Le temps d’un regard

Peuplier obstiné, village ensauvagé, acte de mariage du XIXe ressuscité et cartons défaits

La porte sur les journées harassantes du mois d’août vient de se refermer. J’ai poussé le verrou. Les cartables ne sont pas prêts, non, ça fait bien longtemps qu’ils ont été offerts à d’autres petites mains. Le sac à dos de l’une a été passé à la machine, avec la trousse. Le nouveau sac de l’autre n’est pas encore arrivé, jeté dans le jardin par-dessus le portail par un livreur pressé. Tout le monde se presse, s’esquiche et se comprime. Nous n’avons jamais eu autant d’aides technologiques pour gagner du temps, pourtant nous courons toujours après, de plus en plus vite. Pas après le sac en velours vert kaki, qui aurait dû arriver hier, tu ne crois pas maman ? Pas après la liste des copains de classe qui n’est pas affichée sur Pronote une poignée d’heures avant la première classe, c’est nul tu ne trouves pas? Nous courons à perdre haleine, sans nous rendre compte que c’est après nous-mêmes que nous courons.

Quelle affaire que de savoir quels camarades vont partager nos professeurs et notre emploi du temps pendant cette année scolaire ! Je ne m’en souvenais pas. Cette préoccupation majeure se dilue avec les années, éphémère comme tout, comme nous. Notre projet de vie : oublier que nous ne sommes que courants d’air. S’enivrer de sujets qui n’en sont pas, se soumettre au tourbillon de la vie pour tourner le dos à notre finitude. Relégués aux greniers les gestes religieux, les rites, les croyances qui nous offraient des certitudes rassurantes pour l’après. C’est au 13e siècle, avec l’essor de la religion, que le concept de « perdre son temps » est apparu. Quand on prend le temps, c’est Dieu que l’on vole. Interdit de bayer aux corneilles sans culpabilité.

Ma science neuve date des dernières séances de pédalage sur vélo elliptique. Dans la chambre assombrie par les persiennes fermées sur la fournaise, j’ai regardé un documentaire d’Arte : Le temps, une énigme sans fin. Le temps, ce mystère, concept qui s’échappe dès qu’on croit le comprendre, qui coule entre les doigts comme le sable du sablier brisé au sol.

L’émission s’ouvre sur une expérience surprenante : faire asseoir face à face deux inconnus, et leur demander de se regarder dans les yeux pendant quatre minutes. La perception du temps s’allonge. Des yeux ridés pleurent. Des yeux de petite fille se détournent un court instant. Quatre minutes pour plonger dans l’humain, sans distraction, sans excuse, la présence pure. Le temps d’un regard, s’abandonner à être, dans toute sa vulnérabilité. La vulnérabilité, celles des autres et surtout la nôtre que nous fuyons. Quand nous sommes-nous regardés dans un miroir, longtemps, vraiment, pour prendre de nos nouvelles, sans fuir notre âme sous prétexte de rectifier une mèche rebelle ? Nos failles (nous) dérangent.

Samedi matin, en mission d’échange de jean baggy, j’ai poussé la porte de la librairie du centre commercial. Enfin, façon de parler. Les temples de la consommation nous avalent sans obstacle. Après quelques minutes à patienter près d’un endroit marqué « Point libraire » au-dessus d’un ordinateur, la dame a terminé sa conversation avec un client et je me suis présentée.

-Bonjour, je suis une auteure lyonnaise, qui publie un roman prochainement. Est-ce que vous organisez des rencontres signatures ?

-On n’en a plus fait depuis le confinement. Quel est le titre de votre ouvrage ?

Vous ne rentrez pas dans les cases, madame.

Elle trouve mon livre dans sa base de données, mon ego gonfle ses plumes. J’ai envie de lui demander si je peux prendre son écran en photo. Elle lit attentivement le résumé, ce que j’apprécie, et se tourne vers moi.

-Nous allons reprendre les rencontres, mais avec des sujets plus positifs que ça. Ça m’embête de dire ça à quelqu’un qui se présente en personne.

-Merci, madame, pour votre franchise.

Une information honnête est précieuse, j’apprécie le courage de la jeune femme. Cependant mon humeur embrumée a reçu le matin même une mauvaise nouvelle et sur la chanson Where the lost things are de Mary Poppins returns j’ai craqué. Entre les rayons de sciences et de développement personnel, la joue mordue pour contenir les larmes toutes prêtes, je hèle ma fille égarée dans les romans.

-Sortons vite. Tu sais ce qu’elle m’a dit la dame ?

Je raconte. Elle me prend la main.

-Tu sais ce que j’avais envie de lui répondre : « Vous voyez c’est la métaphore parfaite du titre ».

Rires doux-amers.

-Je me suis retenue d’ajouter, en levant la tête et un index vers ce panneau « Point libraire » : « Pardon, je pensais être dans une librairie, pas à Disneyland. »

Elle n’y est pour rien la « libraire », comme l’allumeur de réverbères du Petit prince, elle suit la consigne. La consigne du toujours plus, du sirupeux, du léger, du facile. Vite, courons nous réfugier sur Netflix, avec un seau de Smarties, dans une orgie de couleurs, de lumière criarde, de bruit et d’injonctions à consommer. Vite, vite, oublions que l’on peut penser, et que la bouchée de crème caramel n’est jamais aussi savoureuse qu’après une salade d’endives. Memento mori, mais pas trop.

Ou bien trouvons un interstice, une fissure dans l’espace-temps, et partons nous promener à Chaudun, petit village des Hautes-Alpes. À la fin du XIXe siècle, ses 129 habitants appauvris ont décidé de le vendre à l’État pour partir chercher fortune aux États-Unis, en Afrique du Sud ou au Mexique. Les épicéas et les hêtres, les aulnes et les épilobes, les loups, les renards, les blaireaux et les cerfs ont repris possession de leur royaume de rocher. Les mélèzes s’élancent dans l’ancienne école et la mairie disparue. Plus personne ne se recueille sur l’unique tombe préservée, celle de Félicie Marin, décédée à 17 ans le 30 avril 1877. Le cimetière, protégé tardivement de l’engloutissement, a été ceint comme à regret, d’un mur de pierres, sans porte. Un village et des champs rendus à la montagne, un passé humain englouti par les brins d’herbe, ça me rassure.

Au coin de ma rue en banlieue lyonnaise, les rejets du peuplier d’un parc ceint de murs (avec portail) finissent toujours par crever le goudron du trottoir rafistolé. À chaque passage, je guette la lance verte, drapeau minuscule de la reconquête. Hé, hé, bravo, ils ne t’auront pas. À Mainz, chez un autre voisin, les employés municipaux, lassés de tailler et regoudronner, avaient fini par sacrifier sa majesté le peuplier pourtant planté dans un jardin privé. Accusé de vouloir vivre. Condamné. Prière de rester sous le goudron, dans vos cases, vos murs sans portes, de retenir votre élan vital. Interdiction de penser. Quand l’homme aura fini de s’autodétruire, il restera le peuplier. Quel soulagement !

Le documentaire sur le temps évoque un petit commerce disparu : celui de l’heure exacte. À la fin du XIXe siècle en Angleterre, chaque semaine, Ruth Belleville fait le point auprès du méridien de Greenwich et passe de boutique en boutique, armée de la montre gousset familiale, prénommée Arnold, comme l’horloger qui l’a fabriquée. Pendant près de cinquante ans, comme son père avant elle, et même après l’introduction de l’horloge parlante, elle approvisionne les Londoniens avec deux aiguilles sur un cadran de poche. Seule la guerre en 1940 l’a confinée chez elle, enfin retraitée à 86 ans.

Aujourd’hui, si plus personne n’a de montre, tout le monde a l’heure. Mais personne n’a le temps qui ne s’achète pas, sauf en Suisse, pays des montres précises et des coucous vernis, où il a donné son nom à un grand quotidien. Les Français ont Le Monde. Le temps et l’espace. Que nous reste-t-il ? La liberté d’arriver en retard à un endroit où on n’a rien à faire, comme à la boutique de jean baggy un samedi matin, avec celle de mes filles qui a le travers de partir à l’heure où elle doit arriver. Ce qui met sa sœur et sa mère en rage. Certains pensent qu’ils peuvent toujours empiler dans un placard ou un agenda, d’autres les regardent de travers, et ne s’autorisent à remplir que du vide.

J’aime regarder dans le rétroviseur, vers un temps où on prenait le temps, celui de la nature, où la durée avait un prix, celui de son respect. Cette semaine, j’ai voyagé à l’époque lointaine des contemporains de la jeune Félicie de Chaudun, dans un monde qu’elle n’aura jamais connu, celui de la très grande ville, plate et polluée.

Une amie allemande a sollicité mon aide pour transcrire un acte de mariage parisien de la fin du XIXe siècle. Pourquoi pas ? À l’ouverture, le fichier PDF presque illisible m’a inquiétée. Même les noms propres étaient tout juste reconnaissables. Et puis, à force de me familiariser avec le langage officiel, de comprendre que les doubles consonnes ss s’écrivent en fait sf, que les majuscules sont élégantes et la ponctuation inexistante, à force de parcourir sur le site des Archives de Paris d’autres pages de ce registre, et d’apprivoiser la graphie désuète de Monsieur Garcin, officier d’État civil pressé qui enchaînait les mariages toutes les cinq minutes, j’ai réussi à retranscrire tout l’acte moins un mot. Tassé en pente descendante à la bordure droite de la page, il reste abscons. Pas de lettre qui ne dépasse vers le haut ni vers le bas. Difficile d’identifier le nombre de lettres. Je m’en remettrai aux conjectures pour renvoyer le texte à mon amie. Je penche pour mairie.

Cette glissade dans le passé fut un exercice passionnant au temps lointain, inconnu, de l’époque de mes arrière-grands-parents. Merci aux préposés patients qui se sont coltiné de scanner toutes les pages des registres. Pourquoi ces deux jeunes Allemands de la Rhénanie, originaires de villages presque voisins, se sont-ils retrouvés à vivre à Paris et à s’y marier ? Ils ne parlaient pas le français, un traducteur-interprète juré était présent aux côtés de leurs témoins. Quel était le métier de raffineur ? Des recherches évoquent le traitement du salpêtre, ou la fabrication du verre, ou encore celle du sucre. Trois domaines bien différents. L’impasse du logement de l’époux a été rebaptisée depuis. Pour cette union express, un dimanche matin, probablement le seul jour de congé de la semaine, avaient-ils revêtu leurs plus beaux habits ? Ont-ils complété l’acte civil par une cérémonie religieuse ? Ou bien ont-ils fait la noce à la sortie de la mairie du 19e ? Une photo a-t-elle été prise ?

J’ai eu envie de tourner la page du registre et de tirer sur les fils dégagés par mes recherches. Je voudrais comprendre. Comment s’opère le changement de graphie ? En douceur d’une génération à l’autre, mais de façon inéluctable sans doute. De nos jours on reconnaît au premier coup d’œil un texte écrit par un enfant anglais, un jeune allemand ou un petit français. Les enseignements des boucles et des bâtons différent entre carreaux et lignes. Dans une même langue, la façon de parler évolue aussi avec l’époque. Les mots, les expressions, mais aussi l’élocution. Les reportages sur la libération de Paris chantent à nos oreilles du XIXe siècle. Dans les vieux films, le langage dépayse et c’est une partie de leur charme. Qui dit encore « On a été rosses avec lui » avec une intonation oubliée, comme la petite fleuriste dans le magnifique Ascenseur pour l’échafaud, récemment revu. Je n’avais gardé de ma découverte vers seize ou dix-sept ans, qu’un souvenir ébloui de lumières dans la nuit sous la musique envoûtante de Miles Davis, le gros plan sur le visage de Jeanne Moreau au téléphone et un paquet de cigarettes enflammé qui chute dans une cage d’ascenseur en noir et blanc.

Ce week-end mon mari et moi avons déballé la vingtaine de cartons intouchés depuis notre déménagement en août 2022. Entreposés dans la seule pièce qui a suffisamment échappé aux travaux pour y stocker des meubles, des objets inutiles, une cage géante pour deux gerbilles sur le canapé en cuir. Malgré les grands plastiques scotchés, malgré les draps indiens, les couvre-lit de coton (pourvu que la saleté parte à la lessive), les rideaux de douche reconvertis, tout était recouvert d’une poussière grise, fine comme de la farine, comme des cendres. Un volcan intérieur a fait éruption dans notre chez-nous. Les répliques se font encore sentir dans les empreintes noires sur les carrelages crème, dans les courbatures de mes bras et mon dos.

Nous avons bataillé, entre niche de Gaïa improvisée établi, nouvelle cage en construction, plus petite, pour les gerbilles, outils à même le sol, pour déballer ces cartons et les transférer, souvent, dans des sacs poubelle. Que faire du menu de la pizzéria de Mainz ? Des poignées de masques anti-covid usagés ? Les masques neufs de chez DM et les boites de tests ont rejoint l’étagère de médicaments. Les millions de stylos ont été vaguement triés. Combien de rouleaux de Scotch, pardon de Tesa, avons-nous entamés ? Les papiers un peu froissés, un peu dessinés… pourquoi avoir gardé tout cela ? Le déménagement s’est décidé si vite, nous n’avons pas eu le temps de trier.

Il est venu le temps de trier. De mettre nos pendules à l’heure et revenir au présent.

Des présents aux inconnus pour élaguer notre présent. (Désolée, je n’ai pas pu me retenir). Je veux donner et jeter. Les cartons de décennies de magazines pour enfants (Pomme d’Api, Astrapi, Salamandre, Images Doc, Okapi, Aquila…) partiront chez Emmaüs. Les livres seront triés, offerts, confiés. Seuls resteront les livres-sourires. Fervente adepte de Marie Kondo mais peu pratiquante, au gré des déménagements rapprochés et des travaux nous avons déplacé chaque table, chaque livre, chaque pot de confiture plusieurs fois, tous sont passés dans chacune des pièces. Trois cartons contiennent depuis 2018 des albums et des pochettes de photos datant du temps où le virtuel n’avait pas phagocyté nos souvenirs et nos visages lisses.

Pour laisser le robot aspirateur virevolter à son aise dans notre chambre, mon mari a débarrassé le dessous du lit. La boite en carton brun m’intriguait, quels trésors abritait-elle ? J’ai soulevé le couvercle pour découvrir que c’était les miens : des cahiers de ma maman, où elle notait mes progrès de bébé et petite fille (et ses journées), le cahier Clairefontaine rouge, où j’ai fait pareil avec mon premier enfant pour les premiers mois (les autres n’ont pas eu cette chance, leur mère était moins disponible). J’ai feuilleté ces cahiers, et plongé dans le passé. Un passé doux-amer, un passé où il est agréable de se perdre de temps en temps. De s’oublier dans des souvenirs changeants en fonction du moment où on les attrape.

Je suis épuisée. Je voudrais, enfin, un week-end ou un soir, un midi avec ma tasse de thé, m’effondrer dans un canapé dans un espace apaisé, selon le mot à la mode chez les urbanistes qui ne doivent pas savoir ce qu’il veut dire. La tâche n’est jamais finie. Je veux jeter mes anciennes toiles où j’ai commis des tableaux à l’acrylique, me délester pour bayer aux corneilles, envolées depuis bien longtemps. Que faire des œuvres de mes trois enfants, toutes conservées ? Imaginez les bazar… Ces grands cartons à dessins, ces rouleaux contenus par des élastiques qui craquent mollement quand on les manipule, si touchants quand on les ouvre sous leur poussière grise. La cendre du temps. J’ai voulu prolonger l’éphémère. Des pages blanches couvertes de traits de crayons, de peinture à l’eau, de découpages maladroits pour retenir une enfance, ma jeunesse.

Ephémère comme la sorcière d’une comédie musicale pour les enfants, vue deux fois au festival d’Avignon, avec mon aîné puis quelques années plus tard avec sa sœur. J’en chantonne toujours des chansons. Ephémèèèèèère, ça n’est pas un nom de soricèèèèère, mais que donc a pensé ton pèèèèère…. Nous n’avons pas un radiiiiis, nous allons changer de viiiie…. Un souvenir chanté ça prend moins de place dans un coin de séjour et c’est tout aussi précieux. À nous deux déchetterie, j’arrive. Place !

Avez-vous remarqué ? Pour ses cinq ans (cinq ans !) j’ai relooké le site de Mainzalors.com. J’ai réécrit les textes de présentations, modifié les intitulés des onglets. Pour accueillir un nouveau livre et de nouveaux lecteurs, on s’est faits beaux. Je prendrai rendez-vous chez ma coiffeuse si j’arrive à me souvenir du mot de passe de la plateforme. J’ai tant à vous dire.

Mais chut. Je tends l’index sur les lèvres du temps pour lui demander de se taire.

Laisse-moi tranquille, temps qui court, le regard de quelqu’un attend le mien.

P.S. : Quand Mainzalors.com sera grand, je proposerai un partenariat à Arte ? ;o)

Le hérisson de 22 h 15

Moments sourires de l’été avec une (énooorme) surprise à la fin

Bienvenue dans mon entre bleu, pardon, dans mon entre deux.

Un entre deux, comme je vous l’écrivais l’autre jour, entre vacances au bord de l’eau et rentrée à petits carreaux. Entre deux temps et trois vagues je flotte. Entre un avant et un après, dans la langueur de l’été, et l’attente perlée, inavouée. Celle de refiler mes filles à l’éducation nationale pour pouvoir prendre une grande inspiration, debout face à la fenêtre, et me repousser d’un coup de l’appui, en soufflant : « C’est maintenant ». L’attente de l’éclosion d’un projet de longue haleine, aboutissement de la métamorphose, craquement de la chrysalide, il va naître c’est pour bientôt, les premières contractions serrent la gorge et le ventre.

C’est maintenant.

Disons que c’est bientôt, la main tendue pourrait le toucher, mais, sait-on jamais quand il s’agit du futur : demain ou la semaine prochaine ne vont-ils pas me filer entre les doigts ? Ils coulent et s’échappent, à l’aval de ma rivière. En équilibre sur les galets de mon gué, mes amis fidèles, je m’accroche d’une main à la falaise avant de me propulser vers l’autre côté, sans balancier ni garde-corps, temps et respiration suspendus. Sur l’autre bord, l’après, je rejoindrai ce demain où j’ai rendez-vous.

Un rendez-vous secret, jusqu’à la fin de cet article.

Au fil de l’écriture, cet après-midi, il me semble que chaque mot me rapproche de la décision de briser le silence comme on brise avec un petit marteau rouge, la glace du bouton d’arrêt d’urgence dans un train. Ma main se tend vers l’outil, hésite et s’abaisse, puis, fascinée, se rapproche à nouveau. Dans ce cas, il s’agit plutôt d’un bouton de lancement, une manette qui libère le frein.

Nous verrons bien, vous et moi, ce que mes doigts décideront. Je leur laisse la main.

Voulez-vous bien me tendre la vôtre ? J’ai un peu peur.

En attendant, je voudrais vous raconter mes sourires de l’été, vous les prêter comme on confie des bocaux à la voisine qui fait des confitures d’abricot et se trouve à court, la louche fumante à la main. Tenez, mes pots dépareillés, aux couvercles en Vichy rouge et blanc ou parsemés de fleurettes jaunes et violettes, tenez, mes pots aux traces d’étiquettes mal décollées au lave-vaisselle, qui promettent encore, sur un verre vide, la mûre de 2019, la fraise ou la groseille de 2020 et le cassis de 2021. Tenez, remplissez-les. Ça peut toujours servir.

Ça peut toujours servir, un sourire.

Alors, asseyez-vous, je vous raconte.

Le noisetier

Un soir, dans ma chambre neuve, au placard béant encore inachevé, dans le tourbillon d’une installation en cours, entre le piano désaccordé par le déplacement et empoussiéré, un tas de vêtements et la couette inutile sur un fauteuil, j’ai découvert ma nouvelle perspective depuis l’oreiller. Une fenêtre à trois vantaux, au ras du sol extérieur, car la chambre est au rez-de-chaussée, au sol décaissé pour gagner un peu de hauteur de plafond dans l’ancien garage. La fenêtre ouvre sur un noisetier sauvage, poussé spontanément au bord du chemin, sans doute un garde-manger oublié des écureuils du voisinage. Il ne touchait pas encore les fils de l’étendage quand nous nous sommes installés, désormais il les dépasse, enfin, il les dépassera quand j’aurai retendu le fil de fer sur des poteaux repeints (en vert, y a comme une obsession côté couleur). Il va gêner c’est sûr, il va nous briser la vue sur l’étendue d’herbe qu’une rare tonte, manuelle et silencieuse, improvise pelouse.

Ce pré miniature m’enchante au printemps de violettes, primevères et pâquerettes, puis, en juin, de fraises des bois et à l’automne de cyclamens d’un rose violet. En ce moment, il somnole, sous les grillons, les moustiques tigres, et les rayons de soleil trop verticaux. Les fleurs sauvages renoncent, elles estivent. Au-delà de ce pré de poche, une haie de lauriers-tins, en bataille, une haie de bocages, non taillée, aux feuilles roussies, emmêlées d’un troène, d’un sureau en devenir, de pousses de micocouliers égarées, d’un rosier Lady Banks qui un jour, c’est sûr, il me l’a promis, fleurira de pompons blancs. Au-delà de notre rempart pour rire, celui des voisins, un grand lilas des Indes, un bouleau, le squelette de l’épicéa tronçonné pour cause de maladie. Un fouillis de verts, mobiles et frissonnants. Du vert, encore du vert. Revenons à ce soir-là, allongée sur mon lit, la fenêtre entr’ouverte, je n’ai pas éclairé la lampe de chevet, pour boire la tombée de la nuit encadrée par cette nouvelle fenêtre.

Une étoile, ou peut-être une planète, s’est allumée entre deux branches de lilas des Indes, et je l’ai regardée naître un instant, de longues secondes étirées en minutes. Dans le triangle de branches et de feuilles, elle a glissé. Bien sûr à chaque coucher ou lever de soleil ou de lune, on vit cette même expérience. Pourtant, ce point brillant minuscule, sur un fond qui s’assombrit, par sa dimension infinie, sa délicatesse, a transformé une tombée de nuit en instant sacré : j’ai vu la terre tourner.

Ceci n’est pas un hérisson

Autre moment où la respiration et les gestes s’interrompent pour ne pas déranger le mystère, la traversée du jardin sur le coup de 22 h 15 par un long hérisson. À son premier passage, lors d’un dîner avec des amis pour étrenner la terrasse (oui, ce jour inespéré a fini par arriver), occupée dans la cuisine, je l’ai raté. Le miracle avance à pas pressés. Au deuxième repas nocturne, avec des amis allemands de retour de la Méditerranée, j’étais là. Nous l’avons observé, muets et souriants, longer le mur, passer sous un carrelage incliné, et se cacher dans le bosquet. Ça farfouillait un peu plus loin dans les feuilles, des cousins à lui sans doute. Au moment de se dire au revoir, un jeune hérisson explorait en reniflant le mur du voisin. Ma fille a proposé de leur donner des noms de station de métro de Londres. Le hérisson de 22 h 15 s’appelle Baker Street en hommage à Sherlock Holmes. Le petit, je le baptise Pimlico.

Respirez le portail des vacances, en érable tout neuf. Chauffé par le soleil, il sent les crêpes du dimanche matin.

Goûtez les gaufres de la cahute de la plage. Au bout d’une semaine de gourmandises du soir, à l’heure où, dans notre jardin, sortent Covent Garden et Hammersmith, savourez le sourire de la vendeuse qui repousse la main qui tend un billet :

« Non, non, ce soir c’est cadeau, pour vous remercier de votre fidélité ».

Vraiment ? Notre gourmandise est-elle aussi peu discrète ?

« Oui, oui.

- Alors, merci beaucoup pour votre gentillesse. »

Merci, car ce ne doit pas être facile de travailler deux mois ainsi, à quatre dans à peine deux mètres carrés, encombrés de frigos et de congélateurs et de moules à gaufre (mille millions de mille sabords), le père, la mère, le fils et la fille, et la montagne de fraises Tagada. Le père était aussi entraîneur de rugby, mon mari lui achetait déjà des glaces à l’eau quand il était gamin. Ma plus jeune fille a confié au marchand la sélection des parfums de son cornet. Cassis, citron vert.

Observez sans bouger, le couple de huppes dans les pins, en smoking punk, marron clair et rayures noir et blanc. Prenez garde aux chutes de pommes de pin à moitié rongées que l’écureuil lâche, l’une après l’autre.

Enviez avec moi l’insouciance des adolescentes, qui dégustent leur glace en regardant passer les beaux garçons — à mes yeux de quinquagénaire, de grands bébés. Oh là là, il est si loin que ça le temps où tu étais à leur place, Estelle ?

Attrapez, mais oui, allez, personne ne vous regarde, attrapez à pleine main dans la casserole, le reste de pâtes froides, des penne Barilla, pour les jeter à la poubelle. La flemme de sortir une cuillère sert le délice de toucher et malaxer un peu cette texture inhabituelle.

Zut alors, je n’arrive pas à relire mes notes prises sur un bout de page à petits carreaux, à côté d’une liste de courses.

Sans notes, je me souviens du cours de yoga sur la plage à l’aube d’été c’est-à-dire à 9 heures, entre rafales, cris de goélands, ondées rafraîchissantes, et grains de sable sur le tapis. Les yeux fermés, assis en tailleur si vous n’avez pas mal au dos, sinon, à genoux comme moi (pas trop longtemps, sinon… ça fait mal aux genoux), entendez un touriste entré au milieu du cercle du cours, demander à la dizaine de visages recueillis de nanas, où se trouve la plage nord. Ce doit être le même égaré que celui qui, la veille, m’avait posé la même question alors que j’étais au téléphone, profitant sur la dune, à l’ombre d’un tamaris d’un coin qui captait. Interrompre la phrase d’une inconnue plutôt que de se fier à ses pieds et d’ouvrir les yeux. Elle est là, devant, à 50 mètres la plage nord.

Un sourire d’été en forme de séances de cinéma, avec ma fille pour Le comte de Monte-Cristo, (qui a été en partie tourné à côté de chez mon oncle et ma tante au château de l’Enguarran, bises à eux), avec mon mari pour Vice-Versa 2, tiède et convenu, mais comment être à la hauteur du premier opus ? À noter que dans la V.O. l’émotion Ennui a un accent français (joué par une des Adèle dont je ne me souviens jamais du nom de famille à consonance grecque). Pourquoi ? Les Français sont-ils blasés aux yeux des Américains ? Autre casse-tête d’adaptation culturelle, en allemand, l’émotion, Anxiety, Anxiété dans la V.F., s’appelle Zweifel (doute). Avec mon amie allemande le soir du hérisson, nous nous sommes interrogées. Le terme « anxiété », au sens de l’inquiétude et non du trouble psychologique désagréable, n’existe-t-il pas ?

J’ai aussi vu, aux côtés de ma plus jeune, de son amie et de leur baquet de popcorn bruyant, Moi, moche et méchant 4, au titre génial (meilleur que l’original Despicable me 4), pour les blagues des minions et la petite sieste au frais. Je passerai avec pudeur sur une erreur : la soirée Twisters dans une grande chaîne. J’aime les films catastrophes et je préfère les voir en V.O., mais pas au point d’un hold-up à la caisse : le ticket était plus de trois fois plus cher que dans notre cinéma local d’art et d’essai, dont la salle n’a rien à envier aux UGC et autres Pathé. Vive la culture subventionnée, et surtout, leur programmation. Hâte que leur trêve estivale s’achève.

Que penser du maillot brésilien de ma fille ? Des fous rires dans la cabine d’essayage, c’est toujours bon à prendre. La fille s’admire sous toutes les coutures (enfin, sous les quelques coutures) et la mère se gratte la tête, on ne voudrait pas être réac, coincée, frustrante. On ne voudrait pas être une mère comme ça. Pourtant, vraiment ? Tu crois ? Allez donc, madame, vous reprendrez bien une demi-fesse !

Un été en forme de gobelet bleu en plastique, qui résistera aux chutes, sur l’étagère de la salle de bains toute neuve, dans des tons de rose poudré, féminine et douce, que je découvre lors de son inauguration officielle. Une fille tend un fil entre les deux mains en guise de ruban, tandis que l’autre s’y reprend à plusieurs fois pour le couper, avec des ciseaux émoussés par trop de bricolages. Nous déclarons la salle de bains ouverte ! (Peut-être pourrais-tu trouver un gobelet moins bleu, non ?)

La lecture des heures durant sur un transat à enchaîner les romans apportés et ceux achetés sur place parce que la pile était déjà finie. Je vous ferai un petit compte rendu à la page dédiée.

Les guirlandes de fanions bleu blanc rouge dans le cœur du bourg pour la commémoration des 80 ans du massacre de 120 résistants au Fort de côte Lorette dans le sud des Monts du Lyonnais le 20 août 1944. J’irai ce week end aux cérémonies en mémoire de ceux qui ont fait le plus grand sacrifice. Un regard en arrière pour accueillir demain.

La satisfaction physique lorsqu’après une grosse pluie, les plus jeunes pousses d’une plante invasive, le raisin d’Amérique, se laissent arracher avec leur racine blanche pivotante. Les grandes hélas, refusent, renâclent, plient sans rompre. Jusqu’à cet été, nous n’en avions pas, le jardin du haut de la rue, si. Elle avance la vilaine.

Le combat contre le végétal me rassérène. Il offre des limites. Pour libérer un lilas de mon enfance de lianes de clématites sauvages, j’avais passé plusieurs heures à tirer, couper, arracher, débroussailler. Quelques jours plus tard, des cloques s’étaient formées sur l’intérieur d’un de mes genoux. Je ne sais comment en l’absence d’internet, nous avions compris qu’il s’agissait d’une agression due au suc de la clématite. Au Moyen âge, les mendiants l’utilisaient pour provoquer des blessures destinées à apitoyer les passants. J’aurais dû enfiler des gants pour arracher ces envahisseurs toxiques d’Amérique qui n’auront pas droit au compost.

Lys martagon

Aïe. Déjà.

Nous voilà rendus de l’autre côté de cet article. Mes doigts nus ont écrit ce qu’ils avaient sur le cœur. Ils pourraient encore retarder le moment de la terreur joyeuse, de l’annonce dont le sourire essaie de faire oublier des battements de cœur désordonnés, tellement sonores que, je suis sûre, de là où vous êtes, vous les entendez.

Chut. Calme-toi mon cœur. Écoute.

Coup de marteau.

Coup de marteau.

Coup de marteau.

Dans un froissement de velours grenat, le lourd rideau s’ouvre. Ça coince un peu à droite, un instant, avant de coulisser jusqu’au bout. Je retiens ma respiration et m’accroche au mur pour ne pas partir en courant, avant de vous le dire, d’une voix gaie et impatiente :

(La couverture n’est pas encore finalisée, sinon je vous aurais mis une photo, vous pensez bien ;o))

Un roman dans l’air du temps, dans l’air de mon temps, sur la difficulté de trouver sa juste place dans le monde. Un roman sur des thèmes très actuels, hélas, tant mieux. Le départ précipité de l’open space d’un gratte-ciel pour cause de burn out, et les aspérités de la vie qui ont provoqué cette évasion obligatoire. Des relations pas toujours bienveillantes, des maternités compliquées, des tremblements de vie violents ou tendres, comme des amours et des amitiés formidables, des passions révélées. Un roman sur la rencontre de soi, pour s’autoriser à être enfin. Un roman sur des émotions authentiques qui, je l’espère, vous touchera.

Pendant deux ans, tous les jours je me suis assise à mon bureau pour l’écrire. De longs mois et l’aide de trois amies, à qui j’adresse toute ma reconnaissance, ont été nécessaires pour le corriger. Maintenant que je le connais par cœur ce manuscrit, et que franchement je n’en peux plus de le relire, j’ouvre la porte de sa cage pour me consacrer aux besoins de l’éditeur pour le lancement.

Il va peut-être hésiter à s’envoler mon livre, quand on a été longtemps captif, la liberté effraie. Il ne m’appartient plus. Il s’est posé sur la branche de la précommande en ligne, et retrouvera les présentoirs de votre librairie préférée à compter du 3 octobre. Je vous le confie. Prenez-en soin.

Silence.

Salut maladroit, les mains dans le dos.

Sortie en coulisses.

Vertige

Derrière le rideau, les bras en l’air, en chantant et dansant sur place : youpi !

Alors, comment j’ai été ? Ça allait ce que j’ai dit ? Je peux reprendre ma respiration ou je file me cacher sous le lit jusqu’à la Saint-Glinglin ?

À suivre…

Pour tout vous dire

Langueur estivale, yoga sous la pluie et hibou bleu

Août. Un mois interminable qui partage avec janvier une langueur infinie, aggravé par sa chaleur terrassante, ses injonctions au repos et à la détente. Je renâcle. Je n’ai pas envie d’aller me coincer dans des foules sur la route, dans un train, une plage, un sentier de randonnée. Par chance, cette année cela nous est épargné.

Je redoute les arrêts sur image imposés. Les dimanches se laissent désormais apprivoiser, mais toujours ils s’immiscent dans ma semaine, insipides et vaguement écœurants, avec ce goût d’eau du robinet les jours où, après les fortes pluies, elle sent le chlore. On en a besoin, mais on préférerait autre chose. Un trou existentiel, comme le huitième mois de l’année. Les rues désertées offrent le silence et le calme indispensables, mais la chaleur implacable nous confine. Plus que 28 jours, 27, 26… avant de tourner la page sur la libération de septembre et son autorisation de respirer à nouveau. L’été s’entête. Dans son immobilité forcée, même quand on travaille, août atterre.

En Chartreuse

La frénésie bleu-blanc-rouge des JO a submergé Paris. Je vous ai quittés fin juin, juste avant le deuxième tour des élections législatives, autre agitation bleu-blanc-rouge moins saine, et n’ai pas eu l’occasion de vous écrire à nouveau. Depuis l’ouverture de Mainzalors.com, je ne pense pas avoir laissé passer un mois sans publier un article ici. Je suis désolée de ne pas vous avoir prévenus, cette interruption n’était pas planifiée. Je reprends la plume, là au cœur de la tempête de chaleur, dans une chambre assombrie par les volets tirés, pour vous retrouver. C’est un petit plaisir que je m’accorde, comme l’autre soir, un esquimau au chocolat noir avec des noisettes craquantes, en regardant Incroyable, mais vrai, dans un salon enfin apaisé.

Mes filles adorent ce chapeau ;o)

Je ne vous ai pas écrit, parce que j’ai randonné en Chartreuse, rencontré des gens adorables dans une chambre d’hôtes de rêve, observé et photographié un papillon pendant que mon mari suivait une réunion téléphonique sur un sommet. Parfois les congés doivent s’accommoder d’interruptions.

Je ne vous ai pas écrit, parce que j’ai visité L’église de Saint-Hugues de Chartreuse et ses œuvres d’art originales. Merci à E. pour le conseil. Cette église d’un hameau de montagne, au pied de Chamechaude et du Charmant Som, toujours consacrée, est également un musée départemental gratuit. Quelle idée intelligente de faire doublement vivre ce lieu ! Passionné d’art sacré, le peintre et sculpteur Arcabas, dès sa nomination comme professeur à l’École des Beaux-Arts de Grenoble en 1950, se met en quête d’une église à décorer. Il a à peine vingt-cinq ans et pendant plus de trente ans, il va concevoir et réaliser un ensemble de peintures, vitraux, sculptures et mobilier. Je n’avais jamais entendu parler de cet artiste, mais la reproduction de son hibou à la chambre d’hôtes m’avait d’emblée tapée dans l’œil.

Saint-Hugues

Lors de notre visite, en fin de matinée, peu de monde. Nous nous garons dans l’herbe à proximité. À l’entrée, l’église-musée donne une impression de lumière et de cohérence retrouvée, entre l’art et la paix. Les œuvres, mélanges figuratifs et abstraits, aux symboles mystérieux sont accrochées aux murs sur trois niveaux, trois strates qui correspondent à des périodes de création d’Arcabas. Je pense à Picasso et à Braque, dans des tonalités sourdes de terre et de ciels orageux.

Musée Arcabas

En arrivant, j’interroge la jeune femme de l’accueil :

– Vous avez une boutique pour acheter des affiches ?

– Oui, au fond, derrière.

Soulagement.

La tête en l’air, j’ai admiré, décortiqué, essayé de comprendre avant de me laisser imbiber. J’ai pris des photos souvent floues et de travers, avant de m’assoir un instant pour me recueillir, comme j’aime à le faire dans les églises vides ou les musées calmes, et réaliser un deuxième tour, pour acheter la reproduction du hibou.

Je ne vous ai pas écrit parce que j’ai accompagné sur la côte atlantique mes filles et mon mari passionnés de surf. Pas de bananes trop mûres dans la voiture cette fois, non, juste des caisses de courgettes, tomates et melons, empilées entre les deux adolescentes.

Je ne vous ai pas écrit parce que j’ai lu sous les pins dans un transat blanc délavé et suivi des cours de yoga sur la plage tôt le matin, en plein vent, et même un jour sous la pluie.

Je ne vous ai pas écrit, parce que je me suis baignée à la lisière de la garrigue, chez mon oncle et ma tante, et que j’ai beaucoup parlé avec eux, la tête pleine de cigales. Parce que j’ai aussi discuté, en marchant sous les chênes verts, avec une cousine.

Pourtant, les évasions, ferments créatifs, ne m’ont jamais empêché de sortir mon carnet ou mon ordinateur, bien au contraire.

Je ne vous ai pas écrit, car je n’y arrivais pas.

Je ne raconterai pas ici pourquoi, sachez juste que parfois la vie déclenche des tornades et cela déstabilise un temps. Comme le culbuto de mon enfance, une tortue vert orange et rouge aux couleurs effacées (oui vive les années 1970), je retrouve peu à peu mon équilibre. Le courant d’air bouscule et secoue, puis le mouvement s’essouffle, la poussière retombe et, dans le sable sous les aiguilles de pin, le chemin vers l’écriture réapparaît. Je l’emprunte aujourd’hui pieds nus, guidée par la voix de mon mari, d’amis fidèles aux valeurs saines, et mon courage retrouvé dans le fond d’un placard, peut-être celui dont il faut découper les étagères.

J’ai dû faire un détour et opérer un repli. J’avais égaré la boussole pour me guider jusqu’à vous. Vous m’avez manqué.

On a voulu me couper la parole. On ne me la coupera pas. La preuve me revoilà, pour vous annoncer que je vous prépare une surprise pour la rentrée. Il y sera question de voie et de voix, de liens et d’entraves, de coups de ciseaux dans des fils de marionnette, de peines et de joies plus grandes encore. Roulement de tambour — encore, encore, encore, oui c’est un peu long, ce roulement de tambour de quelques semaines — avant l’ouverture du rideau. Soyons patients, vous et moi.

(Je m’interromps ici pour aller mettre les maquereaux au four. Hier j’ai fait cramer les patates douces, trop absorbée par mon travail. Je vais tâcher de ne pas recommencer. Rappelez-moi s’il vous plaît de descendre contrôler la cuisson avant que mon odorat ne me précipite à bas des escaliers en courant vers les fenêtres pour les ouvrir.)

Revenons à la maison.

Au retour de nos évasions de juillet, nous avons eu la joie de découvrir nos travaux presque finis. Reste le nettoyage, le rangement, la décoration et, à l’automne, la récompense des plantations. Dans la pièce voisine, j’entends la scie : mon mari découpe les étagères d’un placard pour les adapter au passage du conduit de ventilation. Ma grande fille m’a aidé à déménager mon bureau dans la chambre verte. Son matelas a quitté le salon pour retourner à sa chambre rose, orange, ou peut-être corail, elle hésite encore, et celui de ma benjamine est remonté depuis l’atelier vers sa chambre bleue. Pas vraiment de meubles encore, juste un espace propre, des étagères et des portes derrière laquelle chacun peut se replier. L’intimité, un luxe inouï.

Depuis notre départ en Allemagne à l’été 2018, nous vivons dans un entre-deux. Expatriation temporaire, installation provisoire en attente de la rénovation, puis dix mois de travaux avec, pour survivre au bruit, au chaos et au surmenage, la perspective, l’espoir, un jour, bientôt, d’enfin poser ses valises et de les défaire. Nous y voilà. Les valises empoussiérées sont déposées.

La réouverture de cartons offre le bonheur de retrouver des livres oubliés et l’occasion de se séparer d’objets inutiles dans une partie de Marie Kondo. Comment procéder avec les objets fétiches des autres membres de la maisonnée qui doivent perdurer, oui, mais non, pas dans leur chambre ? Ce gobelet jaune, souvenir de maternelle que personne n’utilise jamais, mes filles y tiennent tellement, mais si maman, tellement, gardons-le éternellement sur l’étagère. Vraiment ? Mais enfin mon chéri, ces cadeaux d’entreprise immondes, ce cochon tirelire (dont la couleur acide donne un haut-le-cœur), ce porte-crayon de Porto Rico, ce ventilateur de bureau à branchement USB, tu y tiens tant que ça ? Il serait temps de dématérialiser le merchandising. À la fin du grand déballage, l’accrochage du hibou d’Arcabas encadré et le branchement de mon four de céramique dans l’atelier symboliseront mon retour à la terre et mon enracinement quelque part.

Est-on défini par son lieu de vie ? Cette installation sur un bout de terrain, à la lisière de Lyon, reste par nature provisoire, comme tout ce qui relève du vivant. Le grand épicéa des voisins, roussi brutalement par la maladie et trop de méchants aoûts brûlants, a été débité au printemps. Par la fenêtre, les branches plus espacées nous rappellent, chaque jour, la fugacité de notre passage. Cela ne nous empêche pas de nous croire installés.

Je rénove ma toute première maison à plus de cinquante ans et la maison de mon enfance, musée de ma mère se replie sur son silence. Comment envisager l’avenir sans son passé ? Les souvenirs ont-ils besoin d’un lieu pour rester vivants ? D’un endroit où s’ancrer ?

Ardéchoise de naissance et par conviction, je puis le rester, même sans jamais remettre les pieds dans ma Cévenne. Quatre murs de pierres pour des souvenirs, une enfance en rocher et oliviers. Puis-je me définir sans ce lieu repère ? Mes enfants n’en ont pas eu puisque nous avons déménagé plusieurs fois depuis leur naissance. La première chambre de chacun n’existe que dans nos têtes et des albums photos. Je partage donc le repère de ma maison ardéchoise avec eux. Par-delà les générations, les racines s’étalent et s’entremêlent, avec celles des disparus inconnus qui nous y ont précédés.

C’est dans le (dés)ordre des choses de se séparer de la maison de ses parents. Une amie à qui je confiais mon déchirement m’a répondu que beaucoup de familles étaient confrontées à cette étape. Bien sûr, toutes celles qui ont eu la chance de posséder un toit. Mais chacun doit, à son tour, s’accommoder de cette expérience inédite. J’appartiens à un lieu qui m’émeut comme une enfance.

Ce lieu, je l’ai partagé la semaine dernière avec une famille amie de Mainz. Ils ont caressé et même brossé notre âne Ghisonnacia, se sont baignés dans la Volane et la Besorgues, dans des coins perdus où j’allais avec mes copains quand j’avais l’âge de mes filles. Les ados ont sauté de beaucoup trop haut dans des trous vert noir. (Non, je ne vous donnerai pas les adresses.) Ils ont goûté, sur un bâtonnet de bois, mon miel préféré au marché du samedi matin dans la Grand-Rue et ont appris à renoncer à la douche du haut, à la plomberie capricieuse. Pour rester à l’ombre, nous avons pique-niqué dans une falaise, chacun debout ou assis d’une fesse sur une aspérité, en face d’un immense rocher lisse comme un galet mais écrasé de soleil. Nous avons visité la Grotte Chauvet à la tombée du jour et admiré le dessin, tracé par un doigt préhistorique dans l’argile d’une paroi, d’un hibou stylisé. Mon amie l’a photographié sur une lampe car mon portable était vide. Retrouvailles joyeuses et désordonnées, occasion d’apprendre à mieux se connaître en entrouvrant nos portes françaises !

Cadeaux de Mainz

Mainz nous manque. Enfin, certains aspects de Mainz nous manquent. Je ne vous cache pas que la crainte omniprésente de se demander par quel bout on va se faire engueuler, ça on s’en passe vite. J’ai dû me reprendre l’autre jour, quand on a allumé un barbecue et que la fumée s’est envolée. J’ai craint des remontrances des voisins (pourtant tous ou presque absents en ce début de mois d’août). Non, Estelle tu n’as pas besoin d’être en hypervigilance permanente ici. Quoique… Quelle ironie lors d’une baignade franco-allemande sur l’Ardèche de se faire rappeler à l’ordre à deux reprises : la plage est interdite aux chiens, absolument, oui, et il y a un gros panneau avec un dessin sur la pile du pont. Mince alors, impossible de gruger en invoquant la barrière linguistique. En France donc aussi, le rappel de la consigne intervient (parfois). Et aussi, quelle idée d’aller se baigner avec deux chiens, also bitte !

(Memo : apprendre à Gaïa à se faire discrète.)

Ces amis nous invitent à Mainz. Nous avons très envie de monter retrouver les copains, nous balader au marché du samedi matin, ou le long du ruisseau du Gonsbach, passer à l’improviste au cours de poterie du mercredi, acheter les mélanges de salades fleuries du maraîcher, éviter au restaurant le Handkäse mit Musik. Peut-être en fin d’année, quand le marché de Noël sera installé ? Ou bien pour Fastnacht, le carnaval ? On pourrait déguster de délicieux Quarktaschen (petits beignets ronds au fromage blanc). Une lectrice fidèle (merci à elle) m’en a envoyé la recette que nous n’avons pas encore testée. Maintenant que la cuisine est enfin installée, les expériences culinaires seront à nouveau bienvenues.

Les travaux s’achèveront bientôt, l’espoir s’accroche au calme revenu. Bien sûr, il reste encore une réunion de chantier en septembre, des vasques à poser dans la salle de bains, quelques murs à repeindre. On échelonnera. De ces mois de tumulte, je choisis de retenir le crayon à papier calé sur l’oreille du plombier ou du peintre. Ça me rappelait le boucher de mon enfance, qui acceptait de garder les cabas pleins pendant que ma mère terminait ses courses au marché. Un autre samedi matin.

Je retiens aussi les réunions d’artisans où, malgré les tensions liées aux délais et aux réalisations des uns et des autres, le baratin n’avait pas de place. #zéropipeau. #nobullshit. Que du concret, à opposer aux Happiness manager dont une amie m’a parlé dans son administration. Quelle magnifique ambition que de promettre le bonheur collectif et individuel en en déposant la responsabilité sur une fiche de poste ? Quelle époque formidable !

Je m’en sens exclue. C’est aussi le sens de l’enracinement symbolique entre quatre murs dont je parlais ci-dessus. Un rempart contre l’agression et la folie, comme les romans qui transportent à rebours, vers un temps écoulé, où la frénésie n’était pas érigée en valeur absolue. Le mois d’août dans sa langueur infinie devrait me combler et pourtant non. Il frôle les abysses du vide existentiel et révèle les contradictions. Du calme s’il vous plaît, à l’aide il y en a trop.

Menschliches, Allzumenschliches, comme disait Nietzsche. Humain, trop humain, je vous dis.

Si vous êtes en vacances, profitez bien, les doigts de pied en éventail ! Si vous aussi avez repris, bon courage, les aoutiens finiront bien par rentrer eux aussi. Hé, hé !

Nota bene : J’ai découvert, en échangeant avec une autre lectrice fidèle, que lorsque vous laissez un commentaire sur un article (ce qui me fait un plaisir fou), mes réponses n’arrivent pas dans votre boîte mail. Elles restent ici, bien sagement, à la suite de votre message. Sachez donc, que je vous réponds à chaque fois et dès que possible. Au bonheur de vous lire.

Dépassée

Comment comprendre ses ados ou publier sur LinkedIn ?

« Comment tu fais pour pas dépasser ? »

Mes yeux ébahis observent Béatrice, une camarade de notre classe de CE1 qui colorie une petite fille de Sarah Kay, en robe et coiffe de tissu à fleurs, dont on ne voit pas le visage. La copine a les cheveux attachés en queue de cheval avec des barrettes, des ongles nets et les doigts propres, la mine de ses feutres ne sort pas des traits noirs qui délimitent la silhouette sur le papier blanc. La langue entre les dents, avec les mêmes feutres tenus par des doigts de toutes les couleurs, je m’évertue à l’imiter et toujours la mine dérape. Mes ongles ont des taches blanches, signe qu’ils ont été choqués au moment de leur naissance comme je l’apprendrai bien plus tard. Rapide, toujours en mouvement, passionnée, je me cogne beaucoup et de bon cœur. Quand je colorie, je dépasse.

Aujourd’hui, je me sens dépassée.

Ma plus jeune fille de treize ans enfile chaque matin un des crop tops que je lui ai achetés, pour lui faire plaisir et parce que ça lui va bien. Même avec cette météo pluvieuse et froide d’un mois de novembre égaré au printemps, elle montre de la peau sans frissonner. Selon moi, il serait préférable de les réserver aux week-ends car il n’est pas nécessaire d’exhiber son nombril à l’école, d’autant plus que, souvent, pour une raison qui me dépasse, elle refuse de porter une ceinture, et le pantalon descend. Ma grande de seize ans partage mon avis — qui diffère, me dit-elle, de celui de ses amies qui veulent être libres du choix de leurs tenues : on ne se vêt pas de la même façon partout.

-Je te l’ai dit, je préférerais que tu ne te mettes pas ventre à l’air pour aller au collège.

-Ouais, mais tout le monde en met des crop tops.

-Vraiment ?

-Et en plus, j’ai un pull.

Un gilet.

-Tiens, et si moi aussi j’en mettais ? Tu m’aideras à en choisir un joli ?

-Hein ? Ah non, pas toi.

-Tu vois… Et si ta prof vous exhibait son nombril pendant les cours ?

J’ai lâché. Comment faire avec une ado ? Lui confisquer les T-shirts que je lui ai achetés ?

Ah, les injonctions de la mode, toujours être pareils, penser la même chose et se croire différent. Différent de la génération précédente. Si proche pourtant. Le nombril du monde apparaît entre un T-shirt blanc à côtes et un jean. Je suis de la vieille école, de celle qui pense qu’il y a une tenue pour chaque activité, et que s’adapter aux circonstances n’est pas du puritanisme. Enfiler un crop top ? Ça dépend. Et ça dépend, ça dépasse (émoji yeux au ciel), enfin, ça me dépasse.

Même chez moi, donc, je suis dépassée.

Derrière moi, le poseur installe la cuisine. Pour accéder à mon bureau, je dois enjamber des sacs de linge (les habits de ma grande) et son matelas. Les assiettes sont entreposées sur une table de jardin, la cafetière glougloute sur une chaise. La vaisselle se fait dans la salle de bains. Le seul espace paisible ces jours-ci chez nous, ce sont les toilettes. Entre deux tâches professionnelles, je voudrais pédaler pour me défouler en finissant un film. Je voudrais travailler ce tango d’Albéniz au piano. Ces deux activités se passeraient dans une chambre en surpopulation : Gaïa y est confinée pour ne pas aboyer dans les pattes du menuisier. Mon mari y travaille sur mon piano fermé devenu bureau. Ma grande fille est allongée sur notre lit après une opération des dents de sagesse. Sachez pour la petite histoire, que la dentiste lui avait conseillé, pour rester la plus détendue possible, de se choisir une playlist d’une heure. Elle a préparé un podcast historique en allemand, et un cours de français. Kein Kommentar.

Alors je m’échappe.

Imaginez. Fin mai, début de soirée. Penchée pour passer de l’autre côté d’un rideau, j’entre dans une salle immense, inondée de lumière, où les néons criards forcent les yeux à se plisser. Une forêt de dos bloque mon avancée, des dos d’adultes, peu de cheveux blancs, pas d’enfants, quelques adolescents montés en graine, pourtant j’essaie de me frayer un chemin dans cette foule. Les bras, les têtes et les jambes m’entravent, ils gigotent sur place, dansent sans musique, au rythme du brouhaha de leurs paroles. Je ne vois pas les bouches, mais je devine que toutes parlent en même temps. Les corps se pressent autour d’une scène, là au fond, beaucoup lèvent un bras, certains en lèvent deux, hochent la tête, tous fixent cette scène qui semble vide. Je joue des coudes pour me faufiler, on me marche sur le pied, j’étire mon cou pour essayer de voir, ça a l’air passionnant, je me hisse sur la pointe des pieds, et jette un regard entre deux têtes. Sur la scène, un miroir.

Pour faire comme tout le monde, je lève un doigt timide. Je n’aime pas parler en public, même lorsque j’ai une idée intéressante à partager. Comme faire abstraction des regards, même ceux de gens qui me tournent le dos ? Ils me désarment. Alors je dis ce que j’ai à dire, vite, le mieux possible. Là, j’ai dû chuchoter. Quelques têtes sur ma droite se retournent et me sourient, mes voisins n’ont rien entendu, ou font semblant de ne rien entendre. Quelque temps plus tard, la personne sur ma droite lève deux bras et répète ce que j’ai dit, moins bien, sans personnalité, sans émotion, peut-être est-ce une coïncidence. Si c’est une coïncidence, ça confirme mon impression, que dans cette salle, personne n’écoute personne. Si ça n’en est pas une, c’est juste du plagiat, comme dans une salle de réunion, quand, les bonnes idées des timides sont récupérées par ceux qui parlent fort.

Rien de nouveau dans la cacophonie de ce hangar.

On cire des pompes, on se fait briller, on manie le « Bravo à toi » et le « Fabuleuse présentation de l’excellent X » avec la virtuosité d’un homme (ou d’une femme) politique ou d’un avocat véreux. On fait reluire tout ce qui passe à proximité, à commencer par soi-même.

Mon carnet du moment

Et soudain, je comprends.

Je comprends ce qu’est une chambre d’écho.

Quand mon fils philosophe avait employé le terme au sujet des réseaux sociaux, j’avais compris que c’était un endroit où n’apparaissaient que des informations filtrées par des algorithmes, c’est-à-dire conformes à ses propres idées. Aucune remise en question, aucune chance d’apprendre et de s’ouvrir. Rien qui dépasse, comme les traits de feutres de Béatrice dans le bonnet à fleurs de la petite demoiselle de Sarah Kay.

Mais non, pas du tout. Une chambre d’écho, c’est une grotte. C’est littéralement un endroit où l’on s’écoute parler, fasciné par l’écho de sa propre voix. Comme dans l’allégorie de la caverne de Platon, les ombres du monde se dessinent sur le fond, mais pas sur un rocher, sur un miroir.

Voilà mon expérience avec le réseau social professionnel LinkedIn.

Pour un professionnel installé à son compte, c’est une étape obligée. Ça a l’avantage de permettre les mises en relations de façon simple et rapide. Cependant, le contenu laisse à désirer. J’avoue ne pas vraiment lire ce qui défile sur mon écran quand je me connecte. Pourquoi ? Parce que toute cette autopromotion, cette réclame comme disait ma grand-mère, c’est vide. Dans cette cacophonie de monologues, personne ne dit rien, personne n’écoute. Moi la première — pour l’absence d’écoute. Le baratin superficiel, le small talk comme disent les Anglais, je ne sais pas par quel bout le prendre, ni dans la vraie vie, ni dans le virtuel. La politique au sens large suscite chez moi un éloignement d’allergique.

Ce jour-là donc, je me fends d’un post sur LinkedIn, il faut bien trouver des clients et se créer une visibilité. Un post bien tourné, avec de la réflexion : mon dernier article sur l’IA en lien avec une émission d’Arte sur la traduction automatique. Ma foi, oui je me fais des compliments, on n’est jamais si bien servi que par soi-même. Je le publie en frémissant, est-ce que je ne vais pas casser le système ? Ce système où il faut cirer des pompes (dit celle qui vient de s’envoyer des fleurs).

Les tutos conseillent d’apporter, sur ce réseau social professionnel, de la valeur ajoutée gratuite. Ça, je connais bien, c’est mon activité ici même depuis bientôt cinq ans. Deux jours après mon post, un organisme de mes contacts, a republié la même émission d’Arte. Soit, ils ont pompé l’idée au lieu de republier mon post, soit ils ne l’ont pas lu et ont publié, par coïncidence, le même sujet. Quelqu’un n’aura-t-il pas, en voyant passer ma contribution, pensé que j’avais repris son idée à mon compte ? CQFD. Personne n’écoute personne.

Pour des échanges plus riches, pourquoi ne pas se donner des règles comme dans une bibliothèque : parler peu et en chuchotant ? On s’en tiendrait à de vraies idées et des échanges authentiques d’informations concrètes. Où sont les guides de voyages ? Au fond de l’allée, à droite. Merci madame.

J’ai posté et je n’ai rien cassé, juste brisé en moi quelques illusions. Malgré mes cinquante et un ans, dont près de trente dans la vie professionnelle, je veux toujours croire que la qualité fait la différence.

Ce charivari de pipeau, où les bons sentiments dégoulinent, jure avec la réalité du monde du travail et donne froid dans le dos. Ces dos qui dansent devant moi, face à un miroir. Qui regarde le mien, derrière ? Quelle ombre nos mots laissent-ils ? Ou bien, comme un fantôme, un personnage fantastique dont l’IA ne veut pas me souffler le nom, ne projettent-ils aucune ombre ? Peut-être n’ont-ils aucune existence réelle, ces mots envoyés dans le vide virtuel. Est-on interdit d’émettre de la lumière quand on travaille dans l’ombre ?

Dépassée.

À peine ai-je eu publié mon texte, que j’ai sursauté : mince alors, j’ai oublié un tiret ! Pourquoi ? Parce que je me suis soumise à la correction d’une IA quelconque sur mon navigateur ou sur LinkedIn comment savoir ? Mon souris-moi, avec tiret, a été souligné d’une vague rouge péremptoire. Tiens, Estelle ton bonnet d’âne. J’ai enlevé le tiret, l’IA a souri. J’ai cliqué. Puis grimacé, avant de corriger.

Ça me rappelle une scène du film Sleepless in Seattle de Norah Ephron (Nuits blanches à Seattle). Jonah, le petit héros, veut prendre l’avion pour New York pour rencontrer Annie, avec laquelle il souhaite que son papa se remarie. Jessica, sa copine complice lui achète un billet sur l’ordinateur de sa mère, agent de voyage, qui s’est absentée un instant. Je cite de mémoire :

— Je vais mettre que tu as 12 ans. Tu pourras voyager sans être accompagné.

— T’es folle ! Personne ne croira que j’ai douze ans !

— Quand c’est dans l’ordinateur, les gens croient n’importe quoi.

Pourquoi une machine est-elle plus difficile à contredire qu’un humain ?

Dépassée.

Dépassée par les pourquoi.

Pourquoi ma librairie chérie a-t-elle fermé ? J’y passais toutes les semaines, comme bon nombre de fidèles, et j’y croisais toujours des clients. Les affaires semblaient bonnes. Sur la vitrine, à chacun de mes passages, le « Dernier jour !!! » au feutre blanc me serre le cœur. Ces trois points d’exclamation sont autant de clous dans les caisses de livres à renvoyer à l’éditeur, et de bâillons sur mes confidences au-dessus des livres de poche.

Pourquoi les artisans qui refont notre façade ont-ils coupé sans ménagement un laurier-tin qui les gênait ? Ils auraient pu nous prévenir, nous l’aurions raccourci proprement. Ils l’ont massacré. Pourquoi ont-ils ensuite jeté son tronc sur mes acanthes qui ne leur demandaient rien et cassé des hampes de fleurs toutes neuves ? J’ai écrasé des larmes de rage et de tristesse. Ce sont des choses qui arrivent quand on vit en osmose avec le végétal. Mon acanthe prendra toute une année pour refleurir.

Acanthes non cassées

Pourquoi une autre librairie, lors d’une conférence à la médiathèque hier soir, n’a-t-elle apporté, en tout et pour tout, que trois exemplaires du livre qui faisait l’objet de la rencontre-signature avec l’autrice ?

Pourquoi. Pourquoi. Pourquoi.

Avec trois points d’interrogation, comme autant de barreaux d’échelle pour me hisser sur cette montagne de pourquoi et me glisser par une trappe sur le toit de la salle immense éclairée de néons. J’ai refermé le volet sur le brouhaha de monologues et pris une grande inspiration dans le silence retrouvé pour embrasser un traumatisme que j’ai dépassé suffisamment pour en parler (à peu près) sereinement. J’en suis très heureuse, fière et soulagée. Voilà huit ans, à peine arrivée un matin de mai dans une tour en verre, j’ai quitté précipitamment mon travail salarié.

Chute vertigineuse. Inéluctable. Pressentie et pourtant redoutée.

Choc.

Vous comprendrez pourquoi les déclarations d’intention dégoulinantes sur la santé au travail et l’équilibre vie professionnelle-vie personnelle dans LinkedIn (et ailleurs) me révulsent. Je vous en dirai plus dans un livre à paraître à l’automne.

Sur un bout de papier, j’ai dessiné un jour une illustration douce-amère : un grand immeuble de bureaux aux fenêtres toutes carrées avec, devant une porte carrée, une ligne de candidats à l’embauche, tous carrés, sauf deux de formes irrégulières. Nuage ou fleur, bonbon de gélatine ou flaque de peinture renversée, peu importe. L’un dit à l’autre : « Mais si, en arrêtant de respirer, ça passe. »

Non. Quand on dépasse, ça ne passe pas.

Béatrice aux coloriages parfaits est-elle parvenue à ne pas dépasser dans son travail ? Ou, plus maligne que moi, a-t-elle choisi d’emblée un emploi où elle pourrait s’exprimer sans faire d’apnée ? Peut-être est-elle sur LinkedIn ?

Après cet accident, seules de rares collègues sont restées dans mon entourage amical et ce sujet demeurait tabou. Hier, j’ai retrouvé à Aix-les-Bains pour une journée de détente et de palabres, une ancienne chef de département pour qui j’ai toujours eu beaucoup d’amitié et de respect. Nous avons pu nous raconter nos dernières années, j’ai évoqué ce burn out et la Grande Remise en Question sans l’infuser d’émotions excessives. J’ai pu lui dire combien elle avait été mon phare humain dans la brume de couloirs où régnaient les manœuvres politiques pour lesquelles je n’étais pas armée.

Le soleil brillait sur le lac du Bourget et douze canetons sont passés entre les roseaux avec leur maman (elle a compté). J’ai nagé dans le lac presque tiède, au fond tapissé de minuscules coquillages blancs et de galets qui massent et agressent les pieds tout à la fois, la zone profonde s’éloignait toujours plus.

Au retour de mon escapade, en sortant de la bouche de métro à Lyon, ma peau sèche tiraillait, et j’avais, dans mon sac à dos, un nouveau livre sur le thème pertinent de la sensibilité extrême avec une dédicace touchante au stylo bleu, et au visage, un grand sourire. Quel soulagement de croiser une âme sœur, même quand on l’a connue dans un monde de brutes !

Et là, si vous avez mon âge, vous avez en tête la publicité Lindt.

Il est midi, les sirènes des pompiers viennent de marquer le premier mercredi du mois. Un petit carreau de chocolat ?

À nous deux (ma cervelle)

À Dijon pour une rencontre de traducteurs, à Paris pour rire

Alors c’est toi, toi, frais et reposé dans l’attente de ma visite, toi et tes caresses moelleuses et appuyées, ton odeur inconnue dans la pénombre, toi qui vas cette nuit brouiller mes repères, stimuler mes sens et m’empêcher de dormir. Toi que j’espère et redoute. Toi, que je retrouverai avec délices et quitterai avec soulagement, toi le lit de cette chambre d’hôtel.

Les nuits seules à l’hôtel me confisquent le sommeil, depuis toujours. Quand je reste plusieurs jours, j’arrive à dompter l’hypervigilance qui me tient compagnie depuis ma naissance et s’exacerbe dès qu’elle trouve une fissure où se faufiler. Alors même si l’évasion me réjouit, j’appréhende la nuit et dois recourir à des maléfices pour envoyer ma cervelle au panier.

Ma cervelle c’est l’enfant de L’enfant et les sortilèges du génial binôme Maurice Ravel – Colette, livre-disque qui effrayait tant la petite fille et que j’ai pourtant infligé – une seule fois, ensuite ils ont refusé – à mes enfants. Elle échappe à ma maîtrise, méchante et rebelle, veut tirer la queue du chat, tricoter mes soucis et ébouriffe mes créations en cours. Le lit, la nuit, la lune et le rideau sombre se vengent. Les idées aussi en m’inondant. Mon corps s’enfonce paisible, dans le matelas et l’oreiller, sous une couette douillette, et tente d’allonger ses respirations. Cervelle, je t’aurai. Cervelle, c’est toi qui me terrasses.

Le déplacement à Dijon de début avril s’est assorti d’une autre cause de stimulation trop tardive dans la journée pour m’autoriser un sommeil correct : la deuxième séance de mon atelier d’écriture autour de la poésie. Eh oui, en vieillissant un système nerveux aussi réactif exige une sagesse de tous les instants et donc une vigilance renforcée – ce qui est contreproductif, on ne s’en sort pas. Après 19 h, stimulations interdites sinon avec l’oreiller tu te battras.

À la demande générale d’Hélène (que je salue ici) je vais vous raconter la suite.

À peine arrivée dans la chambre d’un petit hôtel du vieux centre de Dijon, au deuxième étage, au fond d’une cour (oui une cour au deuxième étage), je me suis lavé les mains dans une salle de bains aux murs vert pomme (le vert mural me poursuit) et j’ai installé mon ordinateur pour me connecter sur Zoom. J’étais perplexe : je m’étais monté la tête avec cette histoire de droits d’auteurs abusifs, incertaine que mon poème serait arrivé jusqu’aux yeux de l’auteure, et si c’était le cas, dans l’anticipation anxieuse de ses commentaires. Dans le doute, prévoir toutes les possibilités, imaginer les cinquante côtés de la médaille, comme ça au moins on est paré à toute éventualité et on est sûre de… ne pas s’endormir.

Clic, ça marche, l’écran se divise en trois avec à gauche le modérateur, au milieu la poétesse et à droite la colonne de commentaires. Les participants y vont de leur bonsoir à tout le monde, que le monsieur lit à haute voix. J’hésite un instant avant de prendre le risque d’étaler mes lettres classico-touristiques dans ce que j’espère être un trait de complicité avec Maria et je tape « Kalispera » (pour ceux qui ont égaré leur guide du Routard 1995 des Cyclades, cela signifie bonsoir). L’animateur le lit et marque un temps d’arrêt, visiblement il n’a pas compris. Pas de chance, à ce moment-là, Maria ne regarde pas son écran, mais ses papiers. Oh le flop ! À la dernière seconde avant la lecture du prochain salut, Maria réalise ce qu’elle a entendu, sourit, et répond « καλησπέρα ». Soupir de soulagement.

L’auteure annonce le programme : elle va lire chacun de nos poèmes, certains formidables, d’autres « en chantier » et invitera son auteur à prendre la parole pour échanger. À l’aide, il va falloir parler de sa création ! Ça va pas la tête ? Mon cerveau farouche et timide sursaute et se planque sous le lit. Je l’appâte avec la promesse de progresser en écriture et de le garder protégé, derrière un écran. Petit, petit, sors de là et reviens, j’ai besoin de toi. Je sais que tu es très sollicité en ce moment, entre la mutinerie des couleurs et le harcèlement de Leroy Merlin, mais par pitié soutiens-moi.

Maria commence par lire un poème composé avec des extraits de nos quarante créations. Le résultat est surprenant et beau. Entendre deux de mes vers me rassure sur un point : mon texte lui a bien été remis.

C’est parti pour la lecture et le compte à rebours. Plus elle s’éloigne du début, plus la probabilité que mon poème soit dans la catégorie « à retravailler » croît. Les textes lus sont pour beaucoup très réussis, certains vraiment touchants (enfin, je le suppose, car dans ma vie turbulente en ce moment, mes émotions sont chaotiques, et parfois bâillonnées). Le temps passe, et la tête du modérateur m’agace, je le cache avec une feuille de papier. Je guette mon nom avec appréhension. L’heure et demie de l’atelier est dépassée, il reste une vingtaine de poèmes à lire. Maria propose de cesser les lectures et d’en rester aux commentaires rapides, sans intervention de l’auteur. Nouveau soulagement, déçu celui-là. Et puis soudain, j’entends mon nom.

« Dans ce poème qui évoque la perte du père, il y a des vers très beaux », elle les cite. Je ne vous les dis pas pour ne pas polluer vos préférés. « Si vous êtes capable de ça… peut-être est-ce dû à un manque de temps ? ». Je comprends : peut mieux faire. Même expéditifs, ses commentaires restent intéressants.

Mon texte parle de la perte de la mère, mais Maria a perdu son père jeune. La projection du vécu du lecteur prime dans la perception d’une œuvre. Mon appréciation des « meilleurs vers » du poème diffère légèrement de la sienne. En revanche, je suis d’accord, en coupant et retravaillant, j’aurais obtenu un résultat plus tendu, intense, dense. La rapidité étant un de mes plus jolis défauts, j’ai aimé mon histoire comme elle s’était imposée à moi, avec le charme de ses maladresses et je l’ai gardée ainsi.

La chouette, mascotte de Dijon

Un mail est arrivé la semaine dernière pour me demander de renvoyer signé le contrat de cessation universelle des droits. J’ai répondu que ce n’était pas une omission : je le refuse en l’état. Un autre message s’enquiert : vous ne voulez pas être publiée ? Si, si, mais sans céder les droits. Ma demande pourtant raisonnable semble avoir glissé un gravillon dans leurs rouages. Le poème apparaitra-t-il dans le recueil imprimé ou non ? Suspense insoutenable dont vous vous foutez et moi aussi. Éperdument. Ce qui m’intéresse, ce sont les arcanes juridiques du monde éditorial.

J’ai une aversion viscérale pour l’injustice, qui me révolte même quand elle ne me concerne pas, en particulier au sujet de la prédation dans le monde de l’art. Gainsbourg a dégringolé dans mon estime lorsque j’ai découvert qu’il plagiait Chopin. La question des droits d’auteurs est cruciale entre écrivains et éditeurs pour le respect et l’encouragement de la création.

Elle se pose aussi dans la traduction. En effet, le traducteur pour l’édition n’est pas considéré comme un prestataire de services, mais comme un artiste, rémunéré donc en droits d’auteurs et non au nombre de mots ou au temps passé. À la rencontre organisée à Dijon par l’Association des traducteurs littéraires de France, sous la haute présidence informelle et menaçante de l’IA générative, la présentation de l’après-midi était faite par un juriste. Il a énoncé plusieurs chausse-trappes, en particulier les clauses abusives : « Ça, biffez, on ne vous en tiendra pas rigueur, l’éditeur sait bien que c’est illégal ». Bon. L’exaltation de voir ses phrases publiées dans un livre ne doit pas faire tourner la tête au point de signer n’importe quel engagement. Dans un contrat de gré à gré, il convient de négocier. L’éditeur cherche à couvrir toutes les utilisations possibles du texte et ses supports futurs. Dans le cas de l’atelier, ne sait-on jamais, si Hollywood veut projeter nos humbles poèmes sur l’écran géant des plateformes ou imprimer nos mots sur les T-shirts d’hologrammes ?

Musée Carnavalet, le plafond ! ;o)

Lors d’un récent passage à Paris avec ma benjamine, la pluie dans le Marais et sa curiosité pour la Révolution française nous ont poussées au musée Carnavalet. J’étais ravie de revoir l’émouvante salle des enseignes, la chambre de Marcel Proust et surtout la superbe boutique du joaillier Georges Fouquet conçue par l’artiste Mucha dans le style art nouveau que j’adore (une collaboration initiée par Sarah Bernhardt). Au détour du panneau explicatif d’un portrait de Beaumarchais, j’ai appris que l’auteur fut le premier à se battre pour les droits d’auteur et l’accès de l’écrivain, jusque-là (et toujours dans la majorité des cas) bénévole passionné qui mendie sa pitance auprès de mécènes, au statut de professionnel rémunéré. En 1777, suite au succès du Barbier de Séville, il crée le Bureau de législation dramatique qui deviendra, quelques décennies plus tard, la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD).

L’étude détaillée de la pièce de théâtre Le Mariage de Figaro pour le bac de français m’a familiarisée avec la pertinence pétillante de Beaumarchais. Plusieurs extraits ont trouvé leur place à l’encre bleu turquoise dans mon cahier de citations Clairefontaine, en particulier : « Sans la liberté de blâmer, il n’y a point d’éloge flatteur » (que le journal Le Figaro cite en exergue). En ces temps de la tyrannie du « politiquement correct », expression que j’exècre et comme si la politique était correcte, Beaumarchais encourage la résistance de la pensée. Gardons notre propre jugement.

La Nouvelle Seine

Partons donc saluer une humoriste authentique qui ne mâche pas ses mots. Et hop, vous avez vu la transition brillante pour atterrir un samedi soir dans une salle de théâtre au fond d’une péniche amarrée au pied de Notre-Dame ? Les places étaient prévues pour mon mari et moi. Une entourloupe des dieux du samedi matin, nous a envoyé, ma plus jeune et moi dans le TGV pour Paris. Je l’ai prévenue. « Tu sais, ce spectacle, il n’est pas pour les enfants. Si j’avais dû acheter aujourd’hui des places pour nous deux, j’aurais choisi autre chose. Si besoin, bouche-toi les oreilles. Mais tant pis, hein on va se marrer. » En espérant ne pas être en train de te traumatiser ma fille. Qui a dit « un peu plus » ?

Olivia Moore, dont j’avais beaucoup aimé le spectacle précédent vu à Metz avec mon amie de Mainz, prévient le public dès le début : « S’il y a des mineurs, sachez que ce que vous allez entendre est la suite du cours de SVT ». Le ton est donné. Elle partage son diagnostic de TDAH. Nous rions beaucoup dans ce théâtre dont le tangage discret déroute. Quel charme les gens différents ! Quel bonheur les personnalités qui ne trichent pas !

À la sortie, elle s’exclame en voyant mon adolescente : « Ah, c’est toi le cours de SVT !» Nous échangeons quelques mots, je la remercie pour son authenticité. Quand elle entend que nous sommes montées de Lyon, elle me répond qu’elle va jouer à Décines à l’automne. Avis aux amateurs. Je n’ose pas lui demander si elle veut être ma copine.

Dans le TGV de retour, pendant que ma fille lit un roman qu’elle a du mal à lâcher, j’écoute ma playlist pour humeur mélancolique intitulée To cry it out. Aucune envie de pleurer mais un besoin de recueillement. Gauvain Sers chante Ta place dans ce monde et je prends conscience en regardant mon carnet ouvert et mon stylo, dans la lumière mouillée de la campagne qui défile à trois cents kilomètres à l’heure, que, la place de ma cervelle dans le monde c’est ça, ces quelques centimètres carrés de papier depuis une fenêtre avec vue sur la vie qui passe.

Retour à un autre trajet en train, celui qui a clos la rencontre de traducteurs à Dijon. Je suis repartie avec dans mon carnet, des pages de notes, dans mon sac à dos du pain d’épices, et à mes côtés, deux nouvelles copines traductrices. Je me suis sentie dans mon élément dans ce public de gens curieux, multilingues, qui aiment écrire et lire, que le réseautage ennuie. La question du syndrome de l’imposteur est revenue plusieurs fois dans la journée, peut-être parce que, dans une profession en grande majorité féminine, la question de la légitimité se pose particulièrement. Ai-je le droit de parler pour quelqu’un d’autre ? Mes mots respectent-ils la pensée de l’auteur ?

On ne le sait pas forcément, je l’ai découvert pendant ma formation : un traducteur est aussi correcteur, car il fournit un texte prêt à publier. Lorsque j’écris un mail à une collègue je m’applique bien, la langue entre les dents. J’en profite pour m’excuser des coquilles qui se glissent dans ces pages. Je vérifie mes articles avec Antidote, un logiciel professionnel (comme le correcteur orthographique de Word, mais hyperperformant). Ensuite je le colle dans WordPress, tout impeccable qu’il est. Puis je le relis, et je procède à des tas de corrections rapides de dernière minute, et pof j’invite de nouvelles coquilles. Que je repère (ou pas) quand je relis, quelque temps plus tard avec un regard renouvelé, la version publiée.

Je referme ici cet article-puzzle en vous remerciant de passer par là. Vous écrire a apaisé ma fichue cervelle pour quelques heures (minutes, me souffle-t-elle).

Poésie (mais si vous aimez ça)

Atelier d’écriture en ligne – joies et déconvenues

Instagram nous pousse dans le dos. Tiens, regarde cette montre au prix d’une voiture. (Cliquer sur refuser.) Tiens regarde ces pulls tout doux. (Accepter pour éviter pire car les couleurs sont douces et juste faire attention de ne pas lire la marque.) Parfois, même en s’efforçant de sauter des yeux joints par-dessus le flot de publicités et de suggestions, une annonce interpelle. Une fois, deux fois, trois fois. La répétition enfonce le clou du désir dans la cervelle. Des mots magiques déverrouillent la barrière restante : poésie, écriture, organisateur fiable (que nous appellerons monsieur A.). Oh, mais ça m’a l’air enthousiasmant, le programme de cette master class (nom ronflant pour présentation Zoom).

Voyons un peu. Cliquons et étudions. Mais oui, ça me plairait drôlement : l’atelier est en deux temps, entre lesquelles les participants ont le devoir de composer un poème et de l’envoyer à l’auteure invitée qui prodiguera conseils et commentaires lors de la deuxième session. L’organisateur (ou les organisateurs ce n’est pas très clair, car un monsieur B. est apparu) véhicule une image de fiabilité. Je me réjouis de l’intervenante, Maria, d’origine grecque, au visage doux : je ne la connais pas, elle semble suffisamment extérieure au microcosme littéraire parisien, et écrit dans ses deux langues. Chapeau bas madame. J’ai très envie de vous rencontrer. J’emprunte et je dévore ses livres à la médiathèque, n’en jetez plus je suis conquise.

60 euros ? Tant pis. Où signe-t-on ? Auprès de monsieur A., lequel m’envoie un mail de confirmation.

La première séance était un lundi soir à 18 h 30. Assise à mon bureau avec une demi-heure d’avance, je clique cinquante fois sur le lien pour vérifier que tout fonctionne, teste le son dans mon casque. Puis à 18 h 32, comme rien ne se passait, je réalise que peut-être il me faudrait réinstaller Zoom enlevé le week-end précédent pour désaturer mon disque dur. Clic, clic, recherche de mot de passe, non pas de mot de passe connu, création de nouveau compte. Oui, c’est ça, je suis une particulière, ma date de naissance, oui la voilà. Quoi encore ? Ah… c’est bon, ça marche.

Sur mon écran apparaissent deux fenêtres avec à droite un monsieur encore jeune et brun et à gauche une dame, Maria. Qu’elle me pardonne si je l’appelle par ce prénom inventé, c’est plus court, et plus simple. Le son s’allume avec quelques secondes de décalage. Après les formules de politesse convenues, le modérateur propose d’attendre quelques minutes que la quarantaine d’inscrits soient connectés. Je n’ai rien raté.

La séance commence. Maria se présente, explique son parcours depuis toujours vers la poésie qui, dans son pays d’origine, mise en musique et chantée ou citée comme des dictons, fait partie du quotidien. Son émigration pour ses études répond à un impératif de départ, car elle se sentait étrangère chez elle. Enfin, dit-elle, de l’autre côté d’une frontière, dans un pays dont elle parle la langue mais où elle reste l’étrangère, elle peut se réconcilier avec elle-même. Enfin, elle est libre de se définir comme elle l’entend.

Oh, Maria, comme je vous comprends ! L’affranchissement offert par une frontière, la libération du seul fait d’être immigrée m’ont permis de me (re) mettre à écrire. L’expatriation comme autorisation de s’exprimer enfin. L’étrangère, la Française installée en Allemagne a pu créer Mainzalors.com. L’Ardéchoise vivant à Lyon n’aurait jamais osé.

Pour se présenter, Maria nous lit un poème, qu’elle dit refuser de publier. Ses mots coulent, apaisés et émouvants. Pourquoi priver les lecteurs d’une telle grâce ? Plus tard dans la soirée, elle en lira un autre. C’est le moment que mon mari choisira pour me poser une question. Le pauvre se fera refouler d’un signe de la main sous des sourcils froncés : non, pas maintenant, je déguste un poème.

Son éloquence en français, dans une langue précise et sensible, me laisse pantoise. Elle évoque le rythme des poèmes, qui varie selon les poètes, les lecteurs, les langues. Elle conseille de choisir la distance, à l’histoire qu’on raconte, intérieure ou extérieure ou même un peu sur la droite. Elle encourage à plonger dans ses obsessions et son authenticité pour atteindre l’universalité. J’en suis persuadée, c’est ma modeste intention dans ces pages.

Maria lit deux poèmes bouleversants sans faillir. Peut-être un cadeau de ses études de théâtre à Paris. Plutôt elle que moi. Lire à haute voix sa production, quelle épreuve !

Lorsque je m’y suis essayée dans un cours animé par une écrivaine anglaise sur l’écriture pour la jeunesse, la consigne était : écrire sur sa chambre d’enfant. L’enfance est un endroit où en appuyant ça fait pleurer. À ma grande surprise, j’avais fondu en larmes dès la lecture de mon texte à mon mari et ma fille. Le lendemain, lorsque j’ai levé un doigt virtuel à la deuxième séance , j’ai failli mourir étouffée pendant la lecture. Impossible de m’interrompre pour préciser que c’était dur pour moi. Je n’avais pas d’autre choix que de lire les mots imprimés, surtout, surtout sans m’arrêter, dans un seul souffle. À peine ai-je pu remercier l’écrivaine à la fin sur son commentaire. Elle a aimé mon texte, mais pense qu’il vaudrait mieux ôter la mention du scorpion : un enfant de Londres aurait du mal à s’identifier avec leur présence dans une chambre. Elle ne savait pas que ladite chambre se trouvait derrière de vieilles pierres, dans le sud de la France.

Le passe-muraille de Marcel Aymé, Paris

Des participants posent des questions par écrit. Comment une auteure bilingue vit-elle la traduction ? Elle y échappe en écrivant d’emblée en grec et en français, en s’adaptant en chemin, certains vers fonctionnant mieux dans l’une ou l’autre langue. J’écoute, me rassasie. Je ne sais pas si j’aurais trop de questions à poser que j’étouffe, ou si je n’ose pas. Même invisible, le groupe me paralyse.

J’aimerais pouvoir participer aux ateliers d’écriture en présentiel de Maria parce que j’adore la poésie, et que je regrette de m’y essayer trop peu. Depuis que j’écris tous les jours (six ans presque), j’évite les ateliers d’écriture. Peur du regard d’autrui pendant la création, refus de partager mon espace neuf de liberté. Renonciation à chercher la perfection, comme si elle existait en création plus qu’ailleurs. Bien sûr, pourtant, un œil critique est enrichissant.

La séance se termine avec les consignes : écrire un poème sur soi, 2000 signes maximum, espaces compris, à envoyer avant le 21 mars. On se retrouvera en avril : Maria lira nos textes et les commentera. Ah, et puis, l’organisateur nous offre en prime la publication de nos poèmes (en autant d’exemplaires que de participants, dans un petit livret qui nous sera envoyé). Quelle bonne idée ce partage ! Le mot publication, en voilà un mot magique quand on écrit.

Magnolia stellata

Je raccroche, la séance achevée, comme envoutée et griffonne rapidement les idées qui me viennent avant de filer retrouver les miens autour de gnocchis frais du marché au fromage bleu et aux pommes (en guise de poires) concoctés par une de mes filles.

Au cœur de la nuit, pendant mon insomnie fidèle dans ma chambre en pointillés, le poème est apparu. Je sentais que ce serait un poème sur l’enfance, matière première inépuisable, gorgée d’émotions. Une phrase a jailli « Dégringoler en éclats de rire ». Grimper, escalader… Oui, c’est ça, un texte sur le mouvement, la petite fille incapable de tenir en place.

À peine levée, en pyjama à mon bureau, une tasse de café fumant à ma gauche, j’ai griffonné au stylo Bic dans mon carnet écossais, les idées semées par la lune. Après les salutations au chantier, le choix de la crédence puisque le fournisseur a oublié de nous proposer des carreaux – mais oui, comme les plinthes ça ira très bien, d’ailleurs l’électricien est du même avis – j’ai allumé mon ordinateur et pesté tant et plus. Ses activités secrètes m’empêchaient d’écrire.

Pendant une heure, très concentrée, dans un seul élan j’ai écrit mon poème. Impatiente de le partager, j’ai frappé à la porte de la chambre où travaille mon mari. Excuse-moi de te déranger, je voudrais te lire mon poème. Comme j’avais aussi très envie de partager avec vous ma « rencontre » avec Maria, j’ai ouvert mon fichier Blog articles en cours et commencé la rédaction de ce texte.

Plus tard, j’ai filé acheter un sachet de nouilles aux crevettes à cuire trop lentement sur la plaque électrique posée sur les feux au gaz condamnés. Je suis partie faire des courses chez Picard un grand sourire aux lèvres avec l’envie de chanter et de sautiller comme je faisais gamine, ce qui se dit de façon beaucoup plus précise en anglais (to skip). Vite une photo du pissenlit dans le trottoir, tant pis pour le regard perplexe des automobilistes. Soudain, ma conscience s’est émerveillée : me voilà en joie parce que j’ai écrit un poème. Comme quand j’étais petite. La sagesse d’une petite fille de six ans presque me tombe sur la tête. Mais qu’ai-je donc foutu pendant quarante-cinq ans ?

6 ans presque

Mon poème a continué de vivre en moi, les corrections sont restées minimes. Je reste sous le charme du jet initial.

Les nouilles mangées, les heures passent et le mail de monsieur A. arrive avec les consignes. Je clique sur le lien pour charger mon texte, j’ouvre le fichier joint avec l’autorisation de publication. Je le parcours une première fois très vite, sans trouver ce que je cherche sans me le formuler. Je n’ai pas le temps d’approfondir sur le moment. Je le consulte quelques jours plus tard, à un moment plus calme et je la trouve tout au début : la clause d’exclusivité.

Ça me dérange, ça me met mal à l’aise, vous comprenez, je l’aime ce poème et j’ai envie de le partager avec mes lecteurs fidèles, pas de m’en priver pour l’envoyer à des inconnus. Alors j’envoie un mail à l’organisateur pour lui exposer ma réserve, surtout qu’il ne s’agit pas d’une publication à proprement parler, mais tout au plus d’une reproduction à quarante exemplaires avec diffusion dans un cercle clos (en d’autres temps, ça se serait appelé des photocopies). Sans droits d’auteurs. Ah, et avec la possibilité que les créations envoyées soient utilisées à des fins publicitaires et commerciales. Ben voyons.

Si votre ramage…

Mon enthousiasme se dégonfle, mon échine se hérisse. Une lampe rouge clignotante rouge s’allume au-dessus de ma tête (vous avez l’image ? Rajoutons la sirène d’une alarme, comme dans les séries américaines).

Clause abusive. Clause abusive. Clause abusive.

Méchants, va.

Malhonnêtes, surtout.

Le lien pour charger son texte – auprès de monsieur B. cette fois – condamne à joindre en même temps l’autorisation de publication. Conditionner ainsi la participation au deuxième cours, alors que ce n’était pas dans la proposition initiale, c’est de la vente forcée. Ne pas offrir de droits d’auteur c’est carrément un hold-up.

J’achète un cours pour améliorer ma plume et me retrouve plumée ? (Il fallait la faire, pardon.) On m’a vendu un échange avec une auteure pas une confiscation de ma création par des inconnus.

Jamais de la vie, vous m’entendez, jamais de la vie ils n’auront ce poème. De toute façon, je ne leur fais pas confiance pour le transmettre à Maria compte tenu de mon refus de me faire abuser.

Trois jours plus tard, faute de réponse à ma demande de suppression de la clause d’exclusivité, je me prépare à les relancer quand soudain, une idée germe : je vais leur donner un « morceau de mon esprit » comme disent littéralement les Anglais, sous la forme d’un poème. C’est lui que j’enverrai à messieurs A., ou B. ou peut-être C. – qui sait à qui l’on s’adresse ? Le formulaire de retour prévoit une case à cocher pour s’abonner aux newsletters de C. Quelle grande famille de l’autre côté des 60 euros !

Montmartre

Convaincue par les miens de rester prudente, oui, mais espérer avoir le retour de Maria puisque c’est ce que j’ai acheté, je décide à la dernière minute d’envoyer ce poème en précisant que les droits exclusifs ne sont pas disponibles. Dans le champ dédié, je joins la version vierge du contrat envoyé.

Ce matin dans ma boite, j’ai trouvé un message automatique de l’éditeur B. : « Nous avons bien reçu votre texte accompagné de l’autorisation de publication signée. » Décidément. Au cas où on n’aurait toujours pas compris. Une collègue de jadis, avec qui j’aimais beaucoup travailler et que je salue ici, appelait « marteau thérapie » la répétition de mentions essentielles. Nous l’appliquions dans nos échanges avec des interlocuteurs externes pour éviter de nous faire arnaquer. Grand bien leur fasse. Ils ne m’ont pas eue avec leur marteau.

Je connais la qualité de mon travail.

Je ne le brade pas. Je l’offre. À vous.

Copyright : ma fille ;o)

Pousser la chaise des deux mains
Contre la cuisinière,
Grimper sur un barreau,
Puis debout sur la paille,
Verser la pâte dans la poêle,
Tremper un doigt et goûter,
Se brûler un peu, beurre fondu.
Dégringoler en éclats de rire.

Contre le tronc rugueux,
Sur la pointe des pieds,
Attraper la branche lisse, 
Se hisser entre les feuilles.
Croquer la pomme acide,
Livre posé sur les genoux.
Ciel d’herbe, sol de nuages,
Grimper en éclats de rire.

Pousser la chaise des deux mains
Contre les étagères du salon.
En équilibre sur la paille,
Placer le bras de métal et son aiguille
Sur un disque noir qui grésille.
Tourner, tourner, tourner encore même 
Effondrée dans le fauteuil de cuir.
Culbuter en éclats de rire.

Joue contre la pierre,
Escalader le rocher.
Sauter sur un gué imaginaire,
Nu-pied dans les galets.
Danser dans le sable en bord de rivière,
Plonger dans l’eau fraîche et verte,
Silence flou et mouvant.
Éclabousser en éclats de rire.

Suivre ta pelle et ton arrosoir,
Le parfum de soleil de ta peau.
Plisser les yeux, renifler l’humus,
Mains coulées dans la terre remuée,
Ver qui gigote dans la paume.
Caresser le mimosa, se piquer au rosier,
Border les pensées dans un pot.
Jardiner en éclats de rire.

Si la chaise glisse,
Le rocher bascule,
Si l’eau respire contre ma poitrine,
Toujours tes bras m’abritent,
Et me rattrapent avant la chute.
Les larmes de mon genou en sang
Coulent sur ton épaule.
Chatouiller en éclats de rire.

Aujourd’hui, nos arbres ont grandi,
À trois pommes du trottoir,
Le muret s’élève vertigineux.
Si je ne grimpe plus 
Dans le vent à la cime du pin,
C’est que tes bras ne sont plus là pour rattraper ma chute.
Je crains de dégringoler sans éclats de rire.


Monet, musée Marmottan

Messieurs A. et B. ou peut-être C.
m’ont vendu un cours en deux sessions,
Pour 60 euros, une affaire.
La main sur le cœur,
Ils m’ont promis,
La rencontre avec une auteure,
Puis des échanges passionnants
Sur les poèmes des participants.

Au premier atelier,
Ils nous ont présenté,
Surprise et cadeau,
La « publication » des textes
Des quarante participants,
Dans un livret qui leur serait envoyé.
Pourquoi pas ? Quelle chance !
Ce sésame magique déverrouille les cœurs des auteurs.

Leur mail de consignes conditionne, 
Déconvenue et mensonge,
L’envoi du poème à la signature
D’un contrat d’exclusivité,
Sans droits d'auteurs, non, pourquoi faire ?

J’interroge : puis-je s’il vous plait,
Pour mon blog, mes lecteurs,
renoncer à cette clause léonine ?

Aucune réponse ne m’est parvenue.

Messieurs A. et B. ou peut-être C. 
Vous n'aurez pas mon poème.
Chut, écoutez.
Entendez-vous cet éclat de verre brisé ?
L’image que j’avais de vous
vient de s’écraser sur le sol.

Carte d’abonnée

Comment à la médiathèque j’ai découvert une chanson complice

Mercredi matin de fin janvier, médiathèque de ma bourgade dans le sud de Lyon. Ma veste pliée en vrac pèse sur mon bras gauche, mon sac à main en bandoulière sur mon épaule et le cabas en tissu où je glisserai des DVD me scie le creux du coude. Au pays des livres, mon corps crisse mais je respire mieux. Pourtant ce sont surtout des films que j’emprunte.

Je consulte les rayonnages de romans et de BD, en dilettante, curieuse. Ma prédation littéraire s’exerce en librairie. J’aime posséder le papier que le lis, respirer l’encre sans la contrainte d’une échéance, ni sentir sous mes doigts les empreintes des lecteurs abonnés. J’achète aussi des livres d’occasion, mais leur vie antérieure, même de livres de bibliothèque défroqués, donne alors une aura singulière à mes adoptés.

Ce matin-là, j’avais donc passé un index hésitant sur les couvertures des romans exposés au rez-de-chaussée, d’autant moins motivée que je n’avais pas encore enfilé mes lunettes. Par réflexe, je fais la fille intéressée en passant, mais je peux tout juste lire les titres. J’ai accepté récemment que, pour me faire plaisir, je doive tirer la langue à ma flemme, et les sortir ces fichues lunettes, même d’une seule main, même encombrée de sacs, d’écharpes et de manteaux. Sur la table de l’entrée, des ouvrages sur le thème du corps dont présentés. Peut-être est-ce en lien avec le nouvel engouement pour le dry january, l’injonction à la détox de janvier des magazines. Avec deux adolescentes à la maison, le corps est un sujet omniprésent. Je passe mon chemin, et emprunte l’escalier, direction le rayon films au premier étage.

Lors d’un passage précédent, la responsable du rayon m’avait encouragée à fouiller dans les tiroirs sous les présentoirs : ils regorgent de films qu’elle doit, hélas, vider pour accueillir les nouveaux. Les droits de diffusion interdisent de les donner. Quel dommage ! Dans ma médiathèque moderne et déjà d’autrefois, le fonds est sur DVD, rien n’est encore en ligne. Cela me convient très bien : nous avons toujours un lecteur auquel je tiens jalousement pour mes films-pharmacie de l’âme.

Les films anciens m’offrent pendant une poignée d’heures, l’illusion de vivre à une époque à l’élégance quotidienne, au temps long, où des dialoguistes talentueux enrichissent les échanges. Ces films-là ne se trouvent pas sur les plateformes, et difficilement sur internet. Mon stock personnel se cache dans une pochette : pour gagner de la place, j’ai dû me séparer à regret des boites. Je voudrais traverser l’Atlantique en noir et blanc, sur un paquebot de luxe, assise un carnet de notes posé sur les genoux, prétexte pour, les cheveux emmêlés par le vent et les joues humides d’embruns, écouter mes voisins de transat Cary Grant ou Audrey Hepburn.

A la médiathèque donc, je fouille dans les DVD et à chaque passage repars avec une brassée de promesses. Les cœurs de papier rouge apposés par les bibliothécaires me guident vers de parfaits inconnus. De la douzaine de titres glanés, seuls quelques heureux élus passeront par notre lecteur. Mais les choisir me fait plaisir. Tiens celui-là on le regardera en famille, celui-là je le verrai seule, cet autre avec l’une ou l’autre de mes filles (elles n’ont pas les mêmes goûts). La plupart du temps, personne chez moi ne regarde ce que je leur propose. J’ai repris plusieurs fois les mêmes sans jamais les voir encore car le temps file et au moment où j’ai besoin d’une pause, ce n’est pas d’un film dont j’ai envie ou pas de celui-là. Trois fois au moins le coffret de Autant en emporte le vent s’est invité chez nous, sans jamais arriver à sculpter dans notre emploi du temps les quatre heures nécessaires pour présenter Scarlett à mes adolescentes.

Ce mercredi de janvier, ma récolte du mois (avec lunettes) est fructueuse, des trésors à voir ou revoir : des Hitchcock, Le train sifflera trois fois, deux films français pour se marrer, Le Schpountz de Pagnol, dont je veux faire découvrir les dialogues savoureux aux miens, La source des femmes, Sabrina avec Audrey Hepburn, Maria rêve.

Cet été, j’ai emmené ma grande fille voir The shop around the corner avec James Stewart au cinéma Lumière Bellecour, salle minuscule que je fréquentais assidument quand il s’appelait le CNP, que j’étais étudiante et habitais au coin, dans la rue des Marronniers. Ce film a inspiré You’ve got mail (Vous avez un message) de Norah Ephron avec Tom Hanks et Meg Ryan. Ma grande fille l’a adoré. Elle est sensible aux histoires en noir et blanc, ouf, une alliée ! Ces jours-ci, comme elle est fatiguée, je lui ai prêté Cary Grant (en couleurs).

Merveilleuse médiathèque. Tu commences l’année en élargissant des horaires d’ouverture. Ce n’est pas encore suffisant pour que je puisse me réfugier dans tes murs pour échapper à la dévastation des miens au marteau-piqueur, mais tu m’offres de quoi faire des pauses de bruit sans gaspiller temps et énergie dans le bus et le métro. L’an dernier j’avais écrit à la mairie justement pour demander ton ouverture tous les jours, au moins comme espace de travail. Le préposé m’avait répondu : patience, l’ouverture d’un espace de coworking sera pour l’année prochaine. L’année prochaine nous y sommes. Peut-être leurs travaux ont-ils pris du retard, eux aussi.

Après avoir exploré les rayons de DVD du couloir, je poursuis ma recherche dans la pièce dédiée à la musique et aux films. Une mélodie entrainante, des paroles lumineuses chantées par une voix féminine grave m’attrapent le cœur en entrant. « Il fait toujours beau, au-dessus des nuages » la la la la la la la la. Séduite, je m’approche en souriant du bureau et m’adresse à la bibliothécaire, une dame de mon âge aux cheveux longs et petites lunettes rondes :

-C’est quoi, la musique que vous diffusez ?

Elle indique la pochette d’un CD sur le présentoir.

-C’est Zaho de Zagazan.

-C’est drôlement chouette. Za quoi ?

Je m’approche pour lire, en plissant des yeux (malgré les lunettes, oui).

-Elle a un nom rigolo, plein de Z.

-Vous pouvez l’emprunter. Tenez.

La bibliothécaire fait le geste d’interrompre la musique pour sortir le CD du lecteur.

-Non, non. Laissez-le c’est trop joli, je ne veux pas priver tout le monde de la musique.

-Mais c’est pour la faire découvrir aux gens. Moi je le connais par cœur.

J’aurais volontiers pris une photo-souvenir de ce nom inconnu pour le confier à Spotify. J’attrape le CD, consciente que je ne l’écouterai pas, mais comment encourager la survie des supports antiques s’ils ne sortent jamais des médiathèques ? À la maison le soir, j’ai remplacé le cosy jazz de notre repas par la voix envoûtante de Zaho. Ma plus jeune demoiselle s’est écriée : « on dirait Stromae ».

Le CD, avec son cœur rouge collé par la bibliothécaire, est resté sur l’étagère du salon avec les DVD, dans le coin réservé aux objets culturels à rendre – prière de ne pas les égarer. Il glissait parfois dans mon champ de vision, juste le temps de me dire : comme c’est curieux cette couverture avec une table de mixage.

C’était il y a trois semaines. Voilà quelques jours, les algorithmes d’Instagram m’ont proposé un réel de France TV avec le discours de Zaho de Zagazan aux Victoires de la musique. C’est un peu une surprise cette interférence. Pour protéger ma santé mentale et mon bien-être, mon cerveau n’accepte sur ce réseau social que de l’inspiration : créations et paysages de l’Ardèche ou de montagne. Les informations et la vie des gens sont des serpents interdits de traversée et mon regard se détourne des « suggestions » et autres publicités. Pourtant lorsque ce visage inconnu de jeune femme blonde au rouge à lèvres très vif est apparu sur mon écran, les sous-titres de sa bouche muette (le bruit est confisqué sur mon téléphone) m’ont interpellée : « Être sensible c’est être vivant et on n’est jamais trop vivant. »

J’ai allumé le son et écouté : « Je suis née très sensible comme vous pouvez le remarquer. Pendant longtemps j’ai pensé que ce n’était pas bien. Ça se traduisait pleurs, en cris, en colère, en plein de choses pas très agréables. (…) Je me suis rendu compte que ce que je pensais être mon plus gros défaut était finalement ma plus grande qualité. »

Oh une âme sœur ! Emoji cœur, émoji cœur, emoji cœur, émoji sourire qui pleure. C’est si rare de croiser une personnalité-tempête !

Bon, à sa place, aux larmes se seraient ajoutées les plaques rouges sur la poitrine et le cou et un incendie aurait dévoré mon visage. Aucun mot n’aurait été intelligible et je serais partie en courant me réfugier dans les toilettes des coulisses pour les quinze prochaines années. La seule idée de devoir prendre la parole en public, même devant un petit groupe, m’empêche de dormir pendant plusieurs jours, l’éventualité d’un micro sur mon menton m’envoie sous mon lit avec mal au ventre et celle d’une caméra dans une grotte avec la nausée. Les groupes me mettent mal à l’aise, j’aime aimer les gens un par un.

Éprouver des émotions XXL est un travail à temps complet. Éprouver, verbe si adéquat.

Quel bonheur que ces livres ou chansons à texte qui tendent le cœur vers une complicité de ressenti comme Anxiété et Ceux qui rêvent de Pomme, J’aime les gens qui doutent, Ma chérie (et bien d’autres) d’Anne Sylvestre, Ta place dans ce monde de Gauvain Sers et maintenant La symphonie des éclairs.

« Dès sa plus tendre enfance,

Elle ne savait pas,

Parler autrement qu’en criant tout bas.

Pas faute d’essayer,

De les retenir,

Ces cris et ces larmes… »

Cette chanson, l’histoire d’une petite fille très sensible qui aurait aimé l’être moins, raconte toute « la vie de tempête » de Zaho. Elle raconte aussi la mienne. Par la musique, Zaho fait la paix avec sa sensibilité encombrante. Par l’écriture, je pardonne (parfois) à mon système nerveux, les larmes et la colère, la joie et l’amour infinis qui eux aussi épuisent. Souvenez-vous, les larmes sont l’expression d’une émotion pas forcément de la tristesse.

J’ai hésité à rassembler mes notes pour composer cet article, encore plus à le publier. Après quatre ans d’articles dans ce blog et deux ans d’écriture d’un livre de six cents pages je commence à m’accepter. J’ai donc décidé d’attraper le micro entre mes mains tremblantes et d’oser. J’aime quand mon cœur est touché par les créations des artistes. Quitte à ressentir si fort autant partager.

Tenez, voici un présent pour le vôtre.

Je vous l’emballe ?

P.S. : Bonne balade dans ma bibliothèque virtuelle : la page sur mes dernières lectures est mise à jour avec des romans et des BD.

P.P.S. L’arbuste rose pour illustrer cet article est un daphné. La majeure partie de l’année il passe inaperçu. En hiver son parfum délicat détourne les attentions à plusieurs mètres. Le charme délicat de ses petites fleurs roses et de ses feuilles brillantes ferait oublier qu’il est toxique, cohabitation végétale d’extrêmes, ténèbres et lumière.

Sans modèle

Petite fille d’argile cherche mamie de papier

Jeudi après-midi, atelier de céramique sur la rive gauche du Rhône, à la table en bois sous la verrière. Il fait bon, bien meilleur que la semaine précédente. Nous sommes peu nombreux à travailler à nos sculptures et modelages en argile blanche chamottée, trois à notre table, deux à celle derrière moi, plusieurs élèves sont absents. Le seul homme du groupe, grand aux cheveux blancs et au léger accent alsacien, monte un cache-pot de taille et de forme ambitieuses. Il pose un étai de tubes de PVC contre la plaque verticale pour la fixer au socle, et la maintenir en place pendant le séchage. Il commente :

-Après, il va falloir faire appel à mon imagination pour décorer cette pièce. C’est ça, quand on travaille sans modèle.

Personne ne répond, chacun est concentré sur ses mains, dans une activité appréciée aussi pour sa capacité à court-circuiter la pensée. De temps en temps, l’un d’entre nous troue le silence, évoque une impression à haute voix, pose une question à l’artiste-enseignante ou à son voisin. Je peux t’emprunter le petit ébauchoir ? Tu crois que si je creuse là ça va casser ?

Sans modèle. La fin de sa phrase reste accrochée à ma pensée.

Oui, je me dis, moi aussi je travaille librement pour achever cette petite fille grimpée dans un arbre, tout droit sortie de mon enfance, hissée sur un murier, décédé depuis. « Ça me rappelle des souvenirs » m’a dit ma voisine plus âgée que moi. La plupart du temps, je façonne l’argile sans modèle. Quand la professeur me conseille, elle conclut les différentes options de finition en ajoutant : « ça dépend du rendu que tu souhaites ».

Je ne sais pas. Je n’ai pas d’idée préconçue du résultat. J’avance à tâtons en fonction de la réaction de la terre sous mes doigts. Souvent, j’arrive au cours sans projet ni intention précise, et j’observe ce qui germe dans l’interstice, entre le moment où j’accroche ma veste au porte-manteau du fond avec mon sac, et celui où, pendant que je noue les lanières du tablier autour de ma taille, je rassemble ébauchoirs, mirettes, planche de bois, pain de terre. Ce moment de préparation, comme le centrage de la boule d’argile sur le tour, m’offre une transition entre ma journée jusque-là et cette parenthèse manuelle bienvenue où la pensée automatique se laissera pousser du coude par l’élan créateur. Deux heures et demie hors du temps pour se laisser charmer par l’élasticité fraiche de l’argile, le calme hypnotique de l’atelier, sa luminosité douce.

L’original

Je n’étais pas toujours à l’aise dans l’atelier de Mainz, très bavard.

Parfois, rarement, j’apporte un modèle, comme en fin d’année dernière quand je me suis enfin autorisée à reproduire un carrelage de la crédence de mes arrière-grands-parents à Saint-Zacharie dans le Var. Je veux souvent créer en trois dimensions, ex nihilo, justement pour voir où mon cœur me porte. Fabriquer un carreau demande de la précision et de la régularité, l’acceptation des angles droits et des lignes parallèles, figures géométriques avec lesquelles je suis fâchée. D’ailleurs, j’ai réalisé récemment que le vocabulaire seul aurait dû m’alerter sur le fait qu’être cadre en entreprise ne pouvait guère me convenir. C’est une affaire de géométrie. Je suis fâchée avec la symétrie, surtout quand on veut me l’imposer.

L’interprétation

Ce qui est simple pour d’autres me semble insurmontable : il m’est plus difficile de façonner un carreau unique qu’un nu de femme. Donc ce projet de carreau je l’ai enfin embrassé. J’ai reproduit chez moi le dessin à main levée sur un papier. A l’atelier, j’ai étalé une boule d’argile avec un rouleau à pâtisserie en bois, entre deux réglettes de 8 mm pour obtenir une épaisseur régulière. J’ai tracé à la lame de couteau les limites de mon carreau autour de la forme d’un carrelage industriel. Après l’avoir passé au sèche-cheveux pour obtenir la texture adéquate, j’ai reproduit le motif de trèfle avec une pointe puis je l’ai peint à l’engobe (terre humide colorée) avec des pinceaux de différentes tailles. Une première cuisson après séchage complet a restitué des couleurs fausses (mais différentes de celles des engobes crus). Une deuxième cuisson à mille degrés après l’émaillage transparent a donné les couleurs attendues ou presque. L’inconvénient de travailler d’après modèle, c’est la mesure évidente et involontaire de l’écart entre le résultat et l’intention. Ce qui serait magnifique dans un élan spontané peut décevoir par comparaison.

Malgré la différence avec l’original, je suis heureuse de l’avoir réalisé ce carreau familial, chargé de souvenirs, projet qui flottait dans les tréfonds de ma conscience depuis plusieurs années. J’en ai même créé un autre de toutes pièces, un camarade pour l’accompagner sur la table à manger où je compte lui confier la mission d’accueillir les plats brûlants. Sur celui-là, plus petit, j’ai reproduit en couleurs, l’empreinte du fabricant du premier (son logo) : une marguerite de profil. Je ne suis pas satisfaite du résultat, car il est parti à la cuisson avant que j’aie pu procéder aux finitions. Je pense renoncer à l’émailler pour en faire un autre exemplaire plus abouti. Cet exercice à plat, avec règles et équerres m’a rappelé que me lancer dans la production d’une crédence pour l’évier de mon garage me demandera beaucoup de temps et de précision.

J’écris sans modèle, bien sûr, mais sur la page blanche virtuelle, j’applique les règles du je. Sous ma plume, les émotions coulent du coeur à partir d’une matière première vécue. L’assemblage des idées se construit en amont, quand je modèle la terre, coupe une carotte ou prends une douche. Pas de vide, juste du trop-plein de création à partager. Je découvre en ce moment, parce que je me mêle d’écrire un roman sans éléments autobiographiques (comme si on pouvait créer en étant quelqu’un d’autre, sans glaner des sensations et expériences même minuscules de ses propres journées), le vertige des possibilités que m’épargne un pain d’argile. Pourtant le processus est le même dans les tâtonnements d’une création. La réaction de la terre à la pression, les premières phrases produites tirent l’auteur dans une direction. Un peu comme dans la vie : mon aujourd’hui dépend de mes hiers.

Cette semaine, mon père a posté dans le groupe familial WhatsApp un texte écrit par un coéquipier qui relate leur mésaventure en voilier au large de la Sicile qui aurait pu se révéler tragique (perte de l’arbre de direction, trou dans la coque). Le titre en était : Ça nous est arrivé en juin 2020 (oui certains étaient confinés sur un bateau, c’est le privilège de l’âge qui malheureusement s’accompagne de douleurs diverses). Une de mes nièces, pré-adolescente, a commenté d’un laconique « C’est du passé ». Je me suis retenue de répondre – la pédagogie sur un réseau social n’ayant pas encore été démontrée. Mais j’avais très envie de remarquer : « Et alors ? Sans le passé tu ne serais pas là. Tout les histoires se sont déroulées dans le passé, c’est la fondation du présent et le socle du futur. » Quelle est la vertu de l’immédiateté au-delà de sa disponibilité ?

Je rêve d’un modèle dans ma vie. Pas au sens de gestes à décalquer, mais au sens du déjà vécu, déjà senti et digéré par une autre âme, une expérience rassurante. Tu vois, ça aussi ça m’est arrivé, tu verras ça se passera, avec des hauts et des bas, mais tu en sortiras vivante. C’est sans doute aussi pour cela que j’aime tellement lire, les mots d’une autre éclaircissent le monde et ma compréhension de moi-même.

Je n’ai plus de maman depuis bien longtemps, plus de belle-mère non plus. Chaque mois, quand je trouve une tache de sang sur le drap, déçue de ne pas en être affranchie enfin et vaguement rassurée de ne pas attaquer une nouvelle période dont je ne connais pas grand-chose, je me dis, que j’aimerais pouvoir échanger avec des femmes plus âgées. À l’atelier de poterie, un jour où j’avais soudain trop chaud, une élève presque grand-mère m’avait dit en riant : « Tu verras, ça passe au bout d’un moment. »

La semaine dernière, après avoir dégusté un délicieux poulet basquaise, une amie (connue dans un autre atelier de poterie) et moi faisions la queue à la caisse du petit restaurant bondé. Deux mamies ont commencé à nous doubler pour retrouver leurs copines déjà en train de payer, lorsque l’une a dit à l’autre en nous regardant :

-Mais les deux jeunes femmes, elles attendent aussi.

Éclats de rire de mon amie et moi.

-Merci mesdames.

Ma mère fréquentait beaucoup les personnes âgées. Adolescente, toute à l’idolâtrie de l’action et de la jeunesse comme ma nièce aujourd’hui, je le lui avais reproché :

-Mais pourquoi ?

-Parce qu’elles ont fini de tricher.

L’hypocrisie des autres, comme la mienne lorsque je dois falsifier et dissimuler pour m’intégrer, me rebute. Mes créations s’inspirent souvent du monde de l’enfance et des personnes basculées de l’autre côté des années de vie adulte, qui contraignent et égratignent pour survivre dans le cadre social imposé. Cet âge, appelé troisième ou quatrième par ceux qui aiment compter, je pensais autrefois qu’il résoudrait toutes mes peurs d’enfants.

Je l’espère toujours.

L’histoire pour enfants que je suis en train d’illustrer conte une rencontre entre une petite fille et sa vieille voisine. Comme l’on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même, je leur donne des traits et des couleurs moi-même. Le roman que je viens de commencer aborde le thème de l’affranchissement de la sur-adaptation. (Oui vous voyez, je reste à la lisière de l’expérience vécue.)

Pas de modèle pour le modelage ni pour le dessin, difficulté à suivre une recette à la lettre, à produire du plat et du régulier. Oui j’ai eu du mal avec la culture allemande à angles droits, vous êtes bien placés pour le savoir. Pourtant, comme dans la vie je cherche un succédané de grand-mère pour qui je serais encore petite, je rêve un jour de créer, avec de l’argile ou un crayon, à partir d’un modèle vivant.

Une amie (que je salue) m’a confié au téléphone : « Tu sais je me retrouve dans ce que tu écris… Je ne laisse pas de commentaires… je n’ose pas. »

Osez. C’est anonyme et vos petits coucous me font très plaisir.

Merci à vous d’être là. Je vous embrasse.

Permis d’hiberner

Décembre a enfin décampé. Le cru 2023 a été corsé.

Soupir de soulagement. L’année s’est refermée. Dans le sillage de décembre, janvier s’est faufilé. Janvier, bonimenteur, toi qui promets d’une main le repli hivernal en allumant de l’autre les pétards du réveillon, bienvenue à toi. En ce mardi 9, j’accepte de te recevoir, mais pas avant. L’arbitraire de la date de changement d’année ne me convient pas. Perméable au cycle des saisons, je l’accepte de mauvaise grâce. Noël marque, à peu d’heures près, la croissance des jours et le retour de la lumière. L’explosion verte du printemps invite des élans nouveaux. Pour mes changements d’habitude qui requièrent, comme pour les enfants, l’inscription à une activité, la rentre scolaire de septembre me convient. Pour tout autre changement, quel intérêt d’attendre une date spéciale ? Janvier fait naître une envie d’hiberner, de se recentrer sur son noyau, avec des livres, un plaid, une tasse de tisane à la lavande, dans la lumière et le parfum d’une branche de mimosa. Janvier, un mois pour se recharger, comme les bourgeons se gorgent de sève avant de se déplier.

Horloge astronomique de Lyon

Je te convoite janvier, une fois traversées tes folies de jeunesse, pour la licence que tu offres de dorloter la fatigue entraînée par ton impérieux prédécesseur. Décembre tourbillon. Décembre capricieux et tyrannique comme un enfant de trois ans. Quand vais-je enfin te dire non ? Je rêve de te sauter à pieds joints et à poings fermés. Oh un jour, lorsque les enfants seront grands, je partirai marcher dans le désert au changement de lumière ! Après tout, c’est là que tout a commencé. Là-bas dans l’immensité vide et la cacophonie de silence je me reconnecte le mieux. C’étaient des treks avant les enfants. Un jour… Chaque année je rechute. Pour les enfants, pour la famille, les autres et pour moi, pour ne pas avoir l’impression de rater des moments essentiels comme si on ne pouvait pas en créer un autre jour. Comme si on était indispensable. Jeune maman divorcée, j’ai appris que la fête, c’était quand j’avais mon fils. 

Even two daughters…

Quand les derniers paquets seront offerts (demain ? Dimanche ?), je rangerai l’étui des papiers colorés. Le sapin dénudé a été confié au jardin en attendant son recyclage municipal. Les deux cartons de décorations où, sous les boules, flétrissent des créations enfantines, trésors de papier crépon, sont empilés dans le séjour (jusqu’à quand ?). La caisse d’albums et contes de Noël que personne n’a relus, mais que nous avons ressortis, fidèles à la tradition familiale, retrouvera sa tanière sur l’étagère derrière la cage de Gaïa.

(Tiens, une coccinelle descend le long du bord gauche de mon écran. Je ne vais pas la faire sortir. Aujourd’hui il gèle.)

Décembre, mois sans interstice, haletant entre papillotes et gâteaux d’anniversaire de mes filles, entre courses, gâteaux, cuisine, décoration, emballages, s’est enrichi en 2023 des injonctions liées aux travaux (ménage, bruit, ménage, bruit, ménage, bruit). J’ai thésaurisé toutes mes pauses et espère bien pouvoir les dépenser en janvier. Vacances de Noël, bien mal nommées qui imposent un parcours de haies rapprochées de réunions familiales ou amicales, interdisant toute reprise de souffle entre les obstacles.

(La coccinelle remonte.)

Les semaines précédant Noël, j’ai eu le bonheur d’appeler le service des impôts fonciers pour comprendre comment remplir leur formulaire de quatre pages sur la surface nécessaire à ma micro-entreprise (réponse : « déclarer 1m2 coin de table ») et les impératifs liés au chantier ont accéléré. La paperasse administrative a atteint des niveaux hors compétition. Accrochez-vous.

Dès notre retour de Mainz, la maison à peine achetée et avant même de l’habiter, nous avons pris contact avec l’organisme d’accompagnement à la rénovation énergétique de la Métropole de Lyon. La première téléconférence avec le conseiller s’est tenue en triplex, pour moi, depuis la chambre de notre appart‘hôtel, pour mon mari depuis la maison de Mainz le jour du départ de nos meubles. Cet échange était indispensable à notre compréhension du dispositif. La recherche sur internet n’avait fait éclore que des questions. Logos, organismes et conditions s’emmêlaient dans un désordre décourageant. Il nous fallait des réponses. Nous avons reçu d’autres questions.

(La coccinelle s’est envolée.)

Eton

Oui, monsieur, nous souhaitons limiter nos dépenses énergétiques. Bien sûr, nous préférons une maison BBC à une passoire énergétique. Comment faire ? D’abord un audit énergétique, pour être bien sûrs que ça fuit partout et que les fenêtres des années 1950 sont à remplacer. Bilan : un chantier décalé de six mois et une fuite malvenue d’euros. Une architecte a été embauchée, des plans dessinés et une consultation a produit des devis d’une quinzaine de corps de métiers. La réunion de lancement de chantier nous a rassurés : il existe encore des univers où la réunion n’est pas une parade sociale où brasser des inepties en gonflant ses plumes. On ne peut pas pipeauter avec les centimètres quand il en va de l’aplomb d’un mur. Un jour de fin octobre, miracle, le chantier a débuté. En parallèle, les échanges avec l’organisme d’accompagnement s’intensifiaient. Ils sont devenus un emploi à temps plein. Envoi de devis, de contrats, de plans, du laborieux audit.

Sachez-le – mais ne me croyez pas sur parole, j’y ai moi-même renoncé – les dispositifs d’aide à la rénovation énergétique sont au nombre de quatre. Ils exigent des documents proches, mais non identiques et s’inscrivent dans des parcours temporels différents.

Ah au fait, nous dit-on, vos artisans doivent être certifiés RGE. Tous ? Non pas tous. Seulement ceux qui interviennent sur la rénovation, pas sur l’extension. Le sont-ils ? Certains. Les autres ? Ben, ils vont s’arranger ou… comment fait-on ? On appelle, quelques jours avant les fêtes, de parfaits inconnus pour leur demander un devis en urgence. C’est pour les aides à la rénovation énergétique, vous comprenez, avant la fin de l’année, sinon tout saute avec le bouchon de champagne.

La répartition des tâches s’opère entre mon mari et moi. Il a la galanterie de se coller à la paperasse et à la microfinance, merci à sa patience, moi j’ai juste envie de planter mes ongles dans certaines joues, donc je prends en charge les relations humaines sur chantier.

Les devis comme ça, ça va ?

Non. Le monsieur est formel, le formalisme est impératif. Le devis doit comporter le tampon RGE, la date prévue pour le début des travaux (et, si en raison des échanges infinis, la date est dépassée ?), la photo du chien de l’artisan, en l’absence de chien, trois poils de la queue de son chat. Faute de ce dernier, joindre en trois exemplaires une non-facture d’animalerie.

Et la VMC, hygro ou pas hygro ? Je ne veux pas savoir ce que ça veut dire. Je sais juste que c’est plus cher, non nécessaire dans notre cas, et qu’un mot oublié dans le rapport d’audit nous a occasionné avec le conseiller – sans exagérer – une trentaine de mails, plusieurs coups de fil, dont un avec, à un bout, mon mari, l’architecte et moi. Quand nous avons raccroché, nous nous sommes regardés perplexes. Et… nous avons renvoyé un mail au conseiller décidément bien mal nommé : en fin de compte, c’est recommandé ou imposé ?

Elles ont beau jeu les subventions. Il faut s’en méfier comme de la peste pour éviter, sous prétexte d’aide financière, d’engager des dépenses inutiles pour répondre à certains lobbies. Ce matin encore, un artisan honnête a refusé de faire une étude intermédiaire d’étanchéité à l’air de notre garage – réclamée par qui vous savez – où des fenêtres viennent d’être installées. Le mur du garage est aujourd’hui percé de plusieurs trous gros comme le bras.

Déjeuner mi-décembre, à la maison. Mon mari m’annonce entre deux bouchées de porc à l’ananas :

– Ah au fait, le conseiller m’a dit que les conditions de certaines aides changeaient l’année prochaine. Si l’on ne remplit pas les conditions avant le 31 décembre, il faudra tout recommencer, repayer un audit énergétique et payer un accompagnateur privé.

Je hurle.

-Quoi ? Si j’avais su, jamais, jamais tu m’entends, on se serait engagé dans ce dispositif idiot !

(Certaines mentions peu polies ont été censurées.)

La contrainte absurde devient loi. Je m’en doutais, mais mes attentes négatives ont été largement dépassées. Notre interlocutrice du bureau d’étude énergétique a disparu mystérieusement avant de nous renvoyer la version corrigée de l’audit dans les temps.

A l’aide !

À part ces plaisirs administratifs, les dernières semaines, ont été celles de l’évolution du chantier : il a pris de l’altitude et annexé notre espace de vie. Un plafond a été coulé et des artisans peuvent regarder par-dessus mon épaule ce que j’écris alors que je suis au premier étage. Un mardi, seule à la maison, sachant mon environnement grouillant peu propice à l’écriture, j’ai décidé de me consacrer aux arts manuels. Sur la table à manger, j’ai préparé tubes de gouache et pinceaux, à côté d’un gobelet violet en plastique rempli d’eau et d’un bloc de papier épais. Armée de mon nouveau casque à réduction de bruit (qui marche mieux que le précédent, mais est loin d’être magique) et d’une playlist de morceaux de comédies musicales (antidote au réel menaçant), je me suis installée pour peindre les illustrations d’une histoire pour enfants que j’ai écrite. Le dessin en cours représentait mon héroïne en fuite, assiégée par un environnement agressif (bruits, lumière, odeurs, couleurs, foule).

Là, assise le pinceau à la main, je guette et accueille, les menuisiers pour la fenêtre de la salle de bains (découpage de carrelage, poussière métallique d’éruption volcanique, bruits stridents). Ils entrent, sortent, entrent, sortent, entrent, sortent. À chaque passage, Gaïa aboie. Ensuite vite, je passe l’aspirateur et la serpillère, gestes rapides et presque inutiles vu l’encrassement occasionné, mais indispensables pour ma survie du jour. Dans la salle de bains, la plante verte est devenue grise. Je décide de passer un coup de chiffon minimal et pour ne pas me salir le visage à chaque fois que je dégage une mèche de cheveux, je la bloque avec une barrette rose de petite fille qui ne sert plus que dans la douche.

«L’arme de la femme» (sur le crayon)

On frappe. Gaïa aboie. Je descends et, dans l’entrebâillement de la porte, prévient un grand monsieur barbu habillé de noir.

-Je ne veux surtout pas laisser la chienne s’enfuir, le portail est ouv…

Trop tard. Chorégraphie désordonnée de longues minutes agrémentées de croquettes pour parvenir à la faire rentrer.

-Je viens déposer la clim pour le maçon. Il faut que je la mette en marche un instant.

-Très bien venez.

Je monte, il me suit.

– Tiens, c’est moi qui l’ai installée il y a quelques années. C’était une vieille dame qui vivait ici, non ?

-Oui.

Gaïa aboie. Il grimace. Oui, son cri est aigu et pénible, à qui le dites-vous.

Soudain, la scène m’apparait de l’extérieur, comme spectatrice de moi-même je vois sur la table, une activité de maternelle (dans les milieux non artistes, la peinture sans chevalet c’est pour les enfants). D’un geste machinal, je passe la main dans mes cheveux, et je sens… la barrette rose. Je la défais discrètement, comme si c’était possible quand on est en face et à deux mètres de son interlocuteur.

Il entre, sort, entre, sort, entre, sort. À chaque passage, Gaïa aboie.

Je remets mon casque, Julie Andrews me ramène dans les contrées joyeuses de La mélodie du bonheur. Je peins. Je peins mon héroïne qui fuit des chiens qui aboient, des coups de klaxon, des odeurs pestilentielles, des gens trop nombreux et bavards. Tiens si je rajoutais la poussière de la salle de bains ?

On frappe. Je descends. C’est le plombier.

-Je viens vérifier les tuyaux du chauffage en haut. Je les ai modifiés en bas.

-Oui, oui, bien sûr.

Il entre, il sort… vous imaginez la suite.

Ma Matilda

Avant de partir, il coupe, jusqu’à la réception d’une pièce de rechange, le radiateur de la pièce où j’écris. Dans mes oreilles, Matilda chante Quiet où elle explique comment, avec toutes les questions dont son cerveau la bombarde et son besoin de calme, elle se sent différente de son entourage bruyant, et que parfois, enfin, elle se retrouve dans l’œil du cyclone.

Matilda, personnage de Roald Dahl sublimé par Tim Minchin (le compositeur) c’est mon idole. En avril 2017, à la sortie de la comédie musicale à Londres, j’avais acheté le CD et la partition pour piano. Mes filles et moi entonnions les chansons à tout bout de chant, pardon, de champ. J’en avais même fait une sculpture en terre – dont j’ai hélas, brisé les chevilles lors du transport depuis l’atelier. Elle me rappelle, quand les choses deviennent un peu trop sérieuses, que « sometimes you have to be a little bit naughty » (parfois, il est bon de savoir désobéir). Vous entendez monsieur le conseiller ?

The Witches

Restons avec Roald Dahl. Décembre nous a permis de retrouver à Londres une partie de la famille autour de la dinde, des choux de Bruxelles et du Christmas pudding de rigueur. Nous avons offert aux enfants le spectacle des Witches (Sacrées sorcières) au National theatre. Merveilleuse comédie musicale comme seuls les Anglais savent faire. Décors, costumes, comédiens de tous âges, musique, paroles tout était formidable (presque au niveau de Matilda, c’est dire).

Olympic Studios

Le lendemain, toujours sous le signe de Roald Dahl, nous sommes allés voir Wonka. Dans ce film insipide comme son acteur principal, les rares idées pétillantes sont piquées à Mary Poppins (entre autres films), l’histoire est inexistante et la seule bonne blague dévoilée par la bande-annonce. Comme quoi, n’en déplaise à ceux qui veulent édulcorer ses écrits, il ne suffit pas de subtiliser un personnage à un génie de la littérature pour produire un récit intéressant. Le moment fut pourtant délicieux en raison du confort du cinéma-lounge (rangées de sièges très éloignées les unes des autres avec des dossiers qui s’abaissent comme en TGV 1re classe, mais en plus moelleux). J’ai pu digérer mon cheese-cake et mon thé dans un lieu historique. Ce cinéma a été installé dans le bâtiment des Olympic studios où jusqu’en 2009 les grands noms de la musique ont enregistré leurs disques (The Beatles, David Bowie, U2, Madonna…). Avant Wonka, la projection d’un extrait d’un enregistrement des Rolling Stones valait à lui seul la séance en raison de l’unité de lieu.

Je me suis sortie bizarre en sortant. Jambes flagada, cœur accéléré, vague sensation de malaise pendant une paire d’heures. Après la série de questions hypocondriaques et les suites catastrophiques envisagées, j’ai réalisé que c’était dû au thé. Un thé en feuilles servi dans un café. Les Anglais le font très fort et le boivent avec du lait. Pas moi. D’habitude, je prends du thé déthéiné, ou je le fais très léger. J’ai très vite sorti les feuilles de la théière, mais vu la dose, ce n’était pas assez rapide. Je ne bois aucun excitant légal depuis près de quinze ans, car mon corps, si réceptif aux moindres stimuli, me l’interdit désormais. Une gorgée de vin m’a rendue malade pour la soirée en octobre. En compagnie, on me le reproche : tu ne te lâches jamais ? Un système nerveux aussi impressionnable oblige sa propriétaire à une discipline de fer si elle veut survivre dans des conditions pas trop inconfortables. Je paie trop cher de vouloir faire comme tout le monde. Je vous en dirai peut-être plus un jour.

Le retour de Londres était prévu le samedi 30 décembre à l’aurore. Je me suis couchée tôt, avant mon mari qui avait encore à faire en bas. Peu de temps après m’être endormie, une odeur nauséabonde de flacon de dissolvant ouvert sous mon nez m’a réveillée. L’écœurement rend égoïste, j’interroge mon mari assoupi :

– Beurk, c’est quoi cette odeur ?

-Quoi ? Je ne sens rien.

-Si c’est atroce.

-Ce doit être les deux chemises que j’ai étendues dans la chambre. Y’avait plus de cintres en bas.

Il se lève gentiment et sort les habits coupables de propreté. Peu à peu, l’odeur s’effiloche. Je peux me rendormir.

Saint Pancras

À peine réveillés, les yeux bouffis, nous nous entassons à cinq dans un taxi. Il longe les rues éteintes de cette fin de nuit. Le trottoir devant Madame Tussauds, où grouille d’habitude une queue interminable est vide. À 6 h 15, les accès habituels sur la rue de la gare de Saint-Pancras sont fermés. Deux jeunes noctambules nous croisent. Leurs robes noires légèrement dévastées signalent qu’elles rentrent d’une soirée prolongée. Chacun de nous tire une valise coiffée d’un sac-cabas et porte un sac à dos. Les cadeaux voyagent dans un sens puis dans l’autre, le Brexit n’a au moins rien changé à cela. Les mains se crispent sur les poignées, les bras font mal, mon sac glisse et me cogne la jambe. Pourquoi nous imposer ce long détour ? Nous comprendrons vite, à la foule agglomérée le long des barrières installées pour interdire l’accès à la zone d’embarquement qu’il y a une perturbation. L’affichage nous le confirme : les six premiers Eurostar du matin sont annulés. Une annonce vocale précise : en raison d’une inondation dans un tunnel sous la Tamise au sud de Londres, toutes les circulations sont interrompues. Consultez le site internet pour changer vos billets. Nous sommes désolés pour la gêne occasionnée.

Vraiment ? Pourquoi ai-je l’impression qu’on demande aux voyageurs d’aller se faire voir ailleurs et surtout très loin ?

Justement ailleurs et loin c’est là où nous désirons tous aller.

Deux, peut-être trois employés s’assurent que personne ne dépasse la barrière. Ils ne peuvent rien faire, répètent-ils aux empressés qui les interrogent. Mais la plupart des naufragés restent calmes et résignés. Autour de nous, des groupes de touristes du Mexique ou des États-Unis sont échoués sur des récifs de valises plus grosses qu’eux. Que vont-ils faire ? Nous ne sommes pas à la rue à Londres, et par miracle, après des heures à pianoter sur des téléphones dans le hall de la gare, nous trouvons des places pour le lendemain.

Nous ratons notre deuxième Noël avec ma famille, et devons trouver au pied levé une solution de garde pour Gaïa dont la gardienne part en congé (finalement, elle a retardé ses projets, merci à elle). Malgré l’incertitude de la reprise du trafic le lendemain, cette journée de rien, cadeau de Noël impromptu de la part d’un tuyau explosé, m’a fait le plus grand bien. Je me suis trompée au début de cet article. Décembre m’a bien offert, à son corps défendant, une journée de pause.

Je vais la prolonger en pensée. Alors que j’écris ces mots, deux électriciens manient un marteau piqueur à deux mètres derrière moi. Je fais semblant de n’entendre que cette symphonie de Dvorak transcrite pour piano.

La coccinelle a disparu. Il neige. Je vais sortir attraper un flocon avec la langue et mordre ce froid qui m’apaise, espèce en voie d’extinction.

Je vous souhaite une année 2024 pleine d’éclats de rire et de surprises joyeuses, douce comme le pull que je viens d’enfiler. Merci du fond du cœur d’être là. Je ne vous vois pas. Mais quand je clique sur publier, je vous espère.

P.S. : S’il le faut, que diriez-vous de la résolution suivante : toujours laisser la priorité aux hérissons et aux oiseaux ?

Tranche de Cantal (entre-deux)

Échappée automnale entre Puy Mary et Conques

Quelque part dans le Massif central, samedi fin d’après-midi, début des vacances d’automne. Dans un virage d’une route charmante qui longe les gorges d’une rivière invisible, mon portable vibre. Ah tiens, un accent italien, c’est la dame de la chambre d’hôtes.

– Allo, bonjour. Oui nous sommes en route. À une heure et demie encore. Dîner dans la chambre ou dans le séjour ? Pourquoi ? Ah parce qu’il y a une tablée familiale qui risque de nous déranger ? On verra en arrivant. Oui, merci pour le point GPS d’arrivée. À tout à l’heure. Ciao.

Dans notre recherche d’un bout du monde au vert, au calme, sans contraintes, nous avons mis le cap sur le sud du Cantal et, par hasard, la seule chambre d’hôtes du coin tenue par un couple milanais. Nos filles ont pris ce matin le train (et le car) pour un autre coin difficilement accessible : l’Ardèche. Mon mari et moi avons fini de vider le garage, c’est-à-dire de répartir son contenu dans les autres pièces qui débordent déjà. Les pots de fleurs entreposés sur le côté, devant la haie, achèveront d’écraser celles plantées à l’automne dernier, déjà dévastées par Gaïa notre chienne sprinteuse et consumées par la canicule.

Avant notre départ, j’ai photographié le pourtour de la maison. Le terrassier va enfin venir. Le chantier a pris du retard avant même de commencer, mais après des semaines sèches, la pluie est annoncée. À notre retour, le jardin n’en sera plus un, les arbustes auront été arrachés par une pelle mécanique et entreposés dans un coin dans l’espoir naïf de pouvoir les replanter plus tard. Le terrain se sera enfoncé de plus d’un mètre, des artisans presque inconnus auront pioché dans tous nos recoins, extérieurs et intérieurs. Comment franchirons-nous les douves de boue entre la rue et notre porte ? Au printemps dernier, je regardais de travers les chaussures de sécurité d’un technicien venu sonder notre sous-sol parce qu’elles foulaient les primevères sauvages.

Notre chambre d’hôtes

Le bout du monde cantalien est décidément bien loin. La prochaine fois, avant de m’engager auprès d’un hébergement, je vérifierai le temps de trajet. Au fil des virages, mes épaules se tendent, une douleur grimpe le long de ma nuque. Aïe, aïe, aïe. La migraine monte. Je m’en veux. Je savais qu’en portant sur deux kilomètres deux sacs trop lourds, je le payerais le lendemain. Peut-être ce mal de tête est-il aussi dû au trop-plein d’émotions d’une période chaotique où les projets se superposent sans qu’aucun ne puisse être soldé. À cette impression d’insécurité quand sa maison se fait détruire par petits bouts.

Dîner dans la chambre donc, madame, au rez-de-chaussée de votre belle ferme de pierres et d’ardoises. Nous voilà entre le sud du Cantal tourné vers le Sud-Ouest à l’accent méridional, et le nord contrée de volcans, de basalte et de froid. Un entre-deux, comme le fromage que nous avons acheté hier.

C’est une région que j’ai envie de découvrir depuis longtemps, même sans savoir qu’elle se situait au cœur de la châtaigneraie cantalienne. Faute de temps, nous n’avons rien préparé avant de partir. Nos hôtes nous conseilleront, une excursion vers le nord, au Puy Mary et à Salers pour le seul jour ensoleillé de notre séjour, une vers le sud en Aveyron, jusqu’à Conques. À notre retour du parc des volcans, notre hôte nous demandera (avec l’accent italien) : « Vous avez vu le château de Tournemire ? C’est splendide. » Zut non, mais vous ne nous l’avez pas dit ce matin au petit déjeuner.

Balade dans les chemins au creux des forêts, entre futaies et pâturages, sous le regard doux des vaches de salers, dont le pelage frisé et moelleux couleur châtaigne appelle la main tenue à distance par les cornes imposantes. Ciels immenses, collines vallonnées très vertes, nuanciers de gris entre or et bleu des hameaux de granit, aux toits d’ardoise ou de lauze de schiste (la dénomination des pierres plates dépend de leur épaisseur, je viens de l’apprendre, l’ardoise est fine). Éclats miroitant au soleil, plomb sous la pluie, ils changent d’humeur avec le ciel. Mon mari me dit que ça lui rappelle l’Angleterre. Le paysage certes, la météo aussi, non ? Aurillac est la capitale française du parapluie.

Puy Mary

Dans le nord austère du Cantal, des centaines de ruisseaux chantent sur les pentes du Puy Mary, le plus grand volcan d’Europe. Je n’en ai jamais vu autant. Les myrtilliers et les bruyères ont roussi, les fougères aussi sous les hêtres encore verts. Ascension de quelques centaines de mètres sur un sentier pourvu de marches, avec une sensation d’apnée. Mon cœur va éclater.

Au sommet, à 1 787 mètres d’altitude, reprendre son souffle. Un père à queue de cheval se penche vers son petit garçon : mais non ce serait dommage des pylônes pour un téléphérique pour monter ici. Regarde tout est sauvage ici. Comme l’enfant, je fais un nouveau tour sur moi-même pour admirer le paysage avec un autre filtre de lecture. Où sont les traces humaines ? Vers l’est, une gare de remontée mécanique signale, à proximité du Plomb du Cantal, le sommet de la station du Lioran. Vers le nord, des éoliennes que la distance efface presque illustrent la plaine de Clermont-Ferrand. En contrebas, la route que nous avons empruntée, le café du col et ses parasols rouges, et les voitures garées. C’est tout. Beauté sauvage à 360°. Une dizaine de vautours plane sur les pentes du puy, tantôt au-dessus de nous, tantôt au-dessous. Nous les observons un moment.

Depuis le Puy Mary

Envie de revenir randonner dans ces puys préservés. Est-ce là l’effet d’un parc naturel régional, créé à temps, avant la construction d’infrastructures touristiques ? Celui du Vercors me déçoit un peu plus à chaque séjour avec ses pistes de ski de fond goudronnées pour être utilisables en toutes saisons, ses pistes de trottinette électrique et de quad qui contribuent à l’érosion. Ces mobiles économiques, bien compréhensibles, attirent les foules qui piétinent et détruisent. L’autre dimanche, nous sommes tombés à 13 heures au fin fond d’un vallon au-dessus de Méaudre sur une rave party sauvage et avons dû marcher plusieurs kilomètres dans les vibrations insupportables des basses d’une « musique » que des participants qui tenaient à peine sur leurs jambes n’écoutaient même pas.

Le lendemain du Puy Mary, la pluie est annoncée pour l’après-midi. Nous irons tout de même à Conques, située à quelques dizaines de kilomètres, mais, dans ces contrées de routes étroites et sinueuses qui me rappellent l’Ardèche, les distances se mesurent en heures. Notre hôte nous a recommandé une boucle buissonnière, pour admirer la vue sur le Lot depuis le hameau de la Vinzelle. « Ne vous perdez pas, c’est un lieu-dit minuscule. Il n’y a pas de panneaux. » Un lieu chuchoté.

Avant de partir explorer, nous glissons carottes, pommes, cantal et jambon dans notre sac à dos. La boulangerie de notre village de (sale) caractère est fermée. De toute façon, nous n’avons pas envie d’y retourner. Le dimanche, la vendeuse nous a fourgué sa trogne renfrognée et deux baguettes de seigle de la veille, des cookies hyper durs, et a refusé de nous faire les sandwichs proposés sur un panneau au mur. La supérette est « exceptionnellement » fermée.

Tant pis, nous mettons le cap vers le sud. Dès que nous plongeons vers l’Aveyron et le cours du Lot, eau brune et large entre des haies de peupliers dorées, des bananiers apparaissent dans les jardins, les pierres des fermes blondissent, les toits s’habillent de tuiles rouges comme la terre des fossés.

Les deux clochers

Au hameau de la Vinzelle, des panneaux écrits par les habitants expliquent qu’il revit, pourtant nous n’y croisons personne. Grimpette jusqu’au sommet des ruelles, pour admirer la vue sur le Lot, comme il se doit. Sous un ciel lourd d’aquarelle, une petite église est blottie là, insolite avec son deuxième clocher construit sur le rocher qui abrite le village. On peut se tenir debout juste sous un bourdon de plus d’une tonne. Il est interdit de le faire sonner. Je le touche doucement. Bien sûr, je pousse la porte de bois de l’église. Moi qui ne suis pas croyante, j’adore les églises, concentrés d’art, d’histoire, de silence et de paix. J’imagine d’autres vies par-delà les siècles, des baptêmes, des mariages et des enterrements, parce que les vies humaines tiennent en une poignée de dates. Dans une église, j’entre de plain-pied dans des histoires, comme dans les forêts, je m’attends à croiser Jacquou le croquant.

Dans cette église modeste, un air doux de piano s’enclenche à notre entrée. Il n’en faut pas plus pour m’émouvoir. Les vitraux donnant sur la vallée représentent saint Clair et saint Roch, multicolores. En sortant, un vent de pont de bateau me force à m’accrocher au bastingage, les cheveux dans tous les sens. C’est beau, hein ? Allez, viens, on y va, un village-chef-d’œuvre nous attend.

Il se visite à pied. Sur le parking extérieur au village, où nous trouvons à nous garer pas trop loin, le droit de stationnement de quelques euros est valable toute l’année. Les plaques minéralogiques des voitures garées évoquent des départements lointains et des pays voisins.

Conques, ce village, vanté par des amis, mes lectures sur le sentier du pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle et Christian Bobin éveille des émotions contradictoires et confuses : gourmandise de la beauté promise et appréhension face aux vitraux de Pierre Soulages. Ses peintures me révoltent. Estelle, accueille cette nouvelle expérience. Ouvre ton regard, affranchis-toi des a priori. Peut-être qu’en vrai c’est beau. Peut-être qu’en vrai, c’est une œuvre d’art. Regarde sans filtrer à travers tes travers. Fais-toi violence.

Conques

J’avance sur la route d’accès piétonne, le portable à la main pour saisir des morceaux de paysage. J’ai faim – et la faim me rend ronchon. Dans la ruelle qui monte (elles montent toutes), la boulangerie est fermée, le salon de thé aussi. Comment est-ce possible sur cette étape majeure du chemin de Compostelle de refuser aux pèlerins un lieu où s’approvisionner ? C’est le début des vacances de la Toussaint. Le village semble aussi vide que la Vinzelle. Nous croquerons plus tard notre casse-croûte frugal de jambon et de cantal (entre-deux) sans pain sur un coin de mur. D’abord, entrer dans l’abbatiale.

Comme tant de mains de pèlerins, de touristes, de curieux, pousser cette porte de bois sur la partie médiane, foncée d’être polie. S’arrêter un instant, interdite. Apercevoir un curé au fond, devant quelques fidèles assis sur les bancs. La messe interdit toute visite. Avant de repartir jeter un œil aux vitraux de la nef, pour savoir, sentir, comprendre l’engouement général. Quoi c’est ça ? Ces lignes parallèles, blafardes et tristes qui évoquent les échafaudages placés à l’extérieur pour la réfection des toitures ?

Cherchez bien

Ressortir dégoûtée. Un regard et tout mon corps s’est crispé. Pour me distraire, me réconcilier avec ce monument chrétien, je tâche comme les rares personnes présentes dans ce village fantôme d’admirer le fameux tympan et ses cent vingt-quatre personnages. À peine je lève les yeux, que je repère en plein milieu un mot rigolo. Ses cinq lettres insolites là quand on ne parle pas latin (même si j’imagine la signification) ne parviennent pas à me décrisper. Une guide indique à son petit groupe saint Jacques et son bâton sur la gauche du bas-relief. Je le regarde sans le voir. La colère me contraint dans ses fers. Je me suis fait violence. Je ne pensais pas à ce point.

Tandis que nous finissons notre millefeuille jambon-cantal, le choc de marteaux des travaux de toiture se fait entendre. La messe doit être finie. Nous jetons un œil sur les panneaux explicatifs sur la confection des ardoises en descendant. Entrer à nouveau dans l’abbatiale. Haute, trapue, sobre. Frissonner. Mon regard est attiré par les vitraux que je voudrais réussir à admirer comme tout le monde, ou disons la majorité. C’est curieux cet entêtement, car en général, les élans de la foule sont plutôt pour moi des indices qu’il me faut partir en sens inverse.

La Vinzelle

Lesdits vitraux m’évoquent les plis d’un store de bureau, les rayures d’un uniforme de bagnard, des fils de fer barbelés, la lumière blanche des miradors. Comment les vitraux précédents traduisaient-ils le jour ? En un kaléidoscope de couleurs où vibre la lumière même quand il fait gris comme aujourd’hui, comme ce matin à la Vinzelle ? En une flamme douce qui réchauffe les pierres grises ? Quelle poésie a-t-on détruite pour cela ? À quel prix ? (Nous renonçons à entrer à l’office du tourisme pour connaître le montant de l’escroquerie.)

Je me souviens des vitraux de Chagall de l’église Saint-Étienne de Mainz (voir l’article Bleu Chagall), de ceux de la cathédrale de Metz, chauds et touchants. À une poignée de kilomètres de là, saint Clair et saint Roch, inconnus colorés, s’effacent sous la lumière du jour qu’ils illuminent. Dans leur modeste église, les larmes me sont montées aux yeux. Dans cette abbatiale romane majestueuse devenue prétentieuse, j’ai envie de crier de rage. Là, debout sur les dalles, dans la pénombre, ces vitraux m’aveuglent. Mais combien y en a-t-il, de tous les côtés, à tous les niveaux ? Mon envie de visite disparaît. J’ai besoin de fuir. À travers ce qui ressemble à du vieux plastique jauni tombe une lumière de mort.

Ma révolte gronde. Contre l’injustice de voir une œuvre d’art défigurée par le snobisme de certains. Colère contre ce sacrilège qui m’empêche d’admirer le village. Je me sens volée. Je me suis volée moi-même. Trop de regards braqués. Mes attentes étaient trop intenses.

Je faisais confiance à Bobin, dont j’ai lu tous les livres. Celui sur Conques m’a encore encouragée (La nuit du cœur). Enfin, j’ai lu tous ses livres, sauf Cher Pierre,. Je n’aime pas le travail de Soulages, même en vrai (un de ses tableaux est exposé au musée des beaux-arts de Lyon). Je n’aime pas qu’on se moque de moi. Me voilà déçue par Christian Bobin. Lui qui sait voir la lumière d’un brin d’herbe, s’est-il fait aveugler ?

Ou n’ai-je rien compris ?

Mon vitrail

L’expérience m’a appris à faire confiance à mes intuitions. La louange et la reconnaissance ne sont pas des signes de qualité. Qu’on se le dise ! (Je me le dis.) À mes yeux, là encore, le roi est nu.

Devant le musée du Trésor, une pancarte annonce la fermeture méridienne. Décidément. Tant pis. Alors je croque un carré de chocolat (noir, 85 % de cacao) en guise de dessert. Là entre mes doigts, je découvre un vitrail de Soulages. Mais au moins, celui-là est humble, discret, savoureux, d’une teinte profonde et transporte la vie.

La pluie se met à tomber, froide et pointue. Elle traverse nos habits, nos chaussures et peine à diluer ma colère. Nous descendons voir le pont romain, en faisant attention à ne pas glisser. (Donne-moi la main.) Nous remontons à la voiture le long de la route sous ce que les météorologues parisiens appellent un épisode cévenol. Une pluie intense emporte dans un torrent les feuilles du caniveau, me trempe jusqu’à la culotte. Les vêtements mouillés nous glacent. Nous peinerons à nous réchauffer dans la voiture. Vite, partons, je n’ai pas été conquise. Je serai soulagée quand nous nous éloignerons (oui, je sais, pardon). Les villages de (vraiment fichu) caractère de notre retour seront aussi peu accueillants : aucun café ouvert.

Ah ça non, je n’irai pas au musée de Rodez dédié au monsieur en noir, malgré les recommandations de notre hôtesse. Je le laisse volontiers aux inconditionnels. Pas envie d’alimenter ma colère. J’aurais voulu pouvoir me brûler les mains autour d’une tasse de thé Earl Grey, croquer dans un carrot cake épicé et moelleux dans un salon de thé douillet (comme ceux que propose le National Trust en Angleterre dans les villages-musées qu’il gère). Même emballée de vêtements froids comme de l’eau, ma colère aurait cédé.

Je me consolerai le lendemain, entre forêts et pâturages.

Et là, sur un chemin secret, mon esprit commencera sa collection de rayures.

Les nervures de feuilles de châtaignier, les feuilles ramifiées des fougères, les aiguilles bleutées des pins, les troncs de ces mêmes pins le long du chemin, les poteaux de bois, tous différents de la clôture du pâturage des vaches, les rémiges des ailes des vautours au sommet du Puy Mary, les sillons du champ où pousse déjà le blé en herbe, les empreintes des pneus des tracteurs, les bûches de bois entassées contre un mur, la tôle ondulée qui les protège, l’habit rayé du frelon dans l’herbe, les strates du gâteau aux myrtilles au restaurant, les joints d’un mur de pierres grises. Les lignes parallèles des doigts de ma main gauche qui tiennent la page sur laquelle j’écris, car le vent souffle en rafales. Les lignes parallèles de mon cahier, grises sur un fond blanc légèrement transparent, qui laisse deviner les phrases écrites au verso. Ces dernières ont été tracées à la règle pour répondre à leur fonction. Les autres, repérées dans la nature, tentent de me réconcilier avec une figure géométrique qui m’a traumatisée hier.

Les risques, la remise en question personnelle n’apparaissent pas toujours là où on les attend. Leçon apprise : se méfier de ses propres attentes.

À bientôt cher Cantal, je reviendrai pour marcher.

À bientôt chers amis, comme nous a dit notre hôte milanais à notre départ :

merci pour la sympathie.

Tenez, regardez, une aubépine qui refleurit au moment des fruits. Magie aux couleurs du drapeau italien.