Trébucher sur le passé

Mercredi, début d’après-midi, c’est bientôt l’heure de mon cours de terre en ville à la VHS (Volkshochschule, l’équivalent de nos MJC). Direction l’arrêt de bus. Il est 7h10. Il est toujours 7h10 à l’imposante horloge sur la façade de la bâtisse rouge brique. Ça me va bien, c’est une heure agréable, et deux fois par jour, c’est juste. Plantée au sud du pré qui sert de ‘’place’’ et de terrain de jeux à notre quartier résidentiel, l’édifice est un repère pratique pour s’orienter. Il s’agit d’un bâtiment militaire réhabilité en appartements, dont la régularité des ouvertures a été adoucie par des balcons métalliques. Sur l’ancienne place d’armes aujourd’hui des gosses jouent au foot.

Le portail métallique désormais toujours ouvert, voit se croiser des centaines de chemins quotidiens.  En passant, voilà de cela quelques semaines, j’ai remarqué que les grilles dudit portail dissimulaient dans la rectitude parallèle de leurs barreaux, des lettres gothiques. Caserne avec un C. En français.

Construite par les Nazis dans les années 30, détruite pendant la 2ème guerre mondiale, elle fut réhabilitée par l’armée française, avant d’être reprise au début des années 50 par l’armée américaine. Un bâtiment militaire avec trois noms successifs : allemand, français et américain.

Le quartier résidentiel dans lequel nous habitons est construit sur l’ancien terrain de la caserne. Le Grosse Sand (les Grands Sables, zone naturelle protégée, à proximité du lit du Rhin) où nous allons parfois nous promener et guetter les premières fleurs au printemps, accueille toujours un terrain d’entrainement militaire américain (malgré la protection pour cause de plantes rares…).

Certains de nos amis habitent plus bas dans les maisons blanches et lumineuses d’un quartier également très récent. Jusqu’à il y a une grosse dizaine d’années, ce flanc de colline était utilisé par l’armée américaine pour l’entretien de leurs camions et de leurs tanks. Le terrain pollué a dû être nettoyé avant d’être rendu aux plates-bandes civiles. Et quand nous prenons la voiture autour de chez nous, des panneaux désuets jaunes et ronds, illustrés d’un tank noir, continuent de rappeler la limitation de vitesse pour les véhicules de l’armée. Partout où nous nous tournons, l’Histoire se rappelle à nous.

Avec la chute du mur, l’armée des Etats-Unis a quitté Mainz. Elle reste cependant implantée juste en face, de l’autre côté du Rhin, à Wiesbaden. La communauté des militaires et leurs familles représente une vraie ville américaine de plus de 15000 personnes, avec Kentucky Fried Chicken, TK Maxx and co. Selon ma fille, qui a une copine américaine, certains magasins sont accessibles seulement sur présentation d’un passeport US.

Le trajet de bus jusqu’en ville est assez long. Il contourne le nouveau quartier, ses jardinets et ses milliers d’habitants avant de desservir la Neustadt (la ville nouvelle, par opposition au quartier le plus ancien de Mainz, l’Altstadt). Le circuit passe à côté de la Nouvelle Synagogue, à l’architecture originale vert bouteille, toute en lignes brisées, dérangeante par sa quasi-absence d’angles droits. A chaque passage, je ne peux m’empêcher de me dire « Nouvelle, forcément… ». Nous y avons assisté à un concert de la chanteuse américano-israélienne Noa. Les lignes intérieures donnent le vertige au sens propre. Les marches ‘’en italique’’ de l’escalier nous propulsent dans un tableau cubiste. Adieu repères, on chavire….

Encore quelques virages, quelques arrêts, et par la fenêtre gauche j’aperçois une bâtisse ocre. Alignés à quelques mètres du sol des portraits multicolores à la Andy Warhol d’Anne Frank. Leur approximation charmante me laisse penser qu’ils ont été peints par des enfants. Il doit s’agir d’une école. Là aussi, je ressens un vague sentiment de malaise.

Enfin, lorsque je descends du bus, je traverse (en faisant bien attention) et passe à côté de l’église Saint-Christophe. Bombardée pendant la guerre, la ville de Mayence a choisi de ne pas la reconstruire. Seul le clocher est intact, et abrite jalousement les fonts baptismaux de Gutenberg. Les murs sans plafond ni toit s’élèvent droit sur le ciel, sa lumière et ses mystères. Soutenus par des arcs-boutants en béton, ils abritent (à leur façon) un mémorial, quelques panneaux d’informations et des photos bouleversantes sur les raids aériens.

Eglise Saint-Christophe
Eglise Saint-Chritophe, Mainz

Lors de mon premier passage, je suis entrée, curieuse, ravie de pouvoir m’approcher du calme d’un lieu spirituel dans la liberté de ne pas pousser de porte. Une dame qui arrachait quelques herbes folles dans un coin s’est approchée de moi. Elle a commencé à me conter l’histoire de cette église. J’ai suivi son badge et son trousseau de clefs jusqu’à la chapelle du fond qui sert encore pour des messes, car, elle, a encore un toit. Ma guide improvisée déchiffre pour moi les panneaux de l’exposition à sa façon : « Vous vous rendez compte tout ce qu’ils ont détruit les Anglais avec leurs bombardements ! Ils ont lâché X bombes sur Mainz ! Regardez-moi ça ! Quel dommage ! ». Oui sans doute, mais en même temps… LA FAUTE A QUI HEIN ? Je repars en grinçant des dents, déçue de n’avoir pas pu m’offrir quelques minutes de paix.

Enfin, au détour d’une rue, je passe avec émotion à côté de deux Stolpersteine dans le trottoir. Ces plaques de laiton de la taille d’un pavé sont incrustées dans le sol, devant les maisons où vivaient des citoyens de Mainz avant leur déportation. ‘’Hier wohnte …’’  (Ici habitait…). Chaque plaque porte le nom et, en quelques dates trop proches, le destin de chacun. Œuvre d’un artiste berlinois, elles sont posées dans de nombreuses villes allemandes et européennes. Sur le sol pour qu’on les lise la tête baissée, recueillement furtif. Pour que les pas répétés des passants maintiennent le laiton poli et luisant. Pour ne pas oublier. Stolpersteine, littéralement, les pierres qui font trébucher.

Stolpersteine, Mainz

Comme nous achoppons chacun chaque jour, au détour d’une rue fleurie, sur les traces de l’Histoire. Ou comme moi je trébuche sur mon passé. Chaque nouveau jour se lève sur le millefeuille des mêmes dates des années précédentes, avec son lot de petits pois ensevelis sous les matelas moelleux de souvenirs heureux.

Mon amie simultanée

Lorsque nous vivions à Lyon, nous avons eu l’occasion à deux ou trois reprises d’aller à l’étranger sans quitter le territoire national. Nous avons acheté un guide de voyage, vérifié la validité de notre carte d’identité, chaussé notre curiosité et emporté notre ouverture d’esprit. Cap sur le Nord-Est. Nous sommes allés en Alsace.

Quand on a grandi dans le sud de la France, les maisons à colombages, les cigognes, l’enthousiasme démesuré pour les asperges blanches au printemps c’est l’exotisme version gothique. Nous avons traversé des villages minuscules avec des noms imprononçables, composés de plus de lettres qu’ils n’avaient d’habitants. D’ailleurs les panneaux en débordent parfois. Nous avons longé le flou humide de la ligne bleue des Vosges.

Aujourd’hui nous vivons de l’autre côté de la frontière, dans le Palatinat, région qui partage, outre une princesse (la femme de Monsieur, le frère de Louis XIV, celle qui a écrit des dizaines de milliers de lettres, blogueuse pertinente avant le siècle en robe de soie), de grands pans d’Histoire avec la France. Néanmoins, nous ne nous sentons pas (encore) vraiment chez nous.

Par conséquent, quand nous quittons Mainz pour nous rendre en Alsace, nous ‘’rentrons en France.’’ Et ce petit coin du monde presqu’allemand-du-grand-Nord-Est, nous apparait maintenant comme étant ‘’du Sud’’, et très français.

Lors d’un week-end récent à Strasbourg, nous cherchions un restaurant susceptible de nous accueillir pour le déjeuner du dimanche. Nous avons demandé conseil à la jeune femme attentionnée de l’accueil de l’hôtel. Nous avons cru bon de préciser : ‘’Pas de table alsacienne de préférence. Nous vivons en Allemagne et avons vraiment envie de changer radicalement d’influence gastronomique’’ (oui on assume, ce n’est pas une légende, les restaus outre-Rhin ce n’est pas souvent ça).

Toutes les premières maisons contactées étaient complètes. Nous avons donc franchi presque à reculons le seuil d’une brasserie alsacienne. Presque seulement, car les macarons rouges Michelin à gauche de la porte ont commencé à réconcilier nos papilles avec les cochons de l’enseigne.

Le repas était délicieux (ah, le médaillon de veau aux girolles !), et la choucroute facultative. Comme quoi. La gastronomie aussi est relative.

Lors d’une autre escapade récente côté sud de la frontière (pas eu le choix, c’était un week-end long en Allemagne et tout était complet), nous avons logé dans un petit village niché dans les forêts des Vosges du Nord. Rideau de pluie, aquarelle des nuages et troncs gris mouillés, embuscade rouge de l’amanite dans les premières feuilles mortes, mousses perlées. Ambiance trouble et troublante dans une brocante/café capharnaüm de la rue principale (pourquoi cette dame qui nous sert ne quitte-elle ni son manteau ni son sac ?).

Sur la place du village, un plan de la commune avec une indication inattendue et inconnue pour un monument historique : église simultanée. Une phrase courte précise qu’elle accueille des messes ou cultes de différentes confessions chrétiennes. Je suis charmée par ce concept pacifique et éclairé. Un vaisseau de pierre ancré dans la vie quotidienne pour raccommoder les différentes habitudes locales pour exprimer sa foi. Une véritable église de la Réconciliation qui met en œuvre concrètement les préceptes qu’elle professe.

L’Alsace ne serait-elle pas à sa façon une contrée simultanée ? Les frontières administratives relèvent souvent d’un arbitraire politique, qui peine à contenir dans les pointillés du géographe la personnalité d’un territoire. La nouvelle contrée s’infiltre peu à peu dans le tissage culturel (au sens large) devenu lâche de sa voisine. D’ailleurs, je me suis toujours demandé : à quels indices minuscules et clandestins le glissement d’une région à l’autre s’opère-t-il ? Dans quel village alsacien se trouve la dernière pâtisserie qui propose des Lebkuchen (pains d’épices) sur la route du sud ?

Un territoire simultané, comme un pont entre des cultures. Comme une richesse toute particulière, un mélange originel unique. Tout comme mon mari, trop anglais pour être français, à moins que ce ne soit le contraire. Ou comme P., grandie en Allemagne avec une maman française, ma nouvelle amie simultanée.

Vacances en Allemagne

« Aux prochaines vacances, on part où ? »

Pas simple quand on a de la famille et des amis en France et en Angleterre. Et qu’on aimerait aussi peut-être changer d’air pour se simplifier le quotidien en parlant une langue qu’on maîtrise, en renfilant des habitudes confortables comme un vieux sweat (et en retrouvant une alimentation variée).

Pourtant parfois, la curiosité prend le dessus et on fait le grand pas, on prend le risque : ON RESTE EN ALLEMAGNE POUR LES VACANCES !

Mois de mai, pont de l’Ascension. Nous souhaitons découvrir le Bodensee (lac de Constance). Et camper en famille, puisque nous apprécions cela. De toute façon les hôtels et chambres d’hôtes que j’ai contactés, pourtant plusieurs semaines avant les dates souhaitées, sont tous complets. C’est un truc terrible ici. Les Allemands réservent leurs vacances très très en avance. Un an, voire 18 mois avant. Personnellement je ne sais pas aussi tôt ce dont j’aurai envie. (Pareil pour le restau, il est très difficile de trouver une table la veille pour le lendemain, en règle générale, il vaut mieux réserver une semaine avant).

Donc ce sera camping, y’en a plein autour du lac. Qu’à cela ne tienne, tentons la réservation. Je cherche sur internet. Je contacte celui qui est recommandé dans mon guide. Non pas de réservation pour moins de 7 nuits. Bon tant pis. Nous partons avec notre matériel à la découverte sans point de chute précis. Je sens le doute sceptique dans le regard des amis avec qui je partage notre projet, et notre désinvolture franchouillarde.

En arrivant au bord du lac, magnifique, nous découvrons qu’il est effectivement bordé de campings. Mais que camper en Allemagne ne signifie pas la même chose qu’en France. Il s’agit ici de garer son camping-car sur un parking, bien parallèlement et bien près de celui du voisin. Pas trop d’herbe, ça gratte et ça salit. Les nains de jardin et les barbecues sont de sortie. Eux aussi ont pris leur maillot.  A l’aide ! Les tentes sont tolérées dans des petits coins, toutes entassées les unes sur les autres – sans doute des touristes égarés ?

Après avoir été refusés plusieurs fois dans des campings complets, nous trouvons les quelques mètres carrés qui vont nous accueillir pendant 3 nuits. Avant de planter la tente (pendant les formalités) nous ne les lâchons pas, car d’autres campeurs en perdition s’en approchent dangereusement et menacent de nous en priver. Nous montons la tente. En se penchant un peu, on peut même apercevoir le lac en mangeant. Il est vraiment tout près. Ouf. Nous profitons des baignades, des couchers de soleil, et des sanitaires super propres (c’est donc possible), visitons Konstanz, découvrons que les barbecues attaquent à 17h, commandons les Brötchen du petit déjeuner, mangeons les tomates qui ont poussé sur les rives du lac.

J’ai fait depuis d’autres recherches pour trouver des campings comme on aime bien : genre camping à la ferme, avec de l’herbe, des arbres, un p’tit ruisseau, pas trop de monde. Tout simple quoi. J’en ai discuté avec des amis allemands. Non ça n’existe pas. Ou bien nous ne l’avons pas trouvé. Je suis même tombée sur internet sur un type de camping mutant : un grand parking en goudron, avec des rectangles d’herbes réguliers et bien alignés pour garer son camping-car.

Les Allemands qui veulent camper dans une tente et les pieds dans l’herbe vont en France ou ailleurs. D’ailleurs, dans une librairie, j’ai vu un guide de voyage consacré aux campings de toute l’Europe du sud dont la couverture était illustrée par une photo du Pont d’Arc en Ardèche. La partie chauvine de mon cœur a frémi !

Deuxième période de vacances en Allemagne en automne cette fois : nous rentrons de quelques jours à Berlin.

Visiter la capitale était un de nos projets de longue date, mais c’est notre fille aînée qui l’a proposé en août. Banco ! Si on veut y aller, va falloir sauter le pas et ne pas retourner en France ou en Angleterre à chaque période de vacances, n’est-ce pas ? Berlin c’est une ville internationale, à part, formidable. Nous avons pu déguster des musées magnifiques, manger japonais, vietnamien et israélien en v.o., et nous régaler même avec une curry wurst délicieuse. Nous avons assisté à un concert de musique de chambre à la Philharmonie (gratuit le mardi midi, mais assis par terre… alors que la grande salle est libre. Pourquoi ? Mystère. Une affaire de sous sans doute).

Nous avons arpenté les quartiers touristiques et donc entendu beaucoup d’Américains. Lors d’une pause dans un musée, nous avons même entendu parler français. Et là ma grande fille a soupiré : « Ça fait du bien quand même d’entendre parler anglais et français. Ça repose hein ? »

Suis bien d’accord. Parfois faut lâcher les efforts. Surtout pendant les congés.

D’ailleurs aux prochaines vacances, ce sera l’Angleterre ou la France.

Et le vieux sweat confortable.

Racines nues

« Allo Monsieur Maslow ? C’est pour ma pyramide, elle est toute cassée. Vous auriez des pièces de rechange s’il vous plaît ? »

Depuis toutes ces années, j’avais bien bossé. En France, je travaillais surtout sur mon développement personnel, la toute pointe de la pyramide des besoins de Maslow. Le reste était plus ou moins acquis selon les périodes. Si un rafistolage soudain se révélait nécessaire, c’était une marche ou un niveau après l’autre.

En passant la frontière avec mon baluchon et ma famille, j’ai fait une grande glissade vers le sol. Les fondations mêmes de mon équilibre se sont fissurées. La sécurité, la stabilité ont fichu le camp, et avec elles tous les repères qui étaient au-dessus ont dégringolé.

Il m’a fallu, un peu (beaucoup) perdue, les mains dans la terre, reconstruire patiemment. Un étage après l’autre.

Comme pour notre petit jardin, celui de devant la maison.

Ravies de ces quelques mètres carrés de friche en forme de fossé, les filles et moi avons, au printemps dernier, nettoyé, arraché les mousses et la roquette sauvage aux légères fleurs jaunes mais envahissante et le macramé savant des racines enchevêtrées.  Nous avons sarclé, ratissé, semé avec enthousiasme une dizaine de sachets de graines de fleurs des champs pour égayer notre entrée d’une prairie fleurie. Pendant des semaines, chaque fois que je sortais par la porte de devant, je me postais pendant cinq minutes devant mon bout de terrain pour scruter le moindre timide frémissement vert dans les replis de ma terre retournée (tout en me disant que les observateurs éventuels devaient trouver ce comportement bien bizarre).

Pendant ce temps, le voisin, sans doute inspiré par notre agitation jardinière, s’est mis lui aussi en action. Pendant quelques jours ça sentait vraiment mauvais devant chez lui (et donc devant chez nous). Quand son herbe a commencé à jaunir, nous avons compris qu’il avait attaqué la verdure à la chimie lourde. Beurk….

Pourtant au bout de quelques semaines nos deux bouts de jardins jumeaux étaient redevenus symétriquement identiques. Le sien avait reverdi (ouf !) et dans le nôtre les graines ne poussaient pas vraiment. Les deux avaient retrouvé un aspect négligé et échevelé de verdure de bord de route. Bon… tout ça pour ça…. Le voisin n’en est pas resté là dans sa guérilla anti-herbe. Il a couvert la nouvelle herbe d’une tenture étanche, puis ladite tenture de copeaux d’écorces. Bien sûr nous aurions préféré qu’il laisse le parterre sauvageon devant son entrée, celui auquel nous nous étions habitués depuis notre arrivée. Mais si les attaques au désherbant se raréfient, c’est déjà ça. D’ailleurs, il a signifié la trève des hostilités contre sa propre terre en plantant une haie de jeunes lauriers cerises, un petit pommier et un pêcher.

Au bout de quelques temps, les feuilles de la haie ont jauni, puis sont tombées. Quelques semaines plus tard, de petits bourgeons vert tendre d’espoir sont apparus. Aujourd’hui les nouvelles feuilles hésitent encore, mais les plantes semblent avoir pris.

Comme les jeunes arbustes transplantés, j’ai l’impression que nous avons dû commencer par perdre tous nos repères pour nous en créer de nouveau. Accepter de laisser le temps à nos racines dénudées de trouver leur chemin dans le nouveau terreau, de s’acclimater aux conditions locales si différentes de celles dans lesquelles nous avions poussé jusque-là.

Et là je me pose la question. Est-ce le prix à payer pour se sentir (plus) libre ? Sommes-nous différents quand nous vivons ailleurs ? C’est sûr que de ne connaître personne et d’avoir perdu une bonne part de nos réflexes nous affranchit de répondre à certaines convenances et habitudes dans lesquelles nous nous sommes moulés sans le vouloir, ni le savoir vraiment. Ici par exemple, je rentre dans n’importe quel magasin puisque je ne sais a priori pas si ça me plaira. Je me fais mon avis. A neuf. Quand je me présente à quelqu’un, je peux choisir d’être ‘qui je veux’ (en disant ou en omettant certains traits), dans la limite de l’image que je projette, mais en étant libérée de celle que j’ai eue jusqu’à présent.

Et pourtant…

Je me souviens d’un livre de John Steinbeck que j’ai lu à 16 ans : Travels with Charley. L’auteur y décrit un périple en camping-car, seul avec son chien Charley. Si je me souviens bien (mon livre est chez mon fils), Steinbeck décrit l’envie non dissimulée des gens qu’il rencontre, de faire comme lui et de larguer les amarres. Mais il conclut que le déplacement est un leurre dans la velléité de se libérer de soi-même : ‘’You can’t get away from yourself by moving from one place to another’’.

Bien sûr on ne s’affranchit pas complètement (pas assez parfois hélas) de soi-même en partant vivre chez les voisins. Mais le déracinement est peut-être juste un nouveau petit pas dans le sens de la découverte de qui on est.

GRRRR

C’est les vacances d’automne (Herbstferien). Avec ma plus jeune nous sommes allées au cinéma voir Mein Lotta-Leben alles Bingo mit Flamingo. Il s’agit d’une d’adaptation pour l’écran d’une série de livres (presque humoristiques sur notre nouvelle échelle locale) pour jeunes ados sur la vie quotidienne compliquée d’une petite jeune fille de 11 ans – entre sa famille, ses copains et les petites pestes, et tutti quanti… C’est mignon et ma fille lit les livres avec plaisir.

Au cinéma en Allemagne, (en tout cas dans certains cinémas), les tickets indiquent des numéros de places, comme à Londres. (J’ai du mal à comprendre ce choix, quand toutes les places sont au même prix) … Donc nous voilà toutes les deux dans une grande salle aux deux-tiers vide, au centre d’une rangée que nous avons pour nous toutes seules. J’ai posé ma veste et mon sac sur le fauteuil à ma droite. Les bandes annonces commencent. Dans le noir, une dame et une petite fille se glissent dans notre rangée. Je vois du coin de l’œil la maman s’avancer en regardant alternativement son ticket et les numéros sur les sièges. Non, ce n’est pas vrai ! Dans une salle quasi vide, dans une rangée toute aussi vide, elle va me faire déplacer mes affaires pour s’asseoir juste à côté de moi ! Je n’y crois pas et pourtant si. Elle commence à m’expliquer avec son ticket. Je lui réponds sans bouger mes affaires, que ça devrait aller si elle se met juste un siège à côté de CE QUI EST ECRIT. Elle hésite quelques secondes, puis voyant que je pense ce que je dis, et surtout que je ne vais pas bouger mon blouson, s’assoie à regret sur un des 10.000 sièges libres ailleurs.

La police ne va pas arriver. Ni un car complet de nouveaux spectateurs très à cheval sur leur numéro de siège. Non mais franchement ! Ca je ne le lui dis pas mais j’ai très envie de lui proposer de s’acheter un peu de bon sens auprès de l’ouvreuse. Avec un peu de chance il y en aura au milieu des glaces.

Autre coup de gueule.

Un vendredi matin au printemps, j’ai enfourché mon vélo pour aller chez une amie faire du piano. Nous travaillons des valses de Dvorak à quatre mains et parlons boutures. Ces matinées féminines sont très agréables. La piste cyclable délicieuse serpente dans le vallon d’un petit ruisseau, une zone de nature protégée, verte et riche en espèces végétales et animales. Avant de traverser la voie ferrée, la route oblique vers la gauche à angle droit. Et moi je suis surprise par des branches sèches très basses, qui ont dû s’affaisser dans la haie de droite. Pour ne pas les prendre dans le visage de plein fouet, je fais un écart-réflexe de dernière minute. Et je freine au dernier moment pour éviter un cycliste qui arrivait. La visibilité était mauvaise, ce n’était pas là le problème – mais l’obstacle soudain. Le monsieur pile aussi. Je m’excuse bien sûr. Il commence à m’engueuler, à m’expliquer les règles de la conduite. Je lui explique que je suis bien d’accord avec lui, mais que j’ai eu peur et lui montre les branches très basses (qui n’étaient pas là à mon dernier passage), m’excuse encore platement. Il continue ses remontrances. Je poursuis mon chemin secouée. En colère et les larmes aux yeux. Avec une bouffée d’incompréhension. Bien sûr quand on manque de se faire rentrer dedans, il est légitime de s’indigner. Avec des explications, et les preuves (en bois) sous le nez (littéralement), et quelqu’un qui a eu peur, en face serait-il possible de manifester, en deuxième intention, un tant soit peu de tolérance ?

Autre moment de doute grinçant sur notre présence ici. Je vais nager comme toutes les semaines à la piscine du quartier. Chouette, une ligne est presque vide avec une seule nageuse équipée de tout l’attirail pull-buoy et compagnie… Je commence donc à nager dans cette ligne, à droite comme il se doit. Idem pour le retour. Sauf que là je la vois arriver face à moi. N’écoutant que mon entêtement, je reste là où je suis : à droite de la ligne. Elle est à sa gauche. Elle s’arrête pour m’expliquer sur un ton supérieur LA REGLE : quand on n’est que DEUX dans une ligne chacun nage de son côté pour ne pas se déranger. A partir de TROIS, tout le monde circule à droite. Ah bon. Je n’avais jamais entendu cela. Soit. Je m’exécute donc en râlant dans l’eau. Ca fait du bien de nager, ça défoule, hein !

Il m’est aussi arrivé un jour de me faire enguirlander par un jogging noir à moustaches parce que je circulais en vélo « sur une voie piétonne » comme il me l’a hurlé. Je n’ai pas osé y repasser avant longtemps et j’ai depuis constaté que j’étais dans mon droit. C’était une voie partagée vélos et piétons.

Quelque fois j’ai du mal à m’adapter à certaines façons de se comporter en société, ou de penser. Ici en Allemagne, en France ou partout ailleurs. Toutes les contrées ont leur quota d’enquiquineurs. Mais ce qui me fait plus grincer des dents ici parfois, c’est cette stricte observance de la règle sans l’application du filtre du bon sens et de la bienveillance pour un autre être humain, et sans y mettre les formes.

 Et ça soulage de l’écrire ici.

En même temps, la confrontation à la rigidité obstinée met d’autant plus en valeur les personnes douces et attentionnées. Et j’en ai aussi rencontré légion ici. Plus que dans mon environnement précédent. Je me demande comment ces personnalités-là, sensibles, (sur)vivent dans une société assez carrée et stricte. J’ai évoqué le sujet avec certaines, qui m’ont effectivement avoué avoir du mal avec les côtés les plus grinçants et inflexibles de la germanité de leurs concitoyens.

L’école (1)

Le système scolaire allemand est suffisamment différent pour mériter une petite présentation.

Quand j’étais sur les bancs du collège et que je commençais à m’initier au charme des déclinaisons teutonnes dans la classe de Monsieur V., les petits Allemands allaient en général à l’école le matin (jusque vers 13/14h), et ce jusqu’à l’Abitur (le bac) qu’ils passaient à 19 ans (après 9 ans de collège et lycée). Mon amie de Cologne avait donc du temps pour un petit boulot, l’apprentissage d’un instrument de musique et les répétitions dans un orchestre de cuivres. Vu de chez nous, c’était plus cool, et pourtant on n’avait pas l’impression qu’ils en savaient moins de nous, avec nos journées à rallonge et notre bachotage.

Depuis quelques temps, certains Gymnasium (l’équivalent de notre cycle collège + lycée) proposent de préparer l’Abitur en 8 ans. Ce sont des G8. Ils dispensent des cours l’après-midi. D’autres Gymnasium sont toujours en formule G9 (1 an de plus, et après-midis libres).

Reprenons depuis le début. Les petits Allemands commencent l’école au CP (première classe), et c’est un événement majeur pour eux. Il existe même un nom spécial pour cela : die Einschulung.

Tous ne vont pas au Kindergarten (qui est plus une garderie améliorée qu’une maternelle). Ils reçoivent de la part de leur famille le premier jour d’école un cornet de cadeaux die Schultüte (fournitures scolaires et sucreries diverses), presque aussi grand qu’eux. Les parents peuvent être associés à marquer cette étape particulière. Les nouveaux élèves font connaissance avec les enfants de leur classe et l’enseignant qui vont les accompagner pendant quatre ans (jusqu’en 4ème classe, l’équivalent de notre CM1). Comme les affectations dans les classes en fonction de la date de naissance sont calées sur le 1 er septembre, les enfants sont légèrement plus âgés dans les classes correspondantes qu’en France. Le collège commence au CM2.

Ça a été très nouveau pour nous cette homogénéité de fréquentation. Bien sûr en France aussi, dans les petites écoles, avec une classe par niveau, on garde les mêmes copains toute la maternelle et l’école primaire. C’était d’ailleurs mon cas en Ardèche. C’était aussi plus ou moins le cas de mes enfants à Lyon dans des écoles à effectif limité. Mais les enseignants changeaient chaque année (ou presque, dans le cas de niveaux double). Ici les maitres et maitresses font tout le cycle : du CP au CM1 avec un même groupe d’enfants, et recommencent ensuite avec une nouvelle fournée. Je suppose que ce doit être plus varié, et peut-être plus simple au niveau de la gestion de la classe au sens large. Tout le monde se connaît mieux, les règles sont connues et partagées.

En arrivant, je me suis dit que ça manquait d’ouverture, cette obligation de rester avec le même adulte référent, que ça n’encourageait pas la capacité d’adaptation. Sans compter qu’il vaut mieux bien s’entendre entre enseignant et enseignés… Pourtant les enfants que je rencontre semblent ouverts et sûr d’eux, et s’adressent spontanément et directement aux adultes. La pédagogie allemande encourage vivement la participation orale (qui est notée) et traite les enfants avec respect. Les effectifs par classe sont limités (environ 25). Il faut préciser que certaines matières sont enseignées par un autre adulte – seul – ou avec le / la titulaire : musique, sport, géométrie, anglais, allemand langue étrangère.

Récemment, je suis allée aider dans la classe de ma plus jeune (4ème classe soit le CM1) pour une matinée de bricolage. Il s’agissait de construire des maquettes à partir d’éléments naturels que tous les enfants avaient apportés (branches, pommes de pins, cailloux, feuilles, etc…) pour représenter les jeux dont ils avaient envie pour la cour de l’école (dans le cadre de son projet de réfection).

Pour constituer les groupes de travail de 4-5 élèves, la maîtresse a proposé aux enfants de choisir entre un tirage au sort et des rassemblements par affinités, moyennant de mélanger les garçons et les filles. Elle les a fait voter pour choisir l’option. L’autodétermination a prévalu. Les élèves ont rapidement constitué leurs groupes, repositionné leurs tables par ilots et se sont attelés à leur projet.

J’ai proposé mon aide, comme les deux autres parents qui étaient là, aux groupes qui en avaient besoin pour scier, clouter, faire tenir en équilibre leurs petites œuvres d’art. A un moment je tenais deux branches qu’un petit garçon était en train d’assembler au péril de ses doigts (et des miens). Une petite fille en plein collage a appelé à l’aide : « Ich brauche Hilfe ! » (j’ai besoin d’aide). J’ai dû lui dire de patienter, car je n’étais pas disponible et les autres parents non plus. Pas immédiatement. Elle a répété quelques instants plus tard, sur un ton ferme mais poli : « Ich habe gesagt, ich brauche Hilfe ! » (« J’ai dit que j’avais besoin d’aide ! »). Ça tombait bien, je pouvais venir à ce moment-là. J’ai été impressionnée par cette capacité à juste affirmer son besoin, et tout simplement à demander de l’aide. (C’est une petite fille polie et plutôt réservée).

A la fin de la matinée, la maîtresse a donné les indications (une seule fois) pour clore la séance : poser les maquettes sur le grand plateau, vider et nettoyer les tables, les remettre en place, passer un coup de balai. Sur le mode Mary Poppins, tout cela a été fait rapidement, dans les temps. La salle de classe était impeccable. Je me suis retenue de demander à quelques enfants de venir faire la même chose chez moi.

J’ai été également frappée par la créativité des élèves. En effet, dans un environnement où suivre la règle est une seconde nature (voire la première), comment peut-on se servir de son imagination ? Comment peut-on s’autoriser le pas de côté de la créativité s’il faut toujours mettre ses pieds dans les empreintes de ceux qui nous ont précédés ? A la lumière de cette expérience, je me demande si finalement l’expression de ses idées et de sa créativité ne bénéficiait pas d’un environnement bienveillant (même s’il est bien cadré), dans lequel l’enfant se sent respecté et soutenu en tant qu’individu. Un élève qui a confiance en lui, en sa capacité à s’exprimer, à être écouté et aidé ne se sent-il pas plus libre finalement pour créer – que s’il y a plus de latitudes avec les règles mais moins de confiance ?

L’école est un sujet riche et intéressant – A suivre donc.

Décalage horaire

J’ai sur mon bureau une carte postale, reproduction d’un tableau de Picasso de 1954, offerte par mon amie allemande de toujours, à son retour de la visite d’une exposition dans une grande ville. J’ai oublié laquelle. Il s’agit d’un portrait de ‘’Madame Z, Jacqueline aux fleurs’’, cubiste, avec un très long cou de girafe, un corps tout en lignes droites, un œil immense. Et c’est un portrait de femme ravissant.

Le décalage important avec le réel fait que l’on n’en ressent que l’émotion propre au tableau, et rien en rapport avec le modèle. Dans un portrait réaliste, l’œil recherche systématiquement la ressemblance, sinon à la personne qui a posé, au moins à un visage humain. La moindre erreur de proportion, le plus infime décalage dans la composition, risquent de rompre l’harmonie anatomique à laquelle nous sommes habitués. Une variation trop subtile va engendrer dans le spectateur une discrète sensation de malaise, sans qu’il lui soit pour autant aisé d’en identifier l’origine précise. Le portrait est reconnaissable oui certes, mais différent voire bizarre.

La proximité géographique de l’Allemagne et de la France, une histoire et des habitudes tout de même grandement communes faussent l’impression. On croit entrer en terrain connu, et pourtant, on ressent ce malaise discret qu’il est difficile d’attribuer à l’une ou l’autre cause – tant il est composé d’une infinité de parcelles de différences presque insignifiantes prises séparément.

Un changement complet de fuseau horaire, de climat, d’hémisphère, le basculement dans une culture radicalement différente – si on était partis en Asie ou au cœur de l’Afrique – nous aurait propulsé dans un environnement violemment autre. Comme avec un tableau cubiste, nous aurions moins cherché les ressemblances avec notre vie-repère d’avant. Plouf ! D’emblée c’est différent et on essaie de s’adapter. On fait des gaffes mais c’est prévu, attendu, compréhensible.

De ce côté du Rhin, le mal-être dû au changement subtil de repères est plus insidieux. Le décalage temporaire en est une des composantes importantes.

L’Allemagne est dans le même fuseau horaire que la France. Pas besoin de mettre sa montre à l’heure en arrivant. Et pourtant nous avons eu tout au long de cette première année l’impression de vivre avec un décalage temporel permanent et variable en fonction des périodes.

Déjà la rentrée scolaire début août, ça a été dur à digérer.

Rentrée des écoles, rentrée littéraire, rentrée économique et politique… Ma vie est depuis toujours rythmée sur une reprise des activités générales début septembre. Lorsque les filles ont dû reprendre le chemin de l’école un 6 août, qui plus est en pleine canicule, nous avons eu l’impression de vivre un décalage horaire massif d’un mois. Et que dire des photos de vacances des copains plongeant dans une mer turquoise reçues alors que nous errions, hagardes, dans les allées du rayon de fournitures scolaires ? Les ‘’vacances de la Toussaint’’ qui ont par conséquent eu lieu fin septembre étaient également très perturbantes. Nous avons essayé comme à notre habitude de chercher des champignons et ramasser des châtaignes, et de façon générale de vérifier si la nature ne voulait pas faire un petit effort et se caler sur notre nouveau rythme. Peine perdue. Nous avons cueilli du thym dans un soleil doux et lumineux de fin d’été. Ce n’est qu’avec les vacances de Noël (bien évidemment les mêmes que celles que nous avions connu en France, et que sans doute dans beaucoup de pays), que ce décalage s’est estompé.

Ponctuellement, les variations de certains jours fériés réveillent cette petite dissonance temporelle.

Pour des raisons évidentes, le 8 mai et le 11 novembre ne sont pas fériés. Au printemps, les Allemands profitent, après le jeudi de l’Ascension et le lundi de Pentecôte, d’un autre jour férié religieux Fronleichnam. Le 3 octobre, jour qui célèbre la réunification du pays, est un jalon essentiel. Les écoles ont des jours de vacances mobiles qui créent ponctuellement des week ends longs, à des périodes nouvelles pour nous et variables selon les années (et selon les écoles, ce qui est moyennement pratique quand on a des enfants dans plusieurs établissements).

Le 11 novembre était une expérience très particulière. En effet ici à Mayence, c’est le jour du lancement de Fastnacht (carnaval), à 11 heures 11 minutes très précisément. Les festivités n’auront lieu qu’en février mais … la saison du carnaval est ouverte. Cela se passe en grande pompe sur la Schillerplatz dans la vieille ville : compte à rebours et discours au balcon de l’hôtel de ville, flonflons, confettis, déguisements, le tout aux couleurs de Fastnacht (bleu, blanc, rouge et jaune).

Je n’ai jamais trop suivi les défilés des 11 novembre français, mais c’est un jour que j’associe au calme inhabituel des jours fériés, à la grisaille et à la tristesse involontaire des fleurs des couronnes sur les monuments aux morts.

Pleins de bonne volonté pour découvrir notre nouvel environnement, comprendre nos nouvelles connaissances qui ne sont pas encore des amis, nous avons pris le tramway dans la matinée pour être sur la Schillerplatz à l’heure dite. Les filles se sont déguisées – à l’instar de nombreux habitants ce jour-là. Nous avons rejoint l’attroupement de spectateurs multicolores (dans des costumes pas toujours du meilleur goût), déjà abreuvés à la bière, au pied du balcon et des scènes temporaires pour les concerts de la journée. Je ne vous cache pas que généralement je fuis ce genre d’ambiances bruyantes et tapageuses. Mais l’impression de bizarrerie temporelle a touché son apogée quand la foule autour de nous a répondu aux animateurs divers avec le code d’échange de Fastnacht : « Helau ! Helau ! Helau ! ». Ces trois interjections sont accompagnées d’un salut assez formel de la main droite. Et je ne pouvais m’empêcher de ressentir un léger mal-être : me trouver un 11 novembre, au milieu d’une foule d’Allemands qui crient de façon scandée, la main droite en l’air – même en technicolor, avec une musique de manège cacophonique et avec le sourire. J’ai dû frissonner et me dire qu’on ne m’y reprendrait sans doute plus. Nous avons découvert de quoi il retournait. Cette année, je rendrai à mon 11 novembre son calme et sa dignité. Toutes les découvertes ne donnent pas envie de les réitérer. J’en demande pardon à mes amis mayençais.

Le décalage temporel se niche même au cœur de la journée.

L’activité commence très tôt. Il est possible de prendre un rendez-vous médical dès 7h, parfois même avant (avant !!!?). De nombreux services ferment en milieu d’après-midi (vers 16h), ou sont mêmes tout simplement fermés l’après-midi certains jours. A 18h la soirée a déjà débuté depuis un bon bout de temps. D’ailleurs le repas du soir de nos nouveaux concitoyens est pris très tôt (entre 17h et 18h). Souvent, ils ne cuisinent pas et ‘’mangent froid’’ comme ils disent (charcuterie, fromages, pain) c’est donc plus rapide à préparer. (Hier après-midi, une peite voisine a crié par la fenête à sa copine en bas qui venait la chercher, qu’elle ne pouvait pas la rejoindre car elle était en train de manger ; il était 17h13.) Vers 18h30 tout est plié. Personnellement ça me convient, j’apprécie les longues soirées. (Bon on n’en est pas encore à manger avant 18h tout de même). J’aurais plus de mal en Espagne à faire patienter mon estomac jusqu’à tard !

Et bien sûr, le dimanche tout est fermé. TOUT est fermé.

Si le frigo n’est pas rempli le samedi…. Tant pis !

La ligne

Nous rentrons du nord de Cologne où nous sommes allés chercher nos filles. Elles ont passé un week end magique dans un zoo, à vivre avec les gorilles, chameaux et pingouins pendant 48 heures, sans se laver.

Direction plein sud, en suivant l’axe du Rhin, dans ses grandes lignes. Nous le prenons à rebrousse-courant. C’est inhabituel pour moi un fleuve qui coule vers le nord après toutes ces années le long du Rhône qui dégringole des Alpes vers la Méditerranée.

Nous traversons la Ruhr. Cratères des mines de charbon à ciel ouvert, usines sidérurgiques, entrepôts géants, treillis des voies de circulation nombreuses, forêts des lignes à haute tension. J’ai l’impression d’avoir sauté à pieds joints dans la carte du livre de géographie (Erdkunde) de ma grande fille – dans la leçon qui nous a tant coûté en traduction et compréhension (houille, mégapole etc…)

A perte de vue des lignes, qui se poursuivent et s’entrecroisent. Des camions, des camions, des camions. Des aires de repos bondées. De camions. Des couleurs délavées dans un pastel dégradé jaunâtre et gris.

La ligne des piquets des barrières des champs, les éoliennes agencées sur les crêtes de vagues collines. Si un oiseau pouvait joindre les points de ces moulins modernes, quel dessin apparaitrait ?

Les arbres et arbustes d’une pépinière. Tous en ligne, et toutes ces lignes parallèles bien serrées, contenues dans des parallélépipèdes. Au garde à vous messieurs-dames, les branches bien droites, les idées homologuées et conformes ! Le ruban droit de l’autoroute. Le chemin de fer parallèle du train de marchandises.

Je repense au rang deux par deux des enfants dans la cour de l’école devant la porte de leur bâtiment, avant même que ça sonne. Sans dépasser. Presque sans bouger. Aux cartables entreposés sagement l’un derrière l’autre sous le préau, comme les perles d’un collier. Aux plants de chrysanthèmes aux pompons roses tout neufs dans la terre noire d’un jardin voisin, alignés au cordeau le long de la maison, espacés régulièrement.

Point.

A la ligne.

J’ai envie de prendre la tangente, la ligne secondaire, le chemin périphérique, m’embarquer sur les chemins forestiers tortueux et peut-être sans issue sous le viaduc, me perdre sur les vrilles des vignes de la petite vallée agricole qui s’échappe sur la droite. M’envoler dans la goutte d’air chaud de la montgolfière qui flotte au loin, parenthèse égarée de légèreté et de rondeur dans ce paysage industrieux et linéaire, qui tue même l’imagination.

Avec un petit clin d’œil intérieur espiègle et fier, je renonce à expliquer à la jeune Allemande qui nous accompagne que la traduction en français de Heissluftballon vient de ses inventeurs, les frères de Montgolfier. Et qu’ils étaient de l’Ardèche comme moi.

Et que là-bas les paysages sont variés, colorés, en relief. Propices aux escapades, aux émotions et aux sensations.

Et surtout drôlement beaux !

(Point d’exclamation.)

Reine règle

« Alors c’est d’accord, si on va s’installer en Allemagne, en échange on habite dans une maison hein ? »

En échange de quoi ? De tous les sacrifices individuels et familiaux ? Des difficultés que l’on pressent intuitivement ? Jusqu’à quels renoncements n’irions-nous pas pour jouir de quelques mètres carrés de verdure ?

Le jardin représente pour moi une motivation certaine pour marcher pied nu dans l’herbe, gratter la terre, danser sous la pluie (ou au soleil) avec mes enfants, et sentir passer les saisons par tous mes sens. Et digérer l’expatriation. Pour mes filles, il ouvre plutôt la perspective (le rêve ?) d’accueillir un chien, l’excuse de l’exiguïté de la vie en appartement ne tenant plus pour le refuser.

Sitôt dit, sitôt fait. Je me mets en quête de ladite maison avec pour cible géographique le collège à section française de Mayence qui doit être accessible à pied. La recherche en ligne me propose…. une seule maison. Ça tombe bien il ne nous en faut pas plus.

La visite auprès des propriétaires (une famille syrienne sur le départ pour l’Allemagne du nord) nous confirme qu’elle est très bien placée, à proximité des supermarchés, du tram et surtout de l’école et du collège.

C’est donc ainsi que nous avons quitté un appartement à Lyon en pleine ville et sur le métro, avec vue imprenable chez les voisins, pour une maison à Mayence dans un quartier résidentiel assez récent, très vert et calme, paradis des familles avec jeunes enfants. De petits immeubles voisinent avec des rangées de maisons mitoyennes, plus confortables à vivre que leur aspect bétonné tristounet ne laisse augurer. Au gré des nombreuses zones piétonnes, des jeux pour enfants, des pelouses arborées s’éparpillent, reliés par des chemins partagés entre les piétons et les cyclistes.

Nous découvrons l’appellation d’un immeuble d’habitation en allemand : Mehrfamilienhaus ou maison pour plusieurs familles. C’est joli non ? Nos voisins viennent du monde entier (Croatie, Albanie, Afghanistan, Ukraine, Italie…). C’est un quartier ‘’muti-kulti’’ comme on dit ici (multi-culturel). C’est un gros avantage, quand les voisins font la fête ou téléphonent en parlant beaucoup trop fort, au moins on ne comprend pas ce qui se raconte (et réciproquement). Le standing reste plutôt modeste (les grandes maisons dans les arbres sont plutôt dans la périphérie de notre quartier).

Entre la fin de l’école (13h ou 16h selon les enfants) et 18h des enfants jouent dehors. Ensuite le silence surprend. Comment tant de familles vivent-elles dans ce quartier sans émettre plus de bruit (à part notre foyer ou nos voisins immédiats mentionnés ci-dessus) ?

Tout ce petit monde se déplace naturellement beaucoup pour ses activités quotidiennes.

Entre notre quartier résidentiel et les écoles, les piétons et petits-cyclistes-sur-trottoir doivent quitter une zone piétonne et traverser deux routes. Les automobilistes allemands font preuve d’une grande prudence et commencent à freiner dès qu’ils aperçoivent un piéton à 10 mètres du passage clouté. En tant qu’habitués des trottoirs d’une grande ville française, on ne peut qu’applaudir à autant de respect et de sécurité. La deuxième route se traverse donc aisément (moyennant de faire attention aux trams qui circulent entre les deux voies de la chaussée).

Pour la première route en venant des maisons, le parcours est beaucoup moins sûr. Pour une raison inconnue, il n’y a pas de passage piéton indiqué, ni sur le parcours obligatoire et quotidien des habitants du quartier, ni à proximité. Et là, surprise, les conducteurs ne s’arrêtent pas. Pas de passage piéton, pas le droit de traverser, pas besoin de freiner. Charge aux piétons de se débrouiller, de sauter très haut ou de déplier leurs ailes.

Un jour, alors que je traversais à pied en poussant mon vélo, une voiture (à faible allure pour cause d’embouteillage) a attendu la dernière minute pour ralentir à mon niveau quand elle a vu que je ne cèderais pas (non mais !). C’est assez effrayant. Un autre jour, alors que j’arrivais à cet endroit dangereux, j’expliquais à une connaissance française qui marchait avec moi ce que je viens d’écrire. A ce moment-là un véhicule d’auto-école est arrivé, nous a vu attendre au bord et ne s’est pas arrêté. Ce genre de comportement me donne des frissons dans le dos. La règle a-t-elle priorité sur la personne ? Si le piéton est dans son tort, tant pis pour lui s’il se fait renverser ?

Nous avons vécu un autre exemple où la règle a pris – selon nous – le pas sur le bon sens. L’automne dernier, un concours entre classes était organisé à la Grundschule (école primaire) pendant une semaine. Il s’agissait d’accumuler des points écolo en venant à l’école à pied et non en voiture. Nous avons lu le formulaire distribué aux parents. En bons Français, nous lisons entre les lignes et comprenons qu’il faut privilégier les modes doux. Cela nous convient très bien puisque nous sommes tous à vélo. Le 2ème jour du concours, notre fille revient de l’école avec, comme consigne, de ne pas y aller à vélo mais à pied. Nous ne comprenons pas cette nuance entre modes doux… Elle y retourne donc à vélo. La maitresse se fend d’un mail aux parents récalcitrants (je n’avais pas l’impression d’en être) pour nous encourager à envoyer nos enfants A PIED à l’école.

Nous rentrons dans le rang, sans vraiment comprendre. Notre demoiselle est donc partie pleine de bonne volonté, avec son gilet jaune (l’école en fournit à tous les enfants), un peu plus tôt que si elle était en bicyclette.

Enfin un après-midi, notre fille rentre avec l’explication : comme elle n’a pas passé son permis vélo (qui se passe dans le cadre scolaire, dans la classe supérieure) elle n’a théoriquement pas le droit de circuler en vélo. Donc elle ne peut gagner de points écolos pour sa classe sauf à faire les trajets à pied.

Quand on vient du pays de L’esprit des lois, cet oubli du bon sens ou ce trop littéral respect de la règle est difficile à comprendre et à accepter. D’un autre côté doit-on au contraire se considérer chanceux que notre fille n’ait pas été arrêtée pas la police pour circulation à vélo (sur les pistes cyclables et les trottoirs) sans permis ?

Le mois prochain, le concours interclasses sur les trajets scolaires aura à nouveau lieu. Les élèves auront alors passé leur permis vélo. A la réunion cette semaine, la maîtresse a rappelé aux parents le dispositif : venir à l’école à pied avec son gilet jaune. A la fin de la rencontre, une maman a posé la question de la validité du trajet vélo dans le défi écolo – légitime puisqu’avec le permis.

La réponse ne tombe pas sous le sens. La maîtresse doit se renseigner.

Il y a quelque chose qui m’échappe.

Un an après

Debout face à la fenêtre de la chambre je regarde le soleil qui se lève. Mon corps, comme tout ce qui l’entoure, voyage à plus de 1.600 km/h et je ne le sens pas.

Après un an en terre rhénane, la force de l’habitude comme la gravité sur le sol, nous cloue dans le quotidien, donnant (à nouveau) l’illusion d’une immobilité, d’une stabilité. Mais le violent et radical changement imprimé à notre vie voilà quelques mois continue sur sa lancée avec une inertie propre. Nos esprits abusés par cette sérénité de surface se veulent rassurants mais les corps le trahissent et accusent le coup.

J’ai mal au dos.

Sur les conseils de ma prof de yoga, je me rends dans un quartier charmant et imposant, de grandes demeures altières nichées sous d’immenses pins. Je gare mon vélo (« Ah non pas là. Plutôt derrière il y a un rack ». Ah pardon je n’avais pas vu)

Contre la façade latérale d’une grosse demeure bourgeoise se dissimule presque un petit escalier à double révolution comme je les affectionne. Une rampe en fer forgé qui trahit son âge, comme les marches en pierre creusées.

Après avoir cherché l’entrée du côté de la route, et faute d’une porte évidente je retrace mes pas vers les marches de pierre.

Sous les lianes d’ampélopsis, plusieurs noms, plusieurs sonnettes. J’appuie sur celle qui correspond à la ‘’Praxis’’ (le cabinet). Au bout de quelques minutes la porte s’ouvre sur une dame surprise de me voir là. ‘’Il faut monter directement’’. Ah pardon je ne savais pas, je viens pour la première fois.

Je suis conduite au premier étage dans une salle d’attente, qui a gardé l’atmosphère du couloir desservant les chambres avec son parquet de bois ancien. Posés sur une étagère, quelques livres sur les massages. Je les feuillette avec un sourire intérieur. Je n’ai pas envie de chausser mes lunettes. Le texte reste flou, et à cet instant, ce nuage me suffit.

La thérapeute m’accueille avec douceur. « Avez-vous pris une serviette ? » Non pardon je ne savais pas.

Oui il y a des tensions dans mon dos qu’elle va traiter avec douceur. Elle pose ses mains sur moi. Ses gestes sont tellement délicats que je ne sens pas grand-chose. Mais ses mots me touchent et je sens mon corps qui s’abandonne et les larmes qui coulent. « Il faut lâcher prise, arrêter de vous battre, retrouver la confiance. Faites des choses qui vous font du bien. Ça n’a pas dû être facile de tout quitter, de faire tous ces deuils en France. Il faut du temps ».

Oui il faut du temps. Du temps pour digérer, pour se soumettre à la nouveauté sans combat. Pour que le corps se rende compte que ça va mieux.

Je me rends compte que malgré la joie que j’éprouve aujourd’hui dans ma nouvelle vie, je suis toujours en lutte, et je n’ai pas retrouvé cette confiance.

C’est sûr que quand on a l’impression de se faire reprendre dès qu’on fait une erreur – et c’est souvent quand on fait des choses nouvelles tout le temps – on reste en hypervigilance et, en contrôle.
D’ailleurs quand j’y pense, je m’excuse régulièrement pour mes maladresses, je demande à mes interlocuteurs de répéter en essayant de ne pas passer pour une demeurée (‘je suis Française vous comprenez ?’). Pour un Européen en Asie, les traits physiques trahissent une origine étrangère qui suscite sans doute une bienveillance spontanée, de la tolérance par défaut pour les méprises et les malentendus. Quand on ressemble à tout le monde, nos interlocuteurs nous considèrent comme un natif. La difficulté de l’échange et de la compréhension nous incombe donc d’emblée totalement. Charge à nous de franchir le fossé culturel sans filet – sauf à s’expliquer un peu plus longuement (‘’vous savez ça ne fait pas longtemps que j’habite ici, je ne comprends pas tout etc…’’). Tout ce processus d’apprivoisement dévore beaucoup d’énergie.

Même avec des amies adorables ici maintenant, les relations ne sont pas de tout repos. Nous nous apprécions mutuellement, mais pour faire bref j’ai plus besoin d’elles dans ma vie qu’elles de moi. Dans une relation récente comme dans de nouvelles chaussures de randonnée, on ne peut pas s’abandonner et se relaxer complément. On cherche les points communs, on apprend à connaître les centres d’intérêts, les familles. Et dans ce contexte international, on se concentre bien-bien-bien pour essayer de tout comprendre, on sourit beaucoup pour montrer sa bonne volonté même si le vocabulaire manque quand on essaye de s’exprimer. Et l’expression reste en deçà de ce que l’on voudrait dire, bien en-deçà. C’est frustrant et énervant.

Et pourtant toujours on continue d’accepter les sorties pour s’intégrer, et de sourire. Pfffff épuisants ces bons moments !