Chacun cherche son chien

Sauf moi. Pour adoucir l’adolescence confinée, nous adoptons le chien que nos filles réclament. Je n’en ai jamais eu envie.

Là, c’est MA place… enfin, c’était… (pratique pour poser ma tasse de thé ;o))

9h06, jeudi matin.

La maison n’a jamais été aussi bien rangée. Les sacs de vieux vêtements à donner qui trônent depuis trois semaines dans notre salle à manger sont enfin sur le départ. La boite sur laquelle des cristaux ont été mis à pousser – que voulez-vous, on encourage les expériences de chimie – a disparu de l’entrée. Les canapés sont à nouveau accessibles à des postérieurs : magazines et BD sont empilés sous une table basse.

Nous avons une inspection sanitaire / sociale / conditions de vie dans deux heures.

Une dame que nous ne connaissons que depuis lundi va venir ausculter notre logement et notre famille. Nous avons déjà répondu aux 58 questions du formulaire (ma fille a compté) sur notre lieu de vie et nos habitudes.

Elle va vérifier si nous pouvons accueillir un chien errant.

Et oui.

Nous y voilà.

Depuis trois ans la pression a monté (nous vivons désormais dans une maison, l’argument appartement ne tient plus). Nos filles nous ont fait plusieurs présentations dans les règles avec affiches documentées, slides (très professionnels), composition de chansons, de poèmes, de vidéos d’un quart d’heure au montage plein d’humour.

Les conditions de (sur)vie austères dues au corona (pas d’école en présentiel depuis mi-décembre – trois mois !!! -, autant dire, pas de copains, pas de projets, pas de sport, pas d’évasion) commencent à prélever un lourd tribut sur le moral. Notre ado file du mauvais coton. Sympa, elle nous donne son mode d’emploi : “I need a dog can’t you C ?” Nous avons cédé.

Elle a lu plusieurs livres, dont celui écrit par la dame qui an dressé le doggy Obama, et fait depuis des années des recherches assidues sur internet. Elle sait tout et initie sa sœur.

Au début elles nous ont demandé un chiot. Après réflexion (leurs parents sont décidément bien lents à la décision), elles ont préféré adopter un chien. Lorsque nous avons dit oui, ça faisait longtemps qu’elles savaient quelles plateformes de sauvetage d’animaux consulter. Identification des cibles potentielles en fonction de la taille, du caractère, du lieu de résidence actuel. Nous avons envoyé des mails, répondu à des questionnaires interminables et inquisiteurs.

Sans succès. La pandémie a suscité un engouement pour les toutous, même en Allemagne où on est libre de sortir sans prétexte (même sans destination ouverte). Peu de candidats à l’adoption. A chaque mail, les espoirs des enfants s’envolent puis s’écrasent à la réponse.

Pourtant, la semaine dernière, une dame nous a rappelé.

Elle habite à côté de Bamberg, à 250 kilomètres de Mainz (je vous entends penser : « Ah, ah ! » eh oui). Deux familles ont rendez-vous pour voir Cinderella, une chienne qu’elle a en garde depuis son sauvetage dans les Carpates voilà trois semaines. Elle nous promet de nous téléphoner si ça ne convient pas. Et miracle, elle a appelé – sans laisser de message. Nous la recontactons intrigués deux heures plus tard.

Elle nous propose de venir rencontrer cette chienne encore sauvage il y a un mois. Elle travaille pour un Tierverein, une association de sauvetage des chiens, en lien avec la Roumanie. Les animaux errants sont envoyés en Allemagne pour leur trouver une famille. Les recherches de nos filles montrent un trafic actif depuis l’étranger (Europe de l’Est, Portugal…). A Mainz nous avons même repéré sur un portail l’affiche d’une association qui sauve les chiens de Santorin, en pleine mer Egée. Une vraie niche… (hi hi).

Donc la dame nous a appelé au sujet de l’adoption de Cinderella. Elle veut aller vite pour que la chienne ne s’attache pas trop à elle. Elle nous explique les critères nécessaires de la famille d’adoption, nous pose des questions. Nos réponses semblent lui convenir, elle nous fixe un rendez-vous dès le lendemain. Ça tombe bien c’est Rosenmontag, qui reste férié malgré l’annulation du défilé de carnaval. Encore mieux, notre grand garçon est là et s’est pris au jeu canin de ses sœurs. Elles le consultent sur leurs trouvailles poilues.

OK on vient. On accourt. La famille trépigne, je ne sais plus quoi penser. Je me sens déjà pétrie de contraintes par le quotidien, privée de sorties et d’évasion (et encore plus en ce moment). Je n’ai jamais, au grand jamais eu envie d’avoir un chien. Je n’ai jamais regardé les chiens. Je me sens mal à l’aise en leur présence. Je les trouve sales, malodorants. Le seul chien que je fréquente c’est la posture de yoga (chien tête en bas).

Quand nous marchons dans la rue ma grande fille commente tous les chiens que nous croisons. J’écoute distraitement et lui signale les arbres et les plantes. Que ne ferait-on pas pour remonter le moral de ses enfants ?

C’est où Bamberg ? (Vous vous savez déjà, voir l’article Bamberg express)

Plein Est, en remontant le Main, la rivière qui traverse Francfort, et se jette dans le Rhin au niveau de Mainz. Je consulte à tout hasard le guide Lonely planet. Incroyable, ça fait partie des quinze destinations allemandes incontournables (avec Heidelberg, Berlin, la vallée du Rhin romantique…) ! Moi qui rêve de découverte et ronge mes quatre murs. Ah on va peut-être être copines Cinderella et moi…

Départ tôt, avec casse-croute et thermos de thé. Tout le monde s’entasse dans la voiture (pourvu qu’elle démarre ! le froid et l’absence de longs trajets éprouvent la batterie) et c’est parti. Mon grand garçon se tasse dans un coin et écoute un podcast. Il tricote une écharpe. Nous écoutons nos CD de Cabin Pressure, l’excellente sitcom radiophonique de la BBC (Radio 4), écrite par John Finnemore et dans laquelle joue un Benedict Cumberbatch d’avant Sherlock. Nous connaissons tous les épisodes par cœur mais continuons de rire et de nous régaler.

Au-delà de Francfort, on n’y est jamais allés : c’est le Far East.

Chez nous la neige a fondu, laissant des traces humides et blondes de sable du Sahara. (Ah, le Sahara … !) Mais au fil des kilomètres nous la retrouvons. La température baisse de plus en plus. L’autoroute traverse des champs et des forêts. Des panneaux monochromes nous indiquent la proximité de châteaux et nous signalent que Lohr-am-Main a inspiré Blanche-Neige (les lieux et personnages du conte des frères Grimm se retrouvent dans l’histoire et la géographie du coin, même le miroir qui ‘’parle’’). Décidément un voyage sous le signe des contes de fée.

Les filles nous donnent des conseils de comportement pour faire bonne impression. Nous sommes tous intrigués et tendus pour cet entretien de recrutement collectif. Et si on restait nous-mêmes, on n’a rien à cacher ?Enfin, vous non, moi faut que je fasse semblant. Une vieille habitude pour faire plaisir aux autres, dont je cherche à me séparer car elle m’a menée au burn out. C’est d’ailleurs tout le sujet du livre que j’écris en ce moment. Il va donc me falloir encore prendre sur moi, même chez moi ? J’ai des envies de me trouver un petit appart. La surpopulation entassée depuis un an n’aide pas.

Nous arrivons à l’heure prévue dans un quartier résidentiel de Bamberg où la route est nappée de glace et de neige. Silhouette d’un chien sur une plaque : nous sommes chez la responsable de l’association. Chacun met son masque. On sonne. La porte s’ouvre immédiatement. Une dame sans doute retraitée d’une autre vie professionnelle nous accueille. Masque, lunettes et cheveux blonds et courts, elle nous montre où accrocher nos vestes et laisser nos chaussures puis nous prie d’entrer dans sa cuisine. La chienne est là, allongée par terre.

Distribution de boissons et de consignes : s’assoir autour de la table et ignorer Cinderella. Elle n’a pas l’habitude de voir autant de monde d’un coup. Nous nous exécutons. De la musique d’échappe d’une radio. La dame nous parle de la chienne, de son sauvetage dans les Carpates, de son arrivée dans son foyer voilà trois semaines. De tout ce qu’elle lui a appris depuis : accepter un harnais, se promener en laisse. On sent la compétence et la passion, l’attachement aussi à ce petit animal presque sauvage qu’elle a commencé à apprivoiser.

Les autres famille candidates ne lui conviennent pas. Elle nous explique pourquoi (appartement) et nous demande les raisons de notre démarche, si cette chienne semble correspondre à notre souhait. C’est le moment de mettre en avant nos points forts. Nos enfants répondent. Leur motivation parle d’elle-même.

Cinderella, noire avec des extrémités blanches ne dit rien. Au bout d’un petit moment, un enfant a le droit de s’en approcher et de lui parler. Ce sont eux qui ont le meilleur contact parait-il. Ça tombe bien.

Pour faire connaissance, la dame nous propose une promenade. Elle monte enfiler des habits de neige, et nous laisse seuls dans sa cuisine avec le chien. La confiance des Allemands m’impressionne toujours.

Avant de sortir, elle nous montre comment utiliser deux laisses, dont une sécurisée autour de sa taille à elle. La chienne, craintive semble traumatisée par ses contacts précédents avec les humains. A la moindre panique elle s’enfuirait. La chaussée est glissante, nous obliquons sur un chemin enneigé qui longe un ruisseau. Sous les arbres, les dentelles transparentes de glace ourlent l’eau qui court. L’air coupe.

Nous sommes sur le chemin des chiens et de leurs maitres, la promenade bi quotidienne du quartier. Les distributeurs de sacs l’attestent. Pourtant personne ce jour-là. Il est midi. Sans doute trop tard ou trop tôt. La dame tient les laisses et discute avec ma grande fille. Au bout de quelques minutes, elle lui propose de s’en charger. Transfert de harnais et de cordes. Cinderella a un mouvement de recul. Les mains et la voix de la dame la rassurent. Elle accepte. Elle n’a pas aboyé.

Nous marchons le long des champs, à travers la neige. Mon fils aperçoit un lapin, je n’en vois que les crottes. La chienne n’a pas bronché. Pas non plus quand nous croisons un jeune berger allemand qui voudrait jouer avec elle. Ma vessie va exploser, mais je ne suis pas sûre que m’éloigner dans un bosquet de pruneliers quelques minutes nous fasse gagner des points.

Mes filles posent des tas de questions, écoutent les explications. Cinderella (Cendrillon) est le nom qui lui a été attribué sur un marché aux puces caritatif. Les passants sont invités à payer 15 euros pour soutenir l’association, en échange de quoi ils peuvent baptiser un chien. Ah, OK. Un enfant sans doute donc.

Nous revoilà devant la maison. Nous ne sommes restés dehors qu’une demi-heure mais nous sommes congelés. La dame nous propose de nous séparer là.

-Vous êtes une famille qui me semble bien adaptée à Cinderella. Calme, c’est ce qu’il faut. Les enfants sont très engagés et motivés.

Calme, oui, plusieurs fois par jour même, surtout quand on insiste. Motivés, on ne peut pas faire plus je crois. Comme m’avait écrit ma cousine en voyant les photos des expositions canines des enfants : « Avec une telle motivation, vous êtes foutus. »

On est foutu.

Cinderella a été on ne peut plus agréable, même si elle avait l’air transie de peur la pauvre au début. Les compétences de la dame inspirent une grande confiance. Attentionnée, elle ne veut pas ‘’caser un chien’’, mais la confier à une famille aimante pour toujours. Elle aimerait recevoir des photos de temps en temps. Et préfèrerait qu’on ne déménage pas trop vite en France ou ailleurs pour ne pas encore traumatiser la chienne.

La suite de la procédure d’adoption est très cadrée. Elle viendra nous voir avec Cinderella pour inspecter notre maison. Elle nous appellera (« Il faudra répondre au téléphone cette fois ! ») Pour cela nous devons remplir le fameux questionnaire en ligne avec questions sur le logement, la taille du jardin et la hauteur de la clôture. Avons-nous déjà eu des animaux, des problèmes avec eux etc… La sincérité des Allemands est inimaginable vu de notre côté de la confiance. Mon mari et mes filles consacrent presque une heure au formulaire.

Je m’interroge : comment se passent les adoptions d’enfant ? Ma fille blague : « Tu crois que quelqu’un va venir inspecter nos placards avant qu’on puisse acheter des pâtes ? »

Si ça va toujours, elle nous amènera la chienne pour de bon. “C’est mieux pour elle vous comprenez.” Cette dame nous propose de faire deux allers-retours en deux jours, cinq heures de route à chaque fois, refuse de manger avec nous (‘’mes deux chiens m’attendent chez moi’’) pour le bien être d’une petite chienne des Carpates.

Là, donc, nous les attendons. La maison est bien rangée (par les enfants). Nous sommes au garde à vous. Je suis sur le qui-vive. J’ai peur. Peur de ce changement de vie avec un animal, des contraintes qui vont s’empiler sur celles qu’on accumule depuis un an. Et qui déjà me grignotent par tous les bouts.

Si tout se passe bien on se reverra samedi. Et à nouveau dans quelques temps. L’association prévoit un contrôle post-adoption.

La première visite s’est bien déroulée. La barrière de notre jardin minuscule est assez haute et étanche. Le samedi elles sont revenues toutes les deux. La dame nous a donné une niche intérieure (pour la nuit), la couverture de Cinderella, plein de nourriture, un harnais à peine mangé et réparé, un corde à laisser accrochée à son collier en permanence pour la tenir au cas où. “Je ne fais pas ça pour tous les chiens que j’acclimate. Mais vous comprenez, sie ist mir ans Herz gewachsen ! ” (littéralement : elle m’a poussé sur le cœur ; je me suis prise d’affection pour elle).

Nous suivons ses conseils et partons tous ensemble faire une promenade, Cinderella attachée à notre fille.

-Je vais marcher derrière et je m’éclipserai discrètement. Comme avec les petits enfants. Et là je pourrai laisser couler mes larmes, nous annonce-t-elle.

Nous partons pour le tour du quartier, où les chiens tiennent en laisse leur maitre pour leur sortie hygiénique. C’est un crève-cœur cette petite balade. Mes joues se mouillent. La tristesse de la dame et celle à venir de la chienne me bouleversent.

Retour à la maison pour de bon. Avec comme instruction de ne pas faire de sortie pendant trois jours pour qu’elle s’habitue à son nouveau foyer. De toute façon pas le choix, elle a bouffé son harnais et nous devons en commander un autre.

Rester au calme ça nous va. Nous sommes épuisés. Les dix jours de cette recherche nous ont pompés émotionnellement. Une adoption c’est un gros engagement. Pas besoin de courir les magasins. Nous nous sommes déjà équipés à la grande surface pour animaux, de l’autre côté du Rhin, à Wiesbaden. La liste était prête depuis longtemps. Les yeux de nos filles brillaient, au dessus des cernes bleutés laissés par leur petite nuit pour cause d’anticipation joyeuse. Cette errance perplexe dans des rayons jusqu’alors inconnus m’a rappelé les achats de fin de grossesse.

En arrivant sur le parking, ma plus jeune fille s’était exclamée : ”Nous sommes dans le rêve dans ma sœur !” Toutes les deux rêvent d’un toutou, mais l’une beaucoup plus que l’autre. Disons que la plus jeune est contente mais s’en passerait sans problème. La grande ne pouvait plus respirer sans.

Nous voilà donc dans le rêve de mon ado. Nous lui avons offert une ligne de vie pour traverser les bouleversements hormonaux.

Moi mon rêve ce serait plutôt de bouffer mon harnais. Et je viens de me mettre une deuxième laisse. Ma fille m’a demandé : “tu ne fais pas ça juste pour moi maman hein ?”

Euh, si ma fille, si. J’ai toujours été très claire. Mais je vais tenter de l’apprivoiser moi aussi, ce petit animal traumatisé. J’ai proposé un nouveau nom, plus court : Gaïa.

Bienvenue donc à toi Gaïa, notre chien thérapeutique. Merci pour les sourires de mes enfants.

6 thoughts on “Chacun cherche son chien

    1. M’en parle pas ! ;o) La petite Gaïa est actuellement dans la chambre d’une des filles et suit la classe…(enfin, j’espère)

  1. Oh cet article est si touchant ! Merci pour ta plume qui me permet de partager ce moment si important avec vous <3
    Je me suis abonnée à ton blog, je devrais être plus assidu dans la lecture de ses articles qui me font beaucoup de bien !
    xoxoxo

  2. Article super intéressant sur ton cheminement et l’histoire de Gaïa… une nouvelle vie avec des chamboulements au quotidien. Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour ses enfants… 🤗

    1. Merci, merci ! Oui qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour eux… aujourd’hui elle et moi cohabitons. Les autres sont gagas. ;o)

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