie contre l’absurdité !

Elle sourit à peine. Elle a très peur. Elle est traumatisée.

(Franchement, je n’ai pas besoin du collège pour traumatiser ma fille. Je m’en charge très bien toute seule. Je lui ai raconté le film L’auberge rouge, que j’avais emprunté à la médiathèque (ça aussi ça m’avait manqué en Allemagne : ne pas pouvoir emprunter de vieux films). Basé sur des faits réels, il se passe dans la montagne ardéchoise. Sans les facéties de Fernandel, et la distance de l’histoire romancée, les faits l’ont terrifiée. Elle ne veut plus aller en Arèche même pour voir son grand-père qui pourtant vit à une distance très sécurisante de l’auberge de Peyrebeille).

Adieu le canapé, je retourne à l’ordinateur. J’écris un long mail de griefs au proviseur. À ceux qui ne me connaissent pas depuis longtemps, sachez que c’est tout nouveau pour moi de me défendre. C’est la première fois, depuis 22 ans que je suis maman, que j’écris à un proviseur pour lui dire le fond de ma pensée. En général, je laisse courir, considérant qu’ils règnent sur leur monde.

Peut-être ai-je pris de l’assurance ? Peut-être puis-je maintenant comparer avec la pédagogie allemande ? Peut-être chaque manquement au respect de l’éducation s’est-il accumulé pour en arriver aujourd’hui par ce besoin de mettre les points sur les i ?

Je ne me fais pas d’illusions, la bêtise gagne toujours, mais merde quoi.

Le jeudi matin, le lendemain de la « fugue », l’ensemble des cours de la matinée sautait encore. Donc en toute logique, il fallait à nouveau une décharge pour ma fille pour l’autoriser à arriver après le self. (Il restait un plat de ramen Picard au congélateur qui lui disait bien). Donc je lui ai donné le formulaire-sésame sur lequel j’ai précisé en post-scriptum : « je ne complèterai pas ce formulaire par le remplissage d’un bulletin d’absence dans le carnet de correspondance. Ce n’est pas ma fille qui était absente, ce sont, encore, ses professeurs. »

(Pour la petite histoire qui se fait longue, j’ai reçu plusieurs mails peu aimables de la part de la fameuse Vie scolaire pour un supposé manquement à la procédure, « décharge + bulletin dans le carnet + passage à la vie scolaire », patin couffin. Ces mails erronés m’avaient déjà bien irritée.)

À Mainz aussi j’avais défendu ma fille bec et ongles. (Super-maman, bras levés) Je m’étais fâchée tout rouge avec sa prof de maths qui lui avait mis un Klassenbucheintrag, l’équivalent d’un mot dans le carnet. Pourquoi ? Ma fille était absente au début du devoir surveillé de maths. Pourquoi ? Parce que ladite prof lui avait demandé d’accompagner une de ses camarades qui ne se sentait pas bien au secrétariat.

Quelle obsession les absences. Quelle peur panique des défections. À en voir des fugues partout.

En Allemagne, les établissements scolaires sont grands ouverts. Les terrains et les cours restent accessibles pendant les vacances. À la récréation, aucun écolier ne se glisse par un portillon entr’ouvert. Ils savent que c’est interdit m’avait-on expliqué. En France, tout est barricadé (pour Vigipirate, seulement ?). Ma fille a paniqué, car elle n’avait pas la fameuse décharge, que j’avais oubliée. Si les petits Français ont un caractère aventurier, tant mieux pour eux. Les barrières fermées tentent l’escalade.

Le lendemain du fameux mercredi, dans une salle d’attente, une maman a passé un coup de fil. Je n’ai pu m’empêcher d’entendre : « Ma fille est marquée dans Pronote comme ayant une absence injustifiée, pourtant je vous avais écrit… »

Cela est-il donc une manie contagieuse entre les établissements ?

Le week-end, j’ai pu reprendre mon visionnage de Manon des sources.

La scène qui entame la deuxième partie est savoureuse : le conseil municipal du village, dont les membres vivent tous, de près ou de loin de la terre, désespérés par le tarissement soudain de la fontaine, accueillent l’ingénieur du Génie rural. Ce dernier s’épanche en explications inutiles.

Ugolin l’interpelle : on vous fait venir parce que nous n’avons plus d’eau. Vous faites des mesures pendant des jours, vous réfléchissez à vous faire péter la cervelle, vous nous assommez avec des mots d’un kilomètre et vous nous dites : vous n’avez plus d’eau. Quand on vous demande ce que vous pouvez faire, vous répondez : rien.

Cette scène, je l’adore. Vous l’aurez compris, je suis la première à crier aux incohérences de l’administration et à dénoncer l’incompétence. Mais là elle résonne doux-amer.

La veille, le jeudi donc, nous étions en famille en entretien avec des spécialistes de leur spécialité, cachés derrière leur ordinateur. Nous sommes arrivés en disant : nous avons un problème grave. Nous y avons passé la journée et laissé une énergie démesurée. À la fin de ce que je pensais être une consultation, mais qui était une réunion (mon mari et moi avons eu envie de sortir nos portables aussi, mais rien ne méritait de prendre des notes), on nous a dit : vous avez un problème grave. Que fait-on ? Rien.

Comme le Papet, j’aimerais me régaler de ces couillonnades.

Mais là, ça se passait dans un hôpital.

Ceux qui atteignent leur niveau d’incompétence continuent de toucher un salaire.

(J’ai diagnostiqué un déni d’inutilité.)

J’ai envie de lever les bras au ciel en criant : super-maman, je vais tous nous sauver de la bêtise.

Je ne touche pas terre au sens propre comme au figuré. Comme il fait trop froid pour le jardin, que je n’ai pas d’atelier de terre en ce moment, je peins mes ongles en rouge sombre avec ma fille.

Je regarderai ces doigts maquillés que je ne reconnais pas sur les touches du piano en travaillant une fugue de Bach à quatre voix. Je me demanderai quel est le point commun entre un départ du collège en courant et en riant et en saluant en passant la caméra (quand il n’y a plus rien à y faire) et un morceau de musique.

Je suis découragée par un monde où le bon sens est démodé.

J’ai envie de fuir.

Me réfugier dimanche soir au Grand Temple pour entonner les chants de Noël anglais lors du Christmas carol service de l’Église anglicane de Lyon, en priant pour que les Bleus ne gagnent pas la finale (désolée) sinon nous ne pourrons jamais rentrer chez nous.

Me cacher dans le Vercors, dans le petit village, dans l’hôtel même où nous étions venus nous réfugier au printemps 2018, pour peser les pour et les contre et décider de partir nous expatrier en Allemagne.

Fuir.

Dans la forêt d’épicéas sans neige, qu’un vent du sud rend printanière, pour caresser un tronc rayé de merisier.

Dans la baignoire de l’hôtel, pour évacuer la colère en soufflant des bulles la tête dans l’eau. Nous n’avons qu’une douche dans notre nouvelle maison et tremper me manque.

Fuir les yeux ouverts, car en l’absence de distraction visuelle, mon esprit écrit en silence tout le mal que je pense des derniers couillons qui ont croisé ma route. Pour l’instant, j’ai réussi à ne pas leur dire en face. Il parait que ça ne se fait pas. C’est dur quand même de traverser la vie agressée par la bêtise de beaucoup tout en ne pouvant pas leur tirer la langue.

Je le fais donc ici pour me libérer du geste.



Pfffffft !

Fuir.

Me barricader dans une église vide pour fermer la porte sur le brouhaha du monde et les textos de ceux qui ne comprennent rien et agressent par leur insensibilité.

Aspirer par osmose le calme. Allumer un cierge pour le plaisir de voir danser la lumière dans un parfum de cire chaude, l’odeur des bougies de la couronne de l’avent fanée qui ont coulé sur la table.

Je vous souhaite un Noël en paix, sans avoir besoin de tirer la langue.

En cas de besoin, je peux vous établir une décharge.

Si vous devez fuguer, faites-le comme ma fille, avec une personne aimée, en courant, et en saluant la caméra à la porte en riant.

Rendez-vous de l’autre côté.

4 thoughts on “Fugues

  1. Excellent ce billet!
    Le retour à la scolarité française et toute cette administration doit être bien frustrante quand on a eu cette liberté allemande qui m’étonne encore maintenant. Par exemple quand je vais réveiller en catastrophe l’un de mes garçons parce qu’il va rater son bus et qu’il grogne qu’il commence plus tard aujourd’hui. Ou que je vois débarquer un autre bien plus tôt que prévu (ne pas oublier ses clés !!!) parce que le cours a sauté… C’est clair que ça doit leur faire drôle aux tiens maintenant.

    A bientôt de l’autre côté donc 😉

    1. Merci chère Juliette.
      Oui ça lui fait tout drôle à ma benjamine qui est au collège (au lycée c’est plus comme en Allemagne : sur le principe de la responsabilité).
      Je t’embrasse.
      Très bon Noël à vous tous !

  2. L’administration en France est une catastrophe parce que ces gens se “couvrent” de peur d’une plainte:les parents d’élèves peuvent être nuisibles ,c’est eux qui ont fait le mal dans l’Education Nationale et ils continuent de sévir.Mais c’est vrai aussi que la bétise est partout et est difficile à éradiquer.
    Je ne sais plus si vous passez Noël en Ardèche(mes neurones fatiguent en ce moment,pas qu’en ce moment en fait,never mind,I’ll Survive).
    Passez de bonnes fêtes et à très bientôt j’espère.Bises.Dany

    1. Chère Dany,
      Merci pour ton commentaire.
      Les parents d’élève étaient le cauchemar de ma tante institutrice. La lourdeur et le zèle de l’administration défait les enthousiasmes liés aux apprentissages (des élèves et probablement des enseignants).
      Nous aurons l’occasion de descendre en Ardèche :o). On passera t’embrasser si on peut.
      Je te souhaite un très bon Noël et t’embrasse fort.
      Estelle

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