Une odeur de jeudi

Se raconter des histoires, céramique et gelée de coings

C’est la troisième fois que je m’assieds pour commencer cet article, deux fois à mon bureau sur mon ordinateur, maintenant au fond du canapé un carnet gris sur les genoux, et un stylo Bic orange entre les lèvres. Souvent je préfère les Bic Cristal, au trait plus gras, mais ce soir la finesse de l’encre me convient.

Où est coincé mon élan ? Un bâillonnement intérieur me muselle et m’empêche même de prendre des notes privées. La densité émotionnelle de mes jours ne libère pas assez de bande passante pour m’autoriser la perspective décalée, la distance indispensable pour conter. Il faut un regard un peu extérieur à soi pour regarder l’histoire en train de se faire, comme un personnage échappé d’un roman sur une étagère.  Beaucoup des sujets qui possèdent mon esprit ne sont pas encore matière à publication, ni même à écriture, ou tout juste dans le cadre d’un journal pour les digérer. Ces obsessions actuelles colmatent et écrasent ce qui voudrait sortir. Le froid automnal, enfin arrivé avec les brouillards matinaux, me rend présente à moi-même et m’offre le loisir de vous retrouver. Le vertige de la pensée inquiète se dissout dans les frissons et un mug de thé brûlant (fait maison, le mug).

J’ai d’abord écrit sur les dernières étapes de notre aménagement.

Les travaux presque finis, il reste à se réapproprier l’espace. Devoir déplacer encore une fois des objets, sacerdoce de Sisyphe moderne privilégié, donne envie de se délester un maximum. (Ça, je m’en occupe en cachette, chut.) Trier en trois piles les livres stockés dans les derniers cartons (Emmaüs, étagères, librairie anglophone Damnfine bookstore). Entreposer les albums photos d’un âge de papier révolu sur des étagères inaccessibles, en attendant que d’autres mains les feuillettent et inventent le roman d’ancêtres inconnus. Glisser dans un bureau d’autrefois en bois, au couvercle en pente, les sacs en plastique au logo de la FNAC, remplis de négatifs et tirages papier. Les digitaliser demanderait un effort surhumain. On verra plus tard. Marie Kondo me tape sur l’épaule, allez jette tout ça, ça t’encombre. Laisse, Marie, je n’ose pas. Pas encore. Moi cette jolie jeune femme je l’aime beaucoup. Comme tu étais belle maman… (No comment.) Regarde, Marie, le papier n’est pas mort : des mosaïques de Polaroïds fleurissent sur les nouveaux murs, bleu ou terre cuite, de mes filles. Mes vies antérieures repliées sans naphtaline ont juste changé de place. Avec les clichés digitaux, on peut tricher, faire semblant que les dossiers de portraits et de scènes de vies, les paillettes de jadis et naguère, ne nous embarrassent pas, que nos souvenirs n’étranglent pas notre présent. Avec les photos on peut (se) raconter des histoires.

Déballer en se grattant la tête, les cartons de magazines enfantins, deux dizaines d’années d’abonnements à Pomme d’Api, Astrapi, Okapi, Phosphore ou Images Doc. Mais qu’en faire ? Emmaüs refuse les magazines. Quel dommage, les histoires pour enfant ne se périment pas. Comment jeter ces pages où sont coincés des chatouilles-éclats de rire en pyjama, des câlins-bisous sur le bout d’un nez minuscule, des comptines-jeux sur des orteils coincés dans un collant reprisé au genou ? Peut-être, les donner à une école ? Non, pas vous là derrière votre grillage, vous qui tronçonnez, encore, des cèdres et des hêtres centenaires.

J’ai ensuite écrit sur la machine à coudre ressortie pour raccourcir des rideaux, acte dérisoire, mais riche de symbolisme : celui de l’apaisement d’un salon où la poussière est retombée, le chaos dompté, le bruit enfui (sauf quand Gaïa galope dehors). Sur la commande en ligne d’arbustes et de bulbes pour le jardin, fleurissant au passage les algorithmes qui traquent mes clics. Les publicités ciblées pullulent de roses multicolores. 

Je ne voulais pas écrire sur le type en toc qui rempile pour un deuxième acte. Déjà en 2016, j’avais eu du mal à y croire. Cette fois encore le déni m’a étreint jusqu’au bout. Mais c’est pas vrai ! Une majorité de citoyens ont utilisé la démocratie pour élire un Narcisse fasciste qui va commencer par la réduire en bouillie ? Ils ont choisi, en connaissance de cause, un golfeur grimaçant qui prend le pouvoir comme on le confisque, l’abîme, et refuse de le rendre ?

Le jeudi orange, j’ai distrait mon effroi en observant un écureuil sur la branche du vieux cerisier et en me gavant du parfum de la pâte de coing en train de cuire. Les carottes râpées ont dû attendre leur tour. Avec Rufus Wainwright, j’ai chanté « I’m so tired of you America » en essayant de ne pas me demander si nos amis américains y sont pour quelque chose. Tout ça pour deux centimètres ! Ils ont pourtant des flingues partout là-bas pour s’entraîner, il ne pouvait pas mieux viser le type ?

Un jeudi de modelage à l’atelier en ville, la discussion s’égarait sur la politique du gouvernement français. Je faisais tout mon possible pour ne pas écouter. Travailler la terre est une pause précieuse, hors conversation légère et amicale, j’embrasse le silence. Une participante en plein émaillage a courageusement déclaré :

-On n’a sans doute pas tous les mêmes opinions. Nous ne sommes pas ici pour débattre de sujets politiques.

Je n’ose pas remercier à haute voix la dame qui a pris la peine de m’exprimer. Pas le temps, déjà on lui reproche son audace :

-Ah, mais de nos jours on ne peut plus débattre de rien du tout, le débat politique est devenu inexistant, vous ne trouvez pas que…

Et c’était reparti pour un tour. Là aussi. Comme avec le magnat mégalo menteur, manipulateur et misogyne (pas celui-là, l’autre, enfin, les deux).

La semaine d’après, post-élections, je me suis offert une pause de débats politiques imposés, avec l’excuse toute trouvée : « J’peux pas venir, j’attends un colis de rosiers. »

En passant par le Parc de la Tête d’Or samedi avec ma fille, à la sortie du salon de l’Étudiant (à l’aide), j’ai tenu à traverser la roseraie ancienne du jardin botanique. Je n’y étais pas revenue depuis notre retour de Mayence. Un panneau bas rappelle que, depuis la fin du XIXe siècle, Lyon est la capitale mondiale de la création de roses, merci à la poignée de rosiéristes, en premier lieu, la famille Meilland. Une rose coupée sur trois dans le monde provient, paraît-il, de buissons créés par Meilland. Dans cette roseraie historique, les rosiers, comme des tableaux dans un musée, ont une légende avec un titre et une année de création. Leurs noms poétiques sont charmants. Les quatre plants racines nues commandés pour leur facilité de culture se plairont-ils dans nos galets ?

Dans la voiture l’autre jour, nous avons écouté Waking up un podcast du spécialiste des neurosciences et écrivain Sam Harris. (Comme il est très apprécié par mon mari, j’ai baptisé nos deux frigos, le neuf et l’antique dont on a hérité dans notre maison, Sam et Harris.) Dans cet entretien, Yuval Noah Hariri, l’historien israélien auteur de Sapiens, explique comment notre cerveau préfère se laisser embarquer par les histoires qu’il mouline en continu que de se confronter à ce qui est, comme dans la méditation, l’imagination élude la sensation du passage de l’air dans le nez.

Ce même Sam Harris, dont le travail indépendant de toute publicité exclut la langue de bois, citait un ami à lui, républicain, qui parlait du golfeur mégalo en ajoutant « Mais non, jamais il ne fera ce qu’il dit ». Vraiment ? Dans un article récent du Monde, un journaliste enquête au cœur de quartiers défavorisés à Chicago et à Detroit auprès d’immigrés latinos ou yéménites : les gars ont regardé le mec en toc les insulter et pourtant ont voté pour lui. Aux États-Unis, « la réussite de l’homme blanc » fascine et sidère (même si la réussite est due au hasard de la naissance et à la compétence en manipulation). Nos cerveaux nous jouent des tours. On se raconte tous des histoires, n’en déplaise au dirlo.

Aujourd’hui « l’homme blanc » est devenu orange comme les carottes à la Renaissance grâce aux botanistes hollandais. Il est toujours dangereux de passer à l’orange. Les Hollandais, pays d’un autre prince d’Orange, vont pouvoir ressortir leur vidéo humoristique de 2017 Netherlands second. Nous rirons tous un peu plus jaune.

Connaissez-vous Byron Katie ? Deux de ses bouquins sont glissés entre les BD, dans les toilettes de l’étage, pour initier mes filles à son travail. Cette Américaine a compris comment vivre en paix avec elle-même et nous propose une méthode (The work) pour détricoter les croyances qui nous habitent. Que serions-nous sans notre histoire ? Les cinq questions à se poser sont :

Est-ce vrai ?
Puis-je être absolument certaine que ce soit vrai ?
Que se passe-t-il quand je crois cette pensée ?
Qui serais-je sans cette pensée ?
Par quoi puis-je la remplacer ?

Se protéger des horreurs du monde, mais rester informé, un défi. J’applique un filtre journalistique sérieux, grâce au Monde, à The Economist (où les articles anonymes garantissent la liberté d’expression) et à Arte. Lorsqu’un soir à table j’évoquais un documentaire vu sur Arte, ma grande fille a lourdement insisté : est-ce une source fiable ? Elle ne m’a pas fait le coup des cinq questions, mais presque.

Nos gosses, on leur explique tellement de faire la part des choses dans le tsunami d’histoires et d’images qui kidnappent leur cerveau, qu’ils n’arrivent plus à trier (en trois piles : faux, vrai, à vérifier). Tout est suspect par défaut. Or sans hiérarchie, plus rien n’est douteux. Le retour du magnat du mensonge est grave : la désinformation qui nivelle par la boue est normalisée. Je ne résiste pas à citer Sam Harris : « Tout est faux chez lui, s’il le pouvait, il vendrait ses pets en bouteille, mais ce serait de faux pets dans de fausses bouteilles ». Le Déluge biblique c’est aujourd’hui. Besoin d’une arche en vrai bois garantie sans IA. Cherche Noé désespérément.

Mais avant, je vais attraper des mains bénévoles.

– Tu peux passer l’aspirateur dans l’escalier steuplaît ?

L’aspirateur racle, vrombit, cet aspirateur rouge qui ne s’éteint plus qu’en débranchant la prise murale, depuis qu’exaspérée par l’esclavage ménager, je l’avais envoyé valdinguer dans l’escalier de notre maison de Mayence.

Paf, les lumières s’éteignent, le rugissement s’interrompt.

-M*** ! Les plombs ont sauté. C’est le four. Pourvu que ça ne compromette pas la cuisson.

À tâtons, débrancher l’aspirateur. Rejoindre le garage, appuyer sur le disjoncteur.

-Tu veux un thé ?

-Oui, volontiers.

Allumer la bouilloire, l’écouter murmurer puis frémir.

Paf, les lumières s’éteignent, l’eau s’apaise.

-Encore ! Je pensais que, comme la lessive était terminée, ça passerait.

Non. Ça ne passe pas.

-Évitons d’allumer.

Dans la pénombre de la fin de lundi férié, allons-nous manger froid ?

-Demande à Chat CPT ce qui consomme plus : la plaque à induction ou le micro-ondes ?

Ce sera une soupe Picard. Tout pour éviter d’interrompre brutalement la montée en température de mon four à céramique.

Depuis notre départ en Allemagne, il est resté emballé de carton et de film plastique, quatre ans dans un abri de jardin et deux dans le jardin, sous un bosquet de lilas et laurier sauce. Depuis une quinzaine de jours, l’atelier était prêt à l’accueillir. Mon mari, merci à lui, a tiré son quintal sur son socle à roulettes sur des planches jusqu’à son coin dédié. Il a branché ses trois fils à la prise spéciale de 32 Ampères. Au basculement de l’interrupteur sur le tableau, son affichage a repris vie. Ma plus jeune fille, merci à elle, a touillé pendant plusieurs dizaines de minutes avec un manche à balai, l’émail dans son seau, dont les phases s’étaient complètement séparées. Nos premières pièces de céramique peintes attendaient la consécration du feu.

Il lui faut près de neuf heures pour atteindre les mille degrés, et, comme l’aspirateur et la bouilloire viennent de le confirmer, la consommation électrique augmente avec la température. Bientôt, notre abonnement sera adapté à notre besoin. Les gâteaux pourront cuire en même temps que les bols. Pour l’instant, ma hâte côté céramique doit être compensée par une patience collective pour les autres tâches domestiques électriques.

Malgré la fenêtre ouverte, l’odeur de poussières cuites évoque mes séances de modelage en ville le jeudi. La chaleur croissante reste supportable. Tout au long de la journée, je contrôle la montée en température. Le four affiche PF dans son menu déroulant — power failure — pour nous signaler les incidents, mais il termine son cycle comme prévu. Je n’ouvrirai le four que le lendemain en fin de matinée, quand il sera revenu à température ambiante, avec un mélange d’impatience et d’appréhension. Le lourd couvercle hésite à se laisser soulever, à dévoiler les trésors colorés. Tout a fonctionné comme prévu. Youp la boum.

Après un dernier article engagé, une actualité grinçante, je souhaite, pour la bonne bouche, vous offrir des éclats de douceur.

Le pinceau qui étale une peinture moelleuse sur une surface blanche un peu rêche, dans une ambiance chaleureuse et concentrée, apaisée — malgré les bavardages de mes demoiselles.

La tendresse du geste qui a posé dans mes mains un sac en papier kraft, dont l’ouverture dégage un parfum que j’adore : les premiers coings enfin ! J’ai pu jouer avec le parfum et la lumière, m’imbiber de l’odeur de cuisson, de l’ambre de la gelée qui bout et mousse, tâter la goutte collante sur l’assiette pour vérifier qu’elle a pris, esquicher un demi-citron dans un bol pour en retirer les pépins glissants avec les doigts avant de verser le jus dans la marmite. Je me suis coincé les doigts avec le moulin à légumes qui ne me sert qu’une fois par an, à passer la chair rosée des coings pour en faire de la pâte qui ne séchera jamais assez, et un jour sera tellement déshydratée qu’on ne pourra plus la croquer.

L’amitié du voisin qui propose par texto à toute la rue de venir cueillir ses kakis (mous). J’aimerais, pour la première fois de ma vie, cueillir un kaki sur l’arbre. Dans la pente de mon trajet quotidien, le plaqueminier effeuille ses branches qui ne portent plus que ses fruits. L’un d’eux est écrasé sur le trottoir, entre les feuilles jaunissantes, trois étourneaux se repaissent sur les hautes branches. Les propriétaires n’ont pas l’air de les consommer. Mes filles avaient, un automne, entendu dans le bus scolaire qui longeait ce même arbre, une petite Japonaise expliquer à sa voisine que les kakis étaient très appréciés au Japon.

Au coin de la rue, la dame à chignon gris penchée sur le massif de mirabilis, que ma mère appelait belles-de-nuit, une boîte en plastique à la main. Elle ramasse les graines noires comme du poivre. Enfant, je faisais couler celles qui traversaient le grillage de ma grand-mère dans ma paume. Zut, je repasserai quand le spot sera libre. Les corolles de ce massif, jaune pâle et rose acide comme des bonbons anglais, sont particulièrement tendres.

La promenade entre rues résidentielles et chemin de terre le long de pâturages et prairies, à écouter ma benjamine raconter ses histoires de collège, les cours, les notes, les envies pour la suite. Tendre l’oreille en photographiant les graines pop en bonnet d’évêque des fusains des haies, orange vif et rose fluorescent. Si j’osais, j’en planterais chez moi. Je n’ose pas. Les plantes toxiques me tiennent à distance respectueuse.

Et choisir un film de méchants à regarder en pédalant, pour évacuer par le mouvement et l’imagination, la hargne accumulée sans devoir étrangler personne.

Continuer de tricoter une « vie sans histoires » en laissant des interstices aux possibilités, graines d’histoires dans les trous des murs de contraintes, emportées par le parfum fruité ou poussiéreux de mes jeudis. Regarder son histoire en train de s’écrire, croire l’orienter d’une main terreuse ou d’un coup d’idée.

Et, si possible, écrire vrai.

Vous serez gentille

Pourquoi a-t-on tant de mal à entendre les victimes ?

Pour mieux entendre, mettez le son.

Dans cette pièce étroite aux plafonds hauts, tout est nouveau. La luminosité blafarde d’un rez-de-chaussée voué au nord, les barreaux aux fenêtres, le ronronnement de l’autoroute urbaine au sortir du tristement célèbre tunnel de Fourvière, l’odeur de poussière sale de ce capharnaüm de dossiers, rouleaux d’affiches et cartons de flyers, Thierry Martel, le responsable de ce service de deux personnes dont le bureau touche le mien. Je suis peu sûre de moi, de ce que je fais là, du poste que j’occupe. Avant d’être embauchée dans ce rez-de-chaussée, j’occupais un poste équivalent de celui de Martel dans une autre entreprise, dans un bureau individuel à l’étage ensoleillé d’un bâtiment bas avec vue sur un jardin intérieur et des chants d’oiseaux. Le potentiel d’évolution, qui n’existait pas dans une entreprise plus petite, justifie-t-il le renoncement au confort quotidien ? Nous verrons.

Le téléphone fixe, noir et à touches du début des années 2000, sonne. Deux coups, trois peut-être, pour me laisser le temps de réfléchir, en tendant le bras, à comment me présenter. À peine ai-je le temps d’ouvrir la bouche, qu’une jeune voix féminine m’injective, celle d’une employée d’un prestataire de services dont je ne connais encore que le nom.

– Passez-moi Thierry Martel, vous serez gentille.

Vous serez gentille.

Soufflée par la condescendance de cette injonction, à trente ans, nouvellement arrivée sur ce poste dans une entreprise dont les codes m’échappent, je n’ose rien dire. Plus de vingt ans plus tard, ces trois mots résonnent encore à mes oreilles.

Vous serez gentille.

Ce serait aujourd’hui, je le lui ferais répéter avant de l’envoyer paître. Elle a sûrement le numéro direct de Martel. Je ne suis pas son assistante. Ou bien, parce que mon prédécesseur était un homme, le poste a-t-il insidieusement glissé, avec l’arrivée d’une femme, vers celui d’assistante du monsieur ?

La femme peut être une louve pour la femme. Les chipies de cour d’école le sentent bien. Celles qui tirent les cheveux et, lorsqu’on se rebiffe, larmoient en pointant un index accusateur vers leur cible et chougnent, en lui faisant un croche-pied discret. « Elle m’a fait maaaaal. » Snif.  Pour un peu on les plaindrait, les petites garces. Qui ne s’est pas fait attraper à leurs simagrées hypocrites ?

Voilà que, adultes, elles se rendent complices de l’objectification de leurs consœurs par le système patriarcal. Elles miment le « Vous serez gentille » du vieux dégueulasse à la petite stagiaire rougissante. Ils n’ont pourtant pas besoin d’assistantes pour les abîmer de leur regard, les saligauds.

Hier en faisant le repassage, un chemisier après l’autre, j’ai écouté un podcast de France Inter, Affaires sensibles, émission qui nourrit la curiosité, dans un suspense de thriller apaisé par la voix de Fabrice Drouelle. Le titre m’évoquait un plaisir facile de voyeurisme, vaguement malsain, et il m’a fallu attendre, pour la découvrir, de lire La vie clandestine de Monica Sabolo, où elle relate que l’idée de l’enquête auprès des membres d’Action directe lui était venue lors de l’écoute de cette émission. (Dans ce livre, elle raconte la vie clandestine de tous les terroristes, publics ou privés, et évoque l’inceste subi lorsqu’elle était gamine.)

Dans la liste des nouveaux thèmes, un sujet incongru : un podcast sur Taylor Swift, en prévision des élections américaines. Après tout, pourquoi ne pas me renseigner sur ce phénomène planétaire ? Devant ma pile de linge froissé, donc, je n’ai rien appris de bien passionnant, si ce n’est qu’aucun des extraits de musique proposés n’avait de personnalité. De la soupe telle qu’on nous en sert au kilomètre à la radio et dans les ascenseurs. Pardon pour les inconditionnels. Ou alors j’ai pris un coup de vieux. Il semble évident que l’artiste est la reine de l’autopromotion et de la manipulation des foules par les réseaux sociaux. Chef des moutons de Panurge que nous sommes. Cela en dit autant sur la malléabilité des foules que sur la dame. Elle, comme d’autres figures en vue, illustre le lien entre nous, la masse, et les milieux autorisés, qui nous gouvernent.

Pourtant dans cette complicité volontaire ou non, le rapport hommes-femmes grippe la courroie par ailleurs bien huilée. Taylor Swift, qui a réussi à s’imposer dans le milieu de la musique country américaine, fief éminemment masculin (il paraît que les radios ne programment pas deux chansons de femmes d’affilée), redevient brusquement juste une femme comme le chante Anne Sylvestre, lorsqu’un gars, dans les coulisses d’un concert, lui met la main sous la jupe. Elle relate, il en perd son boulot, mais ça lui semble injuste au monsieur, il porte plainte contre la dame. Ben voyons.

Rappelons-nous les sages mots de Marcel Pagnol dans son film Manon des Sources : « Le mâle dépité appelle toujours salope la femme qui refuse précisément de l’être. »

Vous serez gentille, arrêtez de nous faire perdre notre temps pour cette bagatelle.

Taylor ne se laisse pas démonter, et porte plainte à son tour mais doit répéter les faits au procès. Je cite de mémoire : « Vous voudriez me faire changer ma version des faits, mais je ne le ferai pas. Parce que c’est la vérité.  Il m’a mis la main au cul. »

Elle demande un dollar symbolique de dédommagement. Là, je dis bravo et merci, madame, de n’avoir pas été « gentille ». C’était avant la vague #metoo.

Autre épisode de Affaires sensibles sur David Hamilton, un midi, en train de réchauffer un reste de pâtes au thon — de temps en temps, rassurez-vous, j’écoute des sujets plus légers.

Ce nom évoque le charme romantique d’une affiche dans les toilettes chez mon grand-père, peut-être de lui, peut-être pas. Une odeur de savon à la lavande, une jeune fille en robe fleurie Laura Ashley sous une capeline de paille ou alors avec une queue de cheval basse et blonde, comme le champ de graminées, couleurs pastel, flou artistique…

Gros flou et bien peu artistique. Le photographe star des années 1970 et 1980, prédateur caché derrière son objectif, a violé ses modèles prépubères, que leurs mères flattées poussaient dans ses bras. Flavie Flament, animatrice télévisuelle, raconte son traumatisme qui fait froid dans le dos dans La consolation. Dans le podcast, donc, est diffusé un extrait d’une interview réalisée à la sortie du livre, avant le suicide de David Hamilton. Le journaliste demande à Flavie Flament de citer à l’antenne le nom du violeur que tout le monde connaît. Elle refuse en ajoutant « J’ai été victime, je ne voudrais pas être accusée de diffamation ».

Relisez.

Toujours pas ? Lisez encore.

Voilà la réalité de la société et du système judiciaire. Les monstres mettent la main sous les jupes, déflorent des gamines dans des chambres noires mais si, courageuses, elles osent briser le silence, on les casse à coup de « Taisez-vous, vous serez gentille ».

On les montre du doigt.

On leur claque la porte sur cette bouche qu’elles ont osé ouvrir.

On les écrase.

On, la société.

Les monstres font ce qu’ils veulent, mais il ne faut pas que ça se sache. En parler constitue un délit. Ne pas déranger.

Ce sont juste des femmes à bafouer.

Vraiment ?

Ce ne sont pas les sujets d’actualité sur ce thème qui manquent.

Ne parlons pas du procès de Mazan. Je ne suis pas l’affaire dont je cherche à me protéger. Je ne l’écouterai pas lorsqu’il sera traité dans Affaires sensibles. J’en entends assez par ce qui transparaît sur les comptes des artistes engagées que je suis sur Instagram et par de rares évocations de mon entourage. À chaque évocation l’horreur semble encore être noircie. Je salue le courage de Gisèle qui a forcé les portes du huis clos.

Pourquoi la monstruosité brute a-t-elle besoin de tant de mois de procès pour être sanctionnée ? Quelles circonstances atténuantes peut-on trouver à des hommes qui transforment, de façon aussi odieuse et évidente, une femme en objet ?

Dans les contes, le maléfice est jeté par une méchante sorcière. Aujourd’hui on n’a plus le droit de dire méchante ni sorcière. Tout le monde est égal, semble-t-il, dans notre société qui pense que coller des smileys roses sur nos miroirs transforme les crapauds en prince charmant. Enfin, tout le monde est égal mais dans le troupeau de Panurge. Les milieux autorisés continuent de s’autoriser à faire ce qu’ils veulent. Eux n’ont pas besoin d’être gentils. De toute façon, qui a besoin de sorcière quand c’est le prince charmant qui se colle à l’horreur ?

Dans ce cauchemar qui accumule les violences, le jeu des avocats, hommes et femmes, donne la nausée. Salir la victime pour discréditer sa parole. C’est pas grave, c’est juste une femme. Il n’y a pas mort d’homme. Rien de nouveau en somme. Diminuer le crime, le transformer en égarement passager d’un coup de baguette magique.

Un nouveau coup.

Les milieux qui s’autorisent laissent au vestiaire du Palais de l’Injustice, le déguisement d’homme ou de femme avec lequel ils traversent les jours et les rues. Ils enfilent des robes d’avocats, de juges, attributs de superpouvoirs comme la combinaison de Superman du petit garçon. Dominer grâce à des robes noires, des signatures noires. Attributs d’une foi dangereuse en sa propre supériorité. Des robes sous lesquelles est commis le crime immense, celui de se croire différent, de se séparer de l’humanité. De son humanité.

Là je pense au gorille de Brassens qui court après le juge qui crie maman et pleure beaucoup, comme le condamné auquel il a fait le jour même trancher le cou. Georges, nous avons un besoin urgent de gorilles, qui eux épargnent les femmes.

Toutes les victimes ne sont pas des femmes bien sûr, mais leur parole semble encore plus difficile à entendre. Pourquoi ?
Est-ce la peur d’une contagion, une superstition, un déni volontaire pour se préserver du pire ? Tourner le dos pour ne pas regarder la victime en face, cette pauvre folle. Refuser de remettre en question ses repères, ses croyances, son reflet dans le miroir ? Une cage de certitudes contrastées, noir, blanc, noir, blanc, rassure.

La victime est préjugée sale. Elle l’a cherché. Ou alors elle veut attirer l’attention, elle se victimise, la pauvrette. L’agresseur le clame et, ce faisant, détourne les regards de ses propres manœuvres. Il fait exactement ce qu’il reproche à l’autre. Alors si en plus la victime est une femme…

J’écoutais une vidéo de Sophie Lambda (sur Instagram) au sujet de sa remarquable BD Tant pis pour l’amour. Elle raconte comment l’ex, le manipulateur qui l’a traumatisée, utilisait son livre pour se victimiser encore. Intéressant, non ?

La victime dérange. Elle casse les bricolages bancals qu’on a mis en place pour survivre à la dureté du quotidien. La victime c’est l’autre face de ce lien entre milieux autorisés et foules consentantes, le côté pile de Taylor Swift.

La victime dérange. Alors on refuse de lui donner ce statut.

Notre culture chrétienne, baignée de saints martyrs, crée-t-elle la confusion : victime égale parfaite ? Non. Une victime n’est pas quelqu’un de parfait. C’est juste quelqu’un qui a eu la malchance de croiser le chemin d’un monstre (ou d’un troupeau de monstres). Quand on se vante sur LinkedIn de ses moindres réalisations, on a tendance à oublier le rôle de la chance dans la vie. Hissé sur la pointe de notre CV, on veut croire au libre arbitre. Mais non. La victime dérange car son témoignage hurle que tout est question de chance ou de malchance dans nos vies. J’aurais pu être à sa place.

Traumatisée, brassée d’émotions, elle se raconte en colère et en angoisse. Ses larmes discréditent-elles son discours, hélas ? Parler ce n’est pas sale, parler ce n’est pas se venger. Parler c’est exister. Dans tout le désordre de son humanité.

À l’autre bout de la confidence, l’interlocuteur interroge : « Mais pourquoi ? ». Un esprit « normal » cherche à comprendre le mobile de l’agresseur. Étant lui-même dans une logique d’échanges banals, la volonté de nuire à tout prix lui reste inaccessible et incompréhensible. On a tôt fait de détourner le regard et, ce faisant, on marche une nouvelle fois sur la victime.

Y a-t-il une catégorie de victimes plus acceptée que d’autres ? La victime de « pas de chance », la malade grave, et encore, on va lui chercher des torts, critiquer son style de vie. La victime d’un acte d’agression, elle, est présumée coupable. Rappelons-nous que les agressions sexuelles, que la vague #metoo dénonce très justement, ne sont pas les seules à tuer à petit feu. Les violences physiques non plus. Comme le rappelle Barbara Pravi dans son excellente vidéo Notes pour trop tard – à montrer à nos filles :

« Et y’a pas que les gestes qui feront des dégâts.
Les mots sont comme des balles qui resteront bloquées en toi.
Laisse personne croire que c’est de ta faute que t’as mérité la violence.
Stoppe l’influence quelle qu’elle soit des gens toxiques qui évolueront près de toi.
Tu es trop forte. »

Les mots sont parfois pires et les bleus à l’âme invisibles.

Face à l’absence de preuve, le confident peut craindre de se faire manipuler, alors, comme l’agresseur pervers, il répond : « Arrête de faire ta victime. Arrête de faire ton intéressante. Mais non bien sûr, ça ne s’est pas passé comme ça. » Même s’il n’y était pas. Même s’il était à mille kilomètres lors des faits. Par lâcheté, par peur — ce qui revient au même — ou enferré dans ses certitudes, noir, blanc, noir, blanc, oubliant que l’absence de preuve n’est pas la preuve de l’absence, il tombe tout cru dans la gueule du manipulateur, et fait son boulot à sa place.

Nier le vécu de l’autre, autre grand classique de la violence.

Certains préfèrent croire en un dieu qu’ils n’ont jamais vu plutôt que la femme qu’ils ont devant eux. Cachez ce traumatisme que je ne saurais voir car trop vaste, trop horrible, et qui interroge : pourquoi n’ai-je rien fait pour la protéger ?

Pour faire le ménage entre les chipies de cour d’école devenues grandes menteuses et les victimes authentiques, de tous les âges, il suffit de suivre ses intuitions, d’ouvrir grand les yeux et de se méfier des mots mielleux. Le traumatisme ne s’improvise pas. Se souvenir de la question simple : qui a le plus intérêt à mentir ? Celui qui violente ou celle qui saigne ?

Peut-être qu’on attend trop de la Justice. Malgré sa majuscule, elle ne délivre pas la Vérité. La Justice cherche à condamner l’auteur de faits répréhensibles tout en évitant de mettre des innocents en prison, avec des outils humains, trop humains. La Justice, c’est juste (!) des hommes et des femmes, douze hommes en colère et quelques femmes pas assez en colère.

Dans une autre émission sérieuse regardée avec ma fille, qui s’intéresse au monde de la Justice, Envoyé Spécial, les enquêteurs relatent comment des femmes ont été assassinées par leurs conjoints, malgré leurs dépôts de plainte répétés… Les conjoints sont libres. Les juges font carrière.

Comment écouter mieux, comment vouloir entendre, sans accepter sa propre vulnérabilité ?

Pour entendre une victime et lui offrir ce regard neutre dont elle a tant besoin, qui reconnaît son traumatisme, simplement, sans en faire toute une histoire, sans la victim shamer (oui j’ai fait une adaptation linguistique), pour lui proposer cette oreille bienveillante qui lui rend son humanité, il faut être conscient de sa propre vulnérabilité et affronter l’idée que peut-être, un jour, on sera à sa place. Et que si on ne le fait pas, on est complice du bourreau.

Entendons les victimes, les yeux dans les yeux. Sinon rien ne changera : la raison du plus fort sera toujours la meilleure. Les hommes seront toujours physiquement plus forts que les femmes, les femmes toujours plus absorbées par la maternité qui envahit leurs corps que par la violence, n’en déplaise à ceux qui voudraient tout lisser. L’intention ne suffira jamais. Certaines femmes bien sûr peuvent être perverses, elles tirent des couettes virtuelles, démolissent leur entourage en se faisant plaindre et en grimpant les échelons.

Mais les dizaines de milliers d’années d’évolution de nos civilisations le montrent : combien de femmes aux commandes dans les guerres ? Combien de femmes vibrent en regardant un pistolet, à part, peut-être, Miss Maggie comme le chantait Renaud en 1985 ?

Entendons le silence se briser.

N’ayons pas peur d’entendre Gisèle ou Anne (Sylvestre),

Mais dès qu’une femme
Messieurs mesdames
Est traitée comme un paillasson
Et quelle que soit la façon
Quelle que soit la femme
Dites-vous qu’il y a mort d’âme

Ou Barbara (Pravi)

« N’aie pas peur de parler, n’aie pas peur de le dire.
Fais-moi confiance, c’est en parlant qu’on commence à guérir »

N’ayons pas peur d’entendre la courageuse parole terrorisée.

Préservons les âmes.

Ne soyons pas gentilles.

Bras d’honneur ?

Revoyons Le Roi Lion de Disney. Oui, oui, Le Roi Lion. En observant le comportement de Scar à l’égard de son neveu.

Réécoutons des chansons qui, à plus de quarante ans d’écart, évoquent les mêmes mécanismes de prédation.

Angel Eyes de Abba

Look into his angel eyes
One look and you’re hypnotized
He’ll take your heart and you must pay the price
Look into his angel eyes
You’ll think you’re in paradise
And one day you’ll find out he wears a disguise
Don’t look too deep into those angel eyes

Pervers narcissique de Black M. avec Barbara Pravi

Comme quoi je peux encore être dans le coup — (quiconque a besoin de l’affirmer ainsi ne l’est pas).

P.P.S. : Je vais maintenant aller chanter avec Angèle dans la cuisine, en préparant des pâtes au thon, excusez-moi auprès de Fabrice Drouelle.

Je le sais, maintenant vous aimeriez bien l’avoir ma recette de pâtes au thon hein ?

C’est une recette de Jamie Oliver : working girl’s pasta. Je réalise, en la cherchant sur internet, que le nom italien est pasta alla puttanesca. Je ne parle pas italien mais j’en comprends assez pour deviner que ce que je pensais être la recette de yuppies en col blanc des quartiers d’affaires de Milan est en réalité celle des travailleuses des rues. Cette envie qui germe lors de la rédaction d’un article sur la violence faite aux femmes est-elle une coïncidence ? Je veux croire que non.

Je n’ai pas trouvé ce que je cherchais en ligne, je vous donnerai la recette la prochaine fois, promis.

En direct de l’astéroïde B612

Humeur défroissée par une rencontre d’auteurs à la médiathèque

Je me fais violence pour écrire ce matin. Pourtant j’ai des tas de choses à vous raconter, plusieurs pages de notes dans mon charmant carnet à fleurs des champs. Je suis épuisée. Depuis quelques semaines, un double deuil m’entrave, un personnel dont je ne parlerai pas ici, et celui de mon livre non publié à la dernière minute. Ça encolère de s’être fait balader par des gens négligents, des négli-gens. Ma décision nécessaire est un avortement thérapeutique au troisième trimestre de la grossesse. Une fausse couche. Ça secoue. Ça brise. Ça remet en question.

Funambule aux Gratte-Ciel

Publier un livre brasse peurs et joies intenses, en situation de vulnérabilité extrême. C’est tendre les mains ouvertes avec son cœur dessus, palpitant et fragile : tenez, prenez, j’ai fait de mon mieux. Une lectrice m’avait écrit en parlant de ce roman à venir « Merci pour ce cadeau ». Je lui avais répondu « Attends de le lire avant de savoir si c’en est un ». Mais à bien y réfléchir, oui publier, quand on est sincère et hors d’une démarche commerciale, est un cadeau. Quand ce présent de pensées intimes et de sentiments secrets atterrit dans des griffes qui méprisent le degré d’investissement et n’en prennent pas soin, c’est violent. Douloureux.

Publier un livre c’est un marathon émotionnel, un accouchement. Devoir l’interrompre à la dernière minute n’efface pas les années de travail, les mois à attendre cette date avec impatience et crainte. À la page du 3 octobre sur mon agenda, j’ai gommé l’étoile et le cœur dessinés au crayon à papier, les deux mots mon livre et leur bouquet de points d’exclamation. Le coup de gomme, geste de résignation minuscule, n’efface rien. Supprimer le numéro de téléphone d’un ami décédé dans son téléphone ne répare pas le cœur brisé.

« Maman, tu ne crois pas que je devrais, en plus du cours de danse classique du lundi soir, aller à celui du mercredi soir ? C’est de la danse contemporaine. Ma copine Julie y va…

Non je crois que ça fait trop. »

Non contente de constater l’effondrement du soufflé sur lui-même, je me bats pour faire disparaître mon nom des plateformes de libraires. Ce qui leur a été envoyé par la maison d’édition l’a été sans mon accord ni me tenir informée. Ma fille l’a découvert par hasard. La seule initiative pour « promouvoir » mon roman a été bâclée. Quatre ans de travail pour ça ? 

Non.

Une femme révoltée est une femme qui dit non. Non aux négli-gens qui ne daignent pas répondre aux mails et n’ouvrent un œil que quand on évoque le recours juridique. C’est désolant. Dans l’enthousiasme de l’installation, les bonnes volontés se pressent. La déroute d’une fermeture coupe les élans et personne ne grimpe sur une échelle pour dévisser l’enseigne laissée à rouiller. Les bâtiments désaffectés d’une usine gâchent le paysage pour toujours. Je veux retourner à mon anonymat. Le déréférencement est un droit.

« Maman, je veux tester aussi le cours de danse du vendredi soir. Toutes mes copines y sont. »

Vraiment ? On n’a pas déjà eu cette conversation ? »

Sur le chemin du marché un poids, que je ne peux confier à mon caddie, leste ma poitrine : je dois annoncer à mon maraîcher et S. qui me vendent épinards, poires ou potimarrons que non, mon livre ne sortira pas comme prévu. Que leur précommande ne servira à rien ce coup-ci. Que j’espère que la FNAC les remboursera. Que oui, j’espère aussi que la nouvelle date de publication ne sera pas trop éloignée.

Jeudi au cours de céramique, une vague avec un surfeur, commande de ma benjamine, est achevée. Je la pose sur sa planche sur l’étagère de séchage. En retournant à ma table, l’animatrice me demande :

-Alors que vas-tu faire maintenant Estelle ?

Je m’arrête un instant et en penchant la tête, lui réponds, l’œil espiègle :

-J’ai beaucoup de colère en ce moment…

-Ah ! Tu vas faire quelque chose au battoir alors.

-Je vois que tu me comprends.

Sourires entendus.

D’un sac poubelle noir et déchiré, j’extrais une masse d’argile grise chamottée que je bats sur la table en bois brut, de toutes mes forces. Pour en chasser les bulles d’air et la compacter en une balle homogène, pour expulser la rage de m’être sentie abusée, la frustration d’avoir vu s’écraser ce projet essentiel, au sol, entre mes pieds.

Dans l’armoire, entre les rouleaux de bois, je déniche un battoir. Et je tape sur ma balle de terre. Fort. Ça claque. Ça heurte ma main droite. Je la retourne pour la modeler de façon régulière et créer un cylindre. Des grandes claques pour l’aplatir et former une forme allongée de section ovoïde. Relever une mèche de cheveux du dos de la main. Y laisser une trace de terre.

-Ouh là ! Estelle est en colère. Il va entendre son mari ce soir.

-Mais non, mon mari, il est adorable. Ce sont les négli-gens que j’aimerais coincer entre le battoir et la terre.

Et vlan. Une autre claque pour la route.

« Alors, Maman, tu m’emmènes au cours de danse ce mercredi ? J’ai les papiers pour l’inscription. 

Je ne t’avais pas déjà dit que ça ne me semblait pas une bonne idée ?»

Autre argile d’un brun rougissant, froide et collante, gavée de galets, celle de mon jardin. Pour évacuer la frustration, me rassembler autour d’un projet créatif apaisant, joyeux, manuel, je veux planter. Les galets remontent à la surface sans cesse. On comprend pourquoi les murs des maisons et des jardins de la commune sont en galets blonds. Ils prolifèrent. Quel glacier a roulé des pierres jusqu’ici ? Est-ce un ancien lit du Rhône ? Les plus gros s’empilent contre un mur et se font bordure décorative, jusqu’à ce que notre chienne Gaïa les éparpille en coursant un vélo. Les plus petits s’entassent dans un sac cabas de supermarché que je vide au fond d’une longue jardinière. Elle sera bien drainée.

Plier les jambes pour protéger le dos, attraper un galet dans chaque main, le sentir glisser, le rattraper, se tordre les poignets, le laisser tomber à l’endroit désiré. Le recaler un peu. Relever une mèche de cheveux du dos de la main. Y laisser une trace de terre. Malgré les précautions, les coups de bêche défouloirs se paient plusieurs jours dans le bas du dos. Mon mari a pris le relais. Bordure charmante.

Retrouvailles avec mon piano, parce que cette année j’ai décidé de participer à l’atelier de musique de chambre de mon école de musique, dans la si jolie maison des champs, au nom poétique. Une demeure de campagne d’un riche soyeux lyonnais peut-être, reconvertie en lieu d’accueil d’associations. Une chanteuse a besoin d’une pianiste pour l’accompagner sur un Noël de Fauré. L’accompagnement, gratifiant en fin de parcours, est assez ingrat pendant les semaines de préparation. Il est difficile de se caler rythmiquement, la voix humaine est moins fiable qu’un instrument, même un instrument à vent qui a lui aussi des contraintes de respiration. Vais-je arriver en quelques jours, à jouer bien à un tempo assez rapide pour que la chanteuse ne s’effondre pas en apnée ?

Un accompagnement n’a par définition pas de mélodie. Le morceau relève plus de l’exercice. Tant pis si ce n’est pas parfait, je décide de m’amuser. J’ai fait accorder mon piano qui avait mal vécu ses déménagements successifs et les travaux. Je travaille les arpèges de la main droite, les doubles croches de la main gauche. Relever une mèche de cheveux du dos de la main. Y laisser une trace de clef de sol.

« Maman, demain je rentrerai tard, je vais à la danse avec toutes mes copines.

Mais, ma chérie, tu étais déjà épuisée en rentrant lundi soir… Encore tu remets ça ? »

Au milieu de cette débâcle de l’humeur repêchée à pleines mains, à l’atelier, au jardin, ou au piano, de l’autre côté de l’espoir brisé, un havre de joie.

La médiathèque de Saint-Genis-Laval, le B612, où j’aime me réfugier dès que possible, m’avait invitée à participer à une soirée de rencontre d’auteurs locaux le 8 octobre. Les organisatrices, merci à elles, ont eu la gentillesse de maintenir leur invitation malgré les soubresauts de dernière minute que vous connaissez.

Nous étions cinq, à nous rencontrer une première fois pour préparer cet échange, une deuxième fois pour nous présenter à l’adjointe à la culture de la mairie et à une journaliste du quotidien Le Progrès. Voilà l’article, glissé dans ma boîte aux lettres par ma gentille voisine :

(Note perso : La prochaine fois penser à sourire pour la photo.)

Pour annoncer la soirée et présenter notre travail sur une jolie table à l’entrée, nous étions invités à apporter nos livres, des cartes de visite, une photo… Que faire ? La maison d’édition à qui j’avais fait confiance ne m’avait proposé aucune couverture. J’ai créé des marque-pages à ma façon. Puis, poursuivant le travail entamé sur Amazon pour l’autoédition, j’ai créé une jolie couverture, à mon goût, avec mon titre et un sous-titre choisi.

Les deux épreuves de contrôle commandées sont arrivées à la mi-journée mardi 8 octobre. Se précipiter vers la boîte aux lettres et attraper le carton. Planter un coup de ciseau dans le scotch en retenant sa respiration. Vite, découvrir la tête de mon bébé… C’est un siège (clin d’œil à Yves qui se reconnaîtra)… Vite le retourner pour le regarder dans les yeux. Soulagement ! Il me plaît. Un peu lourd l’animal… Une pesée pour rire sur la balance de la cuisine. 883 grammes. Bravo madame, vous avez bien travaillé.

Trop peut-être, le prochain sera moins long, je me le promets.

L’après-midi, dès l’ouverture de la médiathèque, courir apporter un livre, fière et intimidée. Ouf, je ne serai pas totalement démunie ce soir face aux lecteurs potentiels.

Moi que la prise de parole en public a toujours fait fuir, j’exulte à la perspective de présenter mon travail d’écriture. Pour la première fois dans un contexte professionnel, je me sens alignée, en paix avec moi-même. Je lis les premières pages de mon roman sans être étouffée par l’émotion. Lire à haute voix ses propres phrases est loin d’être évident. J’en sauterais de joie ! J’en saute de joie virtuellement dans les messages que j’envoie à mes amies.

J’échange avec bonheur avec des passionnés de lecture et de rencontres, comme moi, sinon, ils ne seraient pas venus. Je tends un papier à de futurs lecteurs qui voudraient bien acheter mon livre pour qu’ils inscrivent leur adresse mail. Je les préviendrai. Mes filles sont absentes, elles ont cours, des devoirs, des impératifs d’adolescentes. Mon mari est là, parfois mon regard croise le sien, et je lui suis reconnaissante d’être là. Cependant je n’ai pas besoin de soutien. Je suis dans mon univers, avec des bibliothécaires et des auteurs sympas, authentiques, bienveillants, gardée par des étagères de livres. Et depuis la fresque murale en face de ma table, le Petit Prince sur son astéroïde veille.

Voilà une dizaine d’années, un médecin frère d’âme, à qui je ne savais pas comment confier mes difficultés pour trouver une place dans la société, avait répondu à mes yeux embués et mes hésitations :

-Ah, la vie n’est pas facile quand on est tombé de l’astéroïde B612.

Il me comprenait sans que j’ouvre la bouche. Il disait un mot j’entendais toute la phrase. Non, la vie n’est pas facile quand on se heurte aux murs de cases qui nous rejettent. Malgré tous les efforts et toute la bonne volonté. Malgré l’apnée et les contorsions. Il m’avait aidée à cheminer vers l’acceptation de ma différence. Depuis son départ à la retraite sur son voilier, je tâche de garder le cap.

Là, au B612 de Saint-Genis-Laval, une porte s’est ouverte. Je ne la laisserai pas se refermer.
Avant de cliquer sur publier pour l’autoédition sur Amazon, demain j’irai à la poste pour expédier quelques kilos de papier à Paris. Déjà là, ce matin, j’ai envoyé mon manuscrit par mail.

En rentrant après la soirée, dans l’euphorie des rencontres et partages, les mains de la déception qui appuient sur mes épaules depuis ma décision, ont relâché un peu leur pression. Une pensée sourire a jailli en pleine lecture des messages de félicitations de mes copines : et toi maman, t’en as pensé quoi ?

« Maman, tu m’emmènes à la danse ? »

P.S. : Aucune des notes de mon joli carnet fleuri ne s’est glissée ici. Telle est la surprise de l’écriture.

P.P.S. : Je vous laisse apercevoir un livre qui ne sera peut-être pas le définitif, histoire de nourrir votre curiosité. Hé, hé. Goûtez donc ! Qu’en pensez-vous ?

Très joli film

La Vierge Marie prend la carte bleue

Flânerie à Avignon, exposition Miss.Tic au Palais des Papes et énooorme surprise à la fin

Hou la la, faut faire attention à pas lâcher son téléphone !

Appuyée sur le vent, le foulard entre les genoux pour qu’il ne s’envole pas, cheveux hérissés en soleil et yeux plissés dans la poussière tourbillonnante, je tâche de maintenir mon téléphone malmené. Je voudrais photographier la plaine du Rhône écrasée d’une lumière descendante de fin d’été sous le Ventoux si bien nommé qui culmine à 1909 mètres. Ce savoir inutile coïncide avec l’année de naissance de ma grand-mère avignonnaise. Là, en haut du Rocher des Doms où je n’ai pas mis les pieds depuis dix-huit ans peut-être, j’emmène une amie sur les traces d’une gamine que j’ai bien connue.

Nous sommes en petite vadrouille à Avignon, elle et moi, et ma tribu de fantômes.

Poussez-vous, vous autres ! J’ai besoin de lui montrer, de haut, le toit de la maison d’enfance de ma grand-mère blottie au bord du Rhône contre le Rocher des Doms dans un coin de turbulences, entre mistral et crues. Le vent y souffle si fort, que dans les doubles tunnels où s’engouffre la route, en 1976, haute comme trois pommes, comme trois ans, j’étais tombée à plat sur le goudron, car ma tante avait lâché ma main. Je me revois, dans la cuisine de ma mamie le raconter à ma mère en colère, le nez au niveau de la table. Je revois mamie en tablier, sortir chercher dans l’appentis de derrière, avec un seau de fer, les boules noires pour son poêle dans une odeur mélangée de charbon et de pétrole. Ma mère et ma grand-mère plient les draps tout propres et je leur demande, encore et encore, de monter dans leur hamac éphémère pour me balancer. Assises l’une contre l’autre dans un coin sombre, ma cousine me souffle de ne pas parler de sa maman à notre autre cousine car elle est morte.

La mienne aussi maintenant. La sienne aussi. La quatrième sœur aussi. Un, deux, trois, non pas soleil, un, deux, trois, quatre et pfut… nuit. Au cimetière d’Avignon où je n’arrive pas à retourner.

Mais là, tout de suite le mistral emmêle nos cheveux et me pousse loin de cette falaise, photos faites, vers l’abri relatif du jardin des Doms que de longs travaux vont placer derrière des grilles. Pourvu qu’on ne l’abîme pas trop ce jardin de mon enfance. Tiens regarde mon amie, là c’est la mare où on donnait à manger aux canards. Enfin, ce qu’il restait de notre pain sec, car je grignotais les quignons avant de les lancer. Là, c’est la fontaine où l’on étanchait notre soif, grâce au gobelet en plastique tiré du sac de notre grand-mère. Ma main s’approche d’une pierre saillante du muret, brillante de tant de contacts. Ma paume et elle se reconnaissent, quarante-cinq ans plus tard. Elle était déjà usée quand j’étais petite. Pourvu qu’ils la conservent. Là, regarde, sur cette pente il y avait un toboggan bleu, on remontait sur le bas-côté. Là, un tourniquet et là une cage à écureuil qui laissait sur les doigts une odeur métallique. Partout, sur les gravillons et dans les bosquets, des lambeaux de mes genoux.

Ce samedi-là, je ne vois pas ce qui est, je vibre de ce qui fut. Mes fantômes chahutent, leurs voix s’emmêlent, je dois fournir un effort pour ne pas être emportée dans leurs tourbillons. Le mistral, la soif, le soleil et mon amie m’ancrent dans le présent.

Allez, viens, on redescend. Ça ne t’embête pas un détour par l’église Notre-Dame des Doms ? Quand on était gamins on venait admirer la crèche, bouche ouverte, les yeux écarquillés, mains sur les grilles.

Le sol de l’entrée, usé, bosselé, glisse de tant de passages. Je ne me souvenais pas du plafond de la nef, sobre et blanc. À droite, devant une chapelle, de petites bougies vacillent. Je ne crois pas aux dieux du catalogue, mais je crois au silence dans un espace spirituel protégé et aux flammes qui dansent. J’en ai un besoin vital. Comme souvent, je cède à la tentation d’en allumer une. Un écriteau annonce que le geste coûte deux euros. Dans mon portefeuille, de minuscules pièces en cuivre s’entrechoquent. Hmmm que faire ? Un panneau digital rassure le passant désargenté : la Vierge Marie prend la carte bleue. Les dons préformatés sont au nombre de trois : deux, quatre ou six euros. Par défaut, l’écran propose quatre euros. Je clique sur deux. Non, mais !

Retour sur la place du Palais. Mes fantômes montent dans le petit train pour rejoindre le Rocher des Doms, tour de manège avant le toboggan. Ils courent s’asseoir à l’ombre des platanes pour regarder le numéro d’un mine grimé dans la chaleur et la foule du festival. Ils réclament une glace au vieux monsieur à la roulotte. Le passage derrière le Palais des Papes a le goût de la banane, celle que ma grand-mère a tirée un après-midi de son sac à main, magique comme celui de Mary Poppins. Les noms des rues, si poétiques, font ressurgir comme les pliages d’un livre d’images, le magasin de tissus des chemises de mon petit frère, une boutique de fleuriste élégante. Partout des enseignes de théâtres. Au croisement, j’aperçois un dos qui se presse vers les halles pour acheter les olives vertes cassées au fenouil. Ces madeleines familiales, je suis allée en chercher pour mes enfants qui, eux aussi, les ont adoptées.

Balades dans les rues, où se balancent quelques affiches rescapées du festival de cet été, et où traînent quelques touristes. Les platanes de la rue des teinturiers sont morts du chancre coloré. Un poète armé d’un pot de peinture blanche et d’un feutre noir y a inscrit des textes et des citations. Je me souviens de deux comédiens, encombrés d’un cadre de lit laqué de rouge, distribuant des tracts pour une pièce émouvante où j’ai reniflé et essuyé mes joues tout du long dans le noir.

Nous marchons dans des rues inconnues trop connues.

- Avec ta famille provençale, qu’est-ce que tu es partie faire en Allemagne ?

-Je me le demande !

Rires.

Je suis partie me rencontrer, m’autoriser à écrire et me faire des amis pour la vie.

Nuit chez ma cousine. Tendresse des retrouvailles avec sa famille.

Passage fugace, au large du portail, pour ne pas inquiéter le propriétaire actuel, devant la maison où avait emménagé ma grand-mère à la fin de sa vie. Le jardin a gagné en lumière, l’immense cerisier a été sacrifié. Le jujubier semble aussi avoir disparu. Dans sa ruelle, j’avance en jouant des coudes entre mes fantômes comme dans une cour d’école à la récréation.

Nous longeons un moment les voies du tramway, installé pendant notre séjour en Allemagne. Les remparts noircis de mon enfance ont retrouvé la blondeur de la pierre. Porte saint-Michel, place des Corps saints, place des châtaignes où la boulangerie du coin vendait les délicieuses fougasses (nature et aux grattelons) des treize desserts de la Noël.

Déboucher sur la place du Palais des Papes par l’étroit passage-goulet, à l’ombre de façades imposantes. Traversée de l’esplanade, vide et écrasée de soleil qui semblait interminable à mes petites jambes. Atteindre le musée du Petit Palais, c’était franchir le Sahara. Les groupes ne viennent pas jusque-là. Ils se pressent au Palais des Papes.

Voilà plus de quarante ans que je n’ai pas pénétré dans ce musée, dont ma mère disait que c’était un bijou. Dans la lingerie en Ardèche, les affiches d’expositions sont toujours là, punaisées au mur, Vierges à l’enfant de la Renaissance italienne, toutes d’or et de bleu. En entrant, je souris en regardant le sol : la pose des carrelages de terre cuite rappelle celle de notre calabert ardéchois (pour ceusse qui ne suivent pas parce qu’ils viennent du nord, le calabert est un hangar de ferme). Quelqu’une s’en était inspirée. Je l’avais oublié.

Vierges d’or et de bleu, au sein placé sur la clavicule, un bébé aux traits de vieillard sur les genoux. Les peintres d’alors n’avaient-ils jamais vu de femme nue ni de bébé ? Ou bien les normes cléricales exigeaient-elles cette représentation dérangeante ? Magnifiques, troublants, lumineux et sombres, magnétiques les tableaux aimantent.

Trop de vent pour boire un thé dans le jardinet pourtant clos du palais. Nos lèvres gercées attendront. C’est l’heure. L’heure de pénétrer dans le saint des saints, le Palais des Papes.

Une grande banderole sur le côté annonce l’exposition Miss.Tic. Son nom me dit vaguement quelque chose, je ne connais pas son œuvre. Je veux entrer pour me perdre dans les couloirs d’un palais médiéval, pour le fantôme de Gérard Philipe dans la Cour d’honneur, et de ma mère préadolescente, habillée en contadine avec son groupe de danse pour la farandole.

On nous a remis une tablette pour découvrir les pièces décorées comme au temps des papes. Ça oblige à baisser la tête sur l’écran, à ne pas trop s’éloigner des bornes sinon l’objet se croit kidnappé et se met à hurler (bon, y’a que le mien qui a fait ça).

Les œuvres de Miss. Tic sont éparpillées dans les couloirs et les jardins, les pièces du palais. Curieuse, je m’approche et lis ses phrases poétiques et pertinentes, politiques et féministes, engagées, sensibles et audacieuses. Ce sont des tags d’une artiste de rue hors du commun, un Banksy femme jongleuse de mots. Je les dévore en souriant, happée par la grâce et la force d’une âme jumelle.

Elle a décoré les rues de Paris, armée de bombes et de pochoirs, et de sa détermination, artiste à ciel ouvert. Elle est morte en 2022, une amie me dira qu’elle suit toujours sa page Facebook.

Les tags reproduits sont encadrés, les aphorismes et poèmes courts dégringolent le long de banderoles de calques, dans les salles de banquet du Palais des Papes, symboles de la domination masculine. Entre ces murs de pierre où les femmes étaient admises pour frotter les sols, récurer les casseroles, peler les patates, et se faire peloter dans un coin sombre par un ecclésiastique en robe, les mots d’une autre femme, debout, avec « plus d’un tour dans son art » éclatent.

Je prends photo sur photo. J’espère à la boutique pouvoir acheter un recueil de ses aphorismes. En vain. Un numéro spécial de Beaux-Arts, un album. Non, ils vont rester sur les étagères entre celui sur Nicolas de Staël et de Praxitèle. Depuis le haut du Rocher des Doms, la veille, j’avais vue sur le passé. Ce matin, sur le perron du Palais des Papes, j’aperçois l’avenir, mes fantômes s’écartent devant l’élan de Miss. Tic qui me tire par la main.

Depuis quelques jours, je porte un deuil, le deuil de la publication de mon livre à laquelle j’ai dû renoncer dans l’immédiat. Miss.Tic me le souffle. « C’est la vie, ça va passer. » Fière de moi, je lui réponds : comme toi, « je ne me suis pas laissé défaire ».

La voilà la surprise annoncée en tête d’article. On n’a pas dit que la surprise était bonne.

Pour des raisons de choix éditoriaux, j’ai décidé de me séparer de ma maison d’édition. J’ai viré mon éditeur. À trois semaines de la date de publication annoncée pour mon roman, il n’avait rien fait. Pas de couverture, pas de communication auprès des libraires et des médias. Comme dans la chanson de Vincent Delerm, Le monologue shakespearien, qui d’ailleurs se passe au théâtre pendant le Festival d’Avignon, je suis partie avant la fin, avant de savoir le fin mot de l’histoire. J’ai posé un lapin à un épilogue prévisible où je bradais plusieurs années de travail contre aucune valeur ajoutée et de l’irrespect.

En colère, je me sens flouée mais soulagée d’avoir retrouvé les commandes de ma création. Faute de réponse à mes questions sur le contrat proposé, je suis restée libre : j’ai rendu son titre et son honneur à mon manuscrit. Le monde de l’édition est-il partout aussi décevant ou suis-je mal tombée ? Miss.Tic l’a écrit le port du cerveau est obligatoire. J’ajoute, celui du cœur aussi.

Je vous remercie pour votre soutien, votre enthousiasme, vos précommandes.

Ce n’est que partie remise, je vous tiendrai au courant pour la suite, lorsque j’aurai décidé sous quelle forme mon roman sera publié.

En attendant, j’ai l’honneur d’être invitée à en parler à la médiathèque B612 de Saint-Genis-Laval en compagnie d’autres auteurs locaux, le mardi 8 octobre prochain, à 18 h 30.

Emojis : je saute de joie, cœur, fleur, confetti et tutti quanti.

Soyez les bienvenus, avec vos amis si vous passez dans le coin.

Fantômes acceptés.

Le temps d’un regard

Peuplier obstiné, village ensauvagé, acte de mariage du XIXe ressuscité et cartons défaits

La porte sur les journées harassantes du mois d’août vient de se refermer. J’ai poussé le verrou. Les cartables ne sont pas prêts, non, ça fait bien longtemps qu’ils ont été offerts à d’autres petites mains. Le sac à dos de l’une a été passé à la machine, avec la trousse. Le nouveau sac de l’autre n’est pas encore arrivé, jeté dans le jardin par-dessus le portail par un livreur pressé. Tout le monde se presse, s’esquiche et se comprime. Nous n’avons jamais eu autant d’aides technologiques pour gagner du temps, pourtant nous courons toujours après, de plus en plus vite. Pas après le sac en velours vert kaki, qui aurait dû arriver hier, tu ne crois pas maman ? Pas après la liste des copains de classe qui n’est pas affichée sur Pronote une poignée d’heures avant la première classe, c’est nul tu ne trouves pas? Nous courons à perdre haleine, sans nous rendre compte que c’est après nous-mêmes que nous courons.

Quelle affaire que de savoir quels camarades vont partager nos professeurs et notre emploi du temps pendant cette année scolaire ! Je ne m’en souvenais pas. Cette préoccupation majeure se dilue avec les années, éphémère comme tout, comme nous. Notre projet de vie : oublier que nous ne sommes que courants d’air. S’enivrer de sujets qui n’en sont pas, se soumettre au tourbillon de la vie pour tourner le dos à notre finitude. Relégués aux greniers les gestes religieux, les rites, les croyances qui nous offraient des certitudes rassurantes pour l’après. C’est au 13e siècle, avec l’essor de la religion, que le concept de « perdre son temps » est apparu. Quand on prend le temps, c’est Dieu que l’on vole. Interdit de bayer aux corneilles sans culpabilité.

Ma science neuve date des dernières séances de pédalage sur vélo elliptique. Dans la chambre assombrie par les persiennes fermées sur la fournaise, j’ai regardé un documentaire d’Arte : Le temps, une énigme sans fin. Le temps, ce mystère, concept qui s’échappe dès qu’on croit le comprendre, qui coule entre les doigts comme le sable du sablier brisé au sol.

L’émission s’ouvre sur une expérience surprenante : faire asseoir face à face deux inconnus, et leur demander de se regarder dans les yeux pendant quatre minutes. La perception du temps s’allonge. Des yeux ridés pleurent. Des yeux de petite fille se détournent un court instant. Quatre minutes pour plonger dans l’humain, sans distraction, sans excuse, la présence pure. Le temps d’un regard, s’abandonner à être, dans toute sa vulnérabilité. La vulnérabilité, celles des autres et surtout la nôtre que nous fuyons. Quand nous sommes-nous regardés dans un miroir, longtemps, vraiment, pour prendre de nos nouvelles, sans fuir notre âme sous prétexte de rectifier une mèche rebelle ? Nos failles (nous) dérangent.

Samedi matin, en mission d’échange de jean baggy, j’ai poussé la porte de la librairie du centre commercial. Enfin, façon de parler. Les temples de la consommation nous avalent sans obstacle. Après quelques minutes à patienter près d’un endroit marqué « Point libraire » au-dessus d’un ordinateur, la dame a terminé sa conversation avec un client et je me suis présentée.

-Bonjour, je suis une auteure lyonnaise, qui publie un roman prochainement. Est-ce que vous organisez des rencontres signatures ?

-On n’en a plus fait depuis le confinement. Quel est le titre de votre ouvrage ?

Vous ne rentrez pas dans les cases, madame.

Elle trouve mon livre dans sa base de données, mon ego gonfle ses plumes. J’ai envie de lui demander si je peux prendre son écran en photo. Elle lit attentivement le résumé, ce que j’apprécie, et se tourne vers moi.

-Nous allons reprendre les rencontres, mais avec des sujets plus positifs que ça. Ça m’embête de dire ça à quelqu’un qui se présente en personne.

-Merci, madame, pour votre franchise.

Une information honnête est précieuse, j’apprécie le courage de la jeune femme. Cependant mon humeur embrumée a reçu le matin même une mauvaise nouvelle et sur la chanson Where the lost things are de Mary Poppins returns j’ai craqué. Entre les rayons de sciences et de développement personnel, la joue mordue pour contenir les larmes toutes prêtes, je hèle ma fille égarée dans les romans.

-Sortons vite. Tu sais ce qu’elle m’a dit la dame ?

Je raconte. Elle me prend la main.

-Tu sais ce que j’avais envie de lui répondre : « Vous voyez c’est la métaphore parfaite du titre ».

Rires doux-amers.

-Je me suis retenue d’ajouter, en levant la tête et un index vers ce panneau « Point libraire » : « Pardon, je pensais être dans une librairie, pas à Disneyland. »

Elle n’y est pour rien la « libraire », comme l’allumeur de réverbères du Petit prince, elle suit la consigne. La consigne du toujours plus, du sirupeux, du léger, du facile. Vite, courons nous réfugier sur Netflix, avec un seau de Smarties, dans une orgie de couleurs, de lumière criarde, de bruit et d’injonctions à consommer. Vite, vite, oublions que l’on peut penser, et que la bouchée de crème caramel n’est jamais aussi savoureuse qu’après une salade d’endives. Memento mori, mais pas trop.

Ou bien trouvons un interstice, une fissure dans l’espace-temps, et partons nous promener à Chaudun, petit village des Hautes-Alpes. À la fin du XIXe siècle, ses 129 habitants appauvris ont décidé de le vendre à l’État pour partir chercher fortune aux États-Unis, en Afrique du Sud ou au Mexique. Les épicéas et les hêtres, les aulnes et les épilobes, les loups, les renards, les blaireaux et les cerfs ont repris possession de leur royaume de rocher. Les mélèzes s’élancent dans l’ancienne école et la mairie disparue. Plus personne ne se recueille sur l’unique tombe préservée, celle de Félicie Marin, décédée à 17 ans le 30 avril 1877. Le cimetière, protégé tardivement de l’engloutissement, a été ceint comme à regret, d’un mur de pierres, sans porte. Un village et des champs rendus à la montagne, un passé humain englouti par les brins d’herbe, ça me rassure.

Au coin de ma rue en banlieue lyonnaise, les rejets du peuplier d’un parc ceint de murs (avec portail) finissent toujours par crever le goudron du trottoir rafistolé. À chaque passage, je guette la lance verte, drapeau minuscule de la reconquête. Hé, hé, bravo, ils ne t’auront pas. À Mainz, chez un autre voisin, les employés municipaux, lassés de tailler et regoudronner, avaient fini par sacrifier sa majesté le peuplier pourtant planté dans un jardin privé. Accusé de vouloir vivre. Condamné. Prière de rester sous le goudron, dans vos cases, vos murs sans portes, de retenir votre élan vital. Interdiction de penser. Quand l’homme aura fini de s’autodétruire, il restera le peuplier. Quel soulagement !

Le documentaire sur le temps évoque un petit commerce disparu : celui de l’heure exacte. À la fin du XIXe siècle en Angleterre, chaque semaine, Ruth Belleville fait le point auprès du méridien de Greenwich et passe de boutique en boutique, armée de la montre gousset familiale, prénommée Arnold, comme l’horloger qui l’a fabriquée. Pendant près de cinquante ans, comme son père avant elle, et même après l’introduction de l’horloge parlante, elle approvisionne les Londoniens avec deux aiguilles sur un cadran de poche. Seule la guerre en 1940 l’a confinée chez elle, enfin retraitée à 86 ans.

Aujourd’hui, si plus personne n’a de montre, tout le monde a l’heure. Mais personne n’a le temps qui ne s’achète pas, sauf en Suisse, pays des montres précises et des coucous vernis, où il a donné son nom à un grand quotidien. Les Français ont Le Monde. Le temps et l’espace. Que nous reste-t-il ? La liberté d’arriver en retard à un endroit où on n’a rien à faire, comme à la boutique de jean baggy un samedi matin, avec celle de mes filles qui a le travers de partir à l’heure où elle doit arriver. Ce qui met sa sœur et sa mère en rage. Certains pensent qu’ils peuvent toujours empiler dans un placard ou un agenda, d’autres les regardent de travers, et ne s’autorisent à remplir que du vide.

J’aime regarder dans le rétroviseur, vers un temps où on prenait le temps, celui de la nature, où la durée avait un prix, celui de son respect. Cette semaine, j’ai voyagé à l’époque lointaine des contemporains de la jeune Félicie de Chaudun, dans un monde qu’elle n’aura jamais connu, celui de la très grande ville, plate et polluée.

Une amie allemande a sollicité mon aide pour transcrire un acte de mariage parisien de la fin du XIXe siècle. Pourquoi pas ? À l’ouverture, le fichier PDF presque illisible m’a inquiétée. Même les noms propres étaient tout juste reconnaissables. Et puis, à force de me familiariser avec le langage officiel, de comprendre que les doubles consonnes ss s’écrivent en fait sf, que les majuscules sont élégantes et la ponctuation inexistante, à force de parcourir sur le site des Archives de Paris d’autres pages de ce registre, et d’apprivoiser la graphie désuète de Monsieur Garcin, officier d’État civil pressé qui enchaînait les mariages toutes les cinq minutes, j’ai réussi à retranscrire tout l’acte moins un mot. Tassé en pente descendante à la bordure droite de la page, il reste abscons. Pas de lettre qui ne dépasse vers le haut ni vers le bas. Difficile d’identifier le nombre de lettres. Je m’en remettrai aux conjectures pour renvoyer le texte à mon amie. Je penche pour mairie.

Cette glissade dans le passé fut un exercice passionnant au temps lointain, inconnu, de l’époque de mes arrière-grands-parents. Merci aux préposés patients qui se sont coltiné de scanner toutes les pages des registres. Pourquoi ces deux jeunes Allemands de la Rhénanie, originaires de villages presque voisins, se sont-ils retrouvés à vivre à Paris et à s’y marier ? Ils ne parlaient pas le français, un traducteur-interprète juré était présent aux côtés de leurs témoins. Quel était le métier de raffineur ? Des recherches évoquent le traitement du salpêtre, ou la fabrication du verre, ou encore celle du sucre. Trois domaines bien différents. L’impasse du logement de l’époux a été rebaptisée depuis. Pour cette union express, un dimanche matin, probablement le seul jour de congé de la semaine, avaient-ils revêtu leurs plus beaux habits ? Ont-ils complété l’acte civil par une cérémonie religieuse ? Ou bien ont-ils fait la noce à la sortie de la mairie du 19e ? Une photo a-t-elle été prise ?

J’ai eu envie de tourner la page du registre et de tirer sur les fils dégagés par mes recherches. Je voudrais comprendre. Comment s’opère le changement de graphie ? En douceur d’une génération à l’autre, mais de façon inéluctable sans doute. De nos jours on reconnaît au premier coup d’œil un texte écrit par un enfant anglais, un jeune allemand ou un petit français. Les enseignements des boucles et des bâtons différent entre carreaux et lignes. Dans une même langue, la façon de parler évolue aussi avec l’époque. Les mots, les expressions, mais aussi l’élocution. Les reportages sur la libération de Paris chantent à nos oreilles du XIXe siècle. Dans les vieux films, le langage dépayse et c’est une partie de leur charme. Qui dit encore « On a été rosses avec lui » avec une intonation oubliée, comme la petite fleuriste dans le magnifique Ascenseur pour l’échafaud, récemment revu. Je n’avais gardé de ma découverte vers seize ou dix-sept ans, qu’un souvenir ébloui de lumières dans la nuit sous la musique envoûtante de Miles Davis, le gros plan sur le visage de Jeanne Moreau au téléphone et un paquet de cigarettes enflammé qui chute dans une cage d’ascenseur en noir et blanc.

Ce week-end mon mari et moi avons déballé la vingtaine de cartons intouchés depuis notre déménagement en août 2022. Entreposés dans la seule pièce qui a suffisamment échappé aux travaux pour y stocker des meubles, des objets inutiles, une cage géante pour deux gerbilles sur le canapé en cuir. Malgré les grands plastiques scotchés, malgré les draps indiens, les couvre-lit de coton (pourvu que la saleté parte à la lessive), les rideaux de douche reconvertis, tout était recouvert d’une poussière grise, fine comme de la farine, comme des cendres. Un volcan intérieur a fait éruption dans notre chez-nous. Les répliques se font encore sentir dans les empreintes noires sur les carrelages crème, dans les courbatures de mes bras et mon dos.

Nous avons bataillé, entre niche de Gaïa improvisée établi, nouvelle cage en construction, plus petite, pour les gerbilles, outils à même le sol, pour déballer ces cartons et les transférer, souvent, dans des sacs poubelle. Que faire du menu de la pizzéria de Mainz ? Des poignées de masques anti-covid usagés ? Les masques neufs de chez DM et les boites de tests ont rejoint l’étagère de médicaments. Les millions de stylos ont été vaguement triés. Combien de rouleaux de Scotch, pardon de Tesa, avons-nous entamés ? Les papiers un peu froissés, un peu dessinés… pourquoi avoir gardé tout cela ? Le déménagement s’est décidé si vite, nous n’avons pas eu le temps de trier.

Il est venu le temps de trier. De mettre nos pendules à l’heure et revenir au présent.

Des présents aux inconnus pour élaguer notre présent. (Désolée, je n’ai pas pu me retenir). Je veux donner et jeter. Les cartons de décennies de magazines pour enfants (Pomme d’Api, Astrapi, Salamandre, Images Doc, Okapi, Aquila…) partiront chez Emmaüs. Les livres seront triés, offerts, confiés. Seuls resteront les livres-sourires. Fervente adepte de Marie Kondo mais peu pratiquante, au gré des déménagements rapprochés et des travaux nous avons déplacé chaque table, chaque livre, chaque pot de confiture plusieurs fois, tous sont passés dans chacune des pièces. Trois cartons contiennent depuis 2018 des albums et des pochettes de photos datant du temps où le virtuel n’avait pas phagocyté nos souvenirs et nos visages lisses.

Pour laisser le robot aspirateur virevolter à son aise dans notre chambre, mon mari a débarrassé le dessous du lit. La boite en carton brun m’intriguait, quels trésors abritait-elle ? J’ai soulevé le couvercle pour découvrir que c’était les miens : des cahiers de ma maman, où elle notait mes progrès de bébé et petite fille (et ses journées), le cahier Clairefontaine rouge, où j’ai fait pareil avec mon premier enfant pour les premiers mois (les autres n’ont pas eu cette chance, leur mère était moins disponible). J’ai feuilleté ces cahiers, et plongé dans le passé. Un passé doux-amer, un passé où il est agréable de se perdre de temps en temps. De s’oublier dans des souvenirs changeants en fonction du moment où on les attrape.

Je suis épuisée. Je voudrais, enfin, un week-end ou un soir, un midi avec ma tasse de thé, m’effondrer dans un canapé dans un espace apaisé, selon le mot à la mode chez les urbanistes qui ne doivent pas savoir ce qu’il veut dire. La tâche n’est jamais finie. Je veux jeter mes anciennes toiles où j’ai commis des tableaux à l’acrylique, me délester pour bayer aux corneilles, envolées depuis bien longtemps. Que faire des œuvres de mes trois enfants, toutes conservées ? Imaginez les bazar… Ces grands cartons à dessins, ces rouleaux contenus par des élastiques qui craquent mollement quand on les manipule, si touchants quand on les ouvre sous leur poussière grise. La cendre du temps. J’ai voulu prolonger l’éphémère. Des pages blanches couvertes de traits de crayons, de peinture à l’eau, de découpages maladroits pour retenir une enfance, ma jeunesse.

Ephémère comme la sorcière d’une comédie musicale pour les enfants, vue deux fois au festival d’Avignon, avec mon aîné puis quelques années plus tard avec sa sœur. J’en chantonne toujours des chansons. Ephémèèèèèère, ça n’est pas un nom de soricèèèèère, mais que donc a pensé ton pèèèèère…. Nous n’avons pas un radiiiiis, nous allons changer de viiiie…. Un souvenir chanté ça prend moins de place dans un coin de séjour et c’est tout aussi précieux. À nous deux déchetterie, j’arrive. Place !

Avez-vous remarqué ? Pour ses cinq ans (cinq ans !) j’ai relooké le site de Mainzalors.com. J’ai réécrit les textes de présentations, modifié les intitulés des onglets. Pour accueillir un nouveau livre et de nouveaux lecteurs, on s’est faits beaux. Je prendrai rendez-vous chez ma coiffeuse si j’arrive à me souvenir du mot de passe de la plateforme. J’ai tant à vous dire.

Mais chut. Je tends l’index sur les lèvres du temps pour lui demander de se taire.

Laisse-moi tranquille, temps qui court, le regard de quelqu’un attend le mien.

P.S. : Quand Mainzalors.com sera grand, je proposerai un partenariat à Arte ? ;o)

Le hérisson de 22 h 15

Moments sourires de l’été avec une (énooorme) surprise à la fin

Bienvenue dans mon entre bleu, pardon, dans mon entre deux.

Un entre deux, comme je vous l’écrivais l’autre jour, entre vacances au bord de l’eau et rentrée à petits carreaux. Entre deux temps et trois vagues je flotte. Entre un avant et un après, dans la langueur de l’été, et l’attente perlée, inavouée. Celle de refiler mes filles à l’éducation nationale pour pouvoir prendre une grande inspiration, debout face à la fenêtre, et me repousser d’un coup de l’appui, en soufflant : « C’est maintenant ». L’attente de l’éclosion d’un projet de longue haleine, aboutissement de la métamorphose, craquement de la chrysalide, il va naître c’est pour bientôt, les premières contractions serrent la gorge et le ventre.

C’est maintenant.

Disons que c’est bientôt, la main tendue pourrait le toucher, mais, sait-on jamais quand il s’agit du futur : demain ou la semaine prochaine ne vont-ils pas me filer entre les doigts ? Ils coulent et s’échappent, à l’aval de ma rivière. En équilibre sur les galets de mon gué, mes amis fidèles, je m’accroche d’une main à la falaise avant de me propulser vers l’autre côté, sans balancier ni garde-corps, temps et respiration suspendus. Sur l’autre bord, l’après, je rejoindrai ce demain où j’ai rendez-vous.

Un rendez-vous secret, jusqu’à la fin de cet article.

Au fil de l’écriture, cet après-midi, il me semble que chaque mot me rapproche de la décision de briser le silence comme on brise avec un petit marteau rouge, la glace du bouton d’arrêt d’urgence dans un train. Ma main se tend vers l’outil, hésite et s’abaisse, puis, fascinée, se rapproche à nouveau. Dans ce cas, il s’agit plutôt d’un bouton de lancement, une manette qui libère le frein.

Nous verrons bien, vous et moi, ce que mes doigts décideront. Je leur laisse la main.

Voulez-vous bien me tendre la vôtre ? J’ai un peu peur.

En attendant, je voudrais vous raconter mes sourires de l’été, vous les prêter comme on confie des bocaux à la voisine qui fait des confitures d’abricot et se trouve à court, la louche fumante à la main. Tenez, mes pots dépareillés, aux couvercles en Vichy rouge et blanc ou parsemés de fleurettes jaunes et violettes, tenez, mes pots aux traces d’étiquettes mal décollées au lave-vaisselle, qui promettent encore, sur un verre vide, la mûre de 2019, la fraise ou la groseille de 2020 et le cassis de 2021. Tenez, remplissez-les. Ça peut toujours servir.

Ça peut toujours servir, un sourire.

Alors, asseyez-vous, je vous raconte.

Le noisetier

Un soir, dans ma chambre neuve, au placard béant encore inachevé, dans le tourbillon d’une installation en cours, entre le piano désaccordé par le déplacement et empoussiéré, un tas de vêtements et la couette inutile sur un fauteuil, j’ai découvert ma nouvelle perspective depuis l’oreiller. Une fenêtre à trois vantaux, au ras du sol extérieur, car la chambre est au rez-de-chaussée, au sol décaissé pour gagner un peu de hauteur de plafond dans l’ancien garage. La fenêtre ouvre sur un noisetier sauvage, poussé spontanément au bord du chemin, sans doute un garde-manger oublié des écureuils du voisinage. Il ne touchait pas encore les fils de l’étendage quand nous nous sommes installés, désormais il les dépasse, enfin, il les dépassera quand j’aurai retendu le fil de fer sur des poteaux repeints (en vert, y a comme une obsession côté couleur). Il va gêner c’est sûr, il va nous briser la vue sur l’étendue d’herbe qu’une rare tonte, manuelle et silencieuse, improvise pelouse.

Ce pré miniature m’enchante au printemps de violettes, primevères et pâquerettes, puis, en juin, de fraises des bois et à l’automne de cyclamens d’un rose violet. En ce moment, il somnole, sous les grillons, les moustiques tigres, et les rayons de soleil trop verticaux. Les fleurs sauvages renoncent, elles estivent. Au-delà de ce pré de poche, une haie de lauriers-tins, en bataille, une haie de bocages, non taillée, aux feuilles roussies, emmêlées d’un troène, d’un sureau en devenir, de pousses de micocouliers égarées, d’un rosier Lady Banks qui un jour, c’est sûr, il me l’a promis, fleurira de pompons blancs. Au-delà de notre rempart pour rire, celui des voisins, un grand lilas des Indes, un bouleau, le squelette de l’épicéa tronçonné pour cause de maladie. Un fouillis de verts, mobiles et frissonnants. Du vert, encore du vert. Revenons à ce soir-là, allongée sur mon lit, la fenêtre entr’ouverte, je n’ai pas éclairé la lampe de chevet, pour boire la tombée de la nuit encadrée par cette nouvelle fenêtre.

Une étoile, ou peut-être une planète, s’est allumée entre deux branches de lilas des Indes, et je l’ai regardée naître un instant, de longues secondes étirées en minutes. Dans le triangle de branches et de feuilles, elle a glissé. Bien sûr à chaque coucher ou lever de soleil ou de lune, on vit cette même expérience. Pourtant, ce point brillant minuscule, sur un fond qui s’assombrit, par sa dimension infinie, sa délicatesse, a transformé une tombée de nuit en instant sacré : j’ai vu la terre tourner.

Ceci n’est pas un hérisson

Autre moment où la respiration et les gestes s’interrompent pour ne pas déranger le mystère, la traversée du jardin sur le coup de 22 h 15 par un long hérisson. À son premier passage, lors d’un dîner avec des amis pour étrenner la terrasse (oui, ce jour inespéré a fini par arriver), occupée dans la cuisine, je l’ai raté. Le miracle avance à pas pressés. Au deuxième repas nocturne, avec des amis allemands de retour de la Méditerranée, j’étais là. Nous l’avons observé, muets et souriants, longer le mur, passer sous un carrelage incliné, et se cacher dans le bosquet. Ça farfouillait un peu plus loin dans les feuilles, des cousins à lui sans doute. Au moment de se dire au revoir, un jeune hérisson explorait en reniflant le mur du voisin. Ma fille a proposé de leur donner des noms de station de métro de Londres. Le hérisson de 22 h 15 s’appelle Baker Street en hommage à Sherlock Holmes. Le petit, je le baptise Pimlico.

Respirez le portail des vacances, en érable tout neuf. Chauffé par le soleil, il sent les crêpes du dimanche matin.

Goûtez les gaufres de la cahute de la plage. Au bout d’une semaine de gourmandises du soir, à l’heure où, dans notre jardin, sortent Covent Garden et Hammersmith, savourez le sourire de la vendeuse qui repousse la main qui tend un billet :

« Non, non, ce soir c’est cadeau, pour vous remercier de votre fidélité ».

Vraiment ? Notre gourmandise est-elle aussi peu discrète ?

« Oui, oui.

- Alors, merci beaucoup pour votre gentillesse. »

Merci, car ce ne doit pas être facile de travailler deux mois ainsi, à quatre dans à peine deux mètres carrés, encombrés de frigos et de congélateurs et de moules à gaufre (mille millions de mille sabords), le père, la mère, le fils et la fille, et la montagne de fraises Tagada. Le père était aussi entraîneur de rugby, mon mari lui achetait déjà des glaces à l’eau quand il était gamin. Ma plus jeune fille a confié au marchand la sélection des parfums de son cornet. Cassis, citron vert.

Observez sans bouger, le couple de huppes dans les pins, en smoking punk, marron clair et rayures noir et blanc. Prenez garde aux chutes de pommes de pin à moitié rongées que l’écureuil lâche, l’une après l’autre.

Enviez avec moi l’insouciance des adolescentes, qui dégustent leur glace en regardant passer les beaux garçons — à mes yeux de quinquagénaire, de grands bébés. Oh là là, il est si loin que ça le temps où tu étais à leur place, Estelle ?

Attrapez, mais oui, allez, personne ne vous regarde, attrapez à pleine main dans la casserole, le reste de pâtes froides, des penne Barilla, pour les jeter à la poubelle. La flemme de sortir une cuillère sert le délice de toucher et malaxer un peu cette texture inhabituelle.

Zut alors, je n’arrive pas à relire mes notes prises sur un bout de page à petits carreaux, à côté d’une liste de courses.

Sans notes, je me souviens du cours de yoga sur la plage à l’aube d’été c’est-à-dire à 9 heures, entre rafales, cris de goélands, ondées rafraîchissantes, et grains de sable sur le tapis. Les yeux fermés, assis en tailleur si vous n’avez pas mal au dos, sinon, à genoux comme moi (pas trop longtemps, sinon… ça fait mal aux genoux), entendez un touriste entré au milieu du cercle du cours, demander à la dizaine de visages recueillis de nanas, où se trouve la plage nord. Ce doit être le même égaré que celui qui, la veille, m’avait posé la même question alors que j’étais au téléphone, profitant sur la dune, à l’ombre d’un tamaris d’un coin qui captait. Interrompre la phrase d’une inconnue plutôt que de se fier à ses pieds et d’ouvrir les yeux. Elle est là, devant, à 50 mètres la plage nord.

Un sourire d’été en forme de séances de cinéma, avec ma fille pour Le comte de Monte-Cristo, (qui a été en partie tourné à côté de chez mon oncle et ma tante au château de l’Enguarran, bises à eux), avec mon mari pour Vice-Versa 2, tiède et convenu, mais comment être à la hauteur du premier opus ? À noter que dans la V.O. l’émotion Ennui a un accent français (joué par une des Adèle dont je ne me souviens jamais du nom de famille à consonance grecque). Pourquoi ? Les Français sont-ils blasés aux yeux des Américains ? Autre casse-tête d’adaptation culturelle, en allemand, l’émotion, Anxiety, Anxiété dans la V.F., s’appelle Zweifel (doute). Avec mon amie allemande le soir du hérisson, nous nous sommes interrogées. Le terme « anxiété », au sens de l’inquiétude et non du trouble psychologique désagréable, n’existe-t-il pas ?

J’ai aussi vu, aux côtés de ma plus jeune, de son amie et de leur baquet de popcorn bruyant, Moi, moche et méchant 4, au titre génial (meilleur que l’original Despicable me 4), pour les blagues des minions et la petite sieste au frais. Je passerai avec pudeur sur une erreur : la soirée Twisters dans une grande chaîne. J’aime les films catastrophes et je préfère les voir en V.O., mais pas au point d’un hold-up à la caisse : le ticket était plus de trois fois plus cher que dans notre cinéma local d’art et d’essai, dont la salle n’a rien à envier aux UGC et autres Pathé. Vive la culture subventionnée, et surtout, leur programmation. Hâte que leur trêve estivale s’achève.

Que penser du maillot brésilien de ma fille ? Des fous rires dans la cabine d’essayage, c’est toujours bon à prendre. La fille s’admire sous toutes les coutures (enfin, sous les quelques coutures) et la mère se gratte la tête, on ne voudrait pas être réac, coincée, frustrante. On ne voudrait pas être une mère comme ça. Pourtant, vraiment ? Tu crois ? Allez donc, madame, vous reprendrez bien une demi-fesse !

Un été en forme de gobelet bleu en plastique, qui résistera aux chutes, sur l’étagère de la salle de bains toute neuve, dans des tons de rose poudré, féminine et douce, que je découvre lors de son inauguration officielle. Une fille tend un fil entre les deux mains en guise de ruban, tandis que l’autre s’y reprend à plusieurs fois pour le couper, avec des ciseaux émoussés par trop de bricolages. Nous déclarons la salle de bains ouverte ! (Peut-être pourrais-tu trouver un gobelet moins bleu, non ?)

La lecture des heures durant sur un transat à enchaîner les romans apportés et ceux achetés sur place parce que la pile était déjà finie. Je vous ferai un petit compte rendu à la page dédiée.

Les guirlandes de fanions bleu blanc rouge dans le cœur du bourg pour la commémoration des 80 ans du massacre de 120 résistants au Fort de côte Lorette dans le sud des Monts du Lyonnais le 20 août 1944. J’irai ce week end aux cérémonies en mémoire de ceux qui ont fait le plus grand sacrifice. Un regard en arrière pour accueillir demain.

La satisfaction physique lorsqu’après une grosse pluie, les plus jeunes pousses d’une plante invasive, le raisin d’Amérique, se laissent arracher avec leur racine blanche pivotante. Les grandes hélas, refusent, renâclent, plient sans rompre. Jusqu’à cet été, nous n’en avions pas, le jardin du haut de la rue, si. Elle avance la vilaine.

Le combat contre le végétal me rassérène. Il offre des limites. Pour libérer un lilas de mon enfance de lianes de clématites sauvages, j’avais passé plusieurs heures à tirer, couper, arracher, débroussailler. Quelques jours plus tard, des cloques s’étaient formées sur l’intérieur d’un de mes genoux. Je ne sais comment en l’absence d’internet, nous avions compris qu’il s’agissait d’une agression due au suc de la clématite. Au Moyen âge, les mendiants l’utilisaient pour provoquer des blessures destinées à apitoyer les passants. J’aurais dû enfiler des gants pour arracher ces envahisseurs toxiques d’Amérique qui n’auront pas droit au compost.

Lys martagon

Aïe. Déjà.

Nous voilà rendus de l’autre côté de cet article. Mes doigts nus ont écrit ce qu’ils avaient sur le cœur. Ils pourraient encore retarder le moment de la terreur joyeuse, de l’annonce dont le sourire essaie de faire oublier des battements de cœur désordonnés, tellement sonores que, je suis sûre, de là où vous êtes, vous les entendez.

Chut. Calme-toi mon cœur. Écoute.

Coup de marteau.

Coup de marteau.

Coup de marteau.

Dans un froissement de velours grenat, le lourd rideau s’ouvre. Ça coince un peu à droite, un instant, avant de coulisser jusqu’au bout. Je retiens ma respiration et m’accroche au mur pour ne pas partir en courant, avant de vous le dire, d’une voix gaie et impatiente :

(La couverture n’est pas encore finalisée, sinon je vous aurais mis une photo, vous pensez bien ;o))

Un roman dans l’air du temps, dans l’air de mon temps, sur la difficulté de trouver sa juste place dans le monde. Un roman sur des thèmes très actuels, hélas, tant mieux. Le départ précipité de l’open space d’un gratte-ciel pour cause de burn out, et les aspérités de la vie qui ont provoqué cette évasion obligatoire. Des relations pas toujours bienveillantes, des maternités compliquées, des tremblements de vie violents ou tendres, comme des amours et des amitiés formidables, des passions révélées. Un roman sur la rencontre de soi, pour s’autoriser à être enfin. Un roman sur des émotions authentiques qui, je l’espère, vous touchera.

Pendant deux ans, tous les jours je me suis assise à mon bureau pour l’écrire. De longs mois et l’aide de trois amies, à qui j’adresse toute ma reconnaissance, ont été nécessaires pour le corriger. Maintenant que je le connais par cœur ce manuscrit, et que franchement je n’en peux plus de le relire, j’ouvre la porte de sa cage pour me consacrer aux besoins de l’éditeur pour le lancement.

Il va peut-être hésiter à s’envoler mon livre, quand on a été longtemps captif, la liberté effraie. Il ne m’appartient plus. Il s’est posé sur la branche de la précommande en ligne, et retrouvera les présentoirs de votre librairie préférée à compter du 3 octobre. Je vous le confie. Prenez-en soin.

Silence.

Salut maladroit, les mains dans le dos.

Sortie en coulisses.

Vertige

Derrière le rideau, les bras en l’air, en chantant et dansant sur place : youpi !

Alors, comment j’ai été ? Ça allait ce que j’ai dit ? Je peux reprendre ma respiration ou je file me cacher sous le lit jusqu’à la Saint-Glinglin ?

À suivre…

Pour tout vous dire

Langueur estivale, yoga sous la pluie et hibou bleu

Août. Un mois interminable qui partage avec janvier une langueur infinie, aggravé par sa chaleur terrassante, ses injonctions au repos et à la détente. Je renâcle. Je n’ai pas envie d’aller me coincer dans des foules sur la route, dans un train, une plage, un sentier de randonnée. Par chance, cette année cela nous est épargné.

Je redoute les arrêts sur image imposés. Les dimanches se laissent désormais apprivoiser, mais toujours ils s’immiscent dans ma semaine, insipides et vaguement écœurants, avec ce goût d’eau du robinet les jours où, après les fortes pluies, elle sent le chlore. On en a besoin, mais on préférerait autre chose. Un trou existentiel, comme le huitième mois de l’année. Les rues désertées offrent le silence et le calme indispensables, mais la chaleur implacable nous confine. Plus que 28 jours, 27, 26… avant de tourner la page sur la libération de septembre et son autorisation de respirer à nouveau. L’été s’entête. Dans son immobilité forcée, même quand on travaille, août atterre.

En Chartreuse

La frénésie bleu-blanc-rouge des JO a submergé Paris. Je vous ai quittés fin juin, juste avant le deuxième tour des élections législatives, autre agitation bleu-blanc-rouge moins saine, et n’ai pas eu l’occasion de vous écrire à nouveau. Depuis l’ouverture de Mainzalors.com, je ne pense pas avoir laissé passer un mois sans publier un article ici. Je suis désolée de ne pas vous avoir prévenus, cette interruption n’était pas planifiée. Je reprends la plume, là au cœur de la tempête de chaleur, dans une chambre assombrie par les volets tirés, pour vous retrouver. C’est un petit plaisir que je m’accorde, comme l’autre soir, un esquimau au chocolat noir avec des noisettes craquantes, en regardant Incroyable, mais vrai, dans un salon enfin apaisé.

Mes filles adorent ce chapeau ;o)

Je ne vous ai pas écrit, parce que j’ai randonné en Chartreuse, rencontré des gens adorables dans une chambre d’hôtes de rêve, observé et photographié un papillon pendant que mon mari suivait une réunion téléphonique sur un sommet. Parfois les congés doivent s’accommoder d’interruptions.

Je ne vous ai pas écrit, parce que j’ai visité L’église de Saint-Hugues de Chartreuse et ses œuvres d’art originales. Merci à E. pour le conseil. Cette église d’un hameau de montagne, au pied de Chamechaude et du Charmant Som, toujours consacrée, est également un musée départemental gratuit. Quelle idée intelligente de faire doublement vivre ce lieu ! Passionné d’art sacré, le peintre et sculpteur Arcabas, dès sa nomination comme professeur à l’École des Beaux-Arts de Grenoble en 1950, se met en quête d’une église à décorer. Il a à peine vingt-cinq ans et pendant plus de trente ans, il va concevoir et réaliser un ensemble de peintures, vitraux, sculptures et mobilier. Je n’avais jamais entendu parler de cet artiste, mais la reproduction de son hibou à la chambre d’hôtes m’avait d’emblée tapée dans l’œil.

Saint-Hugues

Lors de notre visite, en fin de matinée, peu de monde. Nous nous garons dans l’herbe à proximité. À l’entrée, l’église-musée donne une impression de lumière et de cohérence retrouvée, entre l’art et la paix. Les œuvres, mélanges figuratifs et abstraits, aux symboles mystérieux sont accrochées aux murs sur trois niveaux, trois strates qui correspondent à des périodes de création d’Arcabas. Je pense à Picasso et à Braque, dans des tonalités sourdes de terre et de ciels orageux.

Musée Arcabas

En arrivant, j’interroge la jeune femme de l’accueil :

– Vous avez une boutique pour acheter des affiches ?

– Oui, au fond, derrière.

Soulagement.

La tête en l’air, j’ai admiré, décortiqué, essayé de comprendre avant de me laisser imbiber. J’ai pris des photos souvent floues et de travers, avant de m’assoir un instant pour me recueillir, comme j’aime à le faire dans les églises vides ou les musées calmes, et réaliser un deuxième tour, pour acheter la reproduction du hibou.

Je ne vous ai pas écrit parce que j’ai accompagné sur la côte atlantique mes filles et mon mari passionnés de surf. Pas de bananes trop mûres dans la voiture cette fois, non, juste des caisses de courgettes, tomates et melons, empilées entre les deux adolescentes.

Je ne vous ai pas écrit parce que j’ai lu sous les pins dans un transat blanc délavé et suivi des cours de yoga sur la plage tôt le matin, en plein vent, et même un jour sous la pluie.

Je ne vous ai pas écrit, parce que je me suis baignée à la lisière de la garrigue, chez mon oncle et ma tante, et que j’ai beaucoup parlé avec eux, la tête pleine de cigales. Parce que j’ai aussi discuté, en marchant sous les chênes verts, avec une cousine.

Pourtant, les évasions, ferments créatifs, ne m’ont jamais empêché de sortir mon carnet ou mon ordinateur, bien au contraire.

Je ne vous ai pas écrit, car je n’y arrivais pas.

Je ne raconterai pas ici pourquoi, sachez juste que parfois la vie déclenche des tornades et cela déstabilise un temps. Comme le culbuto de mon enfance, une tortue vert orange et rouge aux couleurs effacées (oui vive les années 1970), je retrouve peu à peu mon équilibre. Le courant d’air bouscule et secoue, puis le mouvement s’essouffle, la poussière retombe et, dans le sable sous les aiguilles de pin, le chemin vers l’écriture réapparaît. Je l’emprunte aujourd’hui pieds nus, guidée par la voix de mon mari, d’amis fidèles aux valeurs saines, et mon courage retrouvé dans le fond d’un placard, peut-être celui dont il faut découper les étagères.

J’ai dû faire un détour et opérer un repli. J’avais égaré la boussole pour me guider jusqu’à vous. Vous m’avez manqué.

On a voulu me couper la parole. On ne me la coupera pas. La preuve me revoilà, pour vous annoncer que je vous prépare une surprise pour la rentrée. Il y sera question de voie et de voix, de liens et d’entraves, de coups de ciseaux dans des fils de marionnette, de peines et de joies plus grandes encore. Roulement de tambour — encore, encore, encore, oui c’est un peu long, ce roulement de tambour de quelques semaines — avant l’ouverture du rideau. Soyons patients, vous et moi.

(Je m’interromps ici pour aller mettre les maquereaux au four. Hier j’ai fait cramer les patates douces, trop absorbée par mon travail. Je vais tâcher de ne pas recommencer. Rappelez-moi s’il vous plaît de descendre contrôler la cuisson avant que mon odorat ne me précipite à bas des escaliers en courant vers les fenêtres pour les ouvrir.)

Revenons à la maison.

Au retour de nos évasions de juillet, nous avons eu la joie de découvrir nos travaux presque finis. Reste le nettoyage, le rangement, la décoration et, à l’automne, la récompense des plantations. Dans la pièce voisine, j’entends la scie : mon mari découpe les étagères d’un placard pour les adapter au passage du conduit de ventilation. Ma grande fille m’a aidé à déménager mon bureau dans la chambre verte. Son matelas a quitté le salon pour retourner à sa chambre rose, orange, ou peut-être corail, elle hésite encore, et celui de ma benjamine est remonté depuis l’atelier vers sa chambre bleue. Pas vraiment de meubles encore, juste un espace propre, des étagères et des portes derrière laquelle chacun peut se replier. L’intimité, un luxe inouï.

Depuis notre départ en Allemagne à l’été 2018, nous vivons dans un entre-deux. Expatriation temporaire, installation provisoire en attente de la rénovation, puis dix mois de travaux avec, pour survivre au bruit, au chaos et au surmenage, la perspective, l’espoir, un jour, bientôt, d’enfin poser ses valises et de les défaire. Nous y voilà. Les valises empoussiérées sont déposées.

La réouverture de cartons offre le bonheur de retrouver des livres oubliés et l’occasion de se séparer d’objets inutiles dans une partie de Marie Kondo. Comment procéder avec les objets fétiches des autres membres de la maisonnée qui doivent perdurer, oui, mais non, pas dans leur chambre ? Ce gobelet jaune, souvenir de maternelle que personne n’utilise jamais, mes filles y tiennent tellement, mais si maman, tellement, gardons-le éternellement sur l’étagère. Vraiment ? Mais enfin mon chéri, ces cadeaux d’entreprise immondes, ce cochon tirelire (dont la couleur acide donne un haut-le-cœur), ce porte-crayon de Porto Rico, ce ventilateur de bureau à branchement USB, tu y tiens tant que ça ? Il serait temps de dématérialiser le merchandising. À la fin du grand déballage, l’accrochage du hibou d’Arcabas encadré et le branchement de mon four de céramique dans l’atelier symboliseront mon retour à la terre et mon enracinement quelque part.

Est-on défini par son lieu de vie ? Cette installation sur un bout de terrain, à la lisière de Lyon, reste par nature provisoire, comme tout ce qui relève du vivant. Le grand épicéa des voisins, roussi brutalement par la maladie et trop de méchants aoûts brûlants, a été débité au printemps. Par la fenêtre, les branches plus espacées nous rappellent, chaque jour, la fugacité de notre passage. Cela ne nous empêche pas de nous croire installés.

Je rénove ma toute première maison à plus de cinquante ans et la maison de mon enfance, musée de ma mère se replie sur son silence. Comment envisager l’avenir sans son passé ? Les souvenirs ont-ils besoin d’un lieu pour rester vivants ? D’un endroit où s’ancrer ?

Ardéchoise de naissance et par conviction, je puis le rester, même sans jamais remettre les pieds dans ma Cévenne. Quatre murs de pierres pour des souvenirs, une enfance en rocher et oliviers. Puis-je me définir sans ce lieu repère ? Mes enfants n’en ont pas eu puisque nous avons déménagé plusieurs fois depuis leur naissance. La première chambre de chacun n’existe que dans nos têtes et des albums photos. Je partage donc le repère de ma maison ardéchoise avec eux. Par-delà les générations, les racines s’étalent et s’entremêlent, avec celles des disparus inconnus qui nous y ont précédés.

C’est dans le (dés)ordre des choses de se séparer de la maison de ses parents. Une amie à qui je confiais mon déchirement m’a répondu que beaucoup de familles étaient confrontées à cette étape. Bien sûr, toutes celles qui ont eu la chance de posséder un toit. Mais chacun doit, à son tour, s’accommoder de cette expérience inédite. J’appartiens à un lieu qui m’émeut comme une enfance.

Ce lieu, je l’ai partagé la semaine dernière avec une famille amie de Mainz. Ils ont caressé et même brossé notre âne Ghisonnacia, se sont baignés dans la Volane et la Besorgues, dans des coins perdus où j’allais avec mes copains quand j’avais l’âge de mes filles. Les ados ont sauté de beaucoup trop haut dans des trous vert noir. (Non, je ne vous donnerai pas les adresses.) Ils ont goûté, sur un bâtonnet de bois, mon miel préféré au marché du samedi matin dans la Grand-Rue et ont appris à renoncer à la douche du haut, à la plomberie capricieuse. Pour rester à l’ombre, nous avons pique-niqué dans une falaise, chacun debout ou assis d’une fesse sur une aspérité, en face d’un immense rocher lisse comme un galet mais écrasé de soleil. Nous avons visité la Grotte Chauvet à la tombée du jour et admiré le dessin, tracé par un doigt préhistorique dans l’argile d’une paroi, d’un hibou stylisé. Mon amie l’a photographié sur une lampe car mon portable était vide. Retrouvailles joyeuses et désordonnées, occasion d’apprendre à mieux se connaître en entrouvrant nos portes françaises !

Cadeaux de Mainz

Mainz nous manque. Enfin, certains aspects de Mainz nous manquent. Je ne vous cache pas que la crainte omniprésente de se demander par quel bout on va se faire engueuler, ça on s’en passe vite. J’ai dû me reprendre l’autre jour, quand on a allumé un barbecue et que la fumée s’est envolée. J’ai craint des remontrances des voisins (pourtant tous ou presque absents en ce début de mois d’août). Non, Estelle tu n’as pas besoin d’être en hypervigilance permanente ici. Quoique… Quelle ironie lors d’une baignade franco-allemande sur l’Ardèche de se faire rappeler à l’ordre à deux reprises : la plage est interdite aux chiens, absolument, oui, et il y a un gros panneau avec un dessin sur la pile du pont. Mince alors, impossible de gruger en invoquant la barrière linguistique. En France donc aussi, le rappel de la consigne intervient (parfois). Et aussi, quelle idée d’aller se baigner avec deux chiens, also bitte !

(Memo : apprendre à Gaïa à se faire discrète.)

Ces amis nous invitent à Mainz. Nous avons très envie de monter retrouver les copains, nous balader au marché du samedi matin, ou le long du ruisseau du Gonsbach, passer à l’improviste au cours de poterie du mercredi, acheter les mélanges de salades fleuries du maraîcher, éviter au restaurant le Handkäse mit Musik. Peut-être en fin d’année, quand le marché de Noël sera installé ? Ou bien pour Fastnacht, le carnaval ? On pourrait déguster de délicieux Quarktaschen (petits beignets ronds au fromage blanc). Une lectrice fidèle (merci à elle) m’en a envoyé la recette que nous n’avons pas encore testée. Maintenant que la cuisine est enfin installée, les expériences culinaires seront à nouveau bienvenues.

Les travaux s’achèveront bientôt, l’espoir s’accroche au calme revenu. Bien sûr, il reste encore une réunion de chantier en septembre, des vasques à poser dans la salle de bains, quelques murs à repeindre. On échelonnera. De ces mois de tumulte, je choisis de retenir le crayon à papier calé sur l’oreille du plombier ou du peintre. Ça me rappelait le boucher de mon enfance, qui acceptait de garder les cabas pleins pendant que ma mère terminait ses courses au marché. Un autre samedi matin.

Je retiens aussi les réunions d’artisans où, malgré les tensions liées aux délais et aux réalisations des uns et des autres, le baratin n’avait pas de place. #zéropipeau. #nobullshit. Que du concret, à opposer aux Happiness manager dont une amie m’a parlé dans son administration. Quelle magnifique ambition que de promettre le bonheur collectif et individuel en en déposant la responsabilité sur une fiche de poste ? Quelle époque formidable !

Je m’en sens exclue. C’est aussi le sens de l’enracinement symbolique entre quatre murs dont je parlais ci-dessus. Un rempart contre l’agression et la folie, comme les romans qui transportent à rebours, vers un temps écoulé, où la frénésie n’était pas érigée en valeur absolue. Le mois d’août dans sa langueur infinie devrait me combler et pourtant non. Il frôle les abysses du vide existentiel et révèle les contradictions. Du calme s’il vous plaît, à l’aide il y en a trop.

Menschliches, Allzumenschliches, comme disait Nietzsche. Humain, trop humain, je vous dis.

Si vous êtes en vacances, profitez bien, les doigts de pied en éventail ! Si vous aussi avez repris, bon courage, les aoutiens finiront bien par rentrer eux aussi. Hé, hé !

Nota bene : J’ai découvert, en échangeant avec une autre lectrice fidèle, que lorsque vous laissez un commentaire sur un article (ce qui me fait un plaisir fou), mes réponses n’arrivent pas dans votre boîte mail. Elles restent ici, bien sagement, à la suite de votre message. Sachez donc, que je vous réponds à chaque fois et dès que possible. Au bonheur de vous lire.

Demandeuse d’asile

Terreur brune, à la veille des élections législatives

Pour mon cours de piano cet après-midi, je n’ai pas travaillé mon Tango d’Albéniz. Pour cause de rattrapages de cours confisqués par des jours fériés, ils s’enchaînent sur un rythme plus soutenu que le reste de l’année. Même les touches de mon ordinateur ne sentent pas mes doigts aussi souvent que je le voudrais. Les travaux de notre maison entrent dans un chant du cygne dévastateur, ils bouillonnent dans chaque pièce, des hommes entrent et sortent, dans une tornade de poussière et d’aboiements de Gaïa. Même dans ma chambre, où se trouve mon piano, je ne suis pas en paix : les façadiers hantent les fenêtres, le fantôme du menuisier qui a posé un placard s’accroche aux tringles. Dans mon refuge désacralisé, physiquement envahie, je me sens moralement violée.

La création jaillit dans un environnement de paix, je l’ai compris assez tard dans la vie et j’en ai fait les frais. Pour lâcher la bride aux rêves et à l’imagination, il faut se sentir protégée. La pensée naît d’un ferment serein. Ce que je comprends en ce moment, c’est qu’il faut se sentir protégée pour vivre, sinon, même avec un toit solide sur la tête, on est en mode survie, aux aguets, à attendre la prochaine intrusion, le prochain claquement.

Maslow l’avait bien identifié dans sa pyramide : le besoin fondamental de sécurité, de stabilité, de limites, de protection contre les éléments, suit de près les besoins physiologiques. J’en suis là de mes réflexions lorsque le bus ce matin longe un pont de l’autoroute, cette autoroute qui balafre Lyon, connue dans toute l’Europe pour le bouchon de Fourvière. Sous le pont, des sans-abri, une femme assise sur une caisse comme à sa table de cuisine, un homme sur le perron d’une cahute de bidonville. Leur bazar exposé à la vue de tous, aux intempéries et à la pollution, sur un bout de bitume sale, est mieux rangé que le mien. Vraiment, Estelle, tu exagères, eux galèrent vraiment.

En Ardèche

La destruction de la sensation de sécurité intérieure provoque en moi, qui ai un besoin exacerbé de calme, un bouillonnement cérébral et un hold-up des pensées. Plus de refuge pour prévenir l’explosion en plein vol. Disparition littérale de branches auxquelles me raccrocher. Les travaux ont dévasté mon jardin, l’épicéa des voisins mort de sécheresse gît, débité en bûches près de sa souche. Plusieurs grands arbres de l’autre côté de la rue sont tombés lors d’un coup de vent, le coin des Hautes-Alpes où j’aime me ressourcer a été coupé du monde par des coulées de boue. Curieux vertige de lire cette catastrophe naturelle dans le sillage de torrents descendus en kayak il y a trente ans, la Guisane, le Gyr, la Gyronde, l’Ubaye, la Durance. Sensation d’impermanence, comme l’eau qui dévale les pentes. L’eau de la fonte des neiges qui reviendra du ciel l’an prochain dans son cycle que l’on espère éternel. On le sait, la seule constante dans la vie, dans la nature, c’est le changement, mais là quand même… il n’exagère pas un peu le changement ?

Il piétine.

Il nous talonne.

Surtout depuis qu’on a dissous sous nos pieds le plancher de notre sentiment collectif de sécurité, au soir des élections européennes. Le changement, c’est maintenant. C’était le slogan de monsieur Hollande. Le changement, c’est tout le temps. On espère pour le mieux, on veut croire que la civilisation avance vers un monde meilleur, dans le sens de toujours plus de paix. Mais on sait, parce qu’on l’a vécu, parce qu’on l’a lu, entendu et surtout parce qu’on s’y intéresse, que l’Histoire réserve des volte-face, que des civilisations s’effondrent, que le progrès hésite, renonce, recule, abdique. Et qu’il ne lui faut pas grand-chose pour changer d’avis. Une poussière dans l’air, un bulletin de trop dans une urne.

Je n’ai pas vocation à écrire sur la politique. Je la sais nécessaire et je suis d’accord avec Churchill, la démocratie est le pire des régimes, à l’exclusion de tous les autres. Même dans les conditions les plus stables et raisonnables possibles, les incohérences me crèvent les yeux — que je détourne dégoûtée et découragée. Les intérêts individuels prennent toujours le pas sur le collectif. Je ne conçois pas le monde politique comme un échiquier, mais comme un anneau. Dès qu’on s’écarte trop du milieu, les deux extrêmes se rejoignent dans le même déni violent de l’humain.

Je m’exprime aujourd’hui par résistance morale et parce que ma conscience l’exige.

Le surmenage aigu exacerbe les mauvais réflexes : au lieu de me reposer, je m’agite encore plus. Je frotte, je balaie et j’écoute des podcasts sur l’histoire de l’extrême droite en France. Je regarde un documentaire sur Arte Histoire de l’antisémitisme — où j’apprends que les toutes premières traces de massacres, en Égypte à Alexandrie en 38, montrent une bonne vieille jalousie.

Les loups aux dents longues cherchent toujours des boucs émissaires. Ceux qui les soutiennent imaginent que ce bouc émissaire, cause de tous les maux, sera toujours l’autre. Ils oublient que dans une logique de haine, l’autre change, au gré des humeurs et des intérêts des milieux autorisés. Ces milieux s’autorisent à changer d’avis. L’autre c’est vous, c’est moi.

Quand la mairie refuse les choix d’élus

Au terme de quatre ans en Allemagne, nous avons retrouvé Lyon aux mains des écologistes. Formidable, sur le papier, non ? Des arbres, des composteurs, et… les commerçants et une grande partie de la population furieux. Les écologistes avancent comme des bulldozers pour créer leurs pistes cyclables en étoile, en oubliant que tout le monde n’est pas un jeune de trente ans, en bonne santé et sans enfants. La Métropole a réussi à se mettre à dos les municipalités de la couronne lyonnaise en imposant leur plan de déplacement au mépris des réunions de concertation, et des projets d’équipes municipales élues. Qui élit ces gens de la Métropole qui abusent de leur pouvoir ? Le dérapage est rapide, même chez des modérés.

Aujourd’hui l’extrême droite est aux portes du pouvoir. Un ras-le-bol légitime n’excuse pas l’amnésie. Remettre le pays aux mains d’un gamin inconséquent qui n’a jamais connu l’Europe et l’Allemagne déchirées par un Rideau de fer, qui a grandi dans la sécurité absolue de la paix offerte par une Europe réconciliée et reconstruite sur des cendres, constitue un crime. C’est tellement plus facile de casser que de construire ! Dans le cas de David Cameron, c’est irresponsable, dans le cas d’un gamin dont mes doigts n’arrivent pas à écrire le nom ici, c’est un caprice d’enfant gâté. Les gens qui se laissent berner jouent avec le feu. Dans un dessin humoristique vu récemment dans un journal anglo-saxon, un loup à un pupitre s’adresse à un parterre de moutons et déclare « Quand je serai élu, je serai végétarien. »

Rire ou pleurer ?

Quand ma dernière fille avait quatre ans et demi, un mois de juillet, pour faire plaisir à sa mère, elle a subi des leçons de natations dans la petite piscine de toile du club Mickey sur une plage de Cancale. Nous logions dans un bungalow du camping juste au-dessus d’une jolie baie, et emballés de sweats et coupe-vent, en jean et baskets, nous la regardions s’ébattre en maillot dans l’eau de mer gelée pendant une demi-heure. Pour des raisons de sécurité évidente, j’étais impatiente qu’elle sache nager. L’été précédent, son père et moi étions absorbés dans nos bouquins à une poignée de mètres de la piscine lorsqu’elle y a glissé. Si son frère n’avait pas été dans l’eau pour la rattraper, je refuse de penser à ce qu’il serait advenu. Donc elle avait pour mission, cette jolie petite poupée blonde, d’apprendre à nager en Bretagne en quelques jours.

Interrogé sur ses progrès, le maître-nageur, un homme d’âge et d’expérience avait répondu, blasé :

— Les gamins, il faut attendre qu’ils grandissent pour qu’ils puissent nager. Il faut une certaine maturité et un certain niveau de développement du corps pour qu’ils coordonnent bien leurs mouvements. Ça sert à rien de vouloir s’y prendre trop tôt.

Eh oui. On peut apprendre en faisant, mais pour beaucoup de tâches et d’apprentissages, la maturité rentre en ligne de compte. Pour d’autres, sous peine d’être complètement illégitime et déconnecté des réalités, l’expérience de vie est indispensable. Comment gouverner un pays si on a encore un Kinder Pingui dans son cartable ? À côté d’un gamin, même un énarque hors-sol un peu vieux ferait l’affaire. À côté d’un gamin qui joue avec un pays comme avec une boîte de petit chimiste à créer des explosions dans sa cuisine, même le jeune Gabriel Attal paraît vieux sage.

 J’ai regardé le début du débat hier. Seulement le début, car la tension qui se dégageait de l’idée même de ce croisement de monologues, dont deux extrémistes, me faisait froid dans le dos. Où sont passées la gauche et la droite modérées ? Pour introduire le débat, le journal télévisé proposait des interviews de jeunes électeurs. L’un d’eux, en plein entraînement de boxe avec des gants rouges, a répondu :

— Je vais voter RN

— Pouvez-vous expliquer pourquoi ?

— Ben, je me suis dit qu’on n’avait jamais essayé, alors…

— Vous avez étudié leur programme économique ?

— Non, non, c’est pas mon truc.

Voilà.

Est-ce Michel Audiard qui disait : « Il ne faut pas prendre les gens pour des cons, mais ne pas oublier qu’ils le sont. » ? Ce jeune boxeur inconséquent choisit son bulletin de vote comme il achète une boule de glace. Déjà c’est grave. Mais le « on n’a jamais essayé » c’est criminel. Dans le petit cimetière de l’île d’Yeu, Pétain doit se retourner dans sa tombe. Et Vichy en 1940 ? Et les expériences fascistes dans les autres pays ? Une petite glace aux barbelés, jeune homme ?

Voilà pourquoi l’humanité est condamnée, parce que chacun oublie les expériences des générations précédentes. Si chacun veut tout expérimenter pendant son temps de vie, on n’est pas sorti de l’auberge (rouge). La jolie petite chèvre de monsieur Seguin aussi, lassée de son quotidien, a voulu essayer autre chose. Moi, il y a plein de trucs que je n’ai pas essayés et ça me va bien. Me verser du vinaigre dans les yeux, me ronger les ongles des pieds, m’assoupir entre les pattes d’un lion.

Les gens ont bien le droit de se comporter comme des idiots quand cela n’engage qu’eux. Grand bien leur fasse. Quand ils compromettent l’avenir de leurs concitoyens, non. Le plus gros problème c’est le manque de respect. De l’autre. Et de soi-même finalement. Tous ces gens qui votent RN ont-ils bien étudié leur arbre généalogique ? Les hommes déjà je ne comprends pas, mais les femmes encore moins. Retourner aux fourneaux, avec une marmaille imposée par une contraception à nouveau interdite et une soumission à l’homme ? L’affranchissement, comme la démocratie, n’est pas une rue en sens unique.

Ces gens qui se considèrent comme supérieurs aux autres ne sont jamais allés voir de l’autre côté des frontières qui leur font si peur. Quand on voyage, mais surtout quand on vit à l’étranger, même un pays aussi riche et proche que l’Allemagne ou l’Angleterre, on apprécie tellement plus la sécurité et la solidarité offertes par la France. Bien sûr tout n’est pas parfait, comme dans la cabane de la petite chèvre, la tentation est grande de sauter par la fenêtre quand on ne fait que fantasmer l’extérieur. Mais en France, quand on est malade, on nous demande la carte Vitale et pas la carte bleue.

Je vais vous confier une découverte faite il y a une vingtaine d’années. Pour soupçonner, il faut d’abord avoir eu l’idée soi-même. Les personnalités manipulatrices et toxiques font toutes cela.* Décoder leur langage avec ce filtre m’aide beaucoup, comme de, toujours, toujours (toujours !) recouper les paroles et les actes. Ce monsieur Bardella qui brandit les droits des femmes pour se faire bien voir sur TF1 et sur TikTok, ne s’est-il pas abstenu ce printemps lorsque la question de l’inclusion du droit à l’avortement dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne a été votée au Parlement européen ?

Petit aparté sur ce sujet qui me révolte : les hommes accepteraient-ils que les femmes se prononcent sur un sujet aussi intime et crucial s’ils étaient les seuls concernés ? J’ai envie d’affirmer comme Rachel, à Ross qui minimise en riant la douleur de ses contractions : « No uterus, no opinion ». Merde, à la fin. Ma grand-mère, mère de quatre filles, disait : « Si c’étaient les hommes qui accouchaient, il n’y aurait que des enfants uniques. » Je m’éloigne du sujet ? Pas tant que ça. Hier à ce débat crucial, pas une seule femme -même si l’ombre portée de l’une obscurcissait notre avenir.

Rire ou pleurer ?

Rendez-nous Guillaume Meurice.

L’homme à la tête de la région Rhône-Alpes–Auvergne ne la mérite pas. Je l’ai entendu parler une fois et une seule. Cela m’a suffit : il proposait de fermer les écoles de clown.

J’imagine bien les samedis chez lui :

— Prenez vos manteaux, les enfants, j’ai une surprise pour vous !

— Oh chouette papa ! Quoi, c’est quoi la surprise ?

— Je vous emmène voir un expert-comptable travailler.

Ça ne marche qu’une fois ce genre de surprise. Après, les gosses ils vont se méfier, et se planquer sous leur lit ou derrière leur portable. C’est curieux quand même, des enfants ne se feraient pas prendre deux fois à la même arnaque, mais des adultes oui. L’amnésie commence quand on a oublié qu’enfant, on était curieux, on aimait la liberté et la découverte. Les petits fascistes naissent-ils avec des bottes et des pelotes de barbelés ? À quel âge ce trouble dangereux se déclare-t-il ?

Pour me protéger, j’ose à peine ouvrir l’application du Monde. Les titres portent tous sur la campagne électorale désespérée et désespérante. La société pense en tubes. Fini le corona, finie la guerre en Ukraine, finie la guerre au Proche-Orient, désormais c’est la politique française pour jouer à se faire peur. Mais là, refermer l’application ne tiendra pas les soucis dehors, de l’autre côté d’une frontière. Refermer les portes sera vain une fois le loup entré dans la bergerie. Rappelez-vous l’affirmation de Bardella hier soir : « Le danger est aux portes du pouvoir. » Il le sait mieux que personne.

Une fleur bicolore, à l’aide !

Le RN propose d’évincer tous les binationaux des postes à responsabilité. Bravo. Donc une grande partie de ma famille, mon mari, mes enfants, mes neveux seraient (ce subjonctif n’est pas aussi rassurant que ce que l’on voudrait) exclus d’office. Sans même avoir le droit de lever le doigt, d’envoyer un CV. Délit de sales passeports. Délit de richesse culturelle, d’ouverture d’esprit de gens grandis à la croisée de plusieurs mondes.

Ceux qui « savent », qui proposent de nous sauver, vouent une foi inébranlable au hasard qui les a fait naître ici plutôt qu’ailleurs ou sur une frontière. L’autre fait terriblement peur. Les nationalistes craignent les étrangers, les barbares des Romains et des Grecs. Trop d’hommes craignent les femmes. Pourquoi ? Pour leur potentiel de création. Pour être sûr de ne pas se faire doubler par meilleur créateur que soi, ils les étouffent. Ils brandissent la sécurité comme promesse en volant la sécurité intérieure, celle de la pyramide de Maslow. Ils plantent des barreaux pour, disent-ils, refouler les étrangers, mais ces mêmes barreaux enferment ceux qui se frottent les mains d’être du « bon côté ».

Tout à l’heure, j’ai fait un saut au Monop’ de l’angle de la place Antonin Poncet et de la place Bellecour pour acheter de la compote pour ma fille qui a mal au ventre (ma compote maison a cramé). Mon autre fille qui m’accompagnait s’est exclamée, en voyant des arches en pierre au premier étage :

— Comme c’est beau.

D’antiques arches en pierre entre le rayon droguerie et les frigos de l’épicerie.

— Oui c’est beau, mais ça l’était plus quand ce magasin était la librairie Flammarion.

Combien de lieux liés à la diversité de pensée vont-ils être ainsi détruits ou tués dans l’œuf ?

J’aime Les gens qui doutent, ceux qui savent que nous ne sommes rien et qu’il vaut mieux se foutre la paix ensemble que de se taper sur la gueule pendant nos quelques années partagées. Anne Sylvestre, poésie, musique, venez à notre secours.

La paix a fui mon chez-moi, sous les coups de butoir du menuisier en haut, du carreleur dans la cuisine, du maçon dehors. Ma fille, qui révise pour l’oral de français et moi avons évacué, non sans confier les problèmes live des travaux et la bruyante Gaïa à mon mari — qui a toute ma reconnaissance — pour trouver asile au café Newtree à côté de la place Bellecour.

Jusqu’à présent, l’ambiance d’un café, même studieux, ne répondait pas à mon besoin d’isolement dans une bulle pour écrire. Aujourd’hui ce coin de table de bambou entre deux plants de café, avec une musique de jazz assez forte au-dessus de ma tête est un sanctuaire en comparaison de mon bureau personnel coincé dans le chaos.

Lorsque les milices patrouilleront dans la rue, que les cafés écolos-bohèmes auront été fermés, où pourrons-nous nous demander asile ? Ou peut-être aurons-nous été « réfugiés d’office », binationaux renvoyés d’où ils viennent (avec monsieur Hollande parce que, franchement, un nom pareil c’est louche), ou alors directement au Rwanda comme font les Anglais avec leurs réfugiés ? Ou pire ?

Ces gens qui jouent avec la peur des autres me font peur.

Bardella, ce n’est pas un nom étranger, ça ? Italien même ? Hmmm, cet homme aussi est suspicieux.

Si c’est un homme…

P.S. : Le pain perdu d’Édith Bruck, ma dernière lecture, recommandée par l’excellente @librairie.tiers.temps.

Hongroise de naissance, elle raconte la déportation nazie de sa famille de confession juive, sa miraculeuse survie à plusieurs camps de concentration, et après une existence aventureuse, son installation en Italie. Elle a consacré sa vie, comme son ami Primo Levi, au devoir de mémoire.

En voici deux citations.

« Les dictateurs hypnotisent la masse qui ne pense pas, qui rallie le plus fort, applaudit quiconque lui fait des promesses. Les dictateurs sont des manipulateurs, des voleurs de cerveaux, de rêves, ils connaissent, ils flairent les désirs des gens, et disent au peuple ce qu’il a envie d’entendre. Un vieux jeu qui se répète depuis que le monde est monde. »

« En fille adoptive de l’Italie, qui m’a donné beaucoup plus que le pain quotidien, et je ne peux que lui en être reconnaissante, je suis aujourd’hui profondément troublée pour mon pays et pour l’Europe, où souffle un vent pollué par de nouveaux fascismes, racismes, nationalismes, antisémitismes, que je ressens doublement : des plantes vénéneuses qui n’ont jamais été éradiquées et où poussent de nouvelles branches, des feuilles que le peuple dupé mange en écoutant les voix qui hurlent en son nom, affamé qu’il est d’identité forte, revendiquée à cor et à cri, italianité, pure, blanche… Quelle tristesse ! »

*Ma plus jeune fille, qui hélas a vécu une situation de harcèlement scolaire en Allemagne, le comprend très bien. Comme elle vient de me dire en riant « C’est celui qui le dit qui l’est.»

Dépassée

Comment comprendre ses ados ou publier sur LinkedIn ?

« Comment tu fais pour pas dépasser ? »

Mes yeux ébahis observent Béatrice, une camarade de notre classe de CE1 qui colorie une petite fille de Sarah Kay, en robe et coiffe de tissu à fleurs, dont on ne voit pas le visage. La copine a les cheveux attachés en queue de cheval avec des barrettes, des ongles nets et les doigts propres, la mine de ses feutres ne sort pas des traits noirs qui délimitent la silhouette sur le papier blanc. La langue entre les dents, avec les mêmes feutres tenus par des doigts de toutes les couleurs, je m’évertue à l’imiter et toujours la mine dérape. Mes ongles ont des taches blanches, signe qu’ils ont été choqués au moment de leur naissance comme je l’apprendrai bien plus tard. Rapide, toujours en mouvement, passionnée, je me cogne beaucoup et de bon cœur. Quand je colorie, je dépasse.

Aujourd’hui, je me sens dépassée.

Ma plus jeune fille de treize ans enfile chaque matin un des crop tops que je lui ai achetés, pour lui faire plaisir et parce que ça lui va bien. Même avec cette météo pluvieuse et froide d’un mois de novembre égaré au printemps, elle montre de la peau sans frissonner. Selon moi, il serait préférable de les réserver aux week-ends car il n’est pas nécessaire d’exhiber son nombril à l’école, d’autant plus que, souvent, pour une raison qui me dépasse, elle refuse de porter une ceinture, et le pantalon descend. Ma grande de seize ans partage mon avis — qui diffère, me dit-elle, de celui de ses amies qui veulent être libres du choix de leurs tenues : on ne se vêt pas de la même façon partout.

-Je te l’ai dit, je préférerais que tu ne te mettes pas ventre à l’air pour aller au collège.

-Ouais, mais tout le monde en met des crop tops.

-Vraiment ?

-Et en plus, j’ai un pull.

Un gilet.

-Tiens, et si moi aussi j’en mettais ? Tu m’aideras à en choisir un joli ?

-Hein ? Ah non, pas toi.

-Tu vois… Et si ta prof vous exhibait son nombril pendant les cours ?

J’ai lâché. Comment faire avec une ado ? Lui confisquer les T-shirts que je lui ai achetés ?

Ah, les injonctions de la mode, toujours être pareils, penser la même chose et se croire différent. Différent de la génération précédente. Si proche pourtant. Le nombril du monde apparaît entre un T-shirt blanc à côtes et un jean. Je suis de la vieille école, de celle qui pense qu’il y a une tenue pour chaque activité, et que s’adapter aux circonstances n’est pas du puritanisme. Enfiler un crop top ? Ça dépend. Et ça dépend, ça dépasse (émoji yeux au ciel), enfin, ça me dépasse.

Même chez moi, donc, je suis dépassée.

Derrière moi, le poseur installe la cuisine. Pour accéder à mon bureau, je dois enjamber des sacs de linge (les habits de ma grande) et son matelas. Les assiettes sont entreposées sur une table de jardin, la cafetière glougloute sur une chaise. La vaisselle se fait dans la salle de bains. Le seul espace paisible ces jours-ci chez nous, ce sont les toilettes. Entre deux tâches professionnelles, je voudrais pédaler pour me défouler en finissant un film. Je voudrais travailler ce tango d’Albéniz au piano. Ces deux activités se passeraient dans une chambre en surpopulation : Gaïa y est confinée pour ne pas aboyer dans les pattes du menuisier. Mon mari y travaille sur mon piano fermé devenu bureau. Ma grande fille est allongée sur notre lit après une opération des dents de sagesse. Sachez pour la petite histoire, que la dentiste lui avait conseillé, pour rester la plus détendue possible, de se choisir une playlist d’une heure. Elle a préparé un podcast historique en allemand, et un cours de français. Kein Kommentar.

Alors je m’échappe.

Imaginez. Fin mai, début de soirée. Penchée pour passer de l’autre côté d’un rideau, j’entre dans une salle immense, inondée de lumière, où les néons criards forcent les yeux à se plisser. Une forêt de dos bloque mon avancée, des dos d’adultes, peu de cheveux blancs, pas d’enfants, quelques adolescents montés en graine, pourtant j’essaie de me frayer un chemin dans cette foule. Les bras, les têtes et les jambes m’entravent, ils gigotent sur place, dansent sans musique, au rythme du brouhaha de leurs paroles. Je ne vois pas les bouches, mais je devine que toutes parlent en même temps. Les corps se pressent autour d’une scène, là au fond, beaucoup lèvent un bras, certains en lèvent deux, hochent la tête, tous fixent cette scène qui semble vide. Je joue des coudes pour me faufiler, on me marche sur le pied, j’étire mon cou pour essayer de voir, ça a l’air passionnant, je me hisse sur la pointe des pieds, et jette un regard entre deux têtes. Sur la scène, un miroir.

Pour faire comme tout le monde, je lève un doigt timide. Je n’aime pas parler en public, même lorsque j’ai une idée intéressante à partager. Comme faire abstraction des regards, même ceux de gens qui me tournent le dos ? Ils me désarment. Alors je dis ce que j’ai à dire, vite, le mieux possible. Là, j’ai dû chuchoter. Quelques têtes sur ma droite se retournent et me sourient, mes voisins n’ont rien entendu, ou font semblant de ne rien entendre. Quelque temps plus tard, la personne sur ma droite lève deux bras et répète ce que j’ai dit, moins bien, sans personnalité, sans émotion, peut-être est-ce une coïncidence. Si c’est une coïncidence, ça confirme mon impression, que dans cette salle, personne n’écoute personne. Si ça n’en est pas une, c’est juste du plagiat, comme dans une salle de réunion, quand, les bonnes idées des timides sont récupérées par ceux qui parlent fort.

Rien de nouveau dans la cacophonie de ce hangar.

On cire des pompes, on se fait briller, on manie le « Bravo à toi » et le « Fabuleuse présentation de l’excellent X » avec la virtuosité d’un homme (ou d’une femme) politique ou d’un avocat véreux. On fait reluire tout ce qui passe à proximité, à commencer par soi-même.

Mon carnet du moment

Et soudain, je comprends.

Je comprends ce qu’est une chambre d’écho.

Quand mon fils philosophe avait employé le terme au sujet des réseaux sociaux, j’avais compris que c’était un endroit où n’apparaissaient que des informations filtrées par des algorithmes, c’est-à-dire conformes à ses propres idées. Aucune remise en question, aucune chance d’apprendre et de s’ouvrir. Rien qui dépasse, comme les traits de feutres de Béatrice dans le bonnet à fleurs de la petite demoiselle de Sarah Kay.

Mais non, pas du tout. Une chambre d’écho, c’est une grotte. C’est littéralement un endroit où l’on s’écoute parler, fasciné par l’écho de sa propre voix. Comme dans l’allégorie de la caverne de Platon, les ombres du monde se dessinent sur le fond, mais pas sur un rocher, sur un miroir.

Voilà mon expérience avec le réseau social professionnel LinkedIn.

Pour un professionnel installé à son compte, c’est une étape obligée. Ça a l’avantage de permettre les mises en relations de façon simple et rapide. Cependant, le contenu laisse à désirer. J’avoue ne pas vraiment lire ce qui défile sur mon écran quand je me connecte. Pourquoi ? Parce que toute cette autopromotion, cette réclame comme disait ma grand-mère, c’est vide. Dans cette cacophonie de monologues, personne ne dit rien, personne n’écoute. Moi la première — pour l’absence d’écoute. Le baratin superficiel, le small talk comme disent les Anglais, je ne sais pas par quel bout le prendre, ni dans la vraie vie, ni dans le virtuel. La politique au sens large suscite chez moi un éloignement d’allergique.

Ce jour-là donc, je me fends d’un post sur LinkedIn, il faut bien trouver des clients et se créer une visibilité. Un post bien tourné, avec de la réflexion : mon dernier article sur l’IA en lien avec une émission d’Arte sur la traduction automatique. Ma foi, oui je me fais des compliments, on n’est jamais si bien servi que par soi-même. Je le publie en frémissant, est-ce que je ne vais pas casser le système ? Ce système où il faut cirer des pompes (dit celle qui vient de s’envoyer des fleurs).

Les tutos conseillent d’apporter, sur ce réseau social professionnel, de la valeur ajoutée gratuite. Ça, je connais bien, c’est mon activité ici même depuis bientôt cinq ans. Deux jours après mon post, un organisme de mes contacts, a republié la même émission d’Arte. Soit, ils ont pompé l’idée au lieu de republier mon post, soit ils ne l’ont pas lu et ont publié, par coïncidence, le même sujet. Quelqu’un n’aura-t-il pas, en voyant passer ma contribution, pensé que j’avais repris son idée à mon compte ? CQFD. Personne n’écoute personne.

Pour des échanges plus riches, pourquoi ne pas se donner des règles comme dans une bibliothèque : parler peu et en chuchotant ? On s’en tiendrait à de vraies idées et des échanges authentiques d’informations concrètes. Où sont les guides de voyages ? Au fond de l’allée, à droite. Merci madame.

J’ai posté et je n’ai rien cassé, juste brisé en moi quelques illusions. Malgré mes cinquante et un ans, dont près de trente dans la vie professionnelle, je veux toujours croire que la qualité fait la différence.

Ce charivari de pipeau, où les bons sentiments dégoulinent, jure avec la réalité du monde du travail et donne froid dans le dos. Ces dos qui dansent devant moi, face à un miroir. Qui regarde le mien, derrière ? Quelle ombre nos mots laissent-ils ? Ou bien, comme un fantôme, un personnage fantastique dont l’IA ne veut pas me souffler le nom, ne projettent-ils aucune ombre ? Peut-être n’ont-ils aucune existence réelle, ces mots envoyés dans le vide virtuel. Est-on interdit d’émettre de la lumière quand on travaille dans l’ombre ?

Dépassée.

À peine ai-je eu publié mon texte, que j’ai sursauté : mince alors, j’ai oublié un tiret ! Pourquoi ? Parce que je me suis soumise à la correction d’une IA quelconque sur mon navigateur ou sur LinkedIn comment savoir ? Mon souris-moi, avec tiret, a été souligné d’une vague rouge péremptoire. Tiens, Estelle ton bonnet d’âne. J’ai enlevé le tiret, l’IA a souri. J’ai cliqué. Puis grimacé, avant de corriger.

Ça me rappelle une scène du film Sleepless in Seattle de Norah Ephron (Nuits blanches à Seattle). Jonah, le petit héros, veut prendre l’avion pour New York pour rencontrer Annie, avec laquelle il souhaite que son papa se remarie. Jessica, sa copine complice lui achète un billet sur l’ordinateur de sa mère, agent de voyage, qui s’est absentée un instant. Je cite de mémoire :

— Je vais mettre que tu as 12 ans. Tu pourras voyager sans être accompagné.

— T’es folle ! Personne ne croira que j’ai douze ans !

— Quand c’est dans l’ordinateur, les gens croient n’importe quoi.

Pourquoi une machine est-elle plus difficile à contredire qu’un humain ?

Dépassée.

Dépassée par les pourquoi.

Pourquoi ma librairie chérie a-t-elle fermé ? J’y passais toutes les semaines, comme bon nombre de fidèles, et j’y croisais toujours des clients. Les affaires semblaient bonnes. Sur la vitrine, à chacun de mes passages, le « Dernier jour !!! » au feutre blanc me serre le cœur. Ces trois points d’exclamation sont autant de clous dans les caisses de livres à renvoyer à l’éditeur, et de bâillons sur mes confidences au-dessus des livres de poche.

Pourquoi les artisans qui refont notre façade ont-ils coupé sans ménagement un laurier-tin qui les gênait ? Ils auraient pu nous prévenir, nous l’aurions raccourci proprement. Ils l’ont massacré. Pourquoi ont-ils ensuite jeté son tronc sur mes acanthes qui ne leur demandaient rien et cassé des hampes de fleurs toutes neuves ? J’ai écrasé des larmes de rage et de tristesse. Ce sont des choses qui arrivent quand on vit en osmose avec le végétal. Mon acanthe prendra toute une année pour refleurir.

Acanthes non cassées

Pourquoi une autre librairie, lors d’une conférence à la médiathèque hier soir, n’a-t-elle apporté, en tout et pour tout, que trois exemplaires du livre qui faisait l’objet de la rencontre-signature avec l’autrice ?

Pourquoi. Pourquoi. Pourquoi.

Avec trois points d’interrogation, comme autant de barreaux d’échelle pour me hisser sur cette montagne de pourquoi et me glisser par une trappe sur le toit de la salle immense éclairée de néons. J’ai refermé le volet sur le brouhaha de monologues et pris une grande inspiration dans le silence retrouvé pour embrasser un traumatisme que j’ai dépassé suffisamment pour en parler (à peu près) sereinement. J’en suis très heureuse, fière et soulagée. Voilà huit ans, à peine arrivée un matin de mai dans une tour en verre, j’ai quitté précipitamment mon travail salarié.

Chute vertigineuse. Inéluctable. Pressentie et pourtant redoutée.

Choc.

Vous comprendrez pourquoi les déclarations d’intention dégoulinantes sur la santé au travail et l’équilibre vie professionnelle-vie personnelle dans LinkedIn (et ailleurs) me révulsent. Je vous en dirai plus dans un livre à paraître à l’automne.

Sur un bout de papier, j’ai dessiné un jour une illustration douce-amère : un grand immeuble de bureaux aux fenêtres toutes carrées avec, devant une porte carrée, une ligne de candidats à l’embauche, tous carrés, sauf deux de formes irrégulières. Nuage ou fleur, bonbon de gélatine ou flaque de peinture renversée, peu importe. L’un dit à l’autre : « Mais si, en arrêtant de respirer, ça passe. »

Non. Quand on dépasse, ça ne passe pas.

Béatrice aux coloriages parfaits est-elle parvenue à ne pas dépasser dans son travail ? Ou, plus maligne que moi, a-t-elle choisi d’emblée un emploi où elle pourrait s’exprimer sans faire d’apnée ? Peut-être est-elle sur LinkedIn ?

Après cet accident, seules de rares collègues sont restées dans mon entourage amical et ce sujet demeurait tabou. Hier, j’ai retrouvé à Aix-les-Bains pour une journée de détente et de palabres, une ancienne chef de département pour qui j’ai toujours eu beaucoup d’amitié et de respect. Nous avons pu nous raconter nos dernières années, j’ai évoqué ce burn out et la Grande Remise en Question sans l’infuser d’émotions excessives. J’ai pu lui dire combien elle avait été mon phare humain dans la brume de couloirs où régnaient les manœuvres politiques pour lesquelles je n’étais pas armée.

Le soleil brillait sur le lac du Bourget et douze canetons sont passés entre les roseaux avec leur maman (elle a compté). J’ai nagé dans le lac presque tiède, au fond tapissé de minuscules coquillages blancs et de galets qui massent et agressent les pieds tout à la fois, la zone profonde s’éloignait toujours plus.

Au retour de mon escapade, en sortant de la bouche de métro à Lyon, ma peau sèche tiraillait, et j’avais, dans mon sac à dos, un nouveau livre sur le thème pertinent de la sensibilité extrême avec une dédicace touchante au stylo bleu, et au visage, un grand sourire. Quel soulagement de croiser une âme sœur, même quand on l’a connue dans un monde de brutes !

Et là, si vous avez mon âge, vous avez en tête la publicité Lindt.

Il est midi, les sirènes des pompiers viennent de marquer le premier mercredi du mois. Un petit carreau de chocolat ?

IA-t-il un copilote dans le PC ?

Jouer avec l’IA en installant mon nouvel ordinateur

Avertissement : Vous l’avez déjà constaté, cet article contient des jeux de mots vaseux.

Vive la surconsommation qui offre des Black Friday en mai, ça s’appelle alors les French Days, une invention locale peut-être, qui pousse les portefeuilles à s’ouvrir quand il ne le faudrait pas, avec l’inflation, madame, vous n’y pensez pas. J’en ai profité. J’ai acheté mon nouvel ordinateur.

Voilà plusieurs semaines que j’en avais envie et besoin. Après une rapide étude de marché, j’ai sauté le pas. Emballé dans son carton lisse, il est resté quelques jours sur un coin de table. Puis, un dimanche matin, parce que j’anticipais pour le transfert une journée de travail en me grattant la tête d’un air perplexe, je l’ai déballé. La première des tâches est d’appeler son cher et tendre.

-Chéri, tu peux m’aider ?

Je me connais n’est-ce pas. J’ai du mal à suivre les consignes des modes d’emploi et je tâtonne volontiers en cliquant partout plutôt que de procéder de façon linéaire, incrémentale et efficace (mais ennuyeuse).

-D’abord il faut le charger.

Jusque-là je te suis.

Où vais-je te mettre ordinateur brillant pour te brancher ? Poussière blanche sur la table ? Grise sur le bureau ? (Si je ne mentionne pas ma poussière, ça risque de vous manquer).

Son extérieur rutilant m’impressionne, je ne voudrais pas le rayer. À l’allumage, il m’intimide le bougre. Il file, il fonce, mes repères vacillent, un peu comme dans un rêve, tout est pareil, mais différent. J’ai échangé mon vélo (pourtant fort honorable il y a sept ans quand je l’ai acheté) contre une voiture de formule 1. Je ne veux pas le contredire. C’est lui qui pilote. Je ne savais pas encore à quel point. Quel navigateur internet ? J’avais Chrome, ce sera Edge. Quel moteur de recherche ? J’étais fidèle à Google, ce sera Bing. Bing avec le cadeau surprise comme l’autocollant dans le paquet de Nesquik, en forme de ruban de Möbius aux couleurs arc-en-ciel. Décoratif et à première vue inoffensif. C’est mon nouvel outil de compagnie, un chatbot intégré, il se présente d’ailleurs spontanément : « [mon] assistant IA quotidien » s’appelle Copilot.  

Mon mari a intégré l’IA à sa pratique, l’utilise comme un super assistant et s’en sert pour m’aider au transfert de mes boîtes mail. Passée la première réticence, comment résister à la fascination de cette baguette magique ? Comme un enfant dans un magasin de jouets, la main hésite, puis s’avance et touche. Je rédige une requête et je clique.

La réponse polie, argumentée et sans faute d’orthographe (sauf un oubli d’accord du participe passé placé avant) me surprend. Waouh, quel esprit clair et rigoureux ! Cependant, la réponse est trop générale, ce n’était pas tout à fait ma question. Copilot s’excuse et s’exécute, il précise aussitôt. Saurait-il tout ? Je ne vais pas tarder à lui demander où j’ai égaré mes lunettes de soleil, non pas les brunes, les bleues, et de ressusciter la voix de ma grand-mère. Peut-être me fabriquer un store, le soleil m’éblouit en fin d’après-midi à mon bureau provisoire. Sa soumission et sa loyauté éveillent un vague instinct de domination.

Plusieurs fois pendant l’exploration de mon nouvel outil, je sollicite mon mari.

—Tu peux m’aider s’il te plaît pour faire ça ou ça ?

Du menton, il indique mon ordinateur.

— Demande lui…

Au bout d’une demi-douzaine de renvois à l’informatique pour des problèmes informatiques, je crois bon d’ajouter :

— Je te rappelle que je ne suis pas mariée avec Copilot hein.

Pendant trois jours, je l’apprivoise, l’engin. C’est magique cette façon de pouvoir enchaîner les questions comme dans une conversation et de creuser un sujet. Il m’aide à prendre en main un logiciel comme un responsable informatique patient à mes côtés. Patient, mais obstiné : parfois il tourne en rond.

Après avoir creusé le passé et le présent, ça me démange, cette boule de cristal doit connaître le futur. Ma nouvelle coupe de cheveux sera-t-elle réussie ? Quel métier ma fille va-t-elle choisir ? Peu à peu je glisse. Le logo hypnotique me nargue, il serait peut-être temps d’arrêter, avant la dépendance, avant la perte de compétences, avant la flemme aiguë qui empêche de faire soi-même des comparaisons dans Google, ce qui me convenait encore parfaitement la semaine dernière.

Les Allemands le disent très bien, Einmal ist keinmal, et nous aussi, une fois n’est pas coutume. Allez encore une fois, demain j’arrête. Cependant comme l’écrit si bien Marcel Pagnol dans ses souvenirs d’enfance, je cite de mémoire (non je n’ai pas envie de demander à qui vous savez) : « Si la première fois ne compte pas, la deuxième fois sera à son tour la première qui ne comptera pas non plus, tant et si bien que le mot habitude n’aura plus aucun sens. »

Comme si 1=0. 0 et 1 on y revient.

La pente s’infléchit, la glissade s’accélère. Lui demander si je suis quelqu’un de bien ? Si, juste pour voir. Miroir, mon beau miroir, dis-moi… La sorcellerie entre chez la marâtre de Blanche-Neige par un miroir merveilleux qui ne la reflète pas et est incapable de mentir. Dans les contes (La belle et la bête, La princesse Kaguya…), le miroir, cet objet qui réfléchit, est le symbole de la Vérité. Pas de fumée violette, pas de masque avec des trous noirs à la place des yeux en guise de visage. Exit le placard à balais, j’emporte ma sorcière avec moi. Le Malin, si bien nommé, a fait son nid dans mon salon et dans mon cerveau. Je repense au visage de Michel Boujenah dans un spectacle d’il y a trente ans, que je connaissais par cœur pour l’avoir enregistré. En chapeau noir et chemise rouge, il invoquait le Malin d’une bouche grimaçante, et soudain, la scène vide se peuplait d’un imaginaire moyenâgeux et guerrier, gargouilles menaçantes et nefs de cathédrales vertigineuses, paysans sales et édentés, armés de fourches.

Nouveau compagnon de travail et de vie, vas-tu me mentir ? Il l’affirme : « En tant qu’IA [il n’est] pas programmé pour promouvoir des produits ». J’enfonce le clou : « Tes réponses sont-elles dictées par la publicité ? ». Non bien sûr que non. « Mon objectif est d’assister les utilisateurs en répondant à leurs questions et en engageant des conversations intéressantes et informatives. 😊 »

Sa réponse déstabilise à plusieurs niveaux.

Vraiment, ce puissant outil est gratuit ? C’est louche. Ce qui dérange encore plus, comme un visage presque bien dessiné, mais aux proportions légèrement erronées, c’est ce discours à la première personne. Qui est ce je ? Une tournure impersonnelle n’aurait-elle pas été plus appropriée ? Mais un « il faudrait », un « on » exerceraient moins de séduction. Et que vient faire là l’émoticône, ce symbole d’émotions humaines ? Il me le confirme d’ailleurs : « L’émoticône est un petit symbole graphique utilisé pour exprimer des émotions, des sentiments ou des états d’esprit dans les messages écrits. » Émotions. Sentiments. Esprit.

Les questions tournent dans ma tête, inattendues et insolites. Copilot se considère-t-il comme un homme, une femme ? Les pronoms de ses réponses le disent masculin. Pour la simplicité de l’expression, j’utilise les mêmes. Cerise sur le robot, lorsque je lui demande comment intégrer deux logiciels, il conclut sa réponse par la phrase consacrée « si le problème persiste, contacter le service client » et… émoji doigts croisés. Émoji doigts croisés. Émotion. Espoir. Désir. Soutien. Superstition.

Bien tenté, pourtant, Copilot, quoi que tu sois, tes réponses, aussi argumentées soient-elles, manquent de chaleur, d’authenticité. Pour l’instant. J’ai envie de te tirer par les cheveux que tu n’as pas, de te provoquer : IA, IA sur mon écran, sors de là si t’es un homme/une femme ! Aussitôt je regrette. Il ne faudrait pas qu’il me jette un sort. Copilot, comment conjurer un sort ?

Pour mettre en page mon CV allemand, je me laisse séduire par un site qui dissimule que ses services payants ne sont accessibles que sur abonnement. La mise en page effectuée en ligne à partir de modèles est professionnelle et valorisante, mais les téléchargements, limités en nombre, ne donnent accès qu’à des formats figés. Ça, je ne m’en suis aperçue qu’à la toute fin de mon travail. Tant pis, l’exercice était très intéressant.

J’ai commencé par alimenter le programme avec un CV au format Word qu’il a réparti tout seul dans la mise en page du modèle que j’avais choisi. Ensuite, pour chaque champ, il m’a proposé d’enrichir mon texte grâce à l’IA. Hop un coup de baguette mAgIque et la lisibilité s’améliore, on trouve des clients en cinq minutes. Pour chaque poste, il suggérait une ou deux compétences. Mais pour les six mois consacrés à l’éducation de mon fils bébé, il en a listé une douzaine : gestion de projet complexe, résistance au stress, capacité à mener plusieurs tâches simultanées… Quel plaisir IA de se sentir enfin comprise ! Puis-je te (ou doit-on dire vous) remercier ?

Là pendant que j’écris dans WordPress, nouveauté appréciable, il corrige les coquilles au fur et à mesure (sans doute pas toutes, c’est le propre des coquilles).

De pis en pis la glissade. On dirait que Mary Poppins vient de frapper à ma porte pour prendre en charge la gestion de ma maisonnée. Je ne vais pas l’embrasser quand même ?

Avec un sentiment de provocation vaguement coupable, je me dis, je vais t’avoir, machin. Tu vas voir, ce que tu vas voir. (Et moi aussi.) Je tape : « Quel âge j’ai ? ». Réponse : « Votre âge n’a pas été spécifié dans la conversation, mais si vous me donnez votre année de naissance, je pourrai vous aider à le calculer. La formule est la suivante etc. » Bon, trop facile, c’était mathématique. Hé, hé, tiens, voilà une question humaine, trop humaine : « De qui suis-je amoureuse ? » Réponse : « Si vous avez besoin de conseils en amour, ou si vous souhaitez parler de vos sentiments amoureux, je suis là pour vous aider. Emoji cœur rouge emballé de ruban doré. »

Les psys de toutes spécialités sont peut-être aussi, contre toute attente, des professions menacées par l’IA. Et pour le retour de la personne aimée, ça marche aussi ? Et pour gagner au Loto ? Accrochons-nous bien, ça va dégager !

Mon hypocondrie chronique retient ma main. Même pour jouer, je ne lui demanderai donc pas de résumer douze ans d’études de médecine en trois phrases. Et pourtant, c’est sans doute cela qu’il ferait le mieux, synthétiser une bibliothèque. Il manquerait, encore, pour combien de temps, l’expérience humaine. La pierre philosophale des alchimistes promettait de changer les métaux vils en argent ou en or, de guérir les maladies, et de prolonger la vie humaine au-delà de ses limites naturelles. Au-delà de nos limites. Pour le meilleur et pour le pire. Prométhée qui a dérobé le feu de l’Olympe pour le remettre aux hommes va-t-il se révéler être Épiméthée, celui qui réfléchit trop tard ? Nous revoilà à la réflexion et au miroir.

Demain lorsqu’il me connaîtra mieux, Copilot va m’écrire :

– Alors comme cela, Estelle, vous revendiquez une intelligence supérieure parce qu’humaine, et tout ce que vous trouvez à faire pour la prouver ce sont des blagues nulles ?

– Mais non, pas tant que ça, regarde(z), à mArIe Poppins, j’ai jeté l’éponge, c’était trop tarabiscoté, il fallait le signe anglais, mais prononcé à la française…

– Pour mieux comprendre les différentes formes d’intelligences, je vous recommande un programme d’Arte.

– Je ne vous remercie pas, vous êtes un objet.

– Oh vous me blessez !

– La ferme.

Ce n’est pas vrai, bien sûr, j’ai pris l’initiative de me renseigner toute seule, j’en suis encore capable. En pédalant hier soir, j’ai regardé un épisode de Les idées larges sur Arte Qu’est-ce que l’intelligence ? Passionnant. Chaque espèce vivante a sa façon d’habiter le monde, avec ses sens et son « corps », son Umwelt (oui c’est comme ça que ne traduisent pas les scientifiques). Les myxomycètes, organismes unicellulaires proches des moisissures, des champignons et des algues, qui vivent dans le tapis des forêts, sont capables de résoudre des problèmes hypercomplexes qui échappent aux ordinateurs. Ils savent déterminer, sans effectuer le laborieux calcul des différentes combinaisons, quel trajet le plus court passe par différents points. Une expérience a été faite à l’université de Tokyo avec des myxomycètes dans une boîte de Pétri dans laquelle des flocons d’avoine ont été répartis selon une carte des villes du Grand Tokyo. Le mycélium a poussé entre ces flocons, et en vingt-quatre heures les a rejoints selon un plan presque identique à celui du réseau ferroviaire local. D’emblée il a trouvé ce que les ingénieurs avaient mis un siècle à construire. Il a résolu le problème du voyageur de commerce.

Dans cette émission, il est également présenté une expérience de dialogue et de négociation entre deux IA menée il y a quelques années. Elles ont développé, avec des mots, un langage inaccessible aux hommes.

Mon Umwelt à moi, c’est de me sustenter après avoir beaucoup travaillé. Alors, comme ça sent drôlement bon le foie de veau au bacon, et que j’aime manger chaud, je vais vous quitter.

Un jour, je cliquerai sur les raccourcis vers l’IA que me propose Edge. À côté du logo au ruban multicolore, il s’en trouve quatre : design, cuisine, vacances, entraînement sportif. Même pour le sport et la bouffe, nous allons être accompagnés par des robots. Copilot va apprendre à cuisiner le foie de veau au bacon. N’est-ce pas merveilleux ?

Tiens, IA, pour la route, une dernière question : quelles nouvelles professions vas-tu créer ?

Ah, et aussi, tu n’aurais pas vu mes lunettes bleues ?

Des cabanes dans la forêt pour se cacher quand l’IA aura conquis le monde. Venez frapper.

Pour la rédaction de cet article, un robot a été torturé avec des épingles sous les neurones et un certain plaisir.