Reprises

Les écoles reprennent en pointillés, la piscine rouvre avec conditions. Période floue où les repères sont à reconstruire sur la seule base de notre intuition.

Le théâtre de Mainz – avec une sculpture éphémère (printemps 2018)

8h15 il y a une semaine, je reçois un mail de la maîtresse.

Tiens, c’est curieux. La classe est censée avoir commencé depuis 25 minutes, or elle n’écrit pas aux parents sur le temps de cours. Faute d’objet d’indiqué, je soupçonne être la seule destinataire de ce message. Ma fille aurait-elle oublié quelque chose d’essentiel ? Serait-elle malade ? Non ils auraient téléphoné. Aurais-je fait un truc de travers ?

« Chère madame, à compter d’aujourd’hui la classe commence à 9 heures, en raison de la reprise d’un autre niveau. Vous avez dû mal lire les informations envoyées la semaine dernière. Votre fille a été prise en charge par la garderie d’urgence. »

Mainz alors !

C’est peu de dire que j’ai mal lu les infos. Je reçois des mails tous les deux jours de la part des deux écoles de mes filles. De loooooongs mails avec des pièces jointes tout aussi loooongues. Et tous les sujets sont traités avec la même exhaustivité bavarde (les changements d’horaires comme un erratum sur l’impact santé du gel hydroalcoolique fournit par le Land). Le tout en police 10, en allemand administratif (youpi !) sur des pages et des pages… Alors oui, je survole les infos pour éviter de me cogner la tête contre les murs. Je rêve d’informations synthétiques et d’une hiérarchisation des thèmes (un truc simple du type : pour info / important).

L’école a repris en pointillé depuis bientôt un mois pour ma plus jeune. Elle s’y rend deux matinées par semaine. Pour limiter au maximum les croisements d’enfants, leurs horaires sont décalés. Les trois premières semaines elle commençait à 7h50. Désormais, avec le retour des 3. Klasse (CE2) c’est 9 heures. J’ai raté ce changement important. J’en connais une qui va être furieuse. Elle aurait pu dormir une heure de plus.

Je m’excuse platement auprès de la maîtresse, en mettant ma bévue sur le compte d’une lecture rapide, d’un texte trop allemand pour ma bonne compréhension. Elle ne m’en veut pas, ouf ! Je tâcherai de faire mieux, c’est promis.

Ce matin j’ai reçu un mail du collège. La classe de ma grande va reprendre en demi-groupes, les matins, en alternant les semaines entre les groupes. Du coup ma fille n’ira que deux semaines avant les vacances scolaires. (Tiens pas de nouvelles du sondage qui avait été fait pour un éventuel raccourcissement des vacances d’été). Et là non plus je n’ai pas envie de lire le message jusqu’au bout. Quels escaliers les enfants vont devoir utiliser pour monter, pour descendre ? Quels bâtiments sont autorisés et pour quoi faire ? Je n’ai pas envie de savoir mais pourvu que je ne rate rien d’essentiel !

Heureusement ma fille a reçu les mêmes informations. Je compte sur elle et sur les scotches collés partout dans les couloirs pour qu’elle se dépatouille. Je tâcherai de lui mettre à disposition un masque propre le matin (car les masques c’est comme les chaussettes, ça a tendance à disparaitre dans un trou noir). Je crains de devoir recommander de l’élastique. Autre reprise : la couture.

Pendant encore deux semaines, ma fille continuera les cours à la maison. Au total ça fera trois mois. Trois mois sans voir les profs ni les copains. Juste séparément et brièvement quelques amies (et leur chien !) pour une balade depuis que c’est à nouveau autorisé. A son âge, sans copine pendant si longtemps….  Pas drôle, non.

Avec l’école à domicile, on a perdu l’habitude des devoirs et des interros. Hier soir à 20h25, ma plus jeune qui a passé un week end de trois jours très détendu à construire une cabane dans le salon et à y faire sa petite vie à coup de popcorn, de limonades maison, de BD et d’un film de Bollywood (!), me rappelle qu’elle a une interro de maths le lendemain.

-QUOI ?????

-Mais je te l’avais dit ! Je t’avais dit que j’avais un Arbeit en Deutsch et en Mathe.

Oui c’est vrai, mais moi j’ai oublié, et franchement avec le suivi quotidien du travail à la maison, je suis soulagée quand ça s’arrête un peu. Donc je n’ai pas creusé le sujet. Et puis cette minette-là elle trompe son monde : elle est tellement organisée et fiable qu’on compte sur elle… sans doute un peu trop. Le Deutsch c’est fait – les révisions et l’interro – avec des exercices sur les déclinaisons (accusatif et datif…help ! comment expliquer ces concepts si abstraits ?). Mais les maths j’avais oublié (hop, dans le trou noir avec les chaussettes et les masques).

-Je me sens très très prête ! c’est bon !

Soit.

Je me fends du petit couplet pour rappeler à son bon souvenir les vertus des révisions, même quand on se sent très très prête. Surtout quand on a la fâcheuse tendance d’aller très très vite en interro et de ne pas se relire. Ce serait dommage de se planter sur les divisions ! Avec le temps qu’on a passé elle et moi à comprendre comment les faire en allemand. (Oui là aussi ce n’est pas tout à fait pareil qu’en France ; ça m’a moyennement gêné car ma technique de l’école primaire est oubliée depuis belle lurette).

-Alors si tu es très très prête il faut que tu aies au moins un 2 hein ?

– Oui, oui

(Les notes vont du 1 au 6, 1 étant la meilleure, avec les nuances +/- pour chacune.)

Elle est partie à l’école, on verra bien ce qu’elle nous en dira au déjeuner.

Ce matin on a rempli en 4ème vitesse le document qu’elle devait préparer pour aujourd’hui et qu’elle et sa mère avaient – aussi – oublié (oups). Des repères sur sa naissance (son poids, sa taille, des souvenirs). Heureusement, nous avions bien imprimé la photo du bébé qu’elle était.

En ce moment, en Sachunterricht (de mon temps, on disait, en Eveil), ils travaillent sur l’éducation sexuelle. Au début ça m’a surpris que ce soit traité dès le CM1. Mais avec le recul, je trouve drôlement pertinent de parler de la puberté à un moment où les enfants ne sont pas encore directement concernés. Ils ne sont pas encore ‘’bêtes’’ et gênés par le sujet. Ils comprendront mieux ce qui se passe dans leur corps si on le leur explique avant les feux d’artifice hormonaux. Depuis ma benjamine m’explique en secret les réactions de sa grande sœur et ses émotions imprévisibles.

TRAU DICH ! OSE !

En matière de cours drôlement malins dispensés à l’école primaire nous avons découvert les cours d’auto-défense. Ils sont proposés chaque année par notre école primaire, hors du temps scolaire mais dans le gymnase de l’établissement. On avait raté celui de l’an dernier, concentrés (et débordés) que nous étions sur les tâches obligatoires. Juste avant le hold-up du corona, ma fille y a passé la majeure partie d’un samedi, en tenue de sport avec son casse-croute et sa gourde (les enfants allemands ne vont nulle part sans leur gourde et leur Brotdose – littéralement, la boite à pain par extension, la boite à sandwich, une petite boite en plastique avec couvercle).

Je l’ai récupérée ravie, avec les flyers sur le mode de comportement en cas de harcèlement et une planche de bois de 2 cm d’épaisseur coupée en deux. Par la seule main d’une petite fille de 9 ans.

Elle a bien compris le principe de l’auto-défense et de la protection individuelle. D’ailleurs mes deux filles filtrent aujourd’hui les sorties par rapport à leur risque potentiel. Elles ont hurlé quand je suis allée à mon cours de terre en bus et tram.

Ce matin je consultais les conditions d’accès à la piscine qui vient de rouvrir ; l’une m’a prévenu qu’elle n’irait pas et l’autre m’a intimé l’ordre de ne pas rapporter le virus à la maison.

C’est assez décourageant la piscine : il faut remplir un formulaire que l’on aura pris soin d’imprimer (donc, là patience, l’imprimante n’a plus d’encre) et indiquer le créneau que l’on souhaite (matin ou après-midi). Comment sait-on quel créneau nous est attribué et pour quand ? Mystère. En revanche la limite en nombre de nageurs est claire : 1500 personnes par demi-journée. 1500. Certes les créneaux ont 6 /7 heures…. Mais 1500 ?! Peut-on encore parler de limitation à ce niveau-là ?

Que penser ? Et surtout que faire ?

Ce n’est pas parce que les activités sont désormais autorisées qu’il est malin de s’y précipiter. En même temps c’est pratique, le dépistage du corona se fait dans le gymnase à côté de la piscine (là où l’an dernier on avait assisté au magnifique spectacle accrobatique de danse du collège. Autres temps…)

Nous nageons dans le flou scientifique et politique.

Les repères d’avant ont disparu et ceux de la retraite forcée aussi. Je trouve cette période presque plus dure que le confinement. Tout y était interdit : pénible à vivre mais clair.

Aujourd’hui les nouveaux repères sont au four sur une recette maison, avec intuition intime et contradictions toutes fraîches.

Nager ou ne pas nager ? Verdict après mijotage.

L’Ampelmann de Mainz (qui a l’air de me donner le feu vert pour y aller)

Vérité en deçà du Rhin, erreur au-delà

« C’est pas comme ça qu’on s’y prend ! » Ça, c’est la première remarque que je reçois de la prof de mon tout nouveau cours de modelage à la Volkshochschule (l’équivalent des MJC françaises) de Mainz. J’ai mis plusieurs mois avant d’enfin m’inscrire. Plusieurs mois pour mettre le gros de l’installation familiale dans notre nouveau pays derrière moi. Plusieurs mois avant de m’autoriser chaque semaine quelques heures de création et d’évasion.

Me voilà donc à mon premier cours en Allemagne. Mais la terre, ça fait 20 ans que je la travaille, dans des ateliers divers avec des artistes différents. C’est dire si cette réflexion m’a prise au dépourvu. Un peu intimidée, j’étais toute à mon bloc de terre, à me creuser la cervelle avec une pioche pour trouver de l’inspiration. Cette situation inédite envahissait mes sens et me coupait quelque peu l’élan créatif. Travailler la terre en allemand, avec des Allemands (enfin, surtout des Allemandes), et une prof allemande, dans un atelier dont j’avais tout à découvrir du mode de fonctionnement. Je suis arrivée en ayant peur d’être jugée. Alors cette remarque spontanée et sans arrière-pensée a appuyé là où il ne fallait pas. Je sais maintenant qu’elle était juste l’illustration du mode d’expression allemand : direct et sans fioritures.

Les mains sur l’argile fraîche et élastique, je refuse d’écouter la petite voix qui me demande ce que je fais ici. Celle qui me rappelle que je m’étais inscrite à ce cours pour me détendre et me propose de ranger mes outils … pour partir me détendre ailleurs.

La pièce doit être creuse pour sécher de façon homogène et limiter les risques à la cuisson à plus de 1000°C. Deux techniques permettent d’atteindre ce même résultat : modeler un bloc de terre et le creuser à la fin – ce que je fais. Ou monter des pièces creuses à partir de plaques d’argile étalées au rouleau – ce que font les autres ici, dont j’ai découvert peu à peu les superbes créations.

Je suis toujours ce cours, presque un an après. Les participants se connaissent depuis des années. L’ambiance autour des pains de terre de toutes les nuances de l’argile, du verre de Sekt (vin mousseux) et des petits gâteaux, fort sympathique. (Personnellement et contre l’attente de mes collègues allemands qui pensent que les Français boivent du vin à la moindre occasion, je reste au thé). Donc je regarde comment font les autres et j’apprends une autre technique. J’ai bravé ma réaction primaire initiale et je profite de ces différences pour tester des styles de modelage. Et parfois j’entends : « Fais voir comment tu fais… »

Autre mini-choc de cultures autour des médicaments, dont on pourrait penser que le marché européen pré-Brexit est commun. Nous avons découvert que certains, très utilisés en France, n’existent pas en Angleterre, et ne sont pas utilisés en Allemagne, mais disponibles en pharmacie. Ici le paracétamol 1000 mg est sur ordonnance – mais pas le 500 mg (franchement ?!). (Je ne m’étendrai pas ici sur les différences des systèmes médicaux, j’y consacrerai un article, le moment venu).

Côté CV, il a fallu s’adapter en apprenant le grand écart. Le Lebenslauf (littéralement parcours de vie) allemand est très exhaustif. Nom, prénom, âge, nombre et âge des enfants. Limite s’il ne faut pas l’album photo familial et le nom des animaux. En passant la frontière mon CV a doublé en longueur. Une candidature professionnelle prend la forme d’un dossier très complet avec diplômes et appréciations des précédents employeurs. C’est à double tranchant : une appréciation positive peut refléter l’impatience d’une entreprise à se débarrasser de qui ne fait pas l’affaire.

Autre grosse surprise administrative en arrivant : la déclaration de religion. Ce qui en France est strictement interdit, est devenu ici une obligation légale. Lors de notre arrivée dans le pays nous avons dû aller à la mairie nous faire enregistrer à notre nouvelle adresse. Cette démarche (l’Anmeldung) est obligatoire pour toute personne qui déménage, même pour habiter une maison trois numéros plus loin dans sa rue.  « Quelle est votre religion ? Catholique, protestante, autre ? » « Euh, aucune » (et je me retiens d’ajouter : CA NE VOUS REGARDE PAS !). Ouf nous l’avons échappé belle ! Dans le cas contraire on serait passé à la caisse : les croyants payent un impôt religieux.

De même pour inscrire les filles dans leurs écoles (publiques) nous avons dû choisir entre les cours de religion, catholique ou protestante, et éthique. Nous avons coché éthique (pour les non religieux). Personnellement je trouve que les cours sur les religions (ouverts et basés sur l’histoire et les grands principes humains) sont un enrichissement indispensable pour comprendre l’histoire de l’art et le monde. L’éthique devrait les aider à comprendre leur place dans la société. Notre plus jeune travaille en ce moment sur les sentiments et les relations.

Cependant, j’ai eu un moment de gros doute lorsque fraîchement débarquée en terre teutonne, je m’attelais à recouvrir les livres de cours de mes filles. J’en étais encore à penser que la plus grosse différence (la seule ?) avec la vie que je venais de quitter serait la langue (bon d’accord, avec l’alimentation).

Je feuillette le livre d’éthique de ma benjamine et en ouvrant une double page je reste sans voix. A gauche, le titre : « L’évolution » (ou quelque chose d’approchant), annonce un texte qui commence avec « Beaucoup de scientifiques pensent que …. ». En vis-à-vis, sur la page de droite, sous le titre générique : « Comment le monde a été créé », le texte débute avec « Le premier jour, Dieu créa… » et se contente de reproduire un passage de la Bible. Pas d’explications et surtout, surtout, aucune mise en perspective.

Nous élevons nos enfants de façon très scientifique et ils ont été présentés à Monsieur Darwin dès leur plus jeune âge. Mais pour éviter tout malentendu pédagogique j’en ai remis une couche. (Je vous épargnerai le contenu de mes interrogations et mes grommellements). En découpant le scotch : « Tu te souviens sur la Jurassic Coast en Angleterre quand tu as trouvé tous ces fossiles… »

Encore une fois, n’est-ce pas vraiment dans ces tous petits gestes du quotidien que l’on prend la vraie mesure des différences culturelles ?

PS : La sculpture de la photo est en argile rouge ; elle s’appelle Le secret.

Culture effilochée

Nous avons reçu une Einladung (invitation) pour 18h : ce soir nous allons au théâtre. Dans notre chambre. Nos filles ont préparé une pièce en deux scènes sur Cléopâtre et sa subite envie de pomme, et sur un conflit avec Jules César (relooké sous une ‘couronne de lauriers’ hawaïenne) au sujet du détournement du cours du Nil (!). Sans doute l’interro d’histoire de notre grande de la semaine dernière a-t-elle laissé des traces. Vachequirix et Proutafix étaient de la partie. Alain Chabat n’a qu’à bien se tenir.

Nous avons reçu une ‘Einladung’, car c’est notre plus jeune qui l’a préparée. Sur un mur de la cage d’escalier se trouve toujours l’affiche pour une exposition du mois de juin extrêmement documentée sur LA race de chien qui comblerait tellement notre famille (enfin surtout les membres les plus jeunes). L’affiche est en anglais. Elle a été composée par ma plus grande fille.

Spontanément mes trois enfants écrivent chacun dans leur idiome : mon aîné qui étudie en France, dans sa langue maternelle, ma deuxième en anglais, et ma dernière en allemand. Me voilà donc la maman d’un jeune homme français avec un bout de famille à l’étranger, d’une jeune fille ‘anglaise’ dans une école allemande, et d’une petite fille ‘allemande’ (chaque jour un peu plus). Bien sûr chaque parent doit accepter que sa progéniture ait une vie autre que la sienne au même âge, et que chacun de ses enfants ait une expérience différente de celle de ses frères et sœurs. Là, le mode d’expression de chacun ouvre une porte secrète sur son univers intime. J’observe ma marmaille, qui s’exprime dans un joyeux mélange de trois langues. Les filles se disputent plutôt en anglais. Quand elles jouent, ça dépend. La pièce de théâtre est en français.

Je sens ma propre culture s’effilocher, ne tenir qu’à quelques traditions de loin en loin, de galette des rois en muguet du 1er mai, fils d’Ariane ténus. Elles sont difficiles à maintenir dans un environnement qui propose d’autres habitudes et peu de ressources originelles. Où trouver de la crème de marrons ? De quoi mitonner un bon pot-au-feu ? Quand pourrons-nous retourner faire une cure de théâtre au festival d‘Avignon ? Comment transmettre la culture populaire quand on est la seule à connaître les dialogues des Bronzés ? C’est d’ailleurs une expérience étrange de parler avec des Français nés ici : même avec des parents français, même en parlant la langue parfaitement, ils ne connaissent pas forcément Jacques Dutronc. Leur culture est allemande. Nous partageons les mots mais pas les références.

Nos voisins viennent d’encore bien plus loin, d’Asie mineure. Comment garder des coutumes de sa jeunesse quand on habite dans un continent si différent depuis plusieurs dizaines d’années ? Comment communiquer vraiment avec ses enfants et petits-enfants qui sont nés ici, sans partager une même langue maternelle ? Et avec ses cousins, quand eux habitent aux Etats-Unis ?  

Bel exercice d’ouverture obligatoire, richesse imposée par la vie, culture pot familial. Peut-être la nécessité d’accueillir l’autre à travers un filtre culturel différent nous encourage-t-elle à plus de bienveillance dans la découverte de son propre enfant ? Se souvenir qu’il ou elle n’a doublement pas le même regard sur le monde et sa vie.

Racines nues

« Allo Monsieur Maslow ? C’est pour ma pyramide, elle est toute cassée. Vous auriez des pièces de rechange s’il vous plaît ? »

Depuis toutes ces années, j’avais bien bossé. En France, je travaillais surtout sur mon développement personnel, la toute pointe de la pyramide des besoins de Maslow. Le reste était plus ou moins acquis selon les périodes. Si un rafistolage soudain se révélait nécessaire, c’était une marche ou un niveau après l’autre.

En passant la frontière avec mon baluchon et ma famille, j’ai fait une grande glissade vers le sol. Les fondations mêmes de mon équilibre se sont fissurées. La sécurité, la stabilité ont fichu le camp, et avec elles tous les repères qui étaient au-dessus ont dégringolé.

Il m’a fallu, un peu (beaucoup) perdue, les mains dans la terre, reconstruire patiemment. Un étage après l’autre.

Comme pour notre petit jardin, celui de devant la maison.

Ravies de ces quelques mètres carrés de friche en forme de fossé, les filles et moi avons, au printemps dernier, nettoyé, arraché les mousses et la roquette sauvage aux légères fleurs jaunes mais envahissante et le macramé savant des racines enchevêtrées.  Nous avons sarclé, ratissé, semé avec enthousiasme une dizaine de sachets de graines de fleurs des champs pour égayer notre entrée d’une prairie fleurie. Pendant des semaines, chaque fois que je sortais par la porte de devant, je me postais pendant cinq minutes devant mon bout de terrain pour scruter le moindre timide frémissement vert dans les replis de ma terre retournée (tout en me disant que les observateurs éventuels devaient trouver ce comportement bien bizarre).

Pendant ce temps, le voisin, sans doute inspiré par notre agitation jardinière, s’est mis lui aussi en action. Pendant quelques jours ça sentait vraiment mauvais devant chez lui (et donc devant chez nous). Quand son herbe a commencé à jaunir, nous avons compris qu’il avait attaqué la verdure à la chimie lourde. Beurk….

Pourtant au bout de quelques semaines nos deux bouts de jardins jumeaux étaient redevenus symétriquement identiques. Le sien avait reverdi (ouf !) et dans le nôtre les graines ne poussaient pas vraiment. Les deux avaient retrouvé un aspect négligé et échevelé de verdure de bord de route. Bon… tout ça pour ça…. Le voisin n’en est pas resté là dans sa guérilla anti-herbe. Il a couvert la nouvelle herbe d’une tenture étanche, puis ladite tenture de copeaux d’écorces. Bien sûr nous aurions préféré qu’il laisse le parterre sauvageon devant son entrée, celui auquel nous nous étions habitués depuis notre arrivée. Mais si les attaques au désherbant se raréfient, c’est déjà ça. D’ailleurs, il a signifié la trève des hostilités contre sa propre terre en plantant une haie de jeunes lauriers cerises, un petit pommier et un pêcher.

Au bout de quelques temps, les feuilles de la haie ont jauni, puis sont tombées. Quelques semaines plus tard, de petits bourgeons vert tendre d’espoir sont apparus. Aujourd’hui les nouvelles feuilles hésitent encore, mais les plantes semblent avoir pris.

Comme les jeunes arbustes transplantés, j’ai l’impression que nous avons dû commencer par perdre tous nos repères pour nous en créer de nouveau. Accepter de laisser le temps à nos racines dénudées de trouver leur chemin dans le nouveau terreau, de s’acclimater aux conditions locales si différentes de celles dans lesquelles nous avions poussé jusque-là.

Et là je me pose la question. Est-ce le prix à payer pour se sentir (plus) libre ? Sommes-nous différents quand nous vivons ailleurs ? C’est sûr que de ne connaître personne et d’avoir perdu une bonne part de nos réflexes nous affranchit de répondre à certaines convenances et habitudes dans lesquelles nous nous sommes moulés sans le vouloir, ni le savoir vraiment. Ici par exemple, je rentre dans n’importe quel magasin puisque je ne sais a priori pas si ça me plaira. Je me fais mon avis. A neuf. Quand je me présente à quelqu’un, je peux choisir d’être ‘qui je veux’ (en disant ou en omettant certains traits), dans la limite de l’image que je projette, mais en étant libérée de celle que j’ai eue jusqu’à présent.

Et pourtant…

Je me souviens d’un livre de John Steinbeck que j’ai lu à 16 ans : Travels with Charley. L’auteur y décrit un périple en camping-car, seul avec son chien Charley. Si je me souviens bien (mon livre est chez mon fils), Steinbeck décrit l’envie non dissimulée des gens qu’il rencontre, de faire comme lui et de larguer les amarres. Mais il conclut que le déplacement est un leurre dans la velléité de se libérer de soi-même : ‘’You can’t get away from yourself by moving from one place to another’’.

Bien sûr on ne s’affranchit pas complètement (pas assez parfois hélas) de soi-même en partant vivre chez les voisins. Mais le déracinement est peut-être juste un nouveau petit pas dans le sens de la découverte de qui on est.

Décalage horaire

J’ai sur mon bureau une carte postale, reproduction d’un tableau de Picasso de 1954, offerte par mon amie allemande de toujours, à son retour de la visite d’une exposition dans une grande ville. J’ai oublié laquelle. Il s’agit d’un portrait de ‘’Madame Z, Jacqueline aux fleurs’’, cubiste, avec un très long cou de girafe, un corps tout en lignes droites, un œil immense. Et c’est un portrait de femme ravissant.

Le décalage important avec le réel fait que l’on n’en ressent que l’émotion propre au tableau, et rien en rapport avec le modèle. Dans un portrait réaliste, l’œil recherche systématiquement la ressemblance, sinon à la personne qui a posé, au moins à un visage humain. La moindre erreur de proportion, le plus infime décalage dans la composition, risquent de rompre l’harmonie anatomique à laquelle nous sommes habitués. Une variation trop subtile va engendrer dans le spectateur une discrète sensation de malaise, sans qu’il lui soit pour autant aisé d’en identifier l’origine précise. Le portrait est reconnaissable oui certes, mais différent voire bizarre.

La proximité géographique de l’Allemagne et de la France, une histoire et des habitudes tout de même grandement communes faussent l’impression. On croit entrer en terrain connu, et pourtant, on ressent ce malaise discret qu’il est difficile d’attribuer à l’une ou l’autre cause – tant il est composé d’une infinité de parcelles de différences presque insignifiantes prises séparément.

Un changement complet de fuseau horaire, de climat, d’hémisphère, le basculement dans une culture radicalement différente – si on était partis en Asie ou au cœur de l’Afrique – nous aurait propulsé dans un environnement violemment autre. Comme avec un tableau cubiste, nous aurions moins cherché les ressemblances avec notre vie-repère d’avant. Plouf ! D’emblée c’est différent et on essaie de s’adapter. On fait des gaffes mais c’est prévu, attendu, compréhensible.

De ce côté du Rhin, le mal-être dû au changement subtil de repères est plus insidieux. Le décalage temporaire en est une des composantes importantes.

L’Allemagne est dans le même fuseau horaire que la France. Pas besoin de mettre sa montre à l’heure en arrivant. Et pourtant nous avons eu tout au long de cette première année l’impression de vivre avec un décalage temporel permanent et variable en fonction des périodes.

Déjà la rentrée scolaire début août, ça a été dur à digérer.

Rentrée des écoles, rentrée littéraire, rentrée économique et politique… Ma vie est depuis toujours rythmée sur une reprise des activités générales début septembre. Lorsque les filles ont dû reprendre le chemin de l’école un 6 août, qui plus est en pleine canicule, nous avons eu l’impression de vivre un décalage horaire massif d’un mois. Et que dire des photos de vacances des copains plongeant dans une mer turquoise reçues alors que nous errions, hagardes, dans les allées du rayon de fournitures scolaires ? Les ‘’vacances de la Toussaint’’ qui ont par conséquent eu lieu fin septembre étaient également très perturbantes. Nous avons essayé comme à notre habitude de chercher des champignons et ramasser des châtaignes, et de façon générale de vérifier si la nature ne voulait pas faire un petit effort et se caler sur notre nouveau rythme. Peine perdue. Nous avons cueilli du thym dans un soleil doux et lumineux de fin d’été. Ce n’est qu’avec les vacances de Noël (bien évidemment les mêmes que celles que nous avions connu en France, et que sans doute dans beaucoup de pays), que ce décalage s’est estompé.

Ponctuellement, les variations de certains jours fériés réveillent cette petite dissonance temporelle.

Pour des raisons évidentes, le 8 mai et le 11 novembre ne sont pas fériés. Au printemps, les Allemands profitent, après le jeudi de l’Ascension et le lundi de Pentecôte, d’un autre jour férié religieux Fronleichnam. Le 3 octobre, jour qui célèbre la réunification du pays, est un jalon essentiel. Les écoles ont des jours de vacances mobiles qui créent ponctuellement des week ends longs, à des périodes nouvelles pour nous et variables selon les années (et selon les écoles, ce qui est moyennement pratique quand on a des enfants dans plusieurs établissements).

Le 11 novembre était une expérience très particulière. En effet ici à Mayence, c’est le jour du lancement de Fastnacht (carnaval), à 11 heures 11 minutes très précisément. Les festivités n’auront lieu qu’en février mais … la saison du carnaval est ouverte. Cela se passe en grande pompe sur la Schillerplatz dans la vieille ville : compte à rebours et discours au balcon de l’hôtel de ville, flonflons, confettis, déguisements, le tout aux couleurs de Fastnacht (bleu, blanc, rouge et jaune).

Je n’ai jamais trop suivi les défilés des 11 novembre français, mais c’est un jour que j’associe au calme inhabituel des jours fériés, à la grisaille et à la tristesse involontaire des fleurs des couronnes sur les monuments aux morts.

Pleins de bonne volonté pour découvrir notre nouvel environnement, comprendre nos nouvelles connaissances qui ne sont pas encore des amis, nous avons pris le tramway dans la matinée pour être sur la Schillerplatz à l’heure dite. Les filles se sont déguisées – à l’instar de nombreux habitants ce jour-là. Nous avons rejoint l’attroupement de spectateurs multicolores (dans des costumes pas toujours du meilleur goût), déjà abreuvés à la bière, au pied du balcon et des scènes temporaires pour les concerts de la journée. Je ne vous cache pas que généralement je fuis ce genre d’ambiances bruyantes et tapageuses. Mais l’impression de bizarrerie temporelle a touché son apogée quand la foule autour de nous a répondu aux animateurs divers avec le code d’échange de Fastnacht : « Helau ! Helau ! Helau ! ». Ces trois interjections sont accompagnées d’un salut assez formel de la main droite. Et je ne pouvais m’empêcher de ressentir un léger mal-être : me trouver un 11 novembre, au milieu d’une foule d’Allemands qui crient de façon scandée, la main droite en l’air – même en technicolor, avec une musique de manège cacophonique et avec le sourire. J’ai dû frissonner et me dire qu’on ne m’y reprendrait sans doute plus. Nous avons découvert de quoi il retournait. Cette année, je rendrai à mon 11 novembre son calme et sa dignité. Toutes les découvertes ne donnent pas envie de les réitérer. J’en demande pardon à mes amis mayençais.

Le décalage temporel se niche même au cœur de la journée.

L’activité commence très tôt. Il est possible de prendre un rendez-vous médical dès 7h, parfois même avant (avant !!!?). De nombreux services ferment en milieu d’après-midi (vers 16h), ou sont mêmes tout simplement fermés l’après-midi certains jours. A 18h la soirée a déjà débuté depuis un bon bout de temps. D’ailleurs le repas du soir de nos nouveaux concitoyens est pris très tôt (entre 17h et 18h). Souvent, ils ne cuisinent pas et ‘’mangent froid’’ comme ils disent (charcuterie, fromages, pain) c’est donc plus rapide à préparer. (Hier après-midi, une peite voisine a crié par la fenête à sa copine en bas qui venait la chercher, qu’elle ne pouvait pas la rejoindre car elle était en train de manger ; il était 17h13.) Vers 18h30 tout est plié. Personnellement ça me convient, j’apprécie les longues soirées. (Bon on n’en est pas encore à manger avant 18h tout de même). J’aurais plus de mal en Espagne à faire patienter mon estomac jusqu’à tard !

Et bien sûr, le dimanche tout est fermé. TOUT est fermé.

Si le frigo n’est pas rempli le samedi…. Tant pis !

Un an après

Debout face à la fenêtre de la chambre je regarde le soleil qui se lève. Mon corps, comme tout ce qui l’entoure, voyage à plus de 1.600 km/h et je ne le sens pas.

Après un an en terre rhénane, la force de l’habitude comme la gravité sur le sol, nous cloue dans le quotidien, donnant (à nouveau) l’illusion d’une immobilité, d’une stabilité. Mais le violent et radical changement imprimé à notre vie voilà quelques mois continue sur sa lancée avec une inertie propre. Nos esprits abusés par cette sérénité de surface se veulent rassurants mais les corps le trahissent et accusent le coup.

J’ai mal au dos.

Sur les conseils de ma prof de yoga, je me rends dans un quartier charmant et imposant, de grandes demeures altières nichées sous d’immenses pins. Je gare mon vélo (« Ah non pas là. Plutôt derrière il y a un rack ». Ah pardon je n’avais pas vu)

Contre la façade latérale d’une grosse demeure bourgeoise se dissimule presque un petit escalier à double révolution comme je les affectionne. Une rampe en fer forgé qui trahit son âge, comme les marches en pierre creusées.

Après avoir cherché l’entrée du côté de la route, et faute d’une porte évidente je retrace mes pas vers les marches de pierre.

Sous les lianes d’ampélopsis, plusieurs noms, plusieurs sonnettes. J’appuie sur celle qui correspond à la ‘’Praxis’’ (le cabinet). Au bout de quelques minutes la porte s’ouvre sur une dame surprise de me voir là. ‘’Il faut monter directement’’. Ah pardon je ne savais pas, je viens pour la première fois.

Je suis conduite au premier étage dans une salle d’attente, qui a gardé l’atmosphère du couloir desservant les chambres avec son parquet de bois ancien. Posés sur une étagère, quelques livres sur les massages. Je les feuillette avec un sourire intérieur. Je n’ai pas envie de chausser mes lunettes. Le texte reste flou, et à cet instant, ce nuage me suffit.

La thérapeute m’accueille avec douceur. « Avez-vous pris une serviette ? » Non pardon je ne savais pas.

Oui il y a des tensions dans mon dos qu’elle va traiter avec douceur. Elle pose ses mains sur moi. Ses gestes sont tellement délicats que je ne sens pas grand-chose. Mais ses mots me touchent et je sens mon corps qui s’abandonne et les larmes qui coulent. « Il faut lâcher prise, arrêter de vous battre, retrouver la confiance. Faites des choses qui vous font du bien. Ça n’a pas dû être facile de tout quitter, de faire tous ces deuils en France. Il faut du temps ».

Oui il faut du temps. Du temps pour digérer, pour se soumettre à la nouveauté sans combat. Pour que le corps se rende compte que ça va mieux.

Je me rends compte que malgré la joie que j’éprouve aujourd’hui dans ma nouvelle vie, je suis toujours en lutte, et je n’ai pas retrouvé cette confiance.

C’est sûr que quand on a l’impression de se faire reprendre dès qu’on fait une erreur – et c’est souvent quand on fait des choses nouvelles tout le temps – on reste en hypervigilance et, en contrôle.
D’ailleurs quand j’y pense, je m’excuse régulièrement pour mes maladresses, je demande à mes interlocuteurs de répéter en essayant de ne pas passer pour une demeurée (‘je suis Française vous comprenez ?’). Pour un Européen en Asie, les traits physiques trahissent une origine étrangère qui suscite sans doute une bienveillance spontanée, de la tolérance par défaut pour les méprises et les malentendus. Quand on ressemble à tout le monde, nos interlocuteurs nous considèrent comme un natif. La difficulté de l’échange et de la compréhension nous incombe donc d’emblée totalement. Charge à nous de franchir le fossé culturel sans filet – sauf à s’expliquer un peu plus longuement (‘’vous savez ça ne fait pas longtemps que j’habite ici, je ne comprends pas tout etc…’’). Tout ce processus d’apprivoisement dévore beaucoup d’énergie.

Même avec des amies adorables ici maintenant, les relations ne sont pas de tout repos. Nous nous apprécions mutuellement, mais pour faire bref j’ai plus besoin d’elles dans ma vie qu’elles de moi. Dans une relation récente comme dans de nouvelles chaussures de randonnée, on ne peut pas s’abandonner et se relaxer complément. On cherche les points communs, on apprend à connaître les centres d’intérêts, les familles. Et dans ce contexte international, on se concentre bien-bien-bien pour essayer de tout comprendre, on sourit beaucoup pour montrer sa bonne volonté même si le vocabulaire manque quand on essaye de s’exprimer. Et l’expression reste en deçà de ce que l’on voudrait dire, bien en-deçà. C’est frustrant et énervant.

Et pourtant toujours on continue d’accepter les sorties pour s’intégrer, et de sourire. Pfffff épuisants ces bons moments !

Ach so

Daddy, this Sunday it’s the portes ouvertes of the Tierheim. Can we go?(Tierheim : refuge pour animaux)

Voilà à quoi ressemblent les conversations chez nous.

C’est sûr maintenant nous commençons à voir le bout du tunnel côté expression linguistique. Lorsque nous sommes arrivés ici, nous étions tous les quatre bilingues français / anglais, certains plus que d’autres : l’anglais est ma deuxième langue alors que mon mari et mes filles ont deux langues maternelles. Ici en Allemagne donc, il nous a fallu nous débrouiller dans notre troisième langue.

Mon mari parle peu allemand et travaille en anglais, comme c’était déjà le cas en France, avec des gens du monde entier. Les Allemands ont de façon générale un niveau d’anglais excellent. Je me débrouillais bien en allemand en arrivant (grâce à une amitié de longue date), suffisamment pour nous dépatouiller et je continue bien sûr d’apprendre. Les filles savaient seulement compter. Elles parlent maintenant couramment allemand.

Le système scolaire germanique accueille les étrangers avec des cours de langue (allemand langue étrangère) systématiques. L’économie est ouverte aux immigrants (dans le tram, la société de transport de Mainz se vante de transporter chaque jour 200.000 personnes de 200 nationalités). Et tout le système suit. Des cours d’allemand sont également proposés pendant les vacances. Des cours de langue maternelle sont aussi offerts, car bien sûr, l’apprentissage d’une langue étrangère est facilité quand on maîtrise bien sa propre langue. (Bon pour les cours de français, ça n’a pas l’air possible pour l’instant).

Nous nous sentons donc moins isolés. Au collège notre plus grande reçoit des cours particuliers une fois par semaine, et notre plus jeune des cours collectifs tous les jours. Elles ont pu progresser très vite.

Néanmoins… cela ne se fait pas sans heurts ni travail.

Au début le soir en rentrant de l’école, les filles n’arrêtaient pas de parler. Et moi, je passais d’un silence assourdissant à une cacophonie en stéréo d’histoires différentes, avec beaucoup de : « Tu m’écoutes maman ? Eh tu m’écoutes ? je répète car tu ne m’as pas répondu ! ». J’ajoute que mes filles ont un débit d’expression très élevé et qu’elles n’articulent pas. En outre en raison des particularités linguistiques familiales, si on rate un mot / une phrase / une interpellation… on ne sait pas à quelle langue se référer pour boucher le trou. Epuisant.

AU SECOURS ! Laissez-moi respirer.

‘’ Mais maman on ne peut pas parler de toute la journée ! Il faut bien qu’on s’exprime’’. Oui bien sûr.

‘’Tu sais maman rien que d’écouter parler quelqu’un ça me fatigue’’. Et oui forcément. Une telle concentration toute la journée ça mange de l’énergie. Je peux comprendre. Adulte aussi c’est dur de jongler d’une langue à l’autre. Bien sûr c’est une chance extraordinaire de vivre dans un environnement trilingue. Mais les cerveaux fument un peu, comme le smartphone quand on compose sur un message avec la mauvaise langue sélectionnée sur le clavier. (Et si en plus, je n’ai pas mes lunettes, je n’ose pas imaginer ce que mes destinataires reçoivent.)

On s’était dit avant de partir : les filles sont bilingues, elles apprendront plus vite une troisième langue (c’est vrai). Et au moins dans les cours de français et d’anglais ce sera très facile. Là c’est faux pour les cours du collège (à l’école primaire les cours d’anglais ne sont que de l’initiation donc tout va bien). Comme notre grande n’avait jamais appris de langue étrangère, elle ne savait pas ce qui était attendu d’elle dans les exercices comme une traduction par exemple. Déception et surprise aux premières notes : tout était juste -linguistiquement – et pourtant les notes n’étaient pas à la hauteur. Et pour rédiger un devoir de français ou d’anglais, il s’agit d’abord de comprendre les instructions (le texte à traduire etc…) en allemand… Même dans ces cours-là pas possible pour elle de se reposer !

La langue bien sûr n’est pas seulement un moyen d’expression, mais aussi une façon de penser. Cette chance énorme de pouvoir s’exprimer en plusieurs langues dès un jeune âge représente également l’apprentissage de plusieurs visions du monde. Les filles vont utiliser le mot qui correspond le mieux à leur besoin d’expression, quelle que soit sa langue – pour profiter des nuances de chacune.

Cette compréhension est d’ailleurs un des aspects les plus passionnants de cette expérience. Car la langue du pays, même si on la parle reste une barrière tant que le mode de pensée local reste étranger. Développer son vocabulaire permet aussi d’exprimer ses émotions, ses idées, ses sentiments, ses questionnements. Car, comment peut-on s’exprimer pleinement avec un vocabulaire restreint ? Notre vraie personnalité peut-elle apparaître dans la deuxième ou troisième langue ? N’en manque-t-il pas un gros bout ?

Personnellement j’affectionne les blagues au troisième degré, les jeux de mots parfois vaseux et autres joutes de langage. Comment faire des blagues au troisième degré ‘’quand on n’est soi-même pas encore au premier degré’’, comme m’a dit mon fils ? (Il se trouve que les Allemands s’expriment plus volontiers au premier degré qu’à d’autres – contrairement aux Anglais friands d’autodérision mais ça c’est un autre sujet).

Adieu les blagues donc, restons pragmatiques pour se faire comprendre dans les grandes lignes. A court terme, on s’en accommode. Mais à la longue l’esprit s’épuise et se racornit de devoir toujours lutter pour s’exprimer, il se frustre de ne disposer que d’outils basiques. C’est peut-être aussi une des raisons d’être de ce blog : pouvoir s’exprimer et échanger dans sa langue maternelle, de façon un peu approfondie (on essaie, on essaie). En tous cas, plus approfondie que ‘’Ein Vollkornbrot bitte’’ (un pain complet svp).

Je constate avec un certain désarroi que l’étendue du vocabulaire diminue avec sa fréquence d’utilisation ; ma fille de 8 ans parle déjà presque mieux l’allemand que le français et l’anglais, et oublie le français… Son frère ne le croyait pas, et pourtant maintenant sa sœur s’adresse souvent à lui avec des mots allemands. Forcément, c’est ce qu’elle entend et utilise toute la journée. Hier soir elle regardait une photo : ‘’Là mon frère était 16’’ (avait 16 ans). Saint Bécherelle aidez-moi !

J’essaie à doses homéopathiques de l’aider à maintenir ses connaissances en français. Pour limiter les dommages collatéraux de la pédagogie familiale, j’ai cherché par le lycée un(e) étudiant(e) pour lui donner des cours. Faute de Français(e) de souche, une jeune fille allemande s’est proposée. Elle était l’an dernier en seconde, dans la section que l’on pourrait appeler bilangue français du lycée. C’était sa 6ème année d’apprentissage. Elle parle presque comme vous et moi. Incroyable. Y’a un mystère à copier dans l’enseignement des langues. Un indice, les collèges et lycées proposent des échanges linguistiques. Ma grande va donc partir avec sa classe cet automne.

A Paris.