Vous nagez avec un masque, vous ?

Le mode d’accès à la piscine a changé. Je me suis fait rappeler à l’Ordre. Ça faisait longtemps…

„DA LANG UND DAS ZÄHLT NICHT ALS MUNDSCHUTZ !“

(Par là et ça n’est pas un masque valide !).

Tétanisée je suis des yeux l’index accusateur qui m’indique que je devrais me trouver à 1 mètre à ma gauche. Et que ma capuche tirée de côté ne compte pas pour me couvrir le visage.

Il est 8h15 ce lundi matin. Je suis dans l’entrée de la piscine. Seule.

Je reconnais la jolie jeune femme qui m’accueille ainsi. Les cheveux blonds aux épaules, un léger maquillage, quelques taches de rousseur, des lunettes trendy. Elle a déjà encaissé plusieurs fois mon paiement pas plus tard que la semaine dernière. Je l’avais trouvée sympa. Elle m’avait même surprise en me disant aurevoir vendredi alors que je quittais les lieux : la sortie est assez éloignée de son guichet.

Depuis que la piscine a réouvert fin juin en mode Corona, je suis toujours passée par la caisse pour les bassins extérieurs. J’y présente mes cinq euros (oui avec les aménagements, les prix ont doublé), le formulaire avec mes coordonnées, dûment rempli et signé. Comme beaucoup de clients autour de moi, je n’ai pas de masque pour cette transaction rapide, qui se déroule de part et d’autre d’un écran de plexiglas, avec une caissière naturiste du museau. La caisse passée, plus personne ne porte de masque nulle part. Dans les vestiaires, sur les pelouses et dans l’eau, la distanciation sociale devient un concept très théorique.

Ce matin il fait frais. Mais j’ai décidé d’aller à la piscine, malgré la perspective de passer une demi-heure dans l’eau froide, avant et après une douche (extérieure) glacée. Je travaille beaucoup à mon projet de livre. Assise à mon bureau mais aussi tout le reste du temps. Mon esprit continue à mon su et mon insu à avancer et à triturer les sujets (merci à lui, mais parfois faudrait savoir faire des pauses). Ce matin il était important que je profite de mon corps pour mettre l’analyse en veilleuse. J’avais besoin de nager.

J’ai donc enfilé mon maillot sous mes habits, préparé mes cinq euros et rempli mon formulaire. Mis un gros sweat à capuche en prévision des frissons à la sortie. Je suis partie à pied à la piscine.

En arrivant je suis surprise de voir que les grilles rouges et blanches du Freibad (les bassins extérieurs) sont fermées. Comment faire ? Peut-on tout de même nager dehors ? (Je ne languis pas de devoir retourner dans la piscine couverte, 25 mètres seulement, bondée).

Je suis la seule cliente (je vous l’ai dit, il fait froid). Je me rapproche de l’autre entrée, celle du Hallenbad (bassin couvert) et essaie de comprendre la logique des panneaux temporaires. Par où faut-il passer ?

Les quelques marches pour entrer sont divisées en deux par des barrières. Des flèches indiquent l’entrée vers la gauche. Je me dirige donc vers la gauche. Ça fait faire un détour par la rampe. Il n’y a personne et je trouve cela absurde, mais mon monologue intérieur m’informe que « ils sont bien capables d’exiger les zig-zags même s’il n’y a que moi, donc vaudrait mieux suivre la consigne ». Je m’apprête donc à emprunter la rampe. Mais de nouveaux panneaux précisent qu’il s’agit de l’« entrée pour la seule piscine couverte ». Bon, moi je voudrais bien nager dehors. Je sais que l’accès pour l’extérieur, après la caisse est à droite. Mon raisonnement in petto en déduit : « Ah ok les gens qui nagent dedans on les fait entrer par la gauche, et les gens qui nagent dehors entrent par la droite. Logique. Je sais que tout le monde peut sortir par le tourniquet extérieur. » Donc je rebrousse chemin (quelques pas) pour emprunter les marches par la droite.

En montant, comme je n’ai pas emporté de masque (ce n’est pas un oubli, je ne pensais pas en avoir besoin) j’attrape ma grosse capuche par le côté et je fourre mon nez dedans (une intuition qu’il faut se couvrir puisque la caisse est à l’intérieur). Le supermarché d’en face accepte pour la durée des courses toute couverture de visage (foulard, écharpe…) : ils le mentionnent par écrit sur les murs et dans leurs annonces sonores. Pour les deux mètres à faire et les 20 secondes de transaction de part et d’autre de l’écran de plexiglas, il ne devrait pas y avoir de problème.

la capuche

Je grimpe l’escalier. Un sourire s’amorce derrière ma capuche bleu ciel. Je m’apprête à dire bonjour, un mot gentil (j’essaie toujours de placer un petit rien sympa). De ma main droite je commence à tirer sur la fermeture Eclair de mon sac pour attraper mon billet et mon formulaire. Je me demande si je vais pouvoir nager dehors, tant pis pour le froid. J’aime tellement sentir l’air et l’eau fraîche et voir et entendre les grands platanes, sentir l’herbe des pelouses. Regarder le ciel et les nuages. Je m’y sens déjà.

J’ai à peine fait un pas à l’intérieur que je m’arrête tétanisée par l’accueil incisif.

„DA LANG UND DAS ZÄHLT NICHT ALS MUNDSCHUTZ !“

Pendant quelques secondes, je n’ose plus bouger ni parler.
J’ai l’impression d’être une écolière indisciplinée, grondée par la directrice de l’école qui lui a déjà demandé 20 fois de ne pas laisser trainer ses affaires en plein milieu de l’entrée. Une sale tricheuse prise en flagrant délit de fraude minable.

Je réprime un garde-à-vous.

Prise de cours je ne sais comment réagir.

Ma bouche dit : « Merci. Je ne peux donc pas venir

Mes talons se tournent. Je sors, par n’importe quel côté. Le plus proche. (Oh tiens on dirait que c’est le bon ! si j’en crois les flèches en Scotch par terre que je découvre).

Je suis déçue, frustrée et en colère. Mon esprit rumine et ronchonne. Je me sens chauffer et les larmes monter.

J’allais écrire que j’ai un seuil de tolérance très bas pour les incohérences. En fait il est inexistant. Si je ne comprends pas la logique, j’ai du mal à suivre des règles que je considère absurdes.

Je me souviens de ma première visite au musée des Confluences à Lyon. J’étais seule dans le hall et me suis dirigée droit vers les caisses. Un gardien m’a interpelée et intimé l’ordre de retourner emprunter les zigzags de cordes. Il faisait son boulot (où commence l’excès de zèle ?). J’ai eu beaucoup de mal à obtempérer silencieusement. J’avais envie de lui expliquer ce qui était pour moi une évidence et aussi de lui demander s’il était complètement idiot. Je sais d’expérience qu’avec des gens qui appliquent les règles sans réfléchir, il vaut mieux faire profil bas et ne pas discuter. Mais la confrontation à ces murs de béton me coûte. Surtout que ces rappels sont rarement faits poliment.

La caissière ne faisait sans doute que son travail. C’est peut-être la 20ème fois qu’elle répète la même chose aujourd’hui. Je ne suis probablement pas la seule à avoir pris des habitudes à l’autre caisse, et à être perplexe devant leur organisation qui – à mes yeux au moins – est nouvelle.

Je suis rentrée à la maison quitter mon maillot sec.

En chemin j’ai trouvé ce que j’aurais dû lui dire :

Bonjour.

Et peut-être aussi :

Pourquoi n’en portez-vous pas un de masque ?

La fontaine des fous de carnaval à Mainz. Avec et sans masques.

Une histoire de nid

« Ils ont quitté le nid, sans le savoir vraiment, petit à petit vêtement par vêtement.» Bénabar dans sa chanson Quatre murs et un toit

Cette semaine nous avons le plaisir d’accueillir mon aîné et sa copine, pour quelques jours de vacances studieuses.

Il a quitté son domicile familial maternel (le nôtre) pour débuter ses études. Cela coïncidait avec notre départ en Allemagne. Après des années de garde alternée, il a pris pied dans un logement à lui, unique et permanent.

Nous avons emporté dans notre nouvelle maison les affaires qu’il n’avait pas choisies pour son studio : des cahiers de l’école primaire, des dessins, un télescope. Peu d’objets en somme. Les meubles, les livres, les vêtements sont presque tous restés à Lyon pour accompagner notre étudiant dans sa nouvelle vie.

Nous avons emballé dans des cartons les traces fugaces qu’il nous a laissées. Des souvenirs d’un passé révolu, comme tous les passés, du petit garçon qu’il n’était plus depuis longtemps. A Mainz, nous lui avons aménagé une chambre : de nouveaux meubles dans de nouveaux murs.

Brutalement nous n’avons plus eu le plaisir de le retrouver une semaine sur deux, ni de l’accueillir de temps en temps pour un déjeuner, une lessive, un week-end (trop loin Mainz pour un court séjour). Nous ne pouvions pas non plus nous recueillir dans son ancienne chambre pour une bulle de nostalgie.

Vacances de Toussaint par-ci, d’hiver par-là : chaque séjour à Mainz crée des souvenirs communs dans notre maison allemande. Sa chambre s’anime (autrement que pour servir de bureau depuis mars).

L’avantage d’avoir des enfants d’âges différents, c’est que leur départ de la maison familiale sera échelonné. On aura le temps de se préparer, de voir s’en aller chaque week-end, un livre ou un pull de plus.

On l’a vécu nous aussi au même âge. Partir avec un sac de voyage trop lourd, des affaires pour la quinzaine. Avec ses premiers sous s’acheter une machine à laver, une table et quelques chaises, un lit. Récupérer de vieux fauteuils et une télé en noir et blanc. Rentrer moins souvent.

Repères stables, à cette époque, nos grands-parents étaient ancrés dans une vie depuis des dizaines d’années. Une grand-mère à Avignon, des grands parents en Ardèche. Noël par-ci, Pâques par-là. Le festival, les rôties de châtaignes. On savait où on en était.

Aujourd’hui, pour cause de départ prématuré des grands-mères, les grands-pères refont leur vie. Ils changent de lieu de vie, sans vraiment déménager, sans le savoir vraiment, vêtement par vêtement. Et pourtant rien n’est plus pareil. Les maisons où leurs enfants ont fait leurs premiers pas, où leurs petits-enfants ont joué à cache-cache se taisent, se replient, s’assoupissent.

Nos repères côté ascendants s’effilochent pour nous comme pour nos enfants. A quoi tient l’âme d’une famille ? d’une maison ?

Aux pas dans le couloir du petit matin dans l’odeur des ficelles craquantes, au grincement de la poignée, au refus entêté du portail quand il pleut. A la porte entr’ouverte sur un courant d’air pour permettre à la flambée de prendre.

Le départ d’un être aimé impose un changement brutal. Avec les matins qui s’entassent sur les objets et les lieux, les transitions de celui qui reste, s’infiltre un changement plus insidieux, à peine perceptible. D’autant moins quand on vit à l’étranger. Les autres, ceux que l’on a quittés, avancent. Quand nous les retrouvons, notre absence est décuplée. La maison de Londres, celle d’Ardèche crépitantes de souvenirs abritent de moins en moins de vie. Chaque retour est un choc.

C’est une des raisons pour lesquelles nous avons pris la décision (avec le recul d’un séjour en France) de rentrer l’an prochain. Nous avons envie de nous ancrer quelque part, de nous enraciner, au sens littéral. Planter notre famille, entre quatre murs et sous un toit.

En déménageant en Allemagne nous nous sommes toujours dit que ce serait au moins pour 2-3 ans, tant que ça nous plairait. Nous ne sommes pas d’ici, ni l’un ni l’autre. Nous nous sentons en transition. Dans une famille où l’un des parents est de culture locale, l’enracinement pour l’autre se fait tout naturellement. Nous sommes habitués à notre environnement, mais nous nous restons tous les deux (tous les cinq) étrangers.

J’en ai discuté avec une amie la semaine dernière, de retour de la piscine. Elle aussi a vécu à l’étranger, au Japon, avec son mari. Au bout de quelques temps ils ont éprouvé un besoin de rentrer pour s’enraciner. Elle a employé le même mot.

Nous avons envie et besoin de construire un nid, pour nous et nos enfants avant qu’ils ne le quittent tous, vêtement par vêtement. De créer un jardin-refuge où gratter et creuser la terre et planter des fleurs entre nos racines.

(PS : Je n’allais tout de même pas vous mettre des photos de chaussettes !?)

Apprivoiser

L’année scolaire se termine avec son précipité de rituels.

-Qu’est-ce que signifie « apprivoiser » ?
-C’est une chose trop oubliée, dit le renard. Ça signifie « créer des liens ».
Le Petit Prince, Antoine de Saint-Exupéry.

Ce matin au petit jour je suis descendue dans le séjour. Ma cadette déjeunait déjà d’un muesli. La dernière dormait encore (les horaires de l’école-à-la-maison se décalent chaque jour). J’ai pris une tasse de café et suis sortie marcher pied nus dans l’herbe fraîche. Pour m’éveiller avec le jardin et les arbres, sentir le vent se lever avec le soleil.

Mon mari faisait du sport en écoutant un podcast. L’interview d’une dame américaine dont je n’ai aucune idée de l’identité. Je l’ai juste entendue en passant dire qu’elle relisait chaque année le Petit Prince et que chaque fois elle y découvrait de nouveaux trésors, et des réponses aux étapes qu’elle traversait à ce moment-là de sa vie.

Le Petit Prince, je viens de le racheter, en édition de poche et en français, dans la librairie du quartier. C’est une librairie jeunesse avec une sélection de livres pour adultes très intéressante http://nimmerland-mainz.com/. J’adore y aller, chercher des idées de lecture, des cadeaux. Le commerce du livre allemand est très bien organisé. N’importe quelle librairie peut vous commander le titre recherché pour le lendemain matin. Comme les médicaments dans les pharmacies. Mais ça en arrivant à Mainz voilà deux ans, je ne le savais pas encore.

Pour préparer notre première rentrée scolaire allemande, il s’agissait en quelques jours d’acheter les fournitures, réaliser différentes inscriptions, et commander les manuels. Ici en Rheinland-Pfalz, les livres scolaires doivent être achetés. Certains le sont neufs, mais d’autres peuvent être commandés à la ville de Mainz pour le tiers du prix. Ils seront utilisés trois ans de suite par des enfants différents : le manuel scolaire en copro. Une fois acquittée la commande en ligne auprès de la ville, je me demandais donc où acheter les livres complémentaires.

Me basant sur mon expérience française, j’ai commandé les titres demandés sur le site de la plus grosse librairie de Mainz – celle où j’étais déjà passée une fois, la seule dont je me souvenais vaguement du nom. Nous sommes allés les chercher quelques jours plus tard, en râlant de devoir descendre en ville dans la canicule. La vendeuse n’avait pas dû avoir envie de venir non plus :

-Je ne trouve pas votre commande.

-Essayez peut-être cet autre nom…

Nein, toujours rien.

J’ai commandé sur internet…

Ach so sur internet ! Fallait le dire.

Regard réprobateur par-dessus les lunettes.

Euh je pensais l’avoir (mal ?) dit.

Nous avons reçu nos livres au prix de gros efforts et en s’étonnant du manque de connexion des boutiques allemandes. En fait nous n’avions pas encore appris le mode d’emploi de l’achat de livres. Cette année je sais.

Hier j’ai commandé auprès de la ville une partie des manuels scolaires. En août, j’apporterai les listes complémentaires à ma librairie de quartier. Les charmantes libraires me les commanderont avec le sourire. Et j’irai le chercher le lendemain. Voilà. (Pour ce genre d’achats il ne me semble pas que l’on doive trop anticiper. La semaine dernière, chez le coiffeur, une dame a appelé pour prendre rendez vous pour fin août…. Fin août ? Deux mois d’avance ? Sérieusement ? comme dirait ma fille).

Donc le Petit Prince….

Je l’ai racheté pour pouvoir le lire à mes filles puisque notre édition familiale est – je l’espère – chez leur grand frère à Lyon. A certains moments de la vie le lire, le relire, est une priorité. Il me semble aujourd’hui que c’est le cas. Je les envie d’avoir à le découvrir.

Le livre de poche est posé sur le canapé. Un marque page en dépasse. Il n’avance pas trop.

Quand son humeur y consent, je lis quelques chapitres à ma benjamine. Elle apprécie en situation mais a du mal à s’y mettre. Elle préfère nettement lire des petits romans rigolos. C’est un peu le brocoli de la lecture : excellent pour la santé, mais apprécié plutôt par les enfants devenus grands. Je le lui ai expliqué, avec le renard : pour aimer quelque chose, quelqu’un, il faut le/la connaître, lui consacrer du temps. Renoncer à une découverte juste parce que c’est nouveau, c’est passer à côté de grands plaisirs, et perdre une occasion de grandir. Donc allez encore un chapitre ?

En lisant avec elle, je me rends compte à quel point son vocabulaire français, basé sur nos seuls échanges quotidiens, est limité. C’est ça aussi de grandir avec trois langues. La richesse de l’ouverture de la pensée et de l’expression se fait (au moins au début – croisons les doigts) aux dépens de la variété du vocabulaire.

Ma grande fille a adoré la dédicace de Saint-Exupéry que je lui ai lue à haute voix (vous savez : toutes les grandes personnes ont d’abord été des enfants mais bien peu s’en souviennent). Elle a aussi pour mission de lire le livre cet été. Collectivement, au soleil, nous allons apprivoiser le petit Prince.

Comme nous nous sommes laissé apprivoiser par notre environnement. Cela nous semble plus évident ces derniers temps.

Peu à peu, accepter d’apprendre le nom des fleurs en allemand. Se réjouir de passer un week end dans la forêt même si on y mange et parle teuton. S’abonner à des comptes Instagram (très peu et sélectionnés) en allemand. Bon nous n’avons pas encore envie de passer nos vacances ici tout de même ! (clin d’œil appuyé). Nous avons toujours tous les quatre besoin d’une pause, car même après deux ans le quotidien demande des efforts.

Heureusement les frontières viennent de rouvrir ! Nous quitterons pour les vacances le confort et la propreté allemands pour le charme et le bazar français. Ça nous fera du bien (c’est ce que l’on imagine aujourd’hui…on verra sur place). Nous retrouverons mon étudiant de fils, que nous n’avons pas vu depuis Fastnacht (carnaval), et qui vient de commencer ses concours (décalés de plus de deux mois, et privés d’oraux).

Avant les congés, deux étapes importantes auront lieu : la remise des bulletins, et le départ définitif de l’école primaire.

Les écoles nous envoient de nombreux mails. Chaque message nous explique un truc qui est repris en détails dans une pièce jointe. Je sais donc précisément quand seront remis les bulletins à chaque classe de chaque niveau… Un seul mail me suffirait (avec pièce jointe pour le coup : ledit bulletin). Mais ici c’est toute une affaire : une cérémonie officielle. Dans la classe, dirigée par la maitresse, et en présence de l’ensemble des enfants (pourtant séparés en deux groupes depuis le déconfinement). Chaque écolier est appelé au tableau pour recevoir son bulletin, et applaudi par tous.

Une page se tourne (cf. Billet d’humeur : La dernière fois, 23 février 2020) : la fin de l’école primaire pour le dernier de mes enfants. Ma plus jeune entre en 5ème classe (CM2) donc au Gymnasium (collège). Après quatre ans passés ensemble, les écoliers vont quitter leur maîtresse, se répartir dans les différents collèges de la ville. Fiesta corona-compatible, cadeaux. Offrande symbolique du cartable de l’école primaire à une école du Malawi. Un peu de tristesse et de nostalgie mêlées au soulagement d’en avoir fini avec les trajets scolaires.

Pourvu que le collège lui convienne. Elle a déjà changé régulièrement d’école et s’en est bien sorti. Elle semble savoir s’acclimater, créer des liens et se faire une place. Mais s’adapter n’est pas s’épanouir. On oublie parfois à quel point l’environnement compte pour cela, la nourriture (au sens large) pour se développer. Et que survivre n’est pas vivre.

Nous avons beaucoup jardiné récemment. Une anémone du Japon et un jeune arbuste (dont j’ai oublié le nom) végétaient côté soleil. Leur gros pot importé de Lyon a été mis côté ombre. Et nous leur avons donné de l’engrais (oui parfois on oublie de nourrir nos plantes). Elles prospèrent comme jamais.  L’arbuste s’est enfin décidé à pousser et lance de nouvelles branches feuillues vers le ciel. L’anémone du Japon emporte dans son élan naïf les branches de ses voisins, l’azalée et le papyrus.

J’observe aussi mes capucines poivrées que j’ai semé dans tous les petits trous. J’adore la rondeur sympathique de leurs feuilles. Certaines enflent, généreuses, toutes en feuilles et en fleurs orangées. Une autre dans le coin d’un petit pot sec dresse une unique fleur rabougrie au-dessus de feuilles miniatures. Un pense-bête, comme un post-it sur le frigo : pense à te nourrir, et à privilégier les environnements favorables !

J’écris dehors, à l’ombre de l’après-midi, à l’heure de l’été.

La Saint-Jean est passée. Mais, circonstances 2020 obligent, la grande fête annuelle n’a pas eu lieu à Mainz (elle est proposée de façon virtuelle https://www.mainzer-johannisnacht.de/). Celle qui célèbre le solstice d’été et le fils de la ville, Johannes Gutenberg, père de l’imprimerie.

Gutenberg masqué
Mainz garde ses distances sociales

En ce moment l’environnement conjoncturel râpe. Ras le bol de la paperasse administrative en allemand, du lave-linge qui fuit toujours mais par un autre trou (serait-il temps de passer à la qualité made in Germany ?), des déclarations d’impôts dans deux pays, de deux façons différentes (à l’aide).

J’ai besoin d’une pause et de rire. Je vais aller voir des amies et respirer les tilleuls verts de la promenade. On est trop sérieux quand on a 47 ans.

Une violette dans le béton

J’aime les surprises minuscules, pas vous ?

Vous savez, les clins d’œil inattendus de la vie ? Complices et charmants. Comme la pensée qui a fleuri ce printemps, égarée sur notre terrasse au deuxième étage entre les dalles.* Le coquelicot aperçu entre route et trottoir, rouge et dansant dans une mer de bitume. Ou, sur le béton du chemin des poubelles, ces violettes têtues.

Chacun de ces événements minuscules est un cadeau emmailloté dans plusieurs couches de lumière.

Tout petit, c’est une chance de l’avoir repéré. Il est littéralement inespéré puisque même si je guette ces mystères malicieux toute la journée, je ne cherche rien, faute de savoir quoi chercher. Il est aussi inutile : le trésor repose tout entier dans son existence pure, souvent éphémère. Cet émerveillement m’offre pendant quelques minutes la chance de sortir du sillon de mon quotidien et de moi-même.

Il est à peine 9h30 et déjà ce matin est riche de trois petits miracles aléatoires. De ceux qui laissent entrevoir le doigt d’un ange gardien malicieux.

Ma benjamine avait école ce matin. Mon mari l’a accompagnée à vélo sur une partie du trajet et en a profité pour faire des courses au supermarché voisin (ça dévore les ados, de vrais criquets comme disait ma cousine). En arrivant à la maison il s’est rendu compte qu’il avait perdu son trousseau de clefs.

Aïe !

Vous ne le savez pas, mais lorsque mon cher et tendre perd quelque chose plus rien n’existe jusqu’à ce qu’il l’ait retrouvé. La journée s’annonçait donc longue lorsqu’après avoir rebroussé chemin en quête des clefs il est revenu bredouille. Vite, j’ai composé une petite annonce à scotcher sur un réverbère. Et j’ai même fini par trouver un rouleau de Scotch (pardon, Tesafilm, du nom de la marque allemande).

Nous sommes donc repartis tous les deux à pied pour le supermarché en scrutant le goudron, les trottoirs et les herbes folles. Nous étions assez confiants : les Allemands sont honnêtes, aiment rendre les objets à leur propriétaire et ranger les trucs qui trainent. Mais son premier passage en vain nous intriguait.

Et c’est là que j’ai reçu le premier clin d’œil d’espoir de la journée.

Devant la caserne, un goudron noir et épais avait éclaté sous l’insistance obstinée des rejets de peupliers. Des pousses de dix centimètres en touffe serrée ça dégage une force incroyable ! Pourtant le grand peuplier de la haie avait été tronçonné l’an dernier – sans raison apparente, vu de la rue. J’en avais été attristée, car je le croisais tous les jours cet arbre.  Dans mes moments sombres lors des premiers mois ici en Allemagne, je m’accrochais à son élan vertical et mobile, au rythme de ses feuilles vertes puis jaunes d’or, de ses bourgeons bruns et collants. Elles me donnaient le sens du temps qui passe et l’espoir de sentir s’apaiser mon combat d’adaptation. En outre j’aime beaucoup le parfum des peupliers, qui me rappelle la cour de mon école primaire et les bords de rivière. Et le clapotis de leurs feuilles dans le vent. Donc ce matin quand j’ai vu que toute l’énergie de la sève printanière d’un arbre sacrifié avait fait éclater le goudron, comment dire… ? Hé hé ! Bien fait ! … Et puis si une tige naissante trouve sa voie dans un environnement borné, tous les espoirs sont permis.

Nous n’avions toujours pas trouvé les clefs. Même près des arceaux à vélo. Mon mari est donc retourné demander à la caisse du supermarché, et à toutes fins utiles, à la boulangerie d’à côté, même s’il n’y avait pas mis les pieds ce matin. Bingo ! Elles y étaient ! Gros gros soupir de soulagement ! La journée allait pouvoir se reprendre son cours.

Sur le chemin du retour, juste avant les peupliers-ninja nous avons tendu l’oreille. Des chants d’oisillons – d’habitude signes d’un nid – semblaient se déplacer… Nous les avons observés quelques minutes, le temps d’apercevoir une famille mésange. Les bébés étaient en fait des ados avec leurs parents en plein petit déjeuner dans l’épicéa . Je n’avais jamais vu de scène d’apprentissage chez les oiseaux.

Enfin, de retour – soulagés – à la maison, je consulte mon téléphone. J’y trouve un message de ma ‘’copine-deux mètres’’. « Salut Estelle, ce matin je suis allée faire des courses et j’ai trouvé des clefs. J’ai aperçu ton mari à vélo. Est-ce lui qui les as perdues ? » Eh oui c’était mon amie qui avait pris soin de les ramasser et de les donner à la boulangerie. Coïncidence incroyable non ?

Merci ange gardien !

Ça me rappelle deux anecdotes énigmatiques.

La première a eu lieu voilà six ou sept ans. Un ami m’avait recommandé un livre, un classique du yoga intitulé Le yoga sans postures. Il m’avait précisé que lui avait l’ancienne édition de poche, mais qu’il avait été réédité.

Un matin, j’allais écrire au saut du lit, mais c’était plutôt assise dans le lit, avec une tablette, je me suis commandée ledit livre en ligne. J’avais trouvé l’ancienne édition d’occasion. Il n’était pas encore 7 heures. En sortant de chez moi vers 8h30, j’ai ouvert machinalement la boite aux lettres. Là, se trouvait un paquet plat dans une enveloppe kraft sans timbre et avec mon nom écrit au stylo. J’ai déchiré le papier : c’était le livre que je venais de commander !

Il faut savoir que les boites aux lettres de l’immeuble n’étaient pas accessibles pour le dépôt du coté de l’entrée. Même si le vendeur s’était glissé dans le hall à la faveur d’une sortie, il n’aurait pas trouvé de fente dans laquelle y glisser son paquet. Comment était-il entré dans le local adjacent dont seul le facteur avait la clef ? Quelle était la probabilité que le vendeur de ce livre d’occasion ait habité ma ville voire même mon quartier ? Que de mystère… Un mystère bienveillant mais un peu effrayant aussi.

Autre temps, celui des études à Lyon. Je m’étais échappée le week-end de Pâques retrouver ma famille en Provence, autour du traditionnel pique-nique dans la garrigue de Frigolet. En fin d’après-midi le lundi, j’ai repris le train à Avignon pour Lyon. Inutile de dire qu’il était bondé, comme au retour de tout long week-end, qui plus est de beau temps. Je me suis calée dans l’entrée d’une voiture entre d’autres étudiants entassés et des bagages. J’ai sorti mon bouquin – le Parfum de Süskind – et j’ai attendu Lyon dans la chaleur et les hoquets du train.

Trois mois plus tard, j’ai retrouvé mon amie d’enfance allemande dans les Cyclades pour des vacances de bleu, de soleil et de pastèque. Nous campions sur les plages, sur des poussières d’îles encore peu courues. Sur la place d’un village, un matin, devant le kiosque où nous achetions des graines de tournesol salées, nous avons rencontré deux jeunes Français en sac à dos. L’un d’eux m’a dit : « Je te reconnais, je t’ai vue dans le train entre Avignon et Lyon le lundi de Pâques. Tu lisais le Parfum. »

Retour au présent.

Là, à l’instant, une graine de peuplier légère et duveteuse comme un flocon s’est invitée par la fenêtre entr’ouverte et flotte au-dessus de mon clavier. Je repense à la jeune fille que j’ai observée la semaine dernière, au bord du ruisseau sous les grands arbres. Le vent détachait des graines par milliers et elles tourbillonnaient dans le ciel. La demoiselle attendait son chien qui batifolait, et moi mon amie, en admirant les iris d’eau.

Elle levait la tête et dansait presque en tentant d’attraper ces graines-plumes, comme on le fait avec des flocons de neige.

(Et de quatre !)

* Dans les années 90, à l’époque où les tailleurs se faisaient encore, j’avais déjà croisé une pensée dans les dalles de béton, perdue entre des tours d’acier et de verre. C’était à la Défense lors de mon premier voyage professionnel de jeune embauchée. Je l’avais regardée avec compassion et lui avais quémandé tout le soutien possible. Je me sentais comme elle. En terrain stérile.

Aujourd’hui (à moins que ce soit hier, ou demain)

Les heures s’allongent, la lassitude guette, les tensions grignotent. L’espoir prend la couleur des fleurs de printemps, de dunes cachées au creux d’une ville, et de connexions égrainées au fil des jours.

Pffffffffff

…..

Y’en a maaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaarre.

…….

C’est loooooooooooooooooooooooong.

……..

Mouais.

……

J’ai mal au cou et au dos (encore, oui). Ça va bien mieux mais les tensions s’obstinent. Peut-être trop d’exercices (doux) hier. Ou ce mouvement malheureux pour attraper un plat dans la cuisine.

Déjà en temps normal (celui d’avant), je suis une éponge, le sherpa de vos émotions (de rien, je ne fais pas exprès et en plus hélas ça ne vous enlève aucun poids). Mais alors là… avec l’angoisse latente dehors, l’impossibilité de se défouler et de se changer vraiment les idées… Difficile d’évacuer les cailloux et les piquants. Je stocke involontairement la tension ambiante dans un sac à dos invisible.

Du coup la frustration et l’impatience sont venues me tenir compagnie. C’est sympa, cette présence. Parce que l’envie et la motivation sont parties en quarantaine chacune de leur côté. Elles en avaient ras le bol elles aussi. Elles m’ont laissé un désir de mordre mais pas l’énergie de m’en occuper. Des pantoufles défoncées (fait encore un peu froid pour les Birkenstock, et franchement je n’ai pas encore passé le cap des chaussettes dans les tongs. Même en confinement. J’ai été traumatisée gamine de ce côté-là par une mère frileuse qui donc habillait ses enfants plus qu’elle).

Fait beau.

….

On est allés aux poubelles ce matin (les nôtres, cf billet d’humeur du 14 avril, Mauvaise humeur).

…..

Et même à la ‘’déchetterie’’. Enfin au stock de vieux meubles, étendages démantelés et vélos cassés entreposés sur le trottoir à côté des poubelles (ici à Mainz c’est la déchetterie qui vient à nous). On avait deux vieilles chaises cassées. On ne les a plus. Il semblerait que tout le quartier ait vidé ses cagibis. Ce sera ça de fait.

….

Voilà.

….

Hein, vous dites ?

……

Ma fille attrape le téléphone quelques secondes et consulte la météo : 26° en fin d’après-midi. « Yeah ! on va pouvoir à nouveau dormir dans la tente ce soir maman ! Et toi tu mettras une jupe et un Tshirt à manches courtes. »

OK

Je n’ai pas beaucoup écrit ce matin. En tous cas pas ici. Je viens d’échanger plein de messages avec des copines. Avec la routine installée, les vacances que personne ne prend, le blues qui s’installe, les échanges se sont tassés et ça me manque terriblement. Alors j’ai fait des petits coucous à droite à gauche.

Mes petits signes envoyés dans le vide sont revenus avec des bouquets de bisous et de sourires. Ça va mieux. A quoi ça tient le moral hein ?

J’ai jalonné mes jours de quelques parenthèses personnelles qui me réjouissent. Parce que c’est dur de se motiver seule dans le no man’s land temporel de notre cabane. Je me réjouis de mon prochain cours virtuel lundi. Un cours de yoga en ligne auprès d’une prof américaine, anxieuse comme moi, qui l’assume et partage ses trucs. Pay what you can. Et hop un p’tit stock de sourires et de mot doux pour tenir jusqu’à mercredi.

Là je suivrai une démonstration de peinture faite par une école d’art anglaise. La dernière fois c’était comment peindre la vue depuis la maison de l’artiste (colline et bocages) à la façon de la montagne Sainte-Victoire de Cézanne. J’ai tenté d’adapter à l’aquarelle. J’ai aussi suivi un cours d’écriture : comment s’assurer d’écrire tous les jours (ben en fait, il suffit de .. le faire, plus dur à faire qu’à dire, justement).

Extra les ressources inventives, la solidarité et la générosité de certains !

L’activité est un prétexte. Une excuse pour ce connecter pendant une heure aux autres. Cloîtrés du monde entier, unissez-vous ! Coincés chez eux là-bas comme nous ici nous partageons, chacun dans son fuseau horaire, un intérêt et un moment… Pendant quelques minutes le cauchemar qui enveloppe la terre se dissipe, l’incertitude s’effiloche. Oh une éclaircie ! On se recentre. L’esprit se discipline pour suivre des explications. Il nous lâche un peu. Ouf quelques minutes de paix.

Les grands de ce monde ont réfléchi. Ont écouté les experts. Ont parlé. Se sont adressé à nos oreilles tendues, à notre espoir grand ouvert. J’ai dit à mon dos de bien écouter. Il peut relâcher la vigilance. Dès lundi prochain (20 avril), les petits magasins allemands vont pouvoir rouvrir. Les écoles reprendront progressivement à partir du 4 mai, avec une priorité pour les dernières années de cycle (de l’école primaire et du lycée). C’est ce qu’Angela a annoncé.

Je viens de recevoir le courrier de la direction de notre Land pour la mise en oeuvre locale. Notre grande restera encore à la maison pour une période indéterminée. Sa soeur reprendra le 4 mai de façon adaptée (15 élèves dans une salle de classe maximum, donc alternance de cours sur place et à la maison). Son école doit encore se gratter la tête et statuer pour mardi, jour de rentrée. Plus que deux semaines de classe à domicile – toutes choses égales ou meilleures par ailleurs…

Quoi ? Qu’est-ce que je ressens au fond de moi ? Serais-je déjà nostalgique de la relative docilité de ma plus jeune à mes côtés, sur le même bureau, qui s’applique dans son cahier et s’efforce d’en finir le plus vite possible ? De son petit coude qui frôle le mien ?

Pourtant je souffre aussi cette absence d’intimité.

Pas vous ?

C’est une chance folle d’être avec sa famille, de ne pas se retrouver complètement isolé. De barrer notre navire avec nos aimés, de partager notre cabine avec des gens connus et avec qui on s’entend bien. Néanmoins, un peu de solitude parfois fait du bien. Une île de quelques minutes de calme et de silence.

Je vais partir marcher cet après-midi puisque j’ai la chance de pouvoir le faire. Oh pas loin. Notre rayon d’action ne dépasse guère le kilomètre unique de la longe des Français. Pas loin donc. Sur les Grands Sables de Mainz. On y entend parfois l’autoroute, et c’est un peu lunaire. Mais au printemps, la flore de ce terrain acide et sec est originale. Les touffes basses de petits soleils éblouissants (dont je ne connais pas le nom) sont-elles déjà écloses ? Et les géraniums violets intense ?  Si on tourne le dos aux trop grands immeubles et qu’on estompe d’une main la ligne à haute tension, c’est la vraie campagne, avec les courbes du massif du Taunus au loin. La faille du lit du Rhin entre les deux.  Avec un p’tit tour d’espièglerie de l’imagination, des bruyères et des fougères, ce serait presque les Landes, les nôtres, celles qui tiennent tête à l’océan.

Les marcheurs font sagement le tour de la steppe sans couper par le milieu puisque c’est interdit pour cause de flore vénérable (environ 12.000 ans). Ce relief particulier date de la dernière ère glaciaire. (L’autre moitié de la lande est aussi une zone protégée inaccessible : elle est réservée aux exercices de l’armée américaine – il ne doit pas y avoir de plantes rares de l’autre côté de la grille….). Dommage, ce serait top cette lande rase ceinturée de pins rouges pour les pique-niques du soir.

Une amie-voisine m’a proposé qu’on se retrouve pour marcher. Pour être chacune tout simplement pendant une heure. Tout près et un peu loin. Je culpabilise mais je vais dire oui (à 2 mètres copine !). Moi qui ai refusé à ma fille de sortir avec une copine (une seule !) pour promener son chien (un chien !).

Le principe de précaution prend l’eau.

Plutôt lui que moi, hein. Car bientôt je vais parler à mes pantoufles défoncées. Vivement les Birkenstock sans chaussettes, que mes pieds changent de saison. Allez, chiche, aujourd’hui je sors les orteils, et je les peinturlure en arc en ciel ! Mon horizon va changer !

Me revoilà au clavier après la balade avec ma copine-2 mètres.  Elle m’a ramenée aux Grands Sables. Par un autre chemin bien plus bucolique que le mien qui longe les supermarchés et ses terroristes du caddie et la route. Et au bout de la ligne droite, elle m’a fait prendre un autre sentier. Celui en terre noire qui s’échappe sur la gauche. Il disparaît dans les pins et les chênes aux chatons vert tendre. J’avais toujours cru qu’il ne menait qu’à des habitations et des immeubles, le long de l’autoroute.

En fait le chemin descend en pente douce et longe des champs. Après une boucle secrète sous l’autoroute, il traverse d’anciens vergers, où quelques pommiers sont en pleine floraison rose et blanche. Un cerisier a déjà de toutes petits cerises. Le poirier est entre les deux, entre le pommier et le cerisier mais surtout entre fleur et fruit.

Sous nos pieds du sable. Gris pâle et doux, souple. Le sentier remonte et débouche sur une steppe ondulée, des dunes enherbées par endroit. Nous continuons sous le couvert des feuilles jeunes. Oh écoute, un pic-vert ! Comment dit-on pic-vert en allemand ? (j’ai oublié). Et là un couple de rapaces. Oh et là un rouge-gorge !

A ras de terre, personne.

Le ronronnement de l’autoroute s’est assoupi. Nous discutons comme d’habitude, comme si de rien n’était au-delà du moment. Mon amie me raconte ses boutures secrètes dans le bois voisin, en cachette de ‘’la police des hobbies’’ comme elle appelle en riant ses concitoyens zélés. Je lui parle de mes prélèvements discrets de plants de pâquerettes au ras de l’aire de jeux pendant que ma fille tourne sur la barre. ‘’Tu es sûre qu’il n’y a personne qui me voit?’’ Comme disait un humoriste anglais : ‘’Le meilleur moment pour faire des boutures c’est quand personne ne regarde’’.

Ouf, c’est rassurant de rire et de partager avec quelqu’un ! Elle a vécu en France et en Scandinavie. Alors les tâtonnements culturels, elle en connaît un rayon. Avec elle, pas besoin d’être au garde à vous. Attends, je vais regarder l’écorce de ce pin avec les doigts.

Je referme ce texte en bien meilleure forme que je ne l’ai ouvert. Ça m’a fait du bien cette balade amicale. Et j’ai pris du plaisir à partager avec vous.

Alors merci. Merci pour votre écoute différée, silencieuse, patiente.

Et devinez quoi ? J’entends le vélo de mon mari qui cogne contre le portillon. Il rentre du supermarché. Il a un grand sourire et il tend le bras tout haut.

Dans sa main : un kilo de farine !

Adonis

PS : Je viens de consulter mon guide Delachaux des plantes par la couleur. Les petits soleils aux feuilles-plumeaux ébouriffées sont des aristocrates héllènes : Adonis du printemps. Y’avait qu’à se fier à la couronne. Fleurs 4-8 cm, tépales (pétales et sépales) 10 à 20, jaune d’or. Pelouses sèches, steppes, pinèdes ; rare.  Europe médiane et orientale. Enchantée.

2020 = 1984 ?

Inspiration.

La crise met en exergue nos travers. Traversons-nous la quarantaine en crise ?

Expiration.

J’ai écrit il y a quelques semaines un billet d’humeur sur toutes les dernières fois (descendre sur la page au 23 février 2020). Toutes celles dont on n’a pas conscience. Parce qu’on les a faites machinalement et qu’elles se sont fondues dans notre quotidien. Je partageais la réflexion que c’est une chance de savoir quand une action est la dernière du genre. On peut alors en profiter les yeux dans les yeux.

J’avais pris l’exemple du dernier jour d’école primaire de mon dernier enfant (prévu début juillet). En écrivant l’article en février, je me suis dit que j’anticipais beaucoup mais que c’était bien aussi. Une façon d’apprécier sur la durée, de fairer durer une dernière fois ponctuelle.

Et voilà que le destin m’a fait un pied de nez.

Tu pensais savoir et bien non.

Ce vendredi 13 mars la décision a été prise de fermer les écoles. C’était peut-être là le dernier jour d’école primaire de ta benjamine. Et la dernière fois que tu allais chercher un de tes enfants à la sortie des classes.

Ma fille est capable de rentrer seule et le fait régulièrement, mais elle aime bien que je sois là à l’attendre. Elle me confie son cartable trop lourd avec un geste théâtral d’un bras épuisé (si tu savais comme j’ai travaillé maman !), commence à réclamer ce qu’elle veut manger en arrivant (et à négocier des droits pour l’après-midi). Et file sur son vélo sans m’attendre.

Je me souviens de cette attente de quelques minutes vers 13 heures ce fameux vendredi.

Chacun des parents présents tente maladroitement d’occuper son emplacement habituel, repère pour son enfant, tout en essayant de garantir la distance sanitaire minimale avec ses voisins. On n’avait pas encore l’habitude de la distanciation sociale. On ne se promenait pas avec dans la poche un compas géant calé sur un rayon 2 mètres. Les regards et gestes un peu malhabiles trahissent l’adaptation hésitante à un public mouvant.

« Salut Estelle ! » Une maman de la classe refreine l’élan de me prendre dans ses bras. Je l’aime bien, ça fait bizarre ces nouveaux codes sociaux. On n’a pas encore l’habitude de se repousser comme des aimants de même signe.

Nous échangeons quelques mots. Comme les autres parents présents, nous sommes sonnés par cette annonce de la fermeture des écoles. Quoi, les enfants vont passer toutes leurs journées à la maison ? C’est nous qui allons leur faire la classe ? Et cuisiner deux fois par jour ?  Ils n’auront pas de copains ni de sorties pour s’amuser ? Non, non. Ce n’est pas possible. Ça ne pourra pas, ça ne devrait pas durer longtemps.

Sidérés, nous sommes encore dans un vague déni.

La maman-copine m’interpelle : « On se retrouvera pour se promener hein ? » Oui oui on vous accompagnera quand vous sortez votre chien le long du ruisseau. Ça fera du bien de voir des visages amis, que les enfants puissent se défouler. On ne se touchera pas, mais on pourra marcher côte à côte.

C’était avant la première semaine de confinement. Bien sûr il y a eu l’irruption du lumbago furieux. Mais peu à peu la drôle de guerre s’est installée : les aires de jeux ont été condamnées. Même sans l’interdiction de sortir, nous avons renoncé chacune, sans nous concerter, à nous proposer des sorties communes. Nous avons accepté. Même de loin il valait mieux ne pas se voir de peur de se respirer.

C’est d’une tristesse absolue les aires de jeux vides, entourées du serpentin rouge et blanc de rubalise. Celui des travaux et des scènes dangereuses. Mais c’est pour la cause impérieuse, la solidarité indispensable. Alors on s’envoie des petits messages, des blagues sur le confinement, la crise et la quarantaine. Parce qu’au début c’est déstabilisant. Le rire permet d’introduire cette mince distance vitale avec ce qui nous arrive. Tout est bon pour s’approprier cette nouvelle donne. La digérer.

Parfois je ne vous cache pas que j’en ai marre. Je rêve de me frotter les yeux au réveil et de soupirer. Ah bon, ce n’était qu’un cauchemar, ouf !

Les réseaux sociaux regorgent d’idées formidables pour s’occuper. Vous reprendrez bien un peu de Pilates ? Essayez les recettes du confinement (ah bon on va manger différemment même sans rationnement alimentaire ? C’est surtout le sucre qu’il faudrait réduire, mais mon moral refuse de le bannir). Comme si on s’ennuyait hein ? Comme si des idées on en n’avait pas ? En fait ce qui nous manque surtout en ce moment c’est de la farine blanche. Pour le reste on sait quoi faire.

C’est juste qu’on en a trop de choses à faire – avant même de compter le travail professionnel. Encadrer le travail scolaire prend déjà la moitié de la journée. Les tâches domestiques un quart. Et la tension entre quatre coloc consignés en manque de grand air, de vie privée et d’exercice ça bouffe le reste de l’énergie, et surtout, au-delà.

Pour se distraire, mes filles ont de nouvelles copines : des plantes à air. Elles aiment bien ça, les tremper, les faire sécher. Leur fabriquer des cabanes dans de petits bocaux avec du sable et des cailloux, une suspension en macramé. Des étagères minuscules en bâtons d’esquimau glacé ou en corde (ah le pistolet à colle !).

Elles en avaient déjà quelques-unes mais en ont trouvé sur un site web et ont commandé des renforts. Nous ne pouvions pas refuser ce petit baume végétal sur l’enfermement. Donc depuis hier nous avons au total 14 pensionnaires discrètes dans notre terrier. « Tu sais maman je m’applique bien comme ça quand j’ai fini mes maths, je pourrai m’occuper des plantes à air ! »

Merveilleux cette motivation dans quelques grammes de chlorophylle ! Mieux qu’un chien, hein ? (Clin d’œil appuyé : nos filles rêvent d’un chien). Ça ne mange strictement rien, et ne pèse guère plus. Un p’tit coup de vaporisateur et c’est parti pour des heures de bricolage sur le tapis du salon. Avec, pompon sur la plante verte, la pseudo vidéo Youtube pour expliquer à des followers imaginaires leurs techniques de réalisation.

Je crois que je vais m’y mettre au macramé. Je vais rajeunir. Ça me rappellera les années 80. Et ça me défoulera. Parce que les micro agressions de mes semblables continuent de me faire grincer des dents. Comme les réflexions passives-agressives du client poivre-et-sel-bien-mis chez le chocolatier samedi matin. « Non madame vous ne pouvez pas rentrer. Parce qu’il ne faut être trois au maximum dans le magasin. Il faut suivre les règles. C’est parce que, EUX là ils sont deux. Nous avec ma femme on se sépare toujours pour rentrer dans un magasin. » Vous l’aurez compris, EUX c’était nous.

J’ai envie de lui dire avec un grand sourire : en français ça se dit GNAGNAGNA.

C’est ma nouvelle catégorie d’emmerdeurs sociaux. Ceux qui font la morale et qui la ramènent pour montrer leur civisme exemplaire (en tous cas au moment où ils parlent). Ceux qui ouvrent la bouche, comme un toutou vient quémander un sucre, pour recevoir la médaille de la soumission servile. Et qui ont laissé leur bon sens et leur politesse à l’entrée du magasin avec leur femme et leur chien. En ce moment c’est l’éclate totale pour ces personnalités-là ! Ils lâchent tout ! Depuis le temps qu’ils en rêvaient !

Il suffit qu’ils restent à deux mètres de nous. On ne prend pas beaucoup de place mon mari et moi ; on vit dans le même foyer, on peut donc être collés dans le magasin. Et on prend du plaisir à choisir ensemble des chocolats de Pâques (non, non pas le lapin avec le masque sur le museau merci). Ça aussi ça doit déranger en fait non ? Faire des courses gourmandes en couple et avec le sourire ? En ces temps de crise ?

C’est sûr que cette période a un côté vintage 1984 – on y revient aux années 80. Tout le monde veut contrôler son voisin et se hisser sur les épaules de ses grandes fautes. Des amies allemandes m’ont fait la réflexion sur leurs compatriotes. Des amies françaises aussi. Et j’ai écouté une émission sur la BBC tout à l’heure qui laisse à penser que les Anglais ne font pas mieux.

Et pourtant ici on a encore le droit de sortir. On n’en abuse pas, on sait où est notre intérêt. Mais je crains le pire si on doit en arriver à la situation française (une heure de sortie par jour, avec une autorisation et des contrôles de police). Je n’ai pas envie que Monsieur et madame GNAGNAGNA du bout de la rue se planquent à la fenêtre de leur cuisine avec un chronomètre, un bloc de papier neuf (4mx3m, 500 g/m2) et un feutre indélébile (noir, mine épaisse) pour savoir combien de temps dure ma promenade hygiénique.

Je ne sais pas vous.

Mais je n’ai pas envie d’y toucher à la vie des autres.

Et je n’ai pas envie qu’ils touchent la mienne de cette façon.

2 mètres on a dit !

(et toc !)

La chasse à l’ours

Troisième semaine de confinement, arbres-droits vaudous, matriochkas et galets.

Je partage le bureau sur lequel je travaille avec ma plus jeune fille. A ma gauche nos coudes se touchent. Elle fait ses devoirs et veut être près de moi au cas où elle ait besoin d’aide. Et moi j’aime bien sa compagnie rieuse-râleuse (quand je corrige son travail).

Elle dessine sur un papier A3 une bulle de bande dessinée et tire des traits parallèles dans le nuage. De quoi retranscrire la pensée du héros du roman qu’elle lit pour son cours d’allemand. Dans sa main un crayon à papier coiffé d’un petit mouton vert comme la Saint-Patrick, souvenir d’Irlande rapporté par une grande cousine. De temps en temps elle se lève pour faire un arbre droit. Tu comprends, maman, mon corps a besoin de bouger !

Les corps d‘enfants qui se défoulent à l’intérieur augmentent la probabilité de désastres. A peine le confinement commencé, une roulade tonique sur notre lit a eu raison d’une de mes sculptures. C’était une modeste copie d’une naïade à genoux de Rodin, d’une solidité éprouvée par plusieurs déménagements depuis sa cuisson. Son atterrissage en deux morceaux et des poussières au pied de la table de nuit m’a permis de découvrir son pouvoir vaudou. Son corps était coupé en deux à la taille. Le dos avait cédé le long des pointillés : là où j’avais coupé la sculpture crue pour la creuser.

J’entends la voix étouffée de ma grande fille à l’étage du dessous qui lit ou récite une leçon. Mon mari s’est replié dans son nouveau bureau, la chambre de mon étudiant de fils.

Depuis hier mon lumbago s’est mis en sourdine (et pourtant la statue n’est pas réparée). Toujours là mais moins lancinant. Le traitement fait peu à peu effet. Quand je m’allonge mon mari n’est plus certain de me retrouver là où il m’a entreposée. Ce matin j’ai même enfilé seule mes chaussettes (surtout la gauche). Une LIBERATION !

Au 16ème jour de confinement en abîme, dans ma maison et dans un corps douloureux, coincée sous plusieurs couches de prison, je me sens comme la plus petite des poupées russes. Celle qui ne s’ouvre pas. Une matriochka minuscule et raide, interdite de sortie, comme celle qui traine, toute en volutes dorées et violettes, dans le tiroir de la cuisine. Je ne sais pas où sont ses sœurs, toutes rapportées de Saint-Pétersbourg par mes parents, dans une période de vie qui semblait alors normale. La benjamine de la série nous a suivi dans tous nos déménagements emportée dans le flots des petites cuillères. Mascotte dérisoire.

Après cette punition intime et permanente, le confinement seul semble doux. Presque une récompense car le droit au repos me semble accessible. Le lumbago m’a autorisée à ne pas me faire trop de souci pour le coronavirus, étant clouée par chaque inspiration au moment présent. Il m’a encouragée à demander de l’aide pour les gestes du quotidien et libérée des objectifs de nettoyage de printemps. Ça n’a l’air de rien, mais pour moi ce sont des gros changements. Affranchie de corvée de supermarché, je ne suis plus confrontée aux crocs de mes concitoyens (et toc !). Je ne vais qu’au marché où les vendeurs sont avenants, et les autres clients à bonne distance. Les sourires sont plus nombreux et l’espoir est revenu. C’est toujours ça de pris.

J’ai bien conscience que certains vivent depuis longtemps confinés dans leur corps pour différentes raisons, avec ou sans espoir de s’en libérer. Mais on connaît tous des changements en cette période étrange, même sans la torture immédiate du lumbago.

Enfermés involontaires nous nous affranchissons du même coup de la contrainte sociale. De ses horaires et du paraitre. Les masques invisibles, ceux derrière lesquels on se cache et qui ne sont jamais en rupture d’approvisionnement, ont glissé. On se dissimule moins bien, peut-être qu’on en a juste moins envie et moins besoin. Tous ceux qui le peuvent travaillent de chez eux et révèlent à leurs collègues des bouts d’intime, la couleur de leur salon, le désordre spontané des cris de leurs enfants. Si tout le monde cesse un peu de tricher, on peut s’offrir une trêve aussi.

Nous voilà confrontés à nous-même.

Sans l’agitation de l’urgence, le flou bouillonnant des rapides, le cours d’eau de notre quotidien redevient clair et transparent. Le sable en suspension se dépose. Nos valeurs et nos choix, comme les galets posés au fond, réapparaissent.

C’est le moment de les ramasser, de les soupeser, de les retourner pour regarder sur toutes les faces. De les reposer délicatement au fond, ou de les jeter sur la plage. De les empiler sur la rive pour en faire un petit cairn, histoire de ne plus se perdre ou de se retrouver.  

La prochaine tranche de vie normale sera-t-elle identique à celle que nous avons quittée ?

Le temps d’attente et d’observation que nous vivons ces jours-ci ne nous permet pas encore de le savoir ou de le décider. D’abord parce que le changement prend du temps. Ensuite parce que le futur immédiat lourd de nuages noirs reste un gros mystère : le tsunami du virus ne nous a pas encore touché de près. Je suis très curieuse de savoir comment nous allons en ressortir.

Les humoristes ont décortiqué tout ce qu’ils pouvaient de cette nouvelle vie. Nos fous rires nerveux presque hystériques nous ont bien soulagé au début. Maintenant le soufflé est retombé. Les comédiens font des émissions sérieuses depuis chez eux. Là aussi les masques de la comédie sont tombés. Les informations sont un terrain de jeu moins propice aux blagues. Même la bêtise insondable et arrogante de Trump ne fait plus rire. Elle a des conséquences trop graves.

Jusqu’à présent, faute de pouvoir m’affranchir de mon corps douloureux, je n’avais pas l’énergie de faire quoi que ce soit pour moi pendant le temps scolaire (ni pendant le reste de la journée). Ma disponibilité était acquise. Les douleurs m’interdisaient aussi de m’énerver. Curieux effet secondaire, bénéfique pour mes proches je suppose. Ce matin j’essaie d’écrire sur mon ordinateur à côté de mes filles qui se sont invitées toutes les deux dans mon espace de travail (il faut savoir qu’elles ont chacune une chambre, avec un bureau et une porte qui se ferme). J’ai beau tenter de m’isoler sous un casque avec un fond sonore doux (la mer et les grillons, Noisli vous connaissez ?), je suis sollicitée sur ma gauche pour des histogrammes (sur les parfums de glace préférés de la famille, merci à tous pour vos réponses) et sur ma droite par ma grande fille qui fait des exos de maths en ligne (et chantonne). Ma patience s’érode. Planquez-vous, mon corps va bientôt m’autoriser à m’énerver. 

Dans mon casque, l’eau de pluie s’écoule, les grillons grillonnent. Les vagues me lèchent les pieds dans cette nuit virtuelle. Les rafales de vent agitent les branches. J’ai l’envie furieuse d’un ailleurs. Pas forcément loin. Mais dans la nature, vraiment. Tapis dans les plis de ce quotidien qui bégaie, s’emmêlent deux sentiments contradictoires et complémentaires. L’envie de retrouver mon pays, de rentrer chez moi, pour vivre cette période violente dans un cadre humain familier. Et le furieux besoin d’évasion pour vivre tout simplement.

Les Allemands ont des expressions bien pratiques qui n’existent pas en français. Heimweh haben, ou comme on dit chez les anglophones, to be homesick. Languir, avoir le mal du pays. Et ils ont aussi le contraire : Fernweh haben, autre expression de la Wanderlust. L’envie, le besoin de partir à l’aventure, découvrir le monde. Slogan favori des agences de voyages.

J’ai envie de filer à l’anglaise. Mais pour aller où ?

Serait-ce ça aussi un des drames de la pandémie ? Cette impression d’impasse absolue. Nulle part où aller. La terre entière tousse. Un futur consolé dort encore dans les limbes des hypothèses. Le passé résolu est inaccessible.  Comme dans l’album illustré pour enfants We’re going on a bear hunt de Michael Rosen et Helen Oxenbury …. « We can’t go over it. We can’t go under it. Oh no ! We’ve got to go through it ». On ne peut pas passer par-dessus. On ne peut pas passer par-dessous. Oh non ! il va falloir passer à travers. A travers la boue collante, la rivière profonde, la forêt touffue, la crise sanitaire mondiale.

Car si tout fout le camp, nous ne le pouvons pas.

Nous, nous sommes consignés. Dans la grotte de l’ours. Avec l’ours.

Reste l’imagination.

Et WhatsApp.

PS : Bon rétablissement à Michael Rosen. J’ai appris ce matin qu’il était touché et en soins intensifs.

Escape game et lumbago

8ème jour de confinement, un lumbago et l’apprentissage sur le tas de la pédagogie.

C’est dur d’écrire.

Depuis une semaine, je n’en ressentais plus ni le besoin ni l’envie. Le confinement a commencé en même temps qu’un lumbago carabiné, à moins que ce ne soit le contraire (emoiji qui grimace).

Le bas de mon dos se rappelle à moi dès que je bouge, dès que je reste dans une même position trop longtemps, dès que j’inspire trop fort. Il semblerait que seule la marche me soit tolérable. Alors j’avance comme le bus de Speed (le film), en essayant de ne pas m’arrêter. Je tourne en rond dans mes mètres carrés. Je fais le tour du pâté et j’en profite pour respirer, pour happer, tant que c’est encore autorisé, les sensations vivantes du printemps. Si je contracte le covid 19 dans cet état ce sera le cauchemar absolu. Chaque toux ou éternuement pourtant refreiné lance dans tout le corps des douleurs aigues.

Comment se soigner par ces temps qui ne courent plus ? La pharmacienne n’avait plus que quelques boites de paracétamol (et plus du tout pour les enfants). Les kinés et ostéopathes sont désormais inaccessibles. On veut épargner la disponibilité des médecins.

Alors on grimace, on jure, on trouve des mouvements alternatifs, on s’accroche au cou de son mari pour se lever, ou on renonce tout simplement. A mettre ses chaussettes ou à se laver les pieds (soi-même). J’ai dû appeler à l’aide dans ma douche. Hou hou y’a quelqu’un dans le coin ? Ma fille (je ne vous dis pas laquelle pour préserver l’intimité de ses extrémités) est venue.

– Ah tiens c’est rigolo de laver des pieds ! moi je ne lave jamais les miens.

-… ?!

(Mais que fait-elle des heures dans la douche ? Qui l’a éduquée cette petite ?)

Le plaisir et le réconfort que m’apportent l’écriture partagée se sont effacées derrière l’inconfort d’un double isolement, celui d’un corps en souffrance aiguë et d’une maison fermée. Comment écrire quand la position assise est douloureuse ? Les élancements me raccrochent au geste immédiat et m’évitent de me projeter dans l’avenir. Alors je reste dans le présent.

Mais ce jour sans fin cherche à nous attraper dans son filet. Et nous courons, courons à perdre haleine, à perdre la raison, pour échapper à son incertitude, fuir le piège du désespoir. Au passage nous raclons de nos ongles les murs effrités pour récupérer les miettes de nos anciens repères et tenter d’en construire de nouveaux. Nous déchirons le rideau de notre angoisse pour laisser filer un bout de nuage.

Est-ce comme cela que s’amorce la fin d’une civilisation ? On concentre tous les efforts sur la guerre (on a fait des progrès, la bataille est menée par l’humanité dans son ensemble contre un ennemi commun). Le luxe et le futile s’évaporent. Les biens de première nécessité disparaissent pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Les médicaments deviennent introuvables et faute de mieux les remèdes de grand-mère reprennent cours pour tout. On soigne le genou égratigné avec un petit bisou. Le cancer avec une prière. La dégringolade finit par entrainer la solidarité dans sa chute libre. La démocratie expire terrassée par le non-droit et le cannibalisme.

Silence.

L’herbe repoussera dans les décombres.

Dieu aussi.

Et tout recommencera. Comme tout a déjà recommencé.

Ces dernières semaines, à l’instar de Pénélope la nuit attendant son roi de mari, nous avons défait ce que nous avions tissé pour notre intégration en Allemagne. Les nouveaux copains ? ben on les voit plus. Les cours de musique, de sport ? hop c’est fini, on rentre à la maison.

Les particularismes s’exacerbent et les nerfs frôlent la rupture. On se fait engueuler comme au début. Notre indiscipline (bien light à une échelle française et surtout très involontaire) dérange. Vendredi je me suis fait virer du supermarché parce que le directeur du magasin m’avait autorisée à rentrer avec mon mari (l’accès est limité et contingenté). On se rappelle que je ne peux rien porter, mais ça fait du bien de sortir et de marcher un peu. Des gens de la queue se sont plaints. Le directeur a changé d’avis. Je lui ai dit ce que j’en pensais (à peu près poliment je crois). Et je suis partie. En ruminant, les larmes aux yeux, le dos en feu et avec l’envie de mordre et de faire mes valises.

Je veux rentrer chez moi, en France. Me rapprocher de ma famille et de mon fils qui révise des concours-mirages. Retrouver les incivilités et le désordre. Quoique… les parents inconséquents qui font franchir à leurs enfants les barrières sanitaires des aires de jeux me font autant froid dans le dos (et c’est pas le moment hein !) que ceux qui n’entrent jamais nulle part, même sans barrière, même avant le basculement.

L’étau aujourd’hui ne connaît plus de frontières. Il se contente de les resserrer, de les cadenasser. Ecartelant sans égards nos familles éparpillées au soleil tranchant de mars.

Si c’était cela le plus dur : une inquiétude sanitaire capitale et le confinement universel lors de l’éclosion du printemps ? Une catastrophe sous un ciel magnifique. Ce mélange du bon et du mauvais.  Comme certains gestes, intonations ou expressions d’une personne aimée nous rappellent un monstre.

Comment vivre cette contradiction, la cohabitation du sublime et du diabolique ? Ne fait-elle pas écho à celle qui nous habite ? Une part de mesquin (celle qui fait une OPA sur le PQ) égayée d’éclats divins (qui permettent de faire une garde aux urgences de 90 heures comme quelqu’une de mon entourage). Comment profiter du bon sans être démoli par le mauvais ?

Heureusement je peux rire sans trop souffrir…

Parce que l’apprentissage sur le tas de la pédagogie, ça me dévore la patience et l’énergie. L’impossibilité (temporaire je l’espère) de lire ou de dessiner, de coudre ou de bricoler, faute de pouvoir rester assise me grignote le moral. Comme le jardinage par procuration.

Ça doit aller mieux aujourd’hui si j’ai repris le chemin du clavier avec un peu d’élan. J’ai délaissé des articles commencés ; ils me semblent dérisoires aujourd’hui. Déjà hier j’ai pu retrouver un peu mon piano et Beethoven. Inspirée par le témoignage solidaire  musical : chanter l’Ode à la joie à notre balcon à 18 heures tapantes pour les soignants (on répètera pour la prochaine fois, heureusement que la trompette de la voisine sonnait juste et fort).

Quel jour sommes-nous ? Lundi ? Ou déjà mardi ? C’était quand le printemps ? L’équinoxe, équilibre entre la nuit et le jour, la floraison des cerisiers et le virus diabolique.

Depuis huit jours ans j’ai pris 100 ans. Ma maison-escargot s’est refermée. J’allais chez toi à vélo, aujourd’hui tu vis dans une autre galaxie. L’échelle de nos constellations relationnelles a changé.

Dans cette course poursuite contre la montre, cet escape game grandeur nature et inversé, le temps est réinventé. Les dieux se marrent. Tiens, toi je t’en file mais c’est une illusion après je te prends ta liberté et ta vie peut-être.

L’espace-temps fuit.

Courage à tous, puisque pour nous la fuite est interdite.

Sourions derrière nos fenêtres et nos écrans. Et envoyons des messages de soutien à nos anges gardiens épuisés.

Merci du fond du cœur et du temps.

En particulier à la kiné française, collègue d’une amie, qui vient de me prendre en consultation par Skype pour m’aider à me remettre le dos d’aplomb.

Le nouveau temps normal

Apprendre à vivre dans des conditions inédites

Un éteignoir s’est posé sur le monde. La flamme de la vie vacille dans le souffle de la prudence austère. Isolés mais ensemble tentons de ne pas céder à la panique rabat-joie et tâchons de garder le sourire pour traverser cette situation inédite.

La crise s’installe pour durer.

Il va donc nous falloir créer un nouveau rythme normal, acceptable pour chacun et toute la famille. Nous en avons longuement parlé ce week-end. Objectif : maintenir le rythme scolaire habituel. Coucher à 20h30, lever à 7h et devant le bureau à 8h. Classes le matin entrecoupées de petites récréations. Activités créatives et pédagogico-ludiques l’après-midi, avec la complicité pluvieuse des émissions C’est pas sorcier. Ça c’est la théorie.

Nous avons de la place et un jardin de poche. La campagne à portée de vélo. En ce sens nous sommes privilégiés.

Mais c’est dur.

Parce que nos filles ont l’impression de pouvoir se coucher plus tard puisqu’elles ont gagné quelques minutes de trajet (dimanche soir : “Allez si, on regarde un Fais pas ci fais pas ça ! Y’a pas école demain !”). Parce que leurs professeurs sont en train de s’organiser pour leur donner du travail et qu’elles sont donc désorientées sur les tâches à aborder. Parce qu’elles ont toutes les deux besoin d’aide en même temps. Parce que l’appli pour l’enseignement à distance reste (encore) à apprivoiser. Parce que je voudrais bien aussi pouvoir travailler de mon côté. Et que le pique-nique de dimanche m’a laissé en souvenir un lumbago carabiné qui me fait grimacer (jurer) à chaque mouvement. Sans doute la combinaison de ma mauvaise position (depuis quand est-ce si douloureux de s’asseoir par terre ?) et de mon appréhension de la nouvelle situation.

La vie à quatre dans un espace clos m’inquiète. Devoir faire la maîtresse pendant quatre semaines (au moins) à mes propres enfants me fait peur. Je soupçonne ce nouveau quotidien et la pédagogie mère-filles de dévorer l’énergie rapidement. Comment compenser ces pertes par des activités enrichissantes pour moi, sans pouvoir faire de sport ni m’évader à l’atelier de terre ou dans un musée, sans piano (mon mari travaille), sans rencontrer des amis ni avoir de temps vraiment seule pour me recharger ? Je crains que vous n’ayez encore plus d’articles à lire !

Et il va falloir la jouer fine. A nous deux système nerveux. Je vais tâcher de prendre soin de toi différemment, mais de façon efficace quand même. Pour t’éviter de craquer sous la goutte d’eau d’une rupture d’approvisionnement en biens essentiels derrière un fanatique du survivalisme avec masque maison en Sopalin et élastiques désinfectés, et gants de ski, qui entasse cinquante seaux de ménage (pour l’eau de pluie vous comprenez) et l’intégralité des stocks de pâtes et de papier toilette de la région.

En même temps c’est peut-être à nouveau un avantage évolutionnel d’être anxieuse. Les crises d’angoisse, je connais. Je sais que ça vient de moi, que ce n’est pas agréable, mais que ça passe. Et que la solution à la panique est en grande partie en soi et non dans l’assaut des supermarchés. Je sais aussi que le raisonnement ne sert pas à grand-chose dans ces moments-là. Donc, se tenir loin des angoissés du caddie sera une bénédiction. Et un impératif car les dernières semaines ont montré que c’était contagieux.

Pas si simple de rester à distance du monde tout de même. Pour celui qui allait être notre dernier jour de liberté, nous avons confié nos pas et nos esprits à un superbe sentier. Dans les forêts et les vignobles encore dépouillés des contreforts de la rive gauche du Rhin, entre les buissons en robes de fleurettes blanches et les flaques de violettes, nous nous sommes invités à un mariage champêtre. Mais nous avons croisé beaucoup trop de familles sur les chemins à la recherche de nature et d’air pur…. Il faudra trouver un coin plus tranquille la prochaine fois, sinon c’est un peu contreproductif. Mais quel bonheur de se verdir les idées, même entre parenthèses !

L’enseignement à domicile réclame un peu de réorganisation. Vider les bureaux, faire de la place sur les étagères (habituellement l’essentiel du matériel reste à l’école où mes filles ont chacune un casier). On veut bien improviser mais avec de la méthode. Bien sûr (pourquoi ?) il faut de nouvelles fournitures : un cahier avec des lignes (college block) et 4 Schnellhefter (ces classeurs très souples – tout mous – qui tiennent lieu de cahiers). Je suis allée les acheter lundi matin à la petite boutique du quartier. Les rues étaient calmes comme un dimanche de pluie. J’ai dû renifler sans faire exprès en cherchant la monnaie ; la vendeuse derrière son comptoir m’a tendu une boite de mouchoirs en me proposant (m’ordonnant) de me servir et de m’en servir. Qu’aurait-elle fait si j’avais toussé ? Appelé la brigade sanitaire ?

Aïe, mon dos me gêne, je souffre ! Puis-je prendre un cachet d’ibuprofène ? Oui, car j’en ai besoin pour me soulager et je ne pense pas être (encore) infectée. J’ai lu sur le site du Monde que le ministre de la Santé français recommandait de ne pas en prendre sous peine d’aggraver les symptômes du virus maudit. Côté allemand, j’ai reçu de la part d’une maman qui travaille dans une clinique un démenti d’un communiqué médical sur le même sujet : attention intox…. Qui croire ? Ces contradictions montrent surtout que l’approche de chaque pays se fait de façon empirique, et que cette maladie garde encore bien ses secrets. Surtout pour me requinquer, arrêter de regarder les infos, même de façon sporadique.

Hier soir j’ai appelé mon fils étudiant à Lyon. Pas facile d’être parent à distance, déjà en temps normal. Il m’a informée de ses plans : pour être confiné mais pas trop isolé, il va s’installer chez des amis. Il pourra continuer sa prépa virtuellement. Ne pas le savoir seul entre les quatre murs de son studio en plein centre d’une ville déserte me rassure. Quand allons-nous nous revoir ?

Car on me dit que les frontières sont fermées mais je n’en crois rien. Mon esprit refuse d’accepter que dorénavant et jusqu’à nouvel ordre nous soyons séparés de mon fils. Et du reste de nos familles en France et en Angleterre. Notre visite d’Ardèche prévue au mois d’avril est reportée aux calendes grecques.

Jusqu’à présent nous n’étions séparés des gens que nous aimons que par des kilomètres et du temps de transport. Moyennant la disponibilité des infrastructures (cf. les grèves de Noël et l’article Gâteaux à gogo) nos retrouvailles ne relevaient que d’une décision, la nôtre. Dorénavant, notre séparation a pris une dimension politique qui nous échappe. L’inquiétude escalade les murs de nos camps retranchés : comment être le fils et la fille de quelqu’un à distance ? Est-ce que les choses vont bien se passer pour nos pères ? Ils ont plus de 70 ans. Je frissonne : allons-nous nous revoir ?

Le cordon sanitaire tendu par les gouvernements passe au milieu de notre famille.

Bien sûr j’ai peur. Mais je relativise : c’est pour la bonne cause. Nous avons la chance d’avoir un petit bout de terre pour gratter, semer et planter. Comme si c’était juste le début du printemps. Bientôt mon dos voudra bien se laisser oublier. Et les exos de maths étaient presque tous justes. Faudra seulement que j’apprenne à faire les divisions à l’allemande. Hallo Susanne ?

Un jour après l’autre.

Traversée houleuse, cap inconnu

Ecoles fermées, travail à la maison, attente incertaine : une période étrange s’ouvre.

L’information est tombée vendredi matin : les écoles de Rheinland-Pfalz ferment à compter de lundi jusqu’à la fin des vacances de Pâques, soit un total de six semaines.

Les enfants vont suivre leur enseignement à distance dans un format encore non stabilisé. Ils sont rentrés avec des cartables très lourds et tous leurs cahiers. Mon mari a reçu la consigne de travailler à la maison. Comme beaucoup de monde en ce moment, nous allons devoir changer nos habitudes. Les décisions se prennent à vue. Nous ne sommes pas en quarantaine et/ou confinement, mais je suppose que c’est juste une question de jours.

De nombreux habitants de notre ville nous ont montré ces dernières semaines qu’ils cédaient allègrement à la panique. Et qu’ils n’avaient aucune considération pour les autres. Chacun pour sa peau. Je vous avais dit que les Allemands anticipaient beaucoup (cf article : Vous faites quoi en été 2030 ?) : ils ont dévalisé les magasins trois semaines avant l’annonce des grandes manœuvres. Charge à nous de ne pas nous laisser embarquer. Ce matin j’ai trouvé dans le local poubelle des cartons vides de sacs de chips (spéculer sur les chips ?!). Ce sont ces comportements qui aujourd’hui me font le plus peur.

Nous voilà donc mon mari et moi à la barre d’un quatre-mâts dont les amarres se sont défaites en pleine nuit. Nous quittons le port pour la pleine mer. La destination et la durée de la croisière sont inconnues. La météo reste floue, mais la traversée sera sans doute houleuse. Comme les tous premiers marins explorateurs, nous avons appareillés pour un voyage dont on ne peut qu’espérer l’issue. Mais nous n’avons ni sextant ni boussole, juste notre bon sens, des stocks (modérés) de nourriture et de produits ménagers et notre savonnette. La contemplation des étoiles nous aidera à relativiser notre condition humaine. Il faudra improviser au mieux. A nous de maintenir le cap des motivations scolaires et du moral.

A la lecture du communiqué, ma première réaction, pragmatique, a été influencée par mon environnement immédiat. Le matin-même le parking du supermarché débordait sur le trottoir. Mince je vais devoir cuisiner deux fois par jour (deux fois par jour !). Ma mère le faisait tous les jours, mais là ça me semble intimidant : à moi la mêlée des courses !

Ma deuxième réaction a tenu du réflexe de survie :  vite, proposer aux miens des règles de fonctionnement pour que l’espace partagé reste vivable pour tous – enfin, surtout pour les adultes. J’appréhende beaucoup la cohabitation forcée pendant six semaines et l’accompagnement actif de la scolarité de mes demoiselles. La pédagogie familiale a déjà eu l’occasion de grignoter les limites de ma patience. Cela dit, je réfléchis à pouvoir aider ma grande et ses copines sur leur cours de français – peut-être par Skype pour éviter les regroupements. Ma benjamine, elle, a déjà organisé son temps de travail : ‘’comme à l’école’’ a-t-elle dit. A 8 heures, début des cours, à 9 heures 50 Frühstück (petit-déjeuner) etc… Elle s’est imprimé un emploi du temps quotidien. Le déjeuner a intérêt à être prêt à l’heure prévue par la cantine.

En prenant un peu de recul sur le chaos logistico-domestique et en retrouvant la barre de mon esprit je m’interroge sur des questions plus fondamentales. Comment cela va-t-il se passer pour mon fils, étudiant en classe préparatoire, qui présente dans un mois des concours pour lesquels il travaille depuis deux ans ?

Et comment vivre au quotidien avec comme seul échange social le bonjour aux caissières du supermarché, dont le rôle crucial leur refuse le télétravail ? Ou le croisement d’autres clients en déroute, l’œil hagard dans les rayonnages vides, à se toiser pour savoir qui va attraper en premier le dernier paquet de mouchoirs en papier (ça m’est arrivé hier) ? Plus de cours de poterie (la Volkshochsschule, l’équivalent de nos MJC, est fermée). Plus de cours de yoga (même si je crois que la structure est encore autorisée à rester ouverte, il me semble qu’il vaut mieux éviter le confinement sur tapis). La piscine a aussi fermé ses portes. Le sport ce sera de la marche et du vélo.

Vendredi matin je n’ai pas pu retrouver une amie car elle avait mal à la gorge. J’étais déçue car nous ne nous sommes pas vues depuis début février. L’annulation des réunions de parents ne nous a pas permis de nous croiser non plus.

Je me suis consolée avec une promenade le long d’un ruisseau chantant, dans le vallon du Gonsbach – une bulle de nature en pleine ville. J’ai fait provision de vent et de photos de fleurs toutes neuves. Et je me suis offert une bouffée de calme chez le maraîcher du coin. Il fait pousser sur place dans les alluvions de terre noire des légumes croquants. J’ai choisi du chou noir de Toscane (je n’en ai jamais cuisiné, mais j’en ai vu dans une recette de Jamie Oliver, et ses feuilles allongées, sombres et gaufrées m’ont tentée), des bulbes de fenouil rebondis et une salade de fleurs et d’herbes mélangées, aux goûts insolites.

C’est mon acte de révolte minuscule.

Nous ne contrôlons pas la débâcle de notre environnement. Nous avons été plutôt gâtés jusqu’à présent. C’est la première fois depuis ma naissance, comme pour ceux de ma génération, que nous sommes confrontés à une crise de cette ampleur, un état de guerre avec un ennemi invisible. Alors, antidote dérisoire, aujourd’hui j’ai acheté des fleurs, des voisines pour celles qui illuminent déjà ma fenêtre, et d’autres pour les croquer. Quand tout fout le camp, retournons au parfum, au goût et à la couleur. A l’inutile. Car c’est bien là que se réfugie la vie.

Quand ma maman était malade je ne rêvais que d’une chose : pouvoir m’asseoir quelques minutes pour me peinturlurer les ongles des orteils. Me raccrocher à ces gestes anodins pour garder le goût fondamental de la vie, et tenter dans la couleur badine de capturer un peu de l’insouciance que la même vie était en train de me voler.

Mon regard sur les choses continue de changer.

D’abord c’était sur les ressources alimentaires et élémentaires, tenues pour évidentes jusqu’à présent. Elles ont retrouvé tout leur prix. Comme la douche froide dans un cagibi rose après une semaine de trek dans le désert (Mauritanie, 2002 ou 2003). Aujourd’hui c’est sur la culture et la société.

J’aime bien la série anglaise Not going out de Lee Mack. D’ailleurs hier midi encore j’ai déjeuné en en regardant un épisode. Le titre (qui n’a pas grand-chose à voir avec le contenu) me semble aujourd’hui revêtir un tout autre sens. Ne pas sortir. Ne pas pouvoir sortir. Ou pas vraiment.

Parfois, j’écoute de la musique en écrivant. J’ai renoncé à FIP, car je protège ma sensibilité des informations trop fraiches et fréquentes. Souvent je mets des chansons du groupe des deux sœurs suédoises First aid kit. Est-ce qu’on en a un de kit de premier secours à la maison ?

Dans les moments d’inquiétude, je pense au roman de Jean Giono Le hussard sur le toit ou à celui de Fred Vargas Pars vite et reviens tard. Surtout ne pas les relire en ce moment.

Alors je me tourne vers mes remèdes préférés. La lecture (choisie) et la nature.

Ressortir peut-être le journal d’Anne Franck, pour relativiser la réclusion. Penser à acheter des livres, au cas où on soit complètement coincés à la maison, ou alités et dans l’état de lire. J’en ai toujours d’avance, mais l’envie de lire un livre à un moment précis ne se commande ni ne s’anticipe.

Observer sans bouger le couple de merles, en train de se mettre en ménage. Ils viennent tous les jours faire leurs emplettes dans notre jardin de poche. Monsieur se poste en hauteur et surveille, ou bien gratouille dans le sol pour en extraire des vers. Madame glane. Elle rassemble dans son bec de véritables pelotes d’herbes sèches et souples. Ce qu’elle tient dans son bec a l’air tout doux. Elle en amasse toujours plus. Je retiens mon souffle derrière ma fenêtre. Quand vraiment son bec est plein, ils s’envolent tous les deux vers ce que j’imagine être leur nouveau pied à terre – pardon patte en l’air.

Dire au revoir à la rose devant la fenêtre de la cuisine. Son bouton d’un rose ancien vert pâle se dressait là, fidèle, depuis le mois de novembre. Investie de la mission de nous aider à traverser l’hiver, elle a relâché la garde dès le frémissement du printemps. Elle a commencé à s’effeuiller avant même de s’être pleinement ouverte. La tourmente d’hier lui a volé ses derniers pétales et sa dignité.  Merci à toi rose d’hiver. Tu me pardonneras de tailler ta tige et de livrer le bulbe rebondi de ton fruit sous ta couronne d’étamines au compost du jardin.

Grâce à ces petits instants de poésie, organisons au mieux notre quotidien, en alternant jeux, travail et sorties dans la nature avec quelques amis tenus à distance. Oublions un moment la seule perspective qui semble s’offrir à nous dans l’œil de notre cyclone : se demander quand on va tous être malade et prier nos anticorps que ce soit bénin.

Et si je dois être hospitalisée, j’aime autant épargner aux soignants débordés l’entretien d’un corps négligé. Donc, en attenant de sortir le thermomètre ou de recevoir un message inquiétant, penser à m’épiler.