Sans modèle

Petite fille d’argile cherche mamie de papier

Jeudi après-midi, atelier de céramique sur la rive gauche du Rhône, à la table en bois sous la verrière. Il fait bon, bien meilleur que la semaine précédente. Nous sommes peu nombreux à travailler à nos sculptures et modelages en argile blanche chamottée, trois à notre table, deux à celle derrière moi, plusieurs élèves sont absents. Le seul homme du groupe, grand aux cheveux blancs et au léger accent alsacien, monte un cache-pot de taille et de forme ambitieuses. Il pose un étai de tubes de PVC contre la plaque verticale pour la fixer au socle, et la maintenir en place pendant le séchage. Il commente :

-Après, il va falloir faire appel à mon imagination pour décorer cette pièce. C’est ça, quand on travaille sans modèle.

Personne ne répond, chacun est concentré sur ses mains, dans une activité appréciée aussi pour sa capacité à court-circuiter la pensée. De temps en temps, l’un d’entre nous troue le silence, évoque une impression à haute voix, pose une question à l’artiste-enseignante ou à son voisin. Je peux t’emprunter le petit ébauchoir ? Tu crois que si je creuse là ça va casser ?

Sans modèle. La fin de sa phrase reste accrochée à ma pensée.

Oui, je me dis, moi aussi je travaille librement pour achever cette petite fille grimpée dans un arbre, tout droit sortie de mon enfance, hissée sur un murier, décédé depuis. « Ça me rappelle des souvenirs » m’a dit ma voisine plus âgée que moi. La plupart du temps, je façonne l’argile sans modèle. Quand la professeur me conseille, elle conclut les différentes options de finition en ajoutant : « ça dépend du rendu que tu souhaites ».

Je ne sais pas. Je n’ai pas d’idée préconçue du résultat. J’avance à tâtons en fonction de la réaction de la terre sous mes doigts. Souvent, j’arrive au cours sans projet ni intention précise, et j’observe ce qui germe dans l’interstice, entre le moment où j’accroche ma veste au porte-manteau du fond avec mon sac, et celui où, pendant que je noue les lanières du tablier autour de ma taille, je rassemble ébauchoirs, mirettes, planche de bois, pain de terre. Ce moment de préparation, comme le centrage de la boule d’argile sur le tour, m’offre une transition entre ma journée jusque-là et cette parenthèse manuelle bienvenue où la pensée automatique se laissera pousser du coude par l’élan créateur. Deux heures et demie hors du temps pour se laisser charmer par l’élasticité fraiche de l’argile, le calme hypnotique de l’atelier, sa luminosité douce.

L’original

Je n’étais pas toujours à l’aise dans l’atelier de Mainz, très bavard.

Parfois, rarement, j’apporte un modèle, comme en fin d’année dernière quand je me suis enfin autorisée à reproduire un carrelage de la crédence de mes arrière-grands-parents à Saint-Zacharie dans le Var. Je veux souvent créer en trois dimensions, ex nihilo, justement pour voir où mon cœur me porte. Fabriquer un carreau demande de la précision et de la régularité, l’acceptation des angles droits et des lignes parallèles, figures géométriques avec lesquelles je suis fâchée. D’ailleurs, j’ai réalisé récemment que le vocabulaire seul aurait dû m’alerter sur le fait qu’être cadre en entreprise ne pouvait guère me convenir. C’est une affaire de géométrie. Je suis fâchée avec la symétrie, surtout quand on veut me l’imposer.

L’interprétation

Ce qui est simple pour d’autres me semble insurmontable : il m’est plus difficile de façonner un carreau unique qu’un nu de femme. Donc ce projet de carreau je l’ai enfin embrassé. J’ai reproduit chez moi le dessin à main levée sur un papier. A l’atelier, j’ai étalé une boule d’argile avec un rouleau à pâtisserie en bois, entre deux réglettes de 8 mm pour obtenir une épaisseur régulière. J’ai tracé à la lame de couteau les limites de mon carreau autour de la forme d’un carrelage industriel. Après l’avoir passé au sèche-cheveux pour obtenir la texture adéquate, j’ai reproduit le motif de trèfle avec une pointe puis je l’ai peint à l’engobe (terre humide colorée) avec des pinceaux de différentes tailles. Une première cuisson après séchage complet a restitué des couleurs fausses (mais différentes de celles des engobes crus). Une deuxième cuisson à mille degrés après l’émaillage transparent a donné les couleurs attendues ou presque. L’inconvénient de travailler d’après modèle, c’est la mesure évidente et involontaire de l’écart entre le résultat et l’intention. Ce qui serait magnifique dans un élan spontané peut décevoir par comparaison.

Malgré la différence avec l’original, je suis heureuse de l’avoir réalisé ce carreau familial, chargé de souvenirs, projet qui flottait dans les tréfonds de ma conscience depuis plusieurs années. J’en ai même créé un autre de toutes pièces, un camarade pour l’accompagner sur la table à manger où je compte lui confier la mission d’accueillir les plats brûlants. Sur celui-là, plus petit, j’ai reproduit en couleurs, l’empreinte du fabricant du premier (son logo) : une marguerite de profil. Je ne suis pas satisfaite du résultat, car il est parti à la cuisson avant que j’aie pu procéder aux finitions. Je pense renoncer à l’émailler pour en faire un autre exemplaire plus abouti. Cet exercice à plat, avec règles et équerres m’a rappelé que me lancer dans la production d’une crédence pour l’évier de mon garage me demandera beaucoup de temps et de précision.

J’écris sans modèle, bien sûr, mais sur la page blanche virtuelle, j’applique les règles du je. Sous ma plume, les émotions coulent du coeur à partir d’une matière première vécue. L’assemblage des idées se construit en amont, quand je modèle la terre, coupe une carotte ou prends une douche. Pas de vide, juste du trop-plein de création à partager. Je découvre en ce moment, parce que je me mêle d’écrire un roman sans éléments autobiographiques (comme si on pouvait créer en étant quelqu’un d’autre, sans glaner des sensations et expériences même minuscules de ses propres journées), le vertige des possibilités que m’épargne un pain d’argile. Pourtant le processus est le même dans les tâtonnements d’une création. La réaction de la terre à la pression, les premières phrases produites tirent l’auteur dans une direction. Un peu comme dans la vie : mon aujourd’hui dépend de mes hiers.

Cette semaine, mon père a posté dans le groupe familial WhatsApp un texte écrit par un coéquipier qui relate leur mésaventure en voilier au large de la Sicile qui aurait pu se révéler tragique (perte de l’arbre de direction, trou dans la coque). Le titre en était : Ça nous est arrivé en juin 2020 (oui certains étaient confinés sur un bateau, c’est le privilège de l’âge qui malheureusement s’accompagne de douleurs diverses). Une de mes nièces, pré-adolescente, a commenté d’un laconique « C’est du passé ». Je me suis retenue de répondre – la pédagogie sur un réseau social n’ayant pas encore été démontrée. Mais j’avais très envie de remarquer : « Et alors ? Sans le passé tu ne serais pas là. Tout les histoires se sont déroulées dans le passé, c’est la fondation du présent et le socle du futur. » Quelle est la vertu de l’immédiateté au-delà de sa disponibilité ?

Je rêve d’un modèle dans ma vie. Pas au sens de gestes à décalquer, mais au sens du déjà vécu, déjà senti et digéré par une autre âme, une expérience rassurante. Tu vois, ça aussi ça m’est arrivé, tu verras ça se passera, avec des hauts et des bas, mais tu en sortiras vivante. C’est sans doute aussi pour cela que j’aime tellement lire, les mots d’une autre éclaircissent le monde et ma compréhension de moi-même.

Je n’ai plus de maman depuis bien longtemps, plus de belle-mère non plus. Chaque mois, quand je trouve une tache de sang sur le drap, déçue de ne pas en être affranchie enfin et vaguement rassurée de ne pas attaquer une nouvelle période dont je ne connais pas grand-chose, je me dis, que j’aimerais pouvoir échanger avec des femmes plus âgées. À l’atelier de poterie, un jour où j’avais soudain trop chaud, une élève presque grand-mère m’avait dit en riant : « Tu verras, ça passe au bout d’un moment. »

La semaine dernière, après avoir dégusté un délicieux poulet basquaise, une amie (connue dans un autre atelier de poterie) et moi faisions la queue à la caisse du petit restaurant bondé. Deux mamies ont commencé à nous doubler pour retrouver leurs copines déjà en train de payer, lorsque l’une a dit à l’autre en nous regardant :

-Mais les deux jeunes femmes, elles attendent aussi.

Éclats de rire de mon amie et moi.

-Merci mesdames.

Ma mère fréquentait beaucoup les personnes âgées. Adolescente, toute à l’idolâtrie de l’action et de la jeunesse comme ma nièce aujourd’hui, je le lui avais reproché :

-Mais pourquoi ?

-Parce qu’elles ont fini de tricher.

L’hypocrisie des autres, comme la mienne lorsque je dois falsifier et dissimuler pour m’intégrer, me rebute. Mes créations s’inspirent souvent du monde de l’enfance et des personnes basculées de l’autre côté des années de vie adulte, qui contraignent et égratignent pour survivre dans le cadre social imposé. Cet âge, appelé troisième ou quatrième par ceux qui aiment compter, je pensais autrefois qu’il résoudrait toutes mes peurs d’enfants.

Je l’espère toujours.

L’histoire pour enfants que je suis en train d’illustrer conte une rencontre entre une petite fille et sa vieille voisine. Comme l’on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même, je leur donne des traits et des couleurs moi-même. Le roman que je viens de commencer aborde le thème de l’affranchissement de la sur-adaptation. (Oui vous voyez, je reste à la lisière de l’expérience vécue.)

Pas de modèle pour le modelage ni pour le dessin, difficulté à suivre une recette à la lettre, à produire du plat et du régulier. Oui j’ai eu du mal avec la culture allemande à angles droits, vous êtes bien placés pour le savoir. Pourtant, comme dans la vie je cherche un succédané de grand-mère pour qui je serais encore petite, je rêve un jour de créer, avec de l’argile ou un crayon, à partir d’un modèle vivant.

Une amie (que je salue) m’a confié au téléphone : « Tu sais je me retrouve dans ce que tu écris… Je ne laisse pas de commentaires… je n’ose pas. »

Osez. C’est anonyme et vos petits coucous me font très plaisir.

Merci à vous d’être là. Je vous embrasse.

Permis d’hiberner

Décembre a enfin décampé. Le cru 2023 a été corsé.

Soupir de soulagement. L’année s’est refermée. Dans le sillage de décembre, janvier s’est faufilé. Janvier, bonimenteur, toi qui promets d’une main le repli hivernal en allumant de l’autre les pétards du réveillon, bienvenue à toi. En ce mardi 9, j’accepte de te recevoir, mais pas avant. L’arbitraire de la date de changement d’année ne me convient pas. Perméable au cycle des saisons, je l’accepte de mauvaise grâce. Noël marque, à peu d’heures près, la croissance des jours et le retour de la lumière. L’explosion verte du printemps invite des élans nouveaux. Pour mes changements d’habitude qui requièrent, comme pour les enfants, l’inscription à une activité, la rentre scolaire de septembre me convient. Pour tout autre changement, quel intérêt d’attendre une date spéciale ? Janvier fait naître une envie d’hiberner, de se recentrer sur son noyau, avec des livres, un plaid, une tasse de tisane à la lavande, dans la lumière et le parfum d’une branche de mimosa. Janvier, un mois pour se recharger, comme les bourgeons se gorgent de sève avant de se déplier.

Horloge astronomique de Lyon

Je te convoite janvier, une fois traversées tes folies de jeunesse, pour la licence que tu offres de dorloter la fatigue entraînée par ton impérieux prédécesseur. Décembre tourbillon. Décembre capricieux et tyrannique comme un enfant de trois ans. Quand vais-je enfin te dire non ? Je rêve de te sauter à pieds joints et à poings fermés. Oh un jour, lorsque les enfants seront grands, je partirai marcher dans le désert au changement de lumière ! Après tout, c’est là que tout a commencé. Là-bas dans l’immensité vide et la cacophonie de silence je me reconnecte le mieux. C’étaient des treks avant les enfants. Un jour… Chaque année je rechute. Pour les enfants, pour la famille, les autres et pour moi, pour ne pas avoir l’impression de rater des moments essentiels comme si on ne pouvait pas en créer un autre jour. Comme si on était indispensable. Jeune maman divorcée, j’ai appris que la fête, c’était quand j’avais mon fils. 

Even two daughters…

Quand les derniers paquets seront offerts (demain ? Dimanche ?), je rangerai l’étui des papiers colorés. Le sapin dénudé a été confié au jardin en attendant son recyclage municipal. Les deux cartons de décorations où, sous les boules, flétrissent des créations enfantines, trésors de papier crépon, sont empilés dans le séjour (jusqu’à quand ?). La caisse d’albums et contes de Noël que personne n’a relus, mais que nous avons ressortis, fidèles à la tradition familiale, retrouvera sa tanière sur l’étagère derrière la cage de Gaïa.

(Tiens, une coccinelle descend le long du bord gauche de mon écran. Je ne vais pas la faire sortir. Aujourd’hui il gèle.)

Décembre, mois sans interstice, haletant entre papillotes et gâteaux d’anniversaire de mes filles, entre courses, gâteaux, cuisine, décoration, emballages, s’est enrichi en 2023 des injonctions liées aux travaux (ménage, bruit, ménage, bruit, ménage, bruit). J’ai thésaurisé toutes mes pauses et espère bien pouvoir les dépenser en janvier. Vacances de Noël, bien mal nommées qui imposent un parcours de haies rapprochées de réunions familiales ou amicales, interdisant toute reprise de souffle entre les obstacles.

(La coccinelle remonte.)

Les semaines précédant Noël, j’ai eu le bonheur d’appeler le service des impôts fonciers pour comprendre comment remplir leur formulaire de quatre pages sur la surface nécessaire à ma micro-entreprise (réponse : « déclarer 1m2 coin de table ») et les impératifs liés au chantier ont accéléré. La paperasse administrative a atteint des niveaux hors compétition. Accrochez-vous.

Dès notre retour de Mainz, la maison à peine achetée et avant même de l’habiter, nous avons pris contact avec l’organisme d’accompagnement à la rénovation énergétique de la Métropole de Lyon. La première téléconférence avec le conseiller s’est tenue en triplex, pour moi, depuis la chambre de notre appart‘hôtel, pour mon mari depuis la maison de Mainz le jour du départ de nos meubles. Cet échange était indispensable à notre compréhension du dispositif. La recherche sur internet n’avait fait éclore que des questions. Logos, organismes et conditions s’emmêlaient dans un désordre décourageant. Il nous fallait des réponses. Nous avons reçu d’autres questions.

(La coccinelle s’est envolée.)

Eton

Oui, monsieur, nous souhaitons limiter nos dépenses énergétiques. Bien sûr, nous préférons une maison BBC à une passoire énergétique. Comment faire ? D’abord un audit énergétique, pour être bien sûrs que ça fuit partout et que les fenêtres des années 1950 sont à remplacer. Bilan : un chantier décalé de six mois et une fuite malvenue d’euros. Une architecte a été embauchée, des plans dessinés et une consultation a produit des devis d’une quinzaine de corps de métiers. La réunion de lancement de chantier nous a rassurés : il existe encore des univers où la réunion n’est pas une parade sociale où brasser des inepties en gonflant ses plumes. On ne peut pas pipeauter avec les centimètres quand il en va de l’aplomb d’un mur. Un jour de fin octobre, miracle, le chantier a débuté. En parallèle, les échanges avec l’organisme d’accompagnement s’intensifiaient. Ils sont devenus un emploi à temps plein. Envoi de devis, de contrats, de plans, du laborieux audit.

Sachez-le – mais ne me croyez pas sur parole, j’y ai moi-même renoncé – les dispositifs d’aide à la rénovation énergétique sont au nombre de quatre. Ils exigent des documents proches, mais non identiques et s’inscrivent dans des parcours temporels différents.

Ah au fait, nous dit-on, vos artisans doivent être certifiés RGE. Tous ? Non pas tous. Seulement ceux qui interviennent sur la rénovation, pas sur l’extension. Le sont-ils ? Certains. Les autres ? Ben, ils vont s’arranger ou… comment fait-on ? On appelle, quelques jours avant les fêtes, de parfaits inconnus pour leur demander un devis en urgence. C’est pour les aides à la rénovation énergétique, vous comprenez, avant la fin de l’année, sinon tout saute avec le bouchon de champagne.

La répartition des tâches s’opère entre mon mari et moi. Il a la galanterie de se coller à la paperasse et à la microfinance, merci à sa patience, moi j’ai juste envie de planter mes ongles dans certaines joues, donc je prends en charge les relations humaines sur chantier.

Les devis comme ça, ça va ?

Non. Le monsieur est formel, le formalisme est impératif. Le devis doit comporter le tampon RGE, la date prévue pour le début des travaux (et, si en raison des échanges infinis, la date est dépassée ?), la photo du chien de l’artisan, en l’absence de chien, trois poils de la queue de son chat. Faute de ce dernier, joindre en trois exemplaires une non-facture d’animalerie.

Et la VMC, hygro ou pas hygro ? Je ne veux pas savoir ce que ça veut dire. Je sais juste que c’est plus cher, non nécessaire dans notre cas, et qu’un mot oublié dans le rapport d’audit nous a occasionné avec le conseiller – sans exagérer – une trentaine de mails, plusieurs coups de fil, dont un avec, à un bout, mon mari, l’architecte et moi. Quand nous avons raccroché, nous nous sommes regardés perplexes. Et… nous avons renvoyé un mail au conseiller décidément bien mal nommé : en fin de compte, c’est recommandé ou imposé ?

Elles ont beau jeu les subventions. Il faut s’en méfier comme de la peste pour éviter, sous prétexte d’aide financière, d’engager des dépenses inutiles pour répondre à certains lobbies. Ce matin encore, un artisan honnête a refusé de faire une étude intermédiaire d’étanchéité à l’air de notre garage – réclamée par qui vous savez – où des fenêtres viennent d’être installées. Le mur du garage est aujourd’hui percé de plusieurs trous gros comme le bras.

Déjeuner mi-décembre, à la maison. Mon mari m’annonce entre deux bouchées de porc à l’ananas :

– Ah au fait, le conseiller m’a dit que les conditions de certaines aides changeaient l’année prochaine. Si l’on ne remplit pas les conditions avant le 31 décembre, il faudra tout recommencer, repayer un audit énergétique et payer un accompagnateur privé.

Je hurle.

-Quoi ? Si j’avais su, jamais, jamais tu m’entends, on se serait engagé dans ce dispositif idiot !

(Certaines mentions peu polies ont été censurées.)

La contrainte absurde devient loi. Je m’en doutais, mais mes attentes négatives ont été largement dépassées. Notre interlocutrice du bureau d’étude énergétique a disparu mystérieusement avant de nous renvoyer la version corrigée de l’audit dans les temps.

A l’aide !

À part ces plaisirs administratifs, les dernières semaines, ont été celles de l’évolution du chantier : il a pris de l’altitude et annexé notre espace de vie. Un plafond a été coulé et des artisans peuvent regarder par-dessus mon épaule ce que j’écris alors que je suis au premier étage. Un mardi, seule à la maison, sachant mon environnement grouillant peu propice à l’écriture, j’ai décidé de me consacrer aux arts manuels. Sur la table à manger, j’ai préparé tubes de gouache et pinceaux, à côté d’un gobelet violet en plastique rempli d’eau et d’un bloc de papier épais. Armée de mon nouveau casque à réduction de bruit (qui marche mieux que le précédent, mais est loin d’être magique) et d’une playlist de morceaux de comédies musicales (antidote au réel menaçant), je me suis installée pour peindre les illustrations d’une histoire pour enfants que j’ai écrite. Le dessin en cours représentait mon héroïne en fuite, assiégée par un environnement agressif (bruits, lumière, odeurs, couleurs, foule).

Là, assise le pinceau à la main, je guette et accueille, les menuisiers pour la fenêtre de la salle de bains (découpage de carrelage, poussière métallique d’éruption volcanique, bruits stridents). Ils entrent, sortent, entrent, sortent, entrent, sortent. À chaque passage, Gaïa aboie. Ensuite vite, je passe l’aspirateur et la serpillère, gestes rapides et presque inutiles vu l’encrassement occasionné, mais indispensables pour ma survie du jour. Dans la salle de bains, la plante verte est devenue grise. Je décide de passer un coup de chiffon minimal et pour ne pas me salir le visage à chaque fois que je dégage une mèche de cheveux, je la bloque avec une barrette rose de petite fille qui ne sert plus que dans la douche.

«L’arme de la femme» (sur le crayon)

On frappe. Gaïa aboie. Je descends et, dans l’entrebâillement de la porte, prévient un grand monsieur barbu habillé de noir.

-Je ne veux surtout pas laisser la chienne s’enfuir, le portail est ouv…

Trop tard. Chorégraphie désordonnée de longues minutes agrémentées de croquettes pour parvenir à la faire rentrer.

-Je viens déposer la clim pour le maçon. Il faut que je la mette en marche un instant.

-Très bien venez.

Je monte, il me suit.

– Tiens, c’est moi qui l’ai installée il y a quelques années. C’était une vieille dame qui vivait ici, non ?

-Oui.

Gaïa aboie. Il grimace. Oui, son cri est aigu et pénible, à qui le dites-vous.

Soudain, la scène m’apparait de l’extérieur, comme spectatrice de moi-même je vois sur la table, une activité de maternelle (dans les milieux non artistes, la peinture sans chevalet c’est pour les enfants). D’un geste machinal, je passe la main dans mes cheveux, et je sens… la barrette rose. Je la défais discrètement, comme si c’était possible quand on est en face et à deux mètres de son interlocuteur.

Il entre, sort, entre, sort, entre, sort. À chaque passage, Gaïa aboie.

Je remets mon casque, Julie Andrews me ramène dans les contrées joyeuses de La mélodie du bonheur. Je peins. Je peins mon héroïne qui fuit des chiens qui aboient, des coups de klaxon, des odeurs pestilentielles, des gens trop nombreux et bavards. Tiens si je rajoutais la poussière de la salle de bains ?

On frappe. Je descends. C’est le plombier.

-Je viens vérifier les tuyaux du chauffage en haut. Je les ai modifiés en bas.

-Oui, oui, bien sûr.

Il entre, il sort… vous imaginez la suite.

Ma Matilda

Avant de partir, il coupe, jusqu’à la réception d’une pièce de rechange, le radiateur de la pièce où j’écris. Dans mes oreilles, Matilda chante Quiet où elle explique comment, avec toutes les questions dont son cerveau la bombarde et son besoin de calme, elle se sent différente de son entourage bruyant, et que parfois, enfin, elle se retrouve dans l’œil du cyclone.

Matilda, personnage de Roald Dahl sublimé par Tim Minchin (le compositeur) c’est mon idole. En avril 2017, à la sortie de la comédie musicale à Londres, j’avais acheté le CD et la partition pour piano. Mes filles et moi entonnions les chansons à tout bout de chant, pardon, de champ. J’en avais même fait une sculpture en terre – dont j’ai hélas, brisé les chevilles lors du transport depuis l’atelier. Elle me rappelle, quand les choses deviennent un peu trop sérieuses, que « sometimes you have to be a little bit naughty » (parfois, il est bon de savoir désobéir). Vous entendez monsieur le conseiller ?

The Witches

Restons avec Roald Dahl. Décembre nous a permis de retrouver à Londres une partie de la famille autour de la dinde, des choux de Bruxelles et du Christmas pudding de rigueur. Nous avons offert aux enfants le spectacle des Witches (Sacrées sorcières) au National theatre. Merveilleuse comédie musicale comme seuls les Anglais savent faire. Décors, costumes, comédiens de tous âges, musique, paroles tout était formidable (presque au niveau de Matilda, c’est dire).

Olympic Studios

Le lendemain, toujours sous le signe de Roald Dahl, nous sommes allés voir Wonka. Dans ce film insipide comme son acteur principal, les rares idées pétillantes sont piquées à Mary Poppins (entre autres films), l’histoire est inexistante et la seule bonne blague dévoilée par la bande-annonce. Comme quoi, n’en déplaise à ceux qui veulent édulcorer ses écrits, il ne suffit pas de subtiliser un personnage à un génie de la littérature pour produire un récit intéressant. Le moment fut pourtant délicieux en raison du confort du cinéma-lounge (rangées de sièges très éloignées les unes des autres avec des dossiers qui s’abaissent comme en TGV 1re classe, mais en plus moelleux). J’ai pu digérer mon cheese-cake et mon thé dans un lieu historique. Ce cinéma a été installé dans le bâtiment des Olympic studios où jusqu’en 2009 les grands noms de la musique ont enregistré leurs disques (The Beatles, David Bowie, U2, Madonna…). Avant Wonka, la projection d’un extrait d’un enregistrement des Rolling Stones valait à lui seul la séance en raison de l’unité de lieu.

Je me suis sortie bizarre en sortant. Jambes flagada, cœur accéléré, vague sensation de malaise pendant une paire d’heures. Après la série de questions hypocondriaques et les suites catastrophiques envisagées, j’ai réalisé que c’était dû au thé. Un thé en feuilles servi dans un café. Les Anglais le font très fort et le boivent avec du lait. Pas moi. D’habitude, je prends du thé déthéiné, ou je le fais très léger. J’ai très vite sorti les feuilles de la théière, mais vu la dose, ce n’était pas assez rapide. Je ne bois aucun excitant légal depuis près de quinze ans, car mon corps, si réceptif aux moindres stimuli, me l’interdit désormais. Une gorgée de vin m’a rendue malade pour la soirée en octobre. En compagnie, on me le reproche : tu ne te lâches jamais ? Un système nerveux aussi impressionnable oblige sa propriétaire à une discipline de fer si elle veut survivre dans des conditions pas trop inconfortables. Je paie trop cher de vouloir faire comme tout le monde. Je vous en dirai peut-être plus un jour.

Le retour de Londres était prévu le samedi 30 décembre à l’aurore. Je me suis couchée tôt, avant mon mari qui avait encore à faire en bas. Peu de temps après m’être endormie, une odeur nauséabonde de flacon de dissolvant ouvert sous mon nez m’a réveillée. L’écœurement rend égoïste, j’interroge mon mari assoupi :

– Beurk, c’est quoi cette odeur ?

-Quoi ? Je ne sens rien.

-Si c’est atroce.

-Ce doit être les deux chemises que j’ai étendues dans la chambre. Y’avait plus de cintres en bas.

Il se lève gentiment et sort les habits coupables de propreté. Peu à peu, l’odeur s’effiloche. Je peux me rendormir.

Saint Pancras

À peine réveillés, les yeux bouffis, nous nous entassons à cinq dans un taxi. Il longe les rues éteintes de cette fin de nuit. Le trottoir devant Madame Tussauds, où grouille d’habitude une queue interminable est vide. À 6 h 15, les accès habituels sur la rue de la gare de Saint-Pancras sont fermés. Deux jeunes noctambules nous croisent. Leurs robes noires légèrement dévastées signalent qu’elles rentrent d’une soirée prolongée. Chacun de nous tire une valise coiffée d’un sac-cabas et porte un sac à dos. Les cadeaux voyagent dans un sens puis dans l’autre, le Brexit n’a au moins rien changé à cela. Les mains se crispent sur les poignées, les bras font mal, mon sac glisse et me cogne la jambe. Pourquoi nous imposer ce long détour ? Nous comprendrons vite, à la foule agglomérée le long des barrières installées pour interdire l’accès à la zone d’embarquement qu’il y a une perturbation. L’affichage nous le confirme : les six premiers Eurostar du matin sont annulés. Une annonce vocale précise : en raison d’une inondation dans un tunnel sous la Tamise au sud de Londres, toutes les circulations sont interrompues. Consultez le site internet pour changer vos billets. Nous sommes désolés pour la gêne occasionnée.

Vraiment ? Pourquoi ai-je l’impression qu’on demande aux voyageurs d’aller se faire voir ailleurs et surtout très loin ?

Justement ailleurs et loin c’est là où nous désirons tous aller.

Deux, peut-être trois employés s’assurent que personne ne dépasse la barrière. Ils ne peuvent rien faire, répètent-ils aux empressés qui les interrogent. Mais la plupart des naufragés restent calmes et résignés. Autour de nous, des groupes de touristes du Mexique ou des États-Unis sont échoués sur des récifs de valises plus grosses qu’eux. Que vont-ils faire ? Nous ne sommes pas à la rue à Londres, et par miracle, après des heures à pianoter sur des téléphones dans le hall de la gare, nous trouvons des places pour le lendemain.

Nous ratons notre deuxième Noël avec ma famille, et devons trouver au pied levé une solution de garde pour Gaïa dont la gardienne part en congé (finalement, elle a retardé ses projets, merci à elle). Malgré l’incertitude de la reprise du trafic le lendemain, cette journée de rien, cadeau de Noël impromptu de la part d’un tuyau explosé, m’a fait le plus grand bien. Je me suis trompée au début de cet article. Décembre m’a bien offert, à son corps défendant, une journée de pause.

Je vais la prolonger en pensée. Alors que j’écris ces mots, deux électriciens manient un marteau piqueur à deux mètres derrière moi. Je fais semblant de n’entendre que cette symphonie de Dvorak transcrite pour piano.

La coccinelle a disparu. Il neige. Je vais sortir attraper un flocon avec la langue et mordre ce froid qui m’apaise, espèce en voie d’extinction.

Je vous souhaite une année 2024 pleine d’éclats de rire et de surprises joyeuses, douce comme le pull que je viens d’enfiler. Merci du fond du cœur d’être là. Je ne vous vois pas. Mais quand je clique sur publier, je vous espère.

P.S. : S’il le faut, que diriez-vous de la résolution suivante : toujours laisser la priorité aux hérissons et aux oiseaux ?

Tranche de Cantal (entre-deux)

Échappée automnale entre Puy Mary et Conques

Quelque part dans le Massif central, samedi fin d’après-midi, début des vacances d’automne. Dans un virage d’une route charmante qui longe les gorges d’une rivière invisible, mon portable vibre. Ah tiens, un accent italien, c’est la dame de la chambre d’hôtes.

– Allo, bonjour. Oui nous sommes en route. À une heure et demie encore. Dîner dans la chambre ou dans le séjour ? Pourquoi ? Ah parce qu’il y a une tablée familiale qui risque de nous déranger ? On verra en arrivant. Oui, merci pour le point GPS d’arrivée. À tout à l’heure. Ciao.

Dans notre recherche d’un bout du monde au vert, au calme, sans contraintes, nous avons mis le cap sur le sud du Cantal et, par hasard, la seule chambre d’hôtes du coin tenue par un couple milanais. Nos filles ont pris ce matin le train (et le car) pour un autre coin difficilement accessible : l’Ardèche. Mon mari et moi avons fini de vider le garage, c’est-à-dire de répartir son contenu dans les autres pièces qui débordent déjà. Les pots de fleurs entreposés sur le côté, devant la haie, achèveront d’écraser celles plantées à l’automne dernier, déjà dévastées par Gaïa notre chienne sprinteuse et consumées par la canicule.

Avant notre départ, j’ai photographié le pourtour de la maison. Le terrassier va enfin venir. Le chantier a pris du retard avant même de commencer, mais après des semaines sèches, la pluie est annoncée. À notre retour, le jardin n’en sera plus un, les arbustes auront été arrachés par une pelle mécanique et entreposés dans un coin dans l’espoir naïf de pouvoir les replanter plus tard. Le terrain se sera enfoncé de plus d’un mètre, des artisans presque inconnus auront pioché dans tous nos recoins, extérieurs et intérieurs. Comment franchirons-nous les douves de boue entre la rue et notre porte ? Au printemps dernier, je regardais de travers les chaussures de sécurité d’un technicien venu sonder notre sous-sol parce qu’elles foulaient les primevères sauvages.

Notre chambre d’hôtes

Le bout du monde cantalien est décidément bien loin. La prochaine fois, avant de m’engager auprès d’un hébergement, je vérifierai le temps de trajet. Au fil des virages, mes épaules se tendent, une douleur grimpe le long de ma nuque. Aïe, aïe, aïe. La migraine monte. Je m’en veux. Je savais qu’en portant sur deux kilomètres deux sacs trop lourds, je le payerais le lendemain. Peut-être ce mal de tête est-il aussi dû au trop-plein d’émotions d’une période chaotique où les projets se superposent sans qu’aucun ne puisse être soldé. À cette impression d’insécurité quand sa maison se fait détruire par petits bouts.

Dîner dans la chambre donc, madame, au rez-de-chaussée de votre belle ferme de pierres et d’ardoises. Nous voilà entre le sud du Cantal tourné vers le Sud-Ouest à l’accent méridional, et le nord contrée de volcans, de basalte et de froid. Un entre-deux, comme le fromage que nous avons acheté hier.

C’est une région que j’ai envie de découvrir depuis longtemps, même sans savoir qu’elle se situait au cœur de la châtaigneraie cantalienne. Faute de temps, nous n’avons rien préparé avant de partir. Nos hôtes nous conseilleront, une excursion vers le nord, au Puy Mary et à Salers pour le seul jour ensoleillé de notre séjour, une vers le sud en Aveyron, jusqu’à Conques. À notre retour du parc des volcans, notre hôte nous demandera (avec l’accent italien) : « Vous avez vu le château de Tournemire ? C’est splendide. » Zut non, mais vous ne nous l’avez pas dit ce matin au petit déjeuner.

Balade dans les chemins au creux des forêts, entre futaies et pâturages, sous le regard doux des vaches de salers, dont le pelage frisé et moelleux couleur châtaigne appelle la main tenue à distance par les cornes imposantes. Ciels immenses, collines vallonnées très vertes, nuanciers de gris entre or et bleu des hameaux de granit, aux toits d’ardoise ou de lauze de schiste (la dénomination des pierres plates dépend de leur épaisseur, je viens de l’apprendre, l’ardoise est fine). Éclats miroitant au soleil, plomb sous la pluie, ils changent d’humeur avec le ciel. Mon mari me dit que ça lui rappelle l’Angleterre. Le paysage certes, la météo aussi, non ? Aurillac est la capitale française du parapluie.

Puy Mary

Dans le nord austère du Cantal, des centaines de ruisseaux chantent sur les pentes du Puy Mary, le plus grand volcan d’Europe. Je n’en ai jamais vu autant. Les myrtilliers et les bruyères ont roussi, les fougères aussi sous les hêtres encore verts. Ascension de quelques centaines de mètres sur un sentier pourvu de marches, avec une sensation d’apnée. Mon cœur va éclater.

Au sommet, à 1 787 mètres d’altitude, reprendre son souffle. Un père à queue de cheval se penche vers son petit garçon : mais non ce serait dommage des pylônes pour un téléphérique pour monter ici. Regarde tout est sauvage ici. Comme l’enfant, je fais un nouveau tour sur moi-même pour admirer le paysage avec un autre filtre de lecture. Où sont les traces humaines ? Vers l’est, une gare de remontée mécanique signale, à proximité du Plomb du Cantal, le sommet de la station du Lioran. Vers le nord, des éoliennes que la distance efface presque illustrent la plaine de Clermont-Ferrand. En contrebas, la route que nous avons empruntée, le café du col et ses parasols rouges, et les voitures garées. C’est tout. Beauté sauvage à 360°. Une dizaine de vautours plane sur les pentes du puy, tantôt au-dessus de nous, tantôt au-dessous. Nous les observons un moment.

Depuis le Puy Mary

Envie de revenir randonner dans ces puys préservés. Est-ce là l’effet d’un parc naturel régional, créé à temps, avant la construction d’infrastructures touristiques ? Celui du Vercors me déçoit un peu plus à chaque séjour avec ses pistes de ski de fond goudronnées pour être utilisables en toutes saisons, ses pistes de trottinette électrique et de quad qui contribuent à l’érosion. Ces mobiles économiques, bien compréhensibles, attirent les foules qui piétinent et détruisent. L’autre dimanche, nous sommes tombés à 13 heures au fin fond d’un vallon au-dessus de Méaudre sur une rave party sauvage et avons dû marcher plusieurs kilomètres dans les vibrations insupportables des basses d’une « musique » que des participants qui tenaient à peine sur leurs jambes n’écoutaient même pas.

Le lendemain du Puy Mary, la pluie est annoncée pour l’après-midi. Nous irons tout de même à Conques, située à quelques dizaines de kilomètres, mais, dans ces contrées de routes étroites et sinueuses qui me rappellent l’Ardèche, les distances se mesurent en heures. Notre hôte nous a recommandé une boucle buissonnière, pour admirer la vue sur le Lot depuis le hameau de la Vinzelle. « Ne vous perdez pas, c’est un lieu-dit minuscule. Il n’y a pas de panneaux. » Un lieu chuchoté.

Avant de partir explorer, nous glissons carottes, pommes, cantal et jambon dans notre sac à dos. La boulangerie de notre village de (sale) caractère est fermée. De toute façon, nous n’avons pas envie d’y retourner. Le dimanche, la vendeuse nous a fourgué sa trogne renfrognée et deux baguettes de seigle de la veille, des cookies hyper durs, et a refusé de nous faire les sandwichs proposés sur un panneau au mur. La supérette est « exceptionnellement » fermée.

Tant pis, nous mettons le cap vers le sud. Dès que nous plongeons vers l’Aveyron et le cours du Lot, eau brune et large entre des haies de peupliers dorées, des bananiers apparaissent dans les jardins, les pierres des fermes blondissent, les toits s’habillent de tuiles rouges comme la terre des fossés.

Les deux clochers

Au hameau de la Vinzelle, des panneaux écrits par les habitants expliquent qu’il revit, pourtant nous n’y croisons personne. Grimpette jusqu’au sommet des ruelles, pour admirer la vue sur le Lot, comme il se doit. Sous un ciel lourd d’aquarelle, une petite église est blottie là, insolite avec son deuxième clocher construit sur le rocher qui abrite le village. On peut se tenir debout juste sous un bourdon de plus d’une tonne. Il est interdit de le faire sonner. Je le touche doucement. Bien sûr, je pousse la porte de bois de l’église. Moi qui ne suis pas croyante, j’adore les églises, concentrés d’art, d’histoire, de silence et de paix. J’imagine d’autres vies par-delà les siècles, des baptêmes, des mariages et des enterrements, parce que les vies humaines tiennent en une poignée de dates. Dans une église, j’entre de plain-pied dans des histoires, comme dans les forêts, je m’attends à croiser Jacquou le croquant.

Dans cette église modeste, un air doux de piano s’enclenche à notre entrée. Il n’en faut pas plus pour m’émouvoir. Les vitraux donnant sur la vallée représentent saint Clair et saint Roch, multicolores. En sortant, un vent de pont de bateau me force à m’accrocher au bastingage, les cheveux dans tous les sens. C’est beau, hein ? Allez, viens, on y va, un village-chef-d’œuvre nous attend.

Il se visite à pied. Sur le parking extérieur au village, où nous trouvons à nous garer pas trop loin, le droit de stationnement de quelques euros est valable toute l’année. Les plaques minéralogiques des voitures garées évoquent des départements lointains et des pays voisins.

Conques, ce village, vanté par des amis, mes lectures sur le sentier du pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle et Christian Bobin éveille des émotions contradictoires et confuses : gourmandise de la beauté promise et appréhension face aux vitraux de Pierre Soulages. Ses peintures me révoltent. Estelle, accueille cette nouvelle expérience. Ouvre ton regard, affranchis-toi des a priori. Peut-être qu’en vrai c’est beau. Peut-être qu’en vrai, c’est une œuvre d’art. Regarde sans filtrer à travers tes travers. Fais-toi violence.

Conques

J’avance sur la route d’accès piétonne, le portable à la main pour saisir des morceaux de paysage. J’ai faim – et la faim me rend ronchon. Dans la ruelle qui monte (elles montent toutes), la boulangerie est fermée, le salon de thé aussi. Comment est-ce possible sur cette étape majeure du chemin de Compostelle de refuser aux pèlerins un lieu où s’approvisionner ? C’est le début des vacances de la Toussaint. Le village semble aussi vide que la Vinzelle. Nous croquerons plus tard notre casse-croûte frugal de jambon et de cantal (entre-deux) sans pain sur un coin de mur. D’abord, entrer dans l’abbatiale.

Comme tant de mains de pèlerins, de touristes, de curieux, pousser cette porte de bois sur la partie médiane, foncée d’être polie. S’arrêter un instant, interdite. Apercevoir un curé au fond, devant quelques fidèles assis sur les bancs. La messe interdit toute visite. Avant de repartir jeter un œil aux vitraux de la nef, pour savoir, sentir, comprendre l’engouement général. Quoi c’est ça ? Ces lignes parallèles, blafardes et tristes qui évoquent les échafaudages placés à l’extérieur pour la réfection des toitures ?

Cherchez bien

Ressortir dégoûtée. Un regard et tout mon corps s’est crispé. Pour me distraire, me réconcilier avec ce monument chrétien, je tâche comme les rares personnes présentes dans ce village fantôme d’admirer le fameux tympan et ses cent vingt-quatre personnages. À peine je lève les yeux, que je repère en plein milieu un mot rigolo. Ses cinq lettres insolites là quand on ne parle pas latin (même si j’imagine la signification) ne parviennent pas à me décrisper. Une guide indique à son petit groupe saint Jacques et son bâton sur la gauche du bas-relief. Je le regarde sans le voir. La colère me contraint dans ses fers. Je me suis fait violence. Je ne pensais pas à ce point.

Tandis que nous finissons notre millefeuille jambon-cantal, le choc de marteaux des travaux de toiture se fait entendre. La messe doit être finie. Nous jetons un œil sur les panneaux explicatifs sur la confection des ardoises en descendant. Entrer à nouveau dans l’abbatiale. Haute, trapue, sobre. Frissonner. Mon regard est attiré par les vitraux que je voudrais réussir à admirer comme tout le monde, ou disons la majorité. C’est curieux cet entêtement, car en général, les élans de la foule sont plutôt pour moi des indices qu’il me faut partir en sens inverse.

La Vinzelle

Lesdits vitraux m’évoquent les plis d’un store de bureau, les rayures d’un uniforme de bagnard, des fils de fer barbelés, la lumière blanche des miradors. Comment les vitraux précédents traduisaient-ils le jour ? En un kaléidoscope de couleurs où vibre la lumière même quand il fait gris comme aujourd’hui, comme ce matin à la Vinzelle ? En une flamme douce qui réchauffe les pierres grises ? Quelle poésie a-t-on détruite pour cela ? À quel prix ? (Nous renonçons à entrer à l’office du tourisme pour connaître le montant de l’escroquerie.)

Je me souviens des vitraux de Chagall de l’église Saint-Étienne de Mainz (voir l’article Bleu Chagall), de ceux de la cathédrale de Metz, chauds et touchants. À une poignée de kilomètres de là, saint Clair et saint Roch, inconnus colorés, s’effacent sous la lumière du jour qu’ils illuminent. Dans leur modeste église, les larmes me sont montées aux yeux. Dans cette abbatiale romane majestueuse devenue prétentieuse, j’ai envie de crier de rage. Là, debout sur les dalles, dans la pénombre, ces vitraux m’aveuglent. Mais combien y en a-t-il, de tous les côtés, à tous les niveaux ? Mon envie de visite disparaît. J’ai besoin de fuir. À travers ce qui ressemble à du vieux plastique jauni tombe une lumière de mort.

Ma révolte gronde. Contre l’injustice de voir une œuvre d’art défigurée par le snobisme de certains. Colère contre ce sacrilège qui m’empêche d’admirer le village. Je me sens volée. Je me suis volée moi-même. Trop de regards braqués. Mes attentes étaient trop intenses.

Je faisais confiance à Bobin, dont j’ai lu tous les livres. Celui sur Conques m’a encore encouragée (La nuit du cœur). Enfin, j’ai lu tous ses livres, sauf Cher Pierre,. Je n’aime pas le travail de Soulages, même en vrai (un de ses tableaux est exposé au musée des beaux-arts de Lyon). Je n’aime pas qu’on se moque de moi. Me voilà déçue par Christian Bobin. Lui qui sait voir la lumière d’un brin d’herbe, s’est-il fait aveugler ?

Ou n’ai-je rien compris ?

Mon vitrail

L’expérience m’a appris à faire confiance à mes intuitions. La louange et la reconnaissance ne sont pas des signes de qualité. Qu’on se le dise ! (Je me le dis.) À mes yeux, là encore, le roi est nu.

Devant le musée du Trésor, une pancarte annonce la fermeture méridienne. Décidément. Tant pis. Alors je croque un carré de chocolat (noir, 85 % de cacao) en guise de dessert. Là entre mes doigts, je découvre un vitrail de Soulages. Mais au moins, celui-là est humble, discret, savoureux, d’une teinte profonde et transporte la vie.

La pluie se met à tomber, froide et pointue. Elle traverse nos habits, nos chaussures et peine à diluer ma colère. Nous descendons voir le pont romain, en faisant attention à ne pas glisser. (Donne-moi la main.) Nous remontons à la voiture le long de la route sous ce que les météorologues parisiens appellent un épisode cévenol. Une pluie intense emporte dans un torrent les feuilles du caniveau, me trempe jusqu’à la culotte. Les vêtements mouillés nous glacent. Nous peinerons à nous réchauffer dans la voiture. Vite, partons, je n’ai pas été conquise. Je serai soulagée quand nous nous éloignerons (oui, je sais, pardon). Les villages de (vraiment fichu) caractère de notre retour seront aussi peu accueillants : aucun café ouvert.

Ah ça non, je n’irai pas au musée de Rodez dédié au monsieur en noir, malgré les recommandations de notre hôtesse. Je le laisse volontiers aux inconditionnels. Pas envie d’alimenter ma colère. J’aurais voulu pouvoir me brûler les mains autour d’une tasse de thé Earl Grey, croquer dans un carrot cake épicé et moelleux dans un salon de thé douillet (comme ceux que propose le National Trust en Angleterre dans les villages-musées qu’il gère). Même emballée de vêtements froids comme de l’eau, ma colère aurait cédé.

Je me consolerai le lendemain, entre forêts et pâturages.

Et là, sur un chemin secret, mon esprit commencera sa collection de rayures.

Les nervures de feuilles de châtaignier, les feuilles ramifiées des fougères, les aiguilles bleutées des pins, les troncs de ces mêmes pins le long du chemin, les poteaux de bois, tous différents de la clôture du pâturage des vaches, les rémiges des ailes des vautours au sommet du Puy Mary, les sillons du champ où pousse déjà le blé en herbe, les empreintes des pneus des tracteurs, les bûches de bois entassées contre un mur, la tôle ondulée qui les protège, l’habit rayé du frelon dans l’herbe, les strates du gâteau aux myrtilles au restaurant, les joints d’un mur de pierres grises. Les lignes parallèles des doigts de ma main gauche qui tiennent la page sur laquelle j’écris, car le vent souffle en rafales. Les lignes parallèles de mon cahier, grises sur un fond blanc légèrement transparent, qui laisse deviner les phrases écrites au verso. Ces dernières ont été tracées à la règle pour répondre à leur fonction. Les autres, repérées dans la nature, tentent de me réconcilier avec une figure géométrique qui m’a traumatisée hier.

Les risques, la remise en question personnelle n’apparaissent pas toujours là où on les attend. Leçon apprise : se méfier de ses propres attentes.

À bientôt cher Cantal, je reviendrai pour marcher.

À bientôt chers amis, comme nous a dit notre hôte milanais à notre départ :

merci pour la sympathie.

Tenez, regardez, une aubépine qui refleurit au moment des fruits. Magie aux couleurs du drapeau italien.

I’ll be there for you

Matthew Perry n’est plus, vive les acteurs comiques

Vite vite vite, terminer cette douche, se sécher avec une serviette éponge (pourquoi est-elle humide ?), étaler une crème collante (c’est quoi ce tube ?), se brosser les dents, les cheveux, les sécher un peu, s’habiller (c’est dingue comme il fait chaud), vérifier dans mes mails une éventuelle validation de commande. Il faudrait partir faire des courses, le frigo est vide. Va-t-il pleuvoir ce matin ? Répondre à la question de ma grande sur le bac de français, aller au supermarché et en revenir, ranger dans le frigo les yaourts, le saumon et les épinards, admirer une création artistique de ma benjamine, vider le lave-linge (quel est l’ingénieur idiot qui a conçu cet étendage qui ne tient pas ouvert ?), souhaiter une bonne balade à celles qui partent marcher, fermer les portes sur le reste de la maison, ouvrir celles qui laissent entrer le jardin, m’asseoir, oui ma tasse d’eau est toujours chaude, enfiler mes lunettes, rouvrir mon ordinateur, mon fichier…

Ouf.

Enfin.

Trop de mots et d’idées se bousculent, j’ai besoin de les écrire.

Matthew Perry est mort. Je l’ai appris incidemment hier pendant un déjeuner familial. Sidération. Bouleversement. Je n’ai pas pleuré sur le coup, car je m’entraine à éviter les effusions publiques. Cette ombre m’accompagne depuis, comme la disparition soudaine de Robin Williams l’avait fait à l’époque.

Hier soir nous en avons reparlé lors du dîner tardif d’un dimanche de changement d’heure. En hommage, calés en famille sur fauteuils et canapés, en pyjama, nous avons décidé de regarder, beaucoup trop tard, un épisode de Friends choisi au hasard. Mais le hasard ne choisit pas toujours au goût de chacun. Atteindre l’unanimité a pris un peu de temps. Nous sommes tombés d’accord sur The one where Chandler can’t cry (S6 E14). Monica lui reproche de ne pas savoir pleurer, de ne pas être ému, d’être « dead inside ». Et moi je pense alors, he’s dead outside now. Ça me serre à la gorge.

Si j’avais dû parier sur une mort précoce des acteurs de Friends, j’aurais dit Matthew Perry, bien sûr, hélas, en raison de ses soucis de santé. Il n’en faisait pas mystère. J’avais découvert il y a quelques mois qu’il avait écrit un livre pour en témoigner. Pour partager sa souffrance, ses combats pour aider ceux qui comme lui ont du mal à vivre avec eux-mêmes.

Si j’avais dû choisir mon personnage préféré de la série, j’aurais sans doute dit Chandler. Parce qu’il est mignon, mais surtout touchant, drôle et vulnérable. À fleur de peau. Comme l’acteur sans doute, nourri par lui. Il parait qu’il passait beaucoup de temps avec les auteurs de la série pour contribuer aux dialogues.

Un épisode de Friends vu chez des amis ne m’avait pas convaincue. Encore une série sur catalogue avec les grosses ficelles des studios américains. Toujours les mêmes recettes, les trois histoires entrelacées, les gags vus et revus. Puis lors de ma première grossesse, j’ai dû rester allongée de longs mois sur mon canapé. Échouée dans mon salon, j’ai lu, lu et lu, vu et revu mes films enregistrés, et emprunté des cassettes vidéos à une amie. Je suis tombée dans la série. Je les ai regardés en boucle en guettant la parution des nouvelles saisons. Avec mon amie on se répartissait les achats. Tu prends la 6, j’achète la 7. Pour les dernières saisons, les cassettes sont devenues des DVD. Je me disais que mon fils allait naître en chantant I’ll be there for you. Sur des cassettes vidéos, ce n’était pas si simple de sauter le générique, surtout quand la télécommande était restée sur la table là-bas.   

Mon fils est né. Je n’ai plus regardé Friends.

Quelques années plus tard lors de mon divorce, j’ai traversé des jours noirs. Au coin de l’avenue Berthelot (en face du cinéma Comoedia alors fermé), j’ai aperçu un dimanche dans la vitrine du buraliste (disparu depuis) le tout premier DVD de la saison 1 de Friends que je n’avais pas. La perspective d’aller l’acheter le soir a égayé mon lundi, ce lundi où je laissais mon fils à l’école en sachant que je ne le retrouverais que la semaine suivante. Huit jours à vivre seule, sans mon enfant, à ranger ses livres et ses Légos dans son silence. À laver et étendre ses petits pantalons et T-shirts immobiles au milieu de ma minuscule salle de bains. Il fallait attendre le week-end pour que la joie des retrouvailles prochaines éteigne le deuil de la séparation. Ce lundi, en rentrant du travail, j’ai poussé la porte du buraliste. Le ciel était bas et gris, glacial. Au milieu des publications de DVD en série dont on avait l’impression qu’elles s’interrompaient au-delà du numéro deux, j’ai attrapé celui que j’avais repéré. Ouf, il y était toujours.

Vite, rentrer. Prendre l’ascenseur qui sentait un produit de ménage aux fleurs synthétiques. Faire tourner la clef dans la serrure. Accrocher mon manteau. Poser mon sac. M’assoir par terre sur le faux parquet devant ma petite télé antique à l’écran cubique, posée à même le sol. Anticiper ce moment de réconfort, de sourires, d’amitié par-delà les kilomètres, les années et un écran. Les personnages sont fictifs, mais le bien-être reçu réel et précieux.

Les séries en général, celles qui font les beaux jours et les gros sous des plateformes, ces histoires diluées qui ne finissent jamais, m’ennuient très vite. Je ne les regarde pas. Par contre j’adore celles qui me font rire, même au 42e visionnage. Ce sont, comme certains romans, mes outils pour dédramatiser et me rassurer. Tu vas t’en sortir Estelle, aie confiance. Qu’importent les obstacles, tu pourras les surmonter. J’ai ainsi acheté un jour l’intégrale de Friends ou commandé celle de la série Frasier, antidotes aux moments de doute. L’humour intelligent des textes, les personnages imparfaits, les mises en scène fines me réconcilient un instant avec le monde. C’est toujours vingt minutes de passées.

Autre série qui me fait du bien : Cabin Pressure, excellente création radiophonique de John Finnemore, découverte sur la BBC et consommée sur CD. Dans notre voiture d’un autre temps équipée d’un lecteur CD, les voix familières distraient nos longs trajets. Nous les connaissons par cœur, mais éclatons toujours de rire. Les acteurs formidables (jeune Benedict Cumberbatch) donnent vie à leurs personnages, qui, conscients de leurs travers, sonnent juste et émeuvent.

Je vous écris cela en sachant que peut-être vous n’y aurez pas accès. BBC Iplayer les diffuse très rarement. Frasier non plus n’est pas facilement accessible en ligne. On reconnait son générique dans la première scène du film Bridget Jones quand, en pleine crise existentielle dans sa chambre, la bouteille de vin à la main, elle chante sur All by myself… Pour elle aussi, c’est une aide anti-déprime. Le personnage principal Fraiser Crane était un rôle secondaire de Cheers (pour les fans de Friends, c’est la série que Joey regarde à Londres et qui lui donne le mal du pays). Je guette la sortie ces jours-ci, près de vingt ans après la 10e saison, d’une suite, où Frasier est désormais le grand-père.

Mon fils, bercé dans mon ventre par des éclats de rire sur canapé, a grandi. Aujourd’hui il déplore dans Friends le manque d’inclusivité ou je ne sais quoi à la mode. Pourquoi ? Pourquoi bouder ce qui fait du bien et de mal à personne ? À force de tout lisser et moyenner, les nouvelles générations (je ne sais plus comment on les appelle, générations X, Y, Z ? Millenials ?) vont rendre le monde gris et triste. Imaginez les albums d’Astérix avec des personnages non laids, non gros, non petits, non-ci non-là, avec les minorités de service… Imaginez le capitaine Haddock sans jurons. Pourquoi toujours bouder son plaisir ? On peut aussi se priver de fleurs.

Planquons jalousement nos versions originales.

Cher Matthew, merci pour cette fragilité dans le regard sous les blagues, ces éclats de rire teintés parfois de larmes.

Je voudrais terminer par la citation d’un auteur que je vénère, pour sa pensée, son humour et sa tendresse : Marcel Pagnol. Sa vision du monde m’aide à pardonner à l’humanité (et parfois aux jeunes qui veulent éteindre les beaux côtés de la vie).

Dans Le schpountz, un brave illuminé (joué par Fernandel) se prend pour un grand acteur. À la suite d’une blague que lui a jouée une équipe de cinéma en tournage dans son village, il finit par passer devant la caméra. Lors de la projection de la première de son film, caché dans les coulisses, les éclats de rire des spectateurs le désespèrent. Être un acteur comique est pour lui le plus grand des échecs. Françoise, son amie du studio, répond à son désespoir :

« Ceux qui font rire sur scène ou sur l’écran ne s’abaissent pas, bien au contraire. […]

Faire rire ceux qui mourront, ceux qui ont perdu la mère ou qui la perdront…

— Et qui c’est ceux-là ?

— Tous. Ceux qui n’ont pas perdu la mère la perdront un jour. Celui qui leur fait oublier un instant les petites misères, la fatigue, l’inquiétude et la mort, celui qui fait rire des êtres qui auraient tant de raisons de pleurer, oui celui-là leur donne la force de vivre et on l’aime comme un bienfaiteur. »

Quand un jour de mars 1999 j’ai appris la maladie grave de ma mère, j’ai couru louer Un dîner de cons. Pour arriver à passer le début de la soirée. Pour survivre.

Bon voyage Matthew. Tu en as fini avec la souffrance. You’ll always be our friend.

Les notes bleues

Du théâtre à la coupe du monde de rugby, la différence rendue visible

La lumière vient de s’éteindre. Deux ventilateurs de part et d’autre de la scène brassent l’air chaud dans la pénombre. Ils peinent à rafraichir le modeste théâtre du Splendid. La canicule couve Paris de ses ailes de feu. Comme août a débordé en septembre, mon voisin prend ses aises sur notre accoudoir commun. C’est un homme plutôt jeune, donc barbu, flanqué de ses parents. Il vient de partager ses impressions sur les derniers films vus (Barbie, Indiana Jones, bof, Oppenheimer mieux selon lui). Pourvu qu’il se taise à l’ouverture du rideau. Pourvu qu’il continue d’agiter l’éventail prêté par sa mère.

Froissement de tissus. Raclement de gorge à l’arrière de la salle. Silence. Le rideau s’ouvre.

Intérieur de maison familiale dans les années 1940. Une femme d’âge mûr présente son profil, assise à un piano droit. Elle appuie sur une touche. Depuis la coulisse opposée, une voix de tout jeune homme répond.

– Fa !

– Oui.

Nouvelle touche.

– Ré ! 

Nouvelle touche.

– Si !

– Non, reprends.

La dame rejoue. Je pense : si bémol.

– Si bémol !

– Oui.

Le jeune Glenn Gould fait sa dictée de notes avec maman et moi aussi. Il a l’oreille absolue. Moi je tombe toujours à un ton d’écart. Je le sais donc je corrige. Ça ne me sert pas à grand-chose dans la vie quotidienne, à part chantonner dans ma tête le nom des notes de la mélodie des cloches d’une église. Confié une seule fois à un professeur de piano, ce décalage précis ne l’avait pas ému. Il m’avait répondu que le nom des notes n’était qu’une convention.

De la même façon, leur notation (pardon pour ce jeu de mots involontaire) sur une partition dépend de la clef choisie. Un dessin identique sur une portée correspondra à des tons différents en clef de sol, de fa, ou d’ut. En évoquant ce sujet avec mon mari au petit déjeuner de l’hôtel le lendemain, entre deux gorgées d’orange pressée, je ferai le rapprochement avec la notation des sons du langage. En lisant la lettre A, son cerveau bilingue pensera a en mode français et é en mode anglais.

Pour l’instant, nous ne pensons pas trop, nous écoutons.

Glenn a fini par être autorisé par sa mère à quitter les toilettes où il est enfermé chaque jour pour la dictée et à la rejoindre dans le salon.

Choisie à la dernière minute pour notre week-end parisien improvisé, la pièce Glenn, naissance d’un prodige, nous a tentés. Découvrir la vie d’un pianiste dont je ne connais que le nom (ses chantonnements sur un CD m’avaient découragée). Retrouver l’auteur Ivan Calbérac dont j’avais apprécié le roman Venise n’est pas en Italie, la pièce La dégustation avec Isabelle Carré et Bernard Campan et le film adapté à partir de sa pièce, L’étudiante et monsieur Henri. Le Splendid est accessible à pied depuis notre hôtel. La séance à 16 h 30, même dans un espace non climatisé, nous abrite du pic de chaleur extérieure. Les places ont été achetées en une poignée de clics, dans le TGV du matin (miracle je ne me suis pas trompée de jour).

Dès le début, on le sent. L’acteur par sa façon de tenir son corps recroquevillé, ses gestes précis et répétitifs, donne vie à un texte qui le confirme : Glenn Gould est différent. Il frissonne en plein été (mais comment font les acteurs pour être autant couverts par une chaleur pareille ?). Son talent de musicien le porte, ses angoisses le retiennent, sa mère le pousse au piano, sa fidèle cousine et amie le rappelle à lui-même. Mouvement de balancier contrarié entre intériorité bouillonnante et prestation publique, entre intérieur et extérieur.

Je repense à la bande dessinée lue récemment, offerte par une cousine et amie (merci à elle) La différence invisible de Julie Dachez. L’auteur raconte sa vie dans une société qui concasse la différence et son épanouissement à partir du moment où elle a découvert son syndrome d’Asperger. Enfin, elle a pu commencer à prendre soin de ses besoins. Pour cela, il lui a fallu se battre contre tous ces « sachants » qui ne savaient rien et voulaient l’enfermer dans d’autres cases, contre les voix qui ordonnent, qui violentent, qui classent, qui dénigrent. Contre ses « amis » bien intentionnés, mais déroutés. Elle a trié ses relations pour ne garder que les cœurs bienveillants et ouverts.

Ce témoignage parallèle au mien m’a touchée. Je n’ai pas le syndrome d’Asperger. Je n’ai pas (trop) de manies et suis (plutôt) à l’aise dans les échanges même s’ils me coûtent en énergie. Par contre, je vis au quotidien beaucoup des désagréments analogues (l’intolérance au bruit, aux cacophonies de couleurs, à la lumière, à la foule, aux discussions superficielles, aux matières qui irritent, aux odeurs quelles qu’elles soient, à la bêtise). Je connais l’épuisement à vouloir faire comme les autres, le découragement à se penser cassée parce qu’on n’y arrive pas. L’enfer de l’openspace.

Un beau jour, adulte, une rencontre ou une interview anodine à la radio brise le miroir. Le mode de pensée, une sensibilité et des émotions XXL, l’intensité permanente ne sont pas des défauts, mais le résultat d’un câblage neurologique différent. Le monde s’ouvre. Les difficultés restent entières, mais le regard change d’angle. D’abord cesser de se frapper contre une vitre fermée, se retourner, chercher ailleurs. Puisqu’on est autre, on se doit d’être autrement. Devant l’urgence, inventer sa vie devient un devoir.

Cette bande dessinée a été l’occasion d’échanges en famille lors d’un diner. La différence, pas plus que la « normalité » (si elle existe) ne se catalogue pas dans un répertoire. Elle se peint sur un nuancier aux dégradés infinis.

Les mots de Calbérac sonnent juste. Le spectateur vit la détresse de l’artiste condamné à ne jamais se satisfaire de sa prestation. Ses concerts happent Glenn dans l’angoisse et le libèrent entre colère, frustration et tristesse qui sourd d’on ne sait où.

À chacun des excès de la mère qui couve son fils, le public s’indigne en murmures. Les réparties de la cousine simple et pleine de bon sens et de cœur rassurent. Des soupirs de soulagement fusent. Pourtant la question revient sans cesse dans leurs échanges : Glenn aurait-il été un grand pianiste sans sa mère ? Elle qui, premier prix de piano au conservatoire, n’a pu vivre sa musique, condamnée par les mœurs de l’époque à se marier et à se taire. Gottlieb aurait-il été Amadeus sans son père ? Le talent pourrait-il germer sans une terre propice, un tuteur pour le guider vers la lumière ? Comment savoir que l’on est un grand pianiste si on ne croise pas d’instruments ? Si personne ne nous encourage à travailler ? Parce que le talent n’est rien sans le travail.

Peut-être sa mère a-t-elle étouffé certains aspects de l’homme au profit de l’artiste. Aurait-il été plus heureux différemment ? Comment ne pas se noyer dans son propre bouillonnement ? Des murs, souples, élevés par une âme bienveillante autour d’un esprit qui hurle en silence : « Contiens-moi ! Sauve-moi de moi ! » ne sont-ils pas bouée de sauvetage ?

Jardin des Tuileries

L’accueil de la différence me fait penser à une anecdote citée par Sir Ken Robinson, expert britannique en éducation et grand promoteur de l’encouragement à la créativité dans son livre L’Élément, quand trouver sa voie peut tout changer.

Au Royaume-Uni dans les années 1930, Gillian, une petite fille de huit ans ennuie son professeur. Sur sa chaise, elle gigote, elle papote, elle ergote. L’école s’émeut, soupçonne une difficulté d’apprentissage. Les médocs pour faire rentrer les gosses dans les cases n’ont pas encore été inventés. Il est demandé aux parents de l’emmener chez un psychologue. Lors de la consultation, le psy propose à la mère de sortir un instant du cabinet. Avant de quitter la pièce, il allume la radio. Puis mère et psy observent par la fenêtre. La petite fille se lève et danse. Avec une grâce inhabituelle et un grand sourire. « Madame, votre fille n’est pas malade. Inscrivez-là dans une école de danse. » Gillian Lynne deviendra chorégraphe pour les plus grandes salles anglaises et américaines.

La différence rend visible ce que d’autres ne perçoivent pas.

Ce samedi, dans ce théâtre parisien, nous prenons du bon temps. On sourit, au savoureux parler du journaliste de Radio Canada. On rit. Je pleure. À la fin, Glenn meurt. Bien sûr. Il est enterré depuis 1985 (près de sa mère). Quand les lumières reviennent au plafond, que la salle reprend ses couleurs, je baisse la tête et je renifle. J’essuie mes joues le plus discrètement possible, d’un revers de main, puis de l’autre. Je jette un regard sur les visages qui m’entourent. Je suis la seule dont le cœur déborde. J’ai l’habitude. Comme c’est compliqué parfois les sorties de théâtre ou de cinéma quand on vibre avec les spectacles.

À l’issue d’un long couloir, le T-shirt colle, une chappe de braise nous plaque à terre. Vite acheter deux bouteilles d’eau. Les boire au goulot en toute hâte. Puis, parce qu’il y a deux ou trois arbustes, se précipiter sur un Perrier citron à la terrasse d’un snack-bar russe. La touffeur accable. Condamne à l’immobilité. À la fenêtre, juste derrière moi, un musicien entonne, les yeux clos, avec sa balalaïka des chants traditionnels. Je suis mal à l’aise. La carte ne nous fait pas envie. Nous dinerons au hasard des rues, de tapas péruviens délicieux accompagnés d’un jus de maïs violet à l’infusion de fruits qui évoque la grenade.

Retour vers l’hôtel.

Les fanions des pays invités pour la coupe du monde de rugby dansent devant les terrasses. Quand au fond d’une salle de restaurant grand ouverte danse sur un écran le match en cours, mon mari s’arrête pour découvrir le score. En approchant de l’hôtel, nous longeons un pub australien animé. Tu veux y aller ? Non (c’est lui qui refuse).

Dans un passage couvert des grands boulevards, nous croisons un groupe d’Argentins dont les polos trahissent la nationalité. Dans le métro, nous avons croisé des Australiens. Dans la gare des Africains du Sud, des Namibiens, leur drapeau national accroché au cou en guise de cape. Mon mari leur a souhaité un bon match. « Pourvu que la Namibie gagne au moins un match », a répondu un grand monsieur avec ses petits-enfants.

Formidable coupe du monde de rugby ! Chaque touriste sportif affiche sa nationalité. L’ambiance reste bon enfant entre gens différents qui s’assument et respectent l’autre. On accueille leur altérité avec bienveillance. On respecte leurs besoins.

Les All blacks sont logés à Lyon, la chaîne de télé de rugby néo-zélandaise diffuse depuis les quais du Rhône. Les rues résonnent d’accents anglais des antipodes dans un étrange décalage spatio-temporel. Un peu comme cette canicule parisienne mi-septembre. D’habitude quand on monte à Paris après le quinze août on s’équipe de chaussures fermées et d’une petite laine. Dans le TGV du retour, nous voyagerons avec l’équipe d’Australie qui rentre à Saint-Étienne. C’est ce que nous a confié un policier de la haie d’honneur sur le quai. Notre benjamine, informée par texto, répondra : « Fais une Foto (sic) ! » Pas de photo. Les joueurs sont bien gardés.

La chaleur colmate notre nuit brassée par un ventilateur.

Paris, dimanche matin. Même l’ombre n’offre pas de répit. J’ai réservé une exposition au musée de l’Orangerie. Nous nous y rendons à pied depuis l’hôtel en passant par la place Vendôme. Par moment, pour profiter du calme, mon mari porte la valise pour éviter le frottement des roulettes sur le goudron. Zut la librairie anglaise des arcades de la rue de Rivoli est fermée le dimanche. Nous longeons le rugby village de la place de la Concorde. Les feuilles roussies des marronniers du jardin des Tuileries craquent. Contrôle de sécurité du musée. Tiens, mais ce n’est pas l’expo sur Modigliani ? Non. Elle ne commence que dans un mois. Fâcheuse habitude d’acheter des places en toute hâte…

Auguste Renoir Quelle est l’histoire de ce bouquet dans cette loge ?

Tant pis, tant mieux. La collection du marchand d’art Paul Guillaume est passionnante avec des Picasso, des Renoir, des peintures, des sculptures africaines. L’heure de notre TGV approche. Vite un passage par la boutique du musée. J’achète une biographie de Berthe Morisot, le journal de Sarah Bernhardt, un récit de Stefan Zweig. Vite. Vite. On va jeter un œil aux nymphéas de Monet ? Oui tout de même, puisqu’on est là. Un panneau explique que ces tableaux peints sur mesure ont été offerts par le peintre à l’État français pour célébrer l’armistice en 1918. Monet a conçu les deux salles ovales pensées comme un espace de recueillement. Il est demandé au public de respecter le silence.

Le long du couloir d’accès, deux dames asiatiques règlent leur audio guide. Beaucoup de visiteurs, assis sur les bancs au milieu, debouts, dans un brouhaha de chuchotements. Je tourne et me retourne pour admirer ces peintures pas vues depuis quarante ans. Bleus, violets, ultraviolets que Claude Monet discernait à la fin de sa vie. Et là, choc, surprise, je sens l’émotion monter. Une force appuie sur ma poitrine, une autre me serre la gorge. Je concentre toutes mes forces pour éviter le débordement (un comble au milieu des étangs de Giverny). Mes yeux cèdent. Dans un musée, cela ne m’était jamais arrivé.

L’intensité amplifie-t-elle avec l’âge ?

J’apprendrai dans la biographie de Berthe Morisot de Dominique Bona, que sur le certificat de décès de la première femme peintre, figure de proue du mouvement impressionniste, collègue et amie d’Edouard Manet, d’Auguste Renoir, d’Edgar Degas, Claude Monet et bien d’autres artistes, le préposé a inscrit « sans profession ».

La différence, ça dérange tellement parfois qu’on ne la voit pas.

Page buissonnière

Rentrée scolaire, visions du monde et vélos trop électriques.

À madame C.

C’est la rentrée ! Enfin !

J’adore l’odeur des cahiers neufs et des crayons frais. Ceux qui me lisent le savent depuis longtemps. Oui, Mainzalors.com a quatre ans maintenant. Merci d’avoir embarqué avec moi dans cette aventure. Merci pour votre fidélité.

Je vous offre un panneau indicateur vierge, pour aller où votre cœur vous porte. Prenez comme moi ce matin, un carnet (presque) neuf, une page bien propre, bien blanche, avec des lignes parallèles pour éviter de s’égarer dans sa propre écriture. Attrapez votre stylo préféré, pour moi un Bic bleu, fermez les yeux, inspirez profondément et épinglez sur la page à l’encre fidèle, ce qui coule du cœur aux doigts. Accueillez la spontanéité. Ouvrez les yeux. Alors, où partez-vous ? Vers un ailleurs géographique ou une destination intérieure ?

Pas si simple pourtant.

Où irais-je si j’avais le choix ? À Lille avec mon amie d’adolescence allemande (yes, escapade organisée depuis hier soir) ? Avec mon mari à Paris (oh oui, calé à l’instant)… Ces réservations urgentes de projets encore flous hier matin signent un besoin d’évasion. Trois mois de vacances pour les enfants, ce sont pour la mère autant de mois de soumission aux désirs d’autrui.

Bientôt, je m’offrirai la retraite dont je rêve depuis longtemps, dans l’épaisseur de silences vieux comme les siècles d’une abbaye. Seule, avec des arbres et des montagnes à ma fenêtre, mon cahier et mon stylo, un cahier de dessin que je n’ouvrirai sans doute pas. Sauf en cas d’urgence, si mes pensées m’envahissent trop. Il n’est pas simple de se retrouver ailleurs pour écrire. Parfois, l’angoisse monte et il me faut sortir. Une retraite pour rentrer en moi-même à un bureau ou en balade. Une parenthèse rythmée par le hululement de la chouette et le vent dans les feuilles pour fuir les moteurs, les outils électroniques, les impératifs du quotidien, la bêtise du monde.

Approchez. Je voudrais vous remercier pour vos gentils messages à l’occasion de la publication de mon dernier article. Ils m’ont touchée.

Cette publication, peut-être symbole d’un deuil qui s’accepte, transformation d’une épreuve en un partage pour aider quelqu’une, m’a blessée en profondeur comme la joie d’un accouchement. Il m’a fallu une semaine pour m’en remettre. Sept jours de convalescence, le cœur au bord des lèvres, les yeux incontinents, la vibration intense à la moindre émotion, mot gentil, griffure, rayon de soleil sur un épilobe, amour à dire.

Reconnaissance infinie.

Gratitude d’être en vie dans un monde où l’on peut guérir de l’horreur et la seconde d’après, désespoir absolu lorsque la bêtise et la méchanceté de mes congénères me cognent. Encore une fois. Consolation d’un coup de beauté. Cycle éternel de mes heures. Intensifié – si c’était possible – par les émotions puissantes réveillées par ce texte.

Merci donc pour vos attentions.

Elles me rappellent que chacun vient à la lecture avec son âme, son cœur, son vécu. Comme dans chaque expérience en fait.

Chaque rencontre écrite ou vivante est une auberge espagnole. J’écris sur l’intime, émotions et sentiments, j’essaie d’épouser au plus près mon ressenti, les âmes résonnent diversement.

J’entremêle souvent plusieurs sujets dans un texte et j’ai été surprise au début de découvrir comment des anecdotes retenaient l’attention de certains et restaient oubliées par d’autres, focalisés sur une idée différente. Chacun voit le monde avec ses lunettes.

Les faits bruts n’existent pas. Les univers se superposent. Chacun habite le sien, comme chaque espèce animale ou végétale. Les couleurs, les sons, les lumières diffèrent selon les sens disponibles pour les capter. Les humains au patrimoine neurologique que l’on suppose commun vibrent à différentes longueurs d’onde. Ils se ressemblent aussi peu qu’une chauve-souris et un lichen, un poisson et une marguerite. Mais leurs aspects extérieurs cousins trompent. Pas étonnant que les échanges déroutent.

Chaque monde est plus ou moins accessible, lisible.

La tête levée pour contempler les étoiles, j’ai mal au cou. Le ciel d’une nuit d’été, inconnu, majestueux, m’intimide. Arbres et plantes sont de vieux amis, même si j’oublie certains noms, et je les guette dans chaque coin végétal. Comment un analphabète de la flore  vit-il une balade dans la campagne ? Comme je contemple le ciel d’été. Comme un enfant de trois ans feuillette un livre. Quelle magie est retenue dans les signes célestes qui m’échappent ? J’ai besoin d’un guide.

Pour les émotions c’est pareil. Souk de sens, chaos de ressentis. J’ai navigué dans la vie emportée sur le grand huit de mes émotions, sans savoir les repérer et encore moins les repérer. Sans les avoir jamais apprivoisées. Voilà une compétence qu’il serait utile d’apprendre à l’école.

Les sucs d’Ardèche

Ah l’école !

Hier c’était la rentrée de ma grande (pour deux heures) pendant que ma benjamine se remettait de la sienne à la maison (deux heures la veille). Il ne faudrait pas brusquer ces pauvres gosses, eux qui se sont plaints de ne pas croiser d’amis pendant trois mois. Oui, trois mois. En seconde, ben, c’était déjà ainsi de mon temps. En cinquième, même sans l’aval officiel de l’emploi du temps, cela a pourtant été le cas.

Les vacances sont finies. Enfin.

Quand on me demande comment elles se sont passées, j’ai un temps d’hésitation. Oui, nous sommes partis. Mais des vacances ? Non. Du repos ? Non. Aucun. Le repos c’est quand je peux vivre au rythme de mes envies. En présence de mes enfants, je n’y arrive pas. Même depuis qu’ils sont grands. Pressée par l’expression impérative de leurs exigences (contradictoires souvent), je perds le fil de mes désirs. Comment se ressourcer dans ce brouhaha ?

Dimanche soir, j’ai entendu depuis la cuisine (à trois pas de la table à manger) ma fille qui remerciait son Daddy. « C’est gentil d’avoir fait les courses et la cuisine aujourd’hui, ça a bien aidé maman. » Maman qui a passé la journée sur son ordinateur à travailler sur une mission. Il a de la chance ce Daddy, vous ne trouvez pas ? On apprécie ses efforts. Quand pendant les « pauses » à l’écart du bureau, maman a fait tourner et étendu, cinq machines de linge, quand maman assure l’intendance 80 % du temps, c’est perçu comme normal. La soumission féminine se transmet-elle à mon insu et contre mon gré ?

C’est la rentrée et aujourd’hui l’enterrement de ma maîtresse chérie, celle qui a illuminé mes deux ans de cours élémentaire. J’ai reçu le texto endeuillé dans le métro. J’ai glissé mes lunettes de soleil depuis le sommet de ma tête devant mon regard mouillé.

Elle ne verra pas la grille de son ancienne école, mon ancienne école, restée close lundi. Des élus ont décidé de la fermer définitivement. Je repense à la chanson de Gauvain Sers, Les oubliés, tellement vraie. Le parfum des feuilles de platanes ne consolera plus aucun enfant aux genoux écorchés à la récré.

Pendant ce temps, les écoliers s’entassent dans des classes surchargées. Pendant ce temps, le métier d’enseignant ne fait plus rêver grand monde, les jeunes adultes ne savent plus ni écrire ni compter. (C’est véridique, dans une autre vie, j’ai accueilli des stagiaires en bac+5 qui émaillaient leurs textes de majuscules perçues comme décoratives, d’orthographes approximatives et qui confiaient à Excel un calcul qu’ils auraient pu faire sur leurs doigts.)

Bande de décideurs idiots. Ceux qui affirment aussi que si les élèves n’y arrivent pas, c’est que c’est trop difficile. Le moindre gamin de CM1 en Allemagne en sait plus que bien des collégiens français. Mes filles l’ont constaté et nous aussi. Qui serait encore capable de réussir le certificat d’études ? L’exigence n’est pas un gros mot. L’effort non plus.

Ah l’effort… Une valeur passée de mode, emportée avec le gluten.

Avant la motorisation et l’automatisation de chaque geste, pour retrouver solitude et paix, il suffisait de marcher. Un peu plus loin, un peu plus longtemps. Prendre le sentier le moins emprunté (The road less travelled by chère au poète Robert Frost) ou un plus couru mais à un moment insolite. Contre-temps. Contre-lieu. La recette de la sérénité était simple.

C’est désormais impossible.

Certains barreaux invitent le pas de côté

L’idiot, qui souffre d’une allergie à l’effort, se propulse dans les moindres recoins à coup de rien du tout sur des deux-roues motorisés. Avant, dans les chemins pentus, il fallait se méfier des VTT en descente. Aujourd’hui, aucun terrain n’est sûr. La bêtise nous arrive dessus en trombe et sans bruit. Et viole le droit d’autrui au calme.

Début août, lors d’une balade dominicale dans les Monts du Lyonnais, ma fille, Gaïa notre chienne, mon mari et moi suivions un chemin plat sur le parcours d’un aqueduc romain. J’ai appris à cette occasion qu’avant d’être des ponts impressionnants pour traverser une vallée, les aqueducs sont des canaux couverts. Par endroits, les briques romaines affleuraient. Équipée d’un petit panier de châtaignier, mon ado cueillait les premières mûres noires. Après une heure de marche, nous nous sommes assis sur un tronc couché à l’ombre pour pique-niquer.

L’aqueduc sous nos pieds

C’est formidable non, on est dimanche, il fait beau, et il n’y a personne !

Incroyable.

Ça n’a pas duré. Des voix se sont approchées. Un groupe s’est arrêté juste à côté de nous. Ils discutaient, blaguaient. Trois se sont assis à deux mètres de notre déjeuner. L’un a proposé à ses comparses : « Je vais vous faire écouter ACDC ». Et il l’a fait. Ils ne nous ont pas dit bonjour. Je les ai comptés, ils étaient trente.

Crispation de tous mes muscles. J’ai senti ma fille tiquer, prête à fuir. Sidérés par tant d’égoïsme, nous n’avons pas bougé tout de suite. Nous nous attendions à une prise de conscience soudaine : oh, pardon, bon appétit, on vous laisse tranquilles. Au bout de dix très longues minutes, ils ont poursuivi le chemin. Avant de reprendre notre promenade, nous avons pris soin de mettre du temps entre eux et nous.

Quelques centaines de mètres plus loin, dans un virage, deux vélos nous sont arrivés dessus en disant « pardon » sur un ton excédé. Deux vélos électriques, qui arrivent donc à une vitesse inattendue et sans bruit. Il nous a fallu quelques secondes pour nous écarter, moi à droite, mon mari à gauche. Ma fille a dû attraper Gaïa alors sans laisse.

Le couple, la petite quarantaine, en tenue lycra, soufflait, luttait. Accrochés à leur guidon, ils résistaient, ne voulaient pas mettre pied à terre. Comme des cyclistes professionnels dans les derniers lacets du col de l’Izoard. Comme si leur qualification pour le Tour de France en dépendait. Oui c’était un virage avec des cailloux. Mais ne l’oublions pas, sur un sentier plat dont le début se situait à cinq kilomètres.

Vautours du Mézenc

On est loin de la performance sportive. Pourtant ils s’obstinent tous les deux, soufflent, râlent. N’avancent pas assez vite à leur goût. Leur honneur en prend un coup, mais au moins ils ont des coupables à blâmer : nous. Le monsieur s’agace : « Mais enfin, on a dit pardon ! » Je ne peux m’empêcher de lui répondre : « Le sentier est à tout le monde ». Je pense très fort : gros con. Je ne le dis pas. Soyez fiers de moi.

La dame marmonne, toute concentrée sur guidon et pédales. Elle doit être bigrement importante cette sortie du dimanche. Sa monture vacille. Elle se laisse basculer dans l’herbe plutôt que de mettre pied à terre. Elle renfourche son vélo en toute hâte, tête baissée. En proférant des remontrances. Leur obstination violente et impolie me fait peur. Sans cesser de pédaler, au ralenti, il crache des reproches. Je ne les ai pas retenus. Mais ils me blessent. Je craque et je lance : « tout ça pour faire du vélo électrique en plus ! »

Ils sont déjà un peu loin. Je crains soudain que le type à l’orgueil blessé rebrousse chemin pour me mettre un coup de poing. L’égo ne supporte pas qu’un regard non ébloui par les paillettes du lycra mette à jour sa médiocrité.

Le gars ne revient pas, mais il met le coup de poing :

– Viens pédaler co**** sse !

Le bruit de leurs pneus sur la terre caillouteuse continue de s’éloigner.

L’affaire a duré une poignée de secondes. Mon mari est tendu. « Viens, il me dit, viens ce sont des cons, c’est rien ». Je lui désigne mon visage en larmes : « c’est rien ça tu crois ? » Je ne me suis jamais fait insulter de ma vie. Je suis en état de choc.

Le col de l’Izoard ;o)

Nous retournons sur nos pas, le long du chemin que je m’efforçais de trouver charmant à l’aller (c’est une région que, pour une raison inexpliquée, je n’aime pas). Reniflements, pleurs. Inspirations profondes. Je tâche de laisser passer l’émotion, le (deuxième) viol de la tranquillité champêtre de mon dimanche. Des châtaigniers se courbent au-dessus de nous dans un parfum de genêt. Ils échouent à me protéger.

Un mal au ventre s’éveille. Je marche la main sur l’estomac. Il s’intensifie. Au bout d’un quart d’heure, je le verbalise. « J’ai envie de vomir ». Soudain sans crier gare, sans que j’aie le temps de glisser dans un buisson, mon ventre se contracte et tout ressort. Le saucisson et le melon, le pain à l’épeautre du marché et le fromage de chèvre, le carré de chocolat, la mûre et l’humiliation d’avoir été violentée.

Là où je n’irai plus

Le T-shirt tâché, les jambes flageolantes, l’humeur en berne, je décide que je n’irai plus jamais dans ce coin de nature. J’éviterai soigneusement les parcours mixtes vélos et randonneurs. Je monterai le plus haut possible dans des lacets serrés, là où les moteurs ne vont pas encore. J’irai sous la pluie. Dans le froid. Le méchant craint les intempéries comme l’effort, planqué derrière un écran. Il se croit important parce qu’il est sur une monture qui avance pour lui. Il est moderne comme le chai latte.

Il n’a pas appris la frustration, l’échec, la persévérance. À la moindre difficulté, il sort une machine. Son téléphone lui sert à écrire, calculer et penser. Comme il n’existe pas de machine – encore – pour remplacer le cœur, l’idiot est amputé de son humanité. Il garde, hélas, un immense pouvoir de nuisance. Quand il sera grand, il fermera des écoles.

Je suis heureuse que celle qui sera pour toujours ma maîtresse ne voie pas ça.

Madame, j’ai toujours comme vous, sur le sommet du crâne, un creux, souvenir d’une piqûre de tique, et au majeur la boule où appuie mon stylo Bic.

Je voudrais vous l’écrire à la craie blanche sur un tableau noir : merci maîtresse.

P.-S. Pour me réconcilier avec l’humanité (de certains), j’ai regardé hier pendant ma pause le début de Dead Poets’ society. La scène où le professeur Keating / Robin Williams encourage Todd, élève timide, à exprimer devant la classe les trésors qu’il ignore avoir en lui m’émeut toujours autant.

P.-P.-S. Vous vous demandez ce qui est inscrit au fronton de bois ? C’est l’hymne ardéchois. Et oui, parfaitement.

L’Ardecho ! L’Ardecho ! Merveillous païs
S’as pas vis l’Ardecho
N’as jamaï rein vis.

(Chut, ne le dites à personne, là bas il existe encore des coins déserts).

En Italie ~ Venise debout

Suite de notre périple familial en Italie du Nord

Pigeon vole.

Touriste marche.

Debout dans la rue, à hisser une valise sur les marches d’un pont. Monter, descendre. Venise est tout en escaliers.

Debout dans la gondole au traghetto di Santa Sofia. On a encore raté le marché aux poissons, on s’est trompé de jour. Quand on embarque, le gondolier nous prévient : je ne vais que l’autre côté. Tant mieux, nous aussi.

Debout campo San Barnaba à lécher le cône d’une glace à la pistache qui fond trop vite.

Debout dans un cloître à suivre les pas lents et ordonnés des moines du temps jadis. Ombre, lumière, ombre, lumière. Ombre. Pénombre. Laisser la paix infuser.

Debout au musée dans un palais renaissance, pour mieux jouer à la marelle sur les sols aux marbres polychromes. Debout la tête en l’air pour admirer le plafond. D’autres ont emprunté un miroir encadré de bois sombre pour le contempler, la tête penchée. Il est lourd ce miroir, il m’encombre. Je me tords le cou.

Debout esquichée dans le vaporetto à tenter de glisser grâce aux mouvements de foule à chaque arrêt, vers la rambarde, dans l’espoir de ressentir un souffle d’air.

Debout dans la foule de la place Saint-Marc parce qu’il faut bien y passer une fois, une seule. Serrer son sac à main contre son ventre. Voilà, vous avez vu, on ne reviendra pas. Pas cette fois.

Marcher vers l’avant, vers l’ombre, le détour d’un mur. Se laisser aspirer par la beauté le long de canaux secrets, dans les tréfonds d’une ruelle étroite qui exige presque qu’on avance de profil, comme les Égyptiens des hiéroglyphes. Viens par là, regarde cette plante à la fenêtre, physalis magnifique qui emplit l’ouverture. Comme ce doit être mystérieux à l’intérieur, derrière cette jungle de poupée.

Noter le portable du gondolier

Bifurquer pour s’égarer et semer le touriste, l’Autre, celui que nous refusons d’être, celui qui encombre les rues tout occupé à se prendre en photo devant un décor qu’il ne voit qu’en fond d’écran, derrière son visage au sourire forcé. Celui qui s’agglutine à ses congénères sur les ponts qui donnent sur le Pont des soupirs, haut lieu du circuit obligé vénitien, alors que d’autres ponts, anonymes, ont tellement plus de charme. Passons notre chemin. Allons là où les gondoles à 160 euros de l’heure ne glissent pas. Où l’on n’entend pas le cri du canotier à marinière au coin d’un croisement pour prévenir le canal adjacent qu’il arrive, suivi d’une ribambelle de gondoles, train de parc d’attractions.

Théâtre La Fenice

Le Grand Canal grouille d’embarcations vaporetto, gondoles, bateaux à moteur de palissandre, aux allures de taxi pour James Bond. Des voix dans toutes les langues s’emmêlent à nos oreilles. Trop de Français, d’Allemands. Je tolère les Américains et les Anglais. Beaucoup d’Italiens, heureusement. Les poubelles débordent. Des bouteilles vides s’accumulent sur des murets. Les papiers gras s’empilent dans les rigoles. Pourtant globalement, la ville est propre malgré son envahissement. Les pigeons n’ont pas droit de cité, des pics se dressent sur les bords des toits. Le touriste lui marche. Interdit de s’asseoir. Ni pique-nique, ni repos sur des marches ou le bord d’un canal. Des affiches et des menaces d’amendes le lui rappellent. Prière de circuler. Les Vénitiens voudraient bien pouvoir vivre. Per favore.

Venise.

Peu d’émotions pour ce troisième séjour. Trop chaud, trop humide, trop de monde. En plus, c’est la fête annuelle de la ville la Festa del Redentore (Fête du Rédempteur). Les journaux titreront que 100 000 personnes ont assisté aux feux d’artifice (sans nous). Une main moite me plaque au sol et m’étouffe. On s’y attendait. C’est pire. Pourtant, notre logement est climatisé. La ville coule sous les pieds du surtourisme. Je suis la surtouriste.

La lumière trop crue efface les reliefs et confisque le charme. Odeur marine de coquillages bouillants. Cris de goélands. Une cigale égarée annonce un pin parasol bienvenu sur une place.

Nous sommes en pleine tempête de chaleur, en alerte météorologique. On ne m’y prendra plus. On voulait faire découvrir Venise aux filles. C’était l’occasion. Tant pis si c’est en plein été. C’est fait. Elles s’extasient heureusement. J’évoque avec nostalgie mon dernier séjour, avec une arrivée par train de nuit dans la brume de la lagune, au petit jour d’un premier janvier.

Ma plus jeune profite de la climatisation de l’appartement, pendant qu’avec sa sœur nous remontons le courant des transhumances à selfie. Cap sur l’ouest, sur l’église Saint-Nicolas des mendiants et sa petite place dominée par le lion de Venise sur une colonne, entre trois canaux, Venise miniature. Vide. On peut glisser une pièce dans l’interrupteur pour éclairer les plafonds et le chœur. Je m’extasie devant les murets d’une chapelle latérale couverts d’un drapé de marbre. Mais comment font les sculpteurs sur pierre ? Le modelage de la terre m’en apprend bien peu sur un matériau impitoyable. Cette église à l’extérieur modeste abritait un temps des femmes en détresse. Je m’en sens proche.

Comment s’habiller ? Shorts et bretelles interdits pour visiter j’église San Pantaléon (désolée, pas pu m’empêcher). Pourtant il fait si chaud.

Fondation Peggy Guggenhein
Vue sur le Grand Canal depuis la fondation

Fin d’après-midi à la fondation Peggy Guggenheim. Ma grande fille, sous le charme, avide de découvertes, nous suit. Ma benjamine fait l’impasse mais ressortira le soleil couché, pour une glace. Le musée de Peggy est un petit bijou avec vue sur le Grand Canal. Depuis notre dernier passage (avant la naissance des filles), une nouvelle aile a été ajoutée. Qu’aurait pensé Peggy des œuvres sélectionnées ? Une toile blanche lacérée, troisième exemplaire que nous voyons en deux jours. A Vérone elle était rouge. C’est sûr qu’avec un couteau et un stock de toiles on peut assurer une bonne cadence. Le mouvement d’humeur est rentable. Avec la création numérique, la toile lacérée du peintre ou la feuille blanche froissée de l’écrivain a moins de panache. Je n’ai pas daigné lire le nom du fabricant.

Hans Arp chez Peggy

Au pied d’un tableau tout en hauteur, simples rayures bayadère (comme une nappe de linge basque), la légende précise « qu’il n’y a rien à comprendre de plus que ce que l’on voit ». Vraiment ? Mon mari et moi le lisons en même temps et éclatons de rire. C’est de l’art moderne ou de l’art contemporain tu crois ? Le snobisme artistique a de beaux jours devant lui. À chaque occurrence, je repense au conte d’Andersen Les habits neufs de l’empereur. Parfois l’empereur est nu et l’artiste, le critique, et le marchand d’art sont des escrocs. Point.

Je passe mon chemin, pour retourner aux œuvres d’art (des vraies) de l’aile d’origine, en tâchant de rester à distance de trois idiots dont hélas je comprends la langue (des Suisses ou des Belges sans doute) qui déblatèrent des inepties à haute voix. Retournez à vos selfies messieurs. Tout ce qui semble facile à faire ne l’est pas.

Le sein…

À la Gallerie dell’accademia, au Palazzo Ca’ Rezzonico, musées fabuleux sur les rives du Grand Canal, je bois les tableaux, sculptures, décorations intérieures de la Renaissance italienne. Je tâche de reconnaitre les saints à leurs attributs, Sainte-Catherine à la roue, Saint-Pierre à sa clef, et guette les détails, l’œillet dans le bouquet de roses, l’oiseau sur la treille, les incohérences rigolotes comme ce Jésus bébé qui tête un sein trop haut, minuscule, qui sort d’une épaule habillée. Les compositions inhabituelles comme la Vierge enfant, ou la Vierge bébé.

Les miens sont fascinés, mais plus pressés.

Parfois me reviennent les paroles d’Aznavour « Que c’est triste Venise le soir sur la lagune, quand on cherche une main que l’on ne vous tend pas », j’attrape alors la main de mon mari.

Je raconte à mes filles combien je m’étais ennuyée lorsque ma professeur de français de première voulant nous délivrer de « notre ignorance crasse », nous avait emmenés voir Mort à Venise de Visconti d’après le roman de Thomas Mann.

Les questions m’assaillent, comme à chaque visite d’un lieu difficilement accessible. Comment est arrivé ce qui est dans mon assiette ? Où partent les eaux usées ? Où passent les tuyaux d’eau propre ? Comment et où jeter ses déchets ? Oui, hein ? Fais voir le dépliant… Détritus à poser dans la barge sur le canal San Barnaba, avant 8 h 30. Ce qui se traduit par un « pas ce matin chéri, on a poubelle. »

La responsabilité de l’évacuation de ses déchets encourage à les réduire au maximum.

Heureusement le lever tôt permet de se mêler aux Vénitiens, les vrais, ceux qui habillés de frais et de chic (comment font-ils par cette touffeur ?), marchent vers leur arrêt de vaporetto et leur journée de travail, ceux qui gobent, debout, dans une pâtisserie un caffè ristretto et une viennoiserie. Comme eux, nous prenons notre petit-déjeuner à la pasticceria Majer de San Margherita, accoudés à leur comptoir extérieur. Debout.

Mazzorbo

Privilège de touristes, nous sommes habillés confortablement et chaussés de baskets, et prenons le temps d’un deuxième café, d’un deuxième croissant (aux amandes, délicieux, après celui à la pistache). Avant de commander les focaccias pour le pique-nique que nous mangerons sous un pin, sur un banc, sur l’île bucolique de Mazzorbo. Assis.

Burano

À cet arrêt, nous étions les seuls à descendre du vaporetto bondé, où je manquais de suffoquer tout en ventilant ma fille avec mon chapeau. Bloqués par la foule, nous ne pouvions atteindre la sortie. Le bateau a failli repartir sans nous poser. Le monstre à cent têtes, monté à Murano (que nous avons évitée) est descendu à Burano se prendre en photo devant les maisons de toutes les couleurs. Pauvres habitants, contraints de subir, comme Disneyland, les assauts quotidiens de leur gagne-pain. (Nous aussi nous prendrons des photos de Burano, et passerons de longues minutes chez un artisan verrier pour choisir des boucles d’oreilles).

Trempage de tête sous une fontaine. Oh zut on a oublié de se connecter pour tenter d’acheter les billets du concert de Taylor Swift. Cette dame que je ne connaissais pas il y a un mois, s’est invitée pour nos vacances. Tout ça parce qu’une collègue de mon mari a cru bon de rappeler aux parents d’adolescentes qu’elle passait en concert à Lyon l’an prochain. Mes filles se sont découvert une soudaine passion. La rareté reste un outil marketing redoutable.

Fin du séjour. Allez, on fait les valises les demoiselles.

On emballe le classeur grand format à fleurs déniché à Vicenza, le ukulélé transporté pour le plaisir, le pot de menthe parce que nous n’avons pas eu le temps de le cuisiner. Deux grands cabas de courses alimentaires se sont ajoutés aux bagages. Comment est-ce qu’on se débrouille à chaque fois ? C’est ignoble de transporter de la nourriture. Surtout en train. Cette fois, j’ai tiré le trait sur les trois bananes brunissant.

Dans la gare, en attendant le train pour Milan pour rejoindre Gênes, nous mangerons nos focaccias du jour et les tartes au riz (risini). Eux assis, moi debout.

À bientôt Venise aux si belles couleurs décaties, aux détails charmants à chaque coin de ruelle. Nous reviendrons c’est promis.

À la lumière de l’hiver.

Souvenirs d’autres lieux-sourires

En Italie ~ Vérone sans Juliette

Échappée en train vers Vérone, Vicenza et Venise puis Gênes. Première étape : Vérone.

Va-t’en, méchant été !

Tu m’étouffes et m’insupportes. La chaleur irradie de mon corps, ma robe colle à mon dos et mes cuisses à la chaise. Une goutte de sueur coule entre mes seins. Assise à l’ombre, je plisse les yeux pour écrire. La toile du store, voile immobile, fouette dans le vent.

Déjà je ne t’aimais pas trop du temps où ta chaleur restait convenable, et où les moustiques n’étaient pas encore rayés.

Depuis plusieurs années, je guette moins ton frémissement début juin, tes longues soirées et prairies fleuries. Je me réjouissais jadis des premiers coups de soleil sur les épaules et les joues, attrapés lors des baignades dans des rivières encore profondes et fraîches. Je croquais dans la chair immaculée d’une pêche épluchée avec les doigts qui éclatait sur le menton, vite essuyé du dos de la main.

J’aimais l’éternité des jours croissants vers le solstice. Mais pas ses lendemains, début juillet. Les jours s’effondrent alors les uns sur les autres, dominos d’impératifs avant le grand vide estival. Cette pause, long tunnel de dimanches, m’angoisse. Temps suspendu, où la vie glisse entre les doigts. Les repères s’effacent, dilués dans les séjours à la mer des uns, les messages d’absence des autres, la pancarte au feutre noir annonçant les congés sur la porte de la librairie ou du restaurant et la disparition saisonnière du boucher du marché. La radio enchaine les rediffusions. Avant le vingt août, passer son chemin.

Câprier dans un mur

L’anxiété du compte à rebours avant la rupture estivale étreint ma poitrine pendant des jours. Clore des habitudes instaurées en septembre (déjà ? On commençait tout juste à connaître l’emploi du temps des enfants). Savourer un pique-nique avec des copains dans le demi-vertige muet d’une période qui s’achève. Se séparer pour deux mois. Deux mois dans le flou ? Comment vais-je tenir ?

C’est pourtant délicieux la pause, évasion immobile. Des rues vides, ce calme inhabituel, espéré. Mais la violence de la météo le confisque. Un soleil trop haut, trop dru, trop blanc grille les prairies fauchées. L’herbe coupée pique les chevilles.

Apnée.

La prochaine inspiration attendra les orages violets du quinze août (enfin, ceux du siècle dernier). L’air rafraichi au bord de rivières basses, chaudes, mousseuses, éveille un chaos de galets et un élan nouveau. Les premiers jours du mois de septembre rassurent. Ah, tout va rentrer dans l’ordre. La panne générale du dimanche ne se présentera qu’une fois par semaine. Les jours reprendront leur place, les amis aussi, le boucher au marché et moi la mienne.

Sur la page blanche aux carreaux Séyès de la rentrée, tout redevient possible. Retour des repères, mais neufs. Réinventés dans une odeur de crayons de couleur (j’écris odeur mais c’est le goût de leur mine friable qui se présente, pourtant voilà bien longtemps que je ne l’ai grignotée). Sur ma liste des fournitures scolaires, je cherche avec gourmandise la ligne « nouveaux départs ».

Mais avant, il me faut traverser ce désert brûlant. La coupure acérée de la pause estivale. Je fuis tous les soleils et trépigne d’impatience pour retrouver la pluie et le froid. L’automne me rend à moi-même.

J’allais vous parler de mes vacances, un périple captivant dans le nord de l’Italie. Or je vous confie mon appréhension de l’été. Il m’est difficile d’écrire sur ce voyage. Plusieurs fois je me suis assise pour prendre des notes, consigner les textes composés en vaquant à mon quotidien. Séances à chaque fois frustrantes. Mes doigts ne vont pas assez vite pour canaliser les d’émotions qui se bousculent dans mon coeur. Je vais faire de mon mieux.

Vérone

Andiamo. Repartons ensemble.

Dans le train entre Chambéry et Milan, ma benjamine assise derrière moi s’amuse à me (dé) coiffer. L’immobilité l’ennuie vite. Sous ses massages capillaires, je me rends compte qu’en terre étrangère, je compare mes découvertes avec l’Allemagne. Mon dentiste de Mainz, un homme fort sympathique avec beaucoup d’humour (si, si) m’avait confié que les Français étaient ceux qui avaient le plus de mal à s’adapter en Allemagne. Les Anglais, les Italiens du nord, ici c’est comme chez eux, avait-il ajouté. Vraiment ?

Ça faisait longtemps qu’on en rêvait de partir à l’aventure dans un pays dont on ne comprend pas la langue (non, l’italien de pizzeria ne compte pas). Alors nous avons organisé un périple dans le nord de l’Italie. En train, parce que dans les villes de nos étapes une voiture est plus un impôt qu’un atout. Nous avons renoncé à séjourner dans les Dolomites. Les photos de locaux en habit traditionnel évoquent la famille Von Trapp de La mélodie du bonheur, la ressemblance du Tyrol du Sud avec l’Autriche (et pour cause) a eu raison de la séduction des paysages et de leur promesse de fraicheur. Nous n’avons pas envie de reparler allemand.

Correspondance à Milan. Je fonce vers l’accueil. Dans un anglais internationalisé, je demande à la jeune femme où acheter des glaces. Hâte de savourer notre premier gelato. Tant pis s’il faut quitter l’ombre du hall de gare, traverser plusieurs voies de chaussée et prendre un escalator sous un soleil cruel. Là, c’est là. Nous poussons, tirons, trainons nos valises et sacs à dos et entrons dans une boutique élégante de glaces et de chocolats. Le jeune homme en tablier nous regarde. C’est à nous.

– Hallo !

– Buongiorno.

Oups j’ai dérapé. Mes filles haussent les yeux. Mon mari aura le même réflexe le lendemain chez un épicier. (Nous aurons d’autres occasions de les désespérer, avec nos chapeaux Décath assortis).

Lorsqu’en traversant un pont à Vérone, je soufflerai à ma grande fille : « Regarde ces gens, ils sont drôlement élégants. Ils doivent aller à un mariage… ». Elle me répondra : « Non, ça veut dire que tu as vécu trop longtemps en Allemagne. »

À peine la glace avalée dans la lisière d’ombre d’un bâtiment, nous filons à la librairie et repartons avec quelques livres (en anglais). Tant pis pour le poids supplémentaire de nos bagages.

Notre souhait (mon besoin) était de nous nourrir de culture et nous rassasier de beauté. Nous avons sillonné en train la plaine du Pô, entre rizières et champs de maïs, pour arpenter à pied, les vieilles rues de Vérone, Vicenza, Venise et Gênes.

Qu’en ai-je retenu ? Les peintures de la Renaissance italienne dont je ne suis jamais sevrée et trois rencontres.

Lors de mes précédents séjours en Italie, à l’hôtel ou en camping sommaire, j’avais regretté de ne pouvoir goûter aux fruits et légumes des marchés. Ces vacances-là, nous pourrons cuisiner. Hormis la nuit à Vicenza, improvisation hôtelière pour éviter un aller-retour dans la canicule et profiter d’une nuit climatisée, nous avons loué des Airbnb. À Venise, l’appartement, pratique, bien placé, mais sans âme, était dédié aux touristes. À Gênes, nous avons logé chez une femme dont nous ne connaissons que la photo aguicheuse dans la chambre. Un voisin nous a accueillis. L’appartement au rez-de-chaussée, dans un quartier balnéaire résidentiel, était décoré de meubles anciens en bois foncé et brillant. Douillet et classe. Le marché italien de l’aménagement résiste à Ikea.

Notre cage d’escalier

À Vérone, notre première halte, c’est une tout autre ambiance. Antonella nous présente son duplex dans une maison ancienne du quartier de Veronetta, entre colline et fleuve Adige, dans l’ombre des volets fermés. Meubles sombres de bois anciens, murs couverts de livres dans plusieurs langues, peintures, photos de famille. Oh elle a trois enfants, comme nous, oh, elle adore les bouquins, comme nous, oh, ils sont abonnés à The Economist ! Comme nous. J’apprends qu’elle est passionnée par les langues. Comme moi.

Elle nous explique la baignoire capricieuse et la voisine sympathique presque centenaire qui aimerait avoir l’occasion d’échanger en français, le nouveau musée du Palazzo Maffei et les chefs-d’œuvre de marqueterie de l’église Santa Maria in Organo (XVIe siècle) dans un anglais et un français parfaits. Vérone est un haut lieu de l’archéologie. Garder un œil pour les fossiles dans les sols et les trottoirs dallés de marbre rouge des Dolomites. Des trouvailles volées par Napoléon à Vérone ont lancé l’archéologie française, avant de partir pour les États-Unis avec l’archéologue parisien qui fuyait devant les nazis. Les trésors de Vérone ont lancé la discipline en France et aux États-Unis.

Quand Antonella disparait dans les escaliers de pierre en nous souhaitant un bon séjour, une tristesse m’enveloppe. Quoi déjà ? Mais on commençait juste à faire connaissance. Nous nous installons dans sa maison avec l’impression d’être chez des amis de toujours. Les dessins des enfants décorent le réfrigérateur et leurs chambres où s’entassent leurs livres de classe.

Allongée dans le noir, dans la chambre conjugale d’inconnus, je joue avec la poussière du premier rayon de soleil déjà trop chaud. Le ventilateur ronronne et clique. Les cigales vrombissent depuis l’aube. Le bleu des murs disparait dans la pénombre. Les volets de bois à persiennes sont fermés, les rideaux de voile blanc tirés. Le petit jardin charmant à nos pieds reste inaccessible en raison de la touffeur. Au mur gauche, une photo agrandie encadrée de doré attire mon regard. Une maman tient son grand bébé dans les bras. L’enfant fixe l’objectif. Le regard maternel couve l’enfant. Tendresse et éternité de l’amour maternel, le même que celui de tous les murs des églises de Vérone, et d’ailleurs. De tous les foyers. Une cloche sonne, je chantonne les notes de sa mélodie.

La chaleur étouffante nous plaque au sol à peine sortis. Déjeuner délicieux de caffé et de croissant à la crème de pistache à la terrasse d’une pasticceria. L’après-midi nous renvoie à l’ombre et à l’air chaud brassé de l’appartement. Préparer le repas c’est la récompense d’ouvrir plusieurs froids, pardon fois, le frigo. Ça vous dirait les filles de regarder un film ? Letters to Juliet qui se passe à Vérone a disparu des plateformes de streaming. Indiana Jones (le premier) ?

Bien sûr, nous sommes passés à la maison de Juliette, attraction touristique où tout est faux. Le personnage de Juliette est inventé. Le palais dans une cour en retrait d’une ruelle, authentique demeure seigneuriale du XIIe siècle, n’a pas eu de balcon (vrai tombeau ancien suspendu) avant les années 1930. La municipalité a soudain souhaité appâter les amoureux et leurs portefeuilles. Une statue de Juliette grandeur nature, en bronze, arbore des seins, astiqués par des mains innombrables et superstitieuses sur un mur de la cour, au milieu de graffitis multicolores innombrables, une boite aux lettres attend les vœux. Voir, vite, tôt, avant que la horde touristique, monstre idiot à cent têtes n’englue le passage. Voilà, c’est fait.

Ce monstre heureusement délaisse musées et églises. Il se presse aux arènes pour voir Le Barbier de Séville de Rossini. Comme lui, nous partons à la fin du premier acte. Deux heures d’opéra sur des gradins de pierre, ça nous suffit. Nous ne sommes pas assez mélomanes pour ne pas nous ennuyer passé 23 heures. Nous sommes une des têtes du monstre. Notre échappée au lac de Garde restera limitée à un après-midi de baignade. Le Gardasee est une annexe teutonne. Tout est conçu pour leur détente dans le confort. Il y a même un parc d’attractions et un DM (magasin fétiche des Allemands, devenu le nôtre, nous n’avons pas résisté à ses crèmes aux tarifs avantageux à Vicenza).

Lac de Garde

Autre rencontre à Vérone, une âme sœur d’écriture, croisée ici même (que je salue). Intimidation, impatience, joie. Quelle drôle de sensation de rencontrer quelqu’un qui en sait plus sur moi que moi sur elle. Caffè americano décaféiné. Échanges avec une vieille dame à la table voisine qui sirote un verre de grappa me dit en français : « ça fait plaisir de voir deux amies qui se retrouvent. » Pourtant, madame, nous ne nous étions jamais vues avant ce matin. Elle ajoute en se penchant un peu, « ne vous inquiétez pas je n’ai pas écouté. »

Troisième rencontre, une céramiste brésilienne, italienne d’adoption. Les créations dans sa vitrine m’avaient tapé dans l’œil en allant visiter l’église San Zeno. Nous y sommes repassés le lendemain. Échanges sur la terre, les techniques, le festival d’Avignon qu’elle adore (elle en a trois affiches dans son atelier) alors qu’elle ne parle pas français (mais moi aussi j’adore ! Je voudrais tant prendre le temps d’y retourner). Elle m’explique la technique du kintsugi, l’art japonais de mettre en valeur, avec de la poudre d’or souvent, la réparation d’une céramique. Ou comment transformer une fêlure en œuvre d’art.

Écrevisses et cerises

Sur les murs des églises Santa Anastasia, San Fermo, San Zeno, je déchiffre les fresques et leurs messages. San Fermo et San Zeno sont des églises en duplex. En sous-sol, l’église du moyen âge. Au-dessus, celle de la Renaissance. J’ai un vrai coup de cœur pour San Fermo. Tags gravés plusieurs fois centenaires, distributeur d’eau bénite, petit Jésus dans les bras de son père, dernier repas avec écrevisses et cerises. Silence brisé par les cigales, un violoniste qui répète avec l’organiste. Partout au sol du marbre de Vérone, avec des fossiles d’amanites.

Au cœur du Palazzo Maffei, sur une place courue de Vérone, s’est ouvert depuis peu un musée éclectique. Dans l’atmosphère d’une riche demeure, sur trois niveaux, les collections mêlent des œuvres (peintures, sculptures, arts décoratifs) du XIVe à l’époque contemporaine. Les chefs d’œuvres côtoient des pièces surprenantes, comme ce triptyque de la Renaissance à côté d’une toile peinte en rouge et lacérée de trois coups de couteau. Arrivés une heure avant la fermeture, nous avons dû presser le pas, pour pouvoir admirer la vue depuis le toit. Je garde au bras droit la griffure d’une barrière anti-pigeons.

Un autre soir, avant un diner délicieux à la terrasse d’un restaurant installé dans une église déconsacrée, nous avons gravi, suant, buvant, les marches jusqu’au Castel San Pietro et son point de vue superbe sur le ponte Pietra, pont romain sur l’Adige. La brève tourmente de la nuit a gonflé les flots. Les mouettes n’ont plus pied.

Ma glace préférée : amande-abricot-romarin chez QB Gelato à Veronetta. Croquante, crémeuse et parfumée.

Lors de la visite du jardin Giusti, l’un des plus beaux jardins italiens de la fin de la Renaissance, le ciel est couvert. Ma benjamine est restée au fond de son lit. Nous arpentons les allées de cyprès et grimpons les marches de la tour du fond du parterre pour découvrir le panorama sur la vieille ville de Vérone, si pittoresque. Je prends des notes pour mes futures plantations. Et je réponds aux messages de mes frères reçus sur mon téléphone toujours silencieux sur l’avenir proche de notre jardin familial en Ardèche. Comment l’entretenir de loin en loin ? Faut-il le vendre ou le garder ? Une main en avant, une main en arrière. Entre les deux, respirer le jasmin et photographier les fleurs de câprier qui dégoulinent des murs.

Le matin du départ, à l’arrêt du bus qui nous conduira vers la gare, nous avons dix minutes d’avance. Oh, par chance, l’église Santa Maria in Organo est enfin ouverte ! Chiche, allons voir ! Ma grande et moi traversons en courant. Une association propose des visites. Une dame nous accoste. Dans un italo-anglais approximatif, nous transmettons notre urgence. Elle nous fait signe de la suivre. D’un pas rapide, dans la pénombre et l’odeur mélangée de cire et d’encens, elle rejoint par les couloirs secrets du fond, la sacristie et le chœur. Les panneaux, tous différents, sont superbes. Des incrustations de bois d’une grande finesse représentent des vues urbaines, des allégories, des natures mortes. Subjuguée, pressée et intimidée, je n’ose pas prendre de photo. Je voudrais rester des heures.

Vite, le bus, le train.

Vite, un texto. Antonella, nous avons adoré l’âme de votre chez-vous. Et si nous restions en contact ?

À suivre.

Pour le plaisir, des souvenirs de lieux-sourires.

En bonus, un cliché de ma benjamine :

(émoji, yeux aux ciel. Quand je pense que je l’ai grondée…)

Silences

Parenthèses, seule à la maison et dans la forêt de la Grande Chartreuse

Chut, tendez l’oreille.

Écoutez.

Vous n’entendez rien ?

Je m’offre du silence.

Entrez.

Je vous le prête.

Surtout, ne dites rien.

Je vous invite quelques instants dans l’œil de mon cyclone.
C’est un tourbillon au parfum de tilleul et au goût de cerise. D’ailleurs, tout se mélange et les fleurs de tilleul ont un goût de cerise parce que j’ai découvert Rimbaud avec exaltation un jour de juin, en préparant le bac de français. Ma mère m’avait mis dans les mains une édition reliée en cuir marron gaufré, aux illustrations délicates monochromes vertes. J’ai lu On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans, en maillot de bain, étendue dans la cour sur une chaise longue profonde et basse dont il était difficile de s’extraire. Préparer le bac c’était une affaire sérieuse, mais travailler le hâle aussi. Ma main droite plongeait dans une cagette de fruits juteux. Je faisais attention à ne pas tacher de mes doigts collants le papier crème épais. Les tilleuls de juin de la promenade avaient le goût de la cerise. Depuis, tous les tilleuls sont rouges.

Comme j’aime le début du mois de juin ! Je circule le nez en l’air à humer les floraisons. Les seringats sont passés, mais les chèvrefeuilles m’autorisent un détour, et je reconnaitrais les yeux fermés, la station de métro Jean Macé. Le parfum des tilleuls de la place descend jusque sur le quai. Quel bonheur dans un endroit habituellement malodorant (encore plus depuis que des gens sans odorat ont imaginé déployer des odeurs de synthèse à la vocation honorable de rassurer et de « dissimuler » les effluves écœurants. C’est raté. Là où je passais rapidement et en apnée, je retiens désormais des nausées.)

Bienvenue dans mon silence. Du silence parfumé. Un trésor rare, précieux, convoité.

Du rien. Du vide.

Le contraire de l’ennui.
Lorsqu’un jour j’ai mentionné l’ennui dans ces lignes, une lectrice m’avait dit m’envier, d’avoir le loisir de m’ennuyer. Lui répondre m’avait permis d’éclaircir le point suivant : mon ennui n’est pas de ne savoir quoi faire, comme le déclare ma benjamine avant même d’avoir terminé l’occupation en cours. Mon ennui est au contraire d’être débordée de contraintes. Le quotidien me confisque à moi-même.

Mon ennui c’est le rendez-vous chez le médecin pour l’une, l’enchaînement de bus bondés, le coup de fil au collège, les emails administratifs, les trucs à faire qui débordent de mes oreilles, le saut à la supérette pour acheter des yaourts, le lave-linge à faire tourner, le chien qui aboie, la machine à étendre, le chien qui aboie, la serpillère à passer dans la cuisine, mais pourquoi ça colle tant là, le linge à rentrer il va pleuvoir, le saut à la poste pour aller chercher un colis alors que j’étais là quand le livreur est passé (mais quand allons-nous réparer cette fichue sonnette ?), l’email à l’architecte très long, pour lui expliquer ce qu’on a choisi pour les travaux et lui poser des questions, l’appel à l’assurance parce que bon, un type m’a foncé dedans dans un rondpoint, moi qui voulais juste aller nager, et la veille déjà je n’avais pas pu aller à la piscine car le chien refusait de rentrer dans la maison et en ouvrant le portail elle risquait de se barrer, et la voiture est cassée et si on veut partir en week-end comme prévu, il faudra en louer une à la gare de la Part Dieu, mais non on ne peut pas tous y aller car on a le chien, le chien qui aboie contre le facteur qui passe trop vite avec sa moto électrique qui fait bip bip, et le chien est interdit dans le métro même dans le métro qui sent bon le tilleul, donc mon mari devra faire l’aller-retour seul à la gare pendant que je gérerais la crise entre mes ados et leur mère comme à chaque départ précipité, mais pourquoi le réveil n’a-t-il pas sonné, et après on remplira le petit coffre avec les sacs à dos et l’habitacle avec les trois enfants et le chien et dans cette voiture de location moderne, je n’arriverai pas à mettre une autre radio que NRJ même avec les conseils de mes trois enfants derrière, et quel cauchemar l’odeur de ma ceinture de sécurité qui garde l’empreinte du parfum du précédent passager, faire bonne figure en arrivant parce qu’on est là pour se régaler tout de même, se souvenir que le nombre de jours pour acheter mon logiciel d’aide à la traduction en promotion est limité, faudrait que j’y pense lundi parce que bon, j’ai quand même des projets professionnels, ah zut, je n’ai pas rappelé le kiné de ma grande qui a demandé à changer le rendez-vous qui tombait en même temps que quoi déjà et Doctolib bugge et c’est quoi ce formulaire rempli qui traine pourquoi elle ne l’a pas apporté à la gym, et…

Mon ennui c’est ça.

Face à du temps blanc comme une page vide, je ne m’ennuie jamais.

Le pire c’est le bruit. Le bruit du camion poubelle ou du chien qui aboie. Les vibrations de la fête au-delà du quartier. Le chaos du monde qui tambourine dans mon téléphone ou dans les magazines que pourtant je fuis. Le brouhaha des mots. Des mots entendus malgré moi, des mots écoutés, des mots lus, des mots qui flottent à la surface de ma conscience. Des mots dits. Des mots écrits. Des mots qui racontent. Des mots qui corrigent l’expression française de ma tribu polyglotte. Des mots qui traduisent. Des mots qui avouent.

L’intensité sensorielle, un cerveau feu d’artifice, les émotions puissantes même positives… autant de germes d’épuisement. Créations intenses tous azimuts… pour mon entreprise, le jardin, les travaux. Ma cervelle bouillonne. Il me trouve des tas d’idées plus ou moins utiles dans les ténèbres de la nuit. Merci à toi caboche. Au panier. Fous-moi la paix.

Dans ma peau le confort n’est pas assuré. Ça tambourine là-haut avec l’impression de mâcher du papier aluminium en marchant sur des rochers acérés. Vite intervenir sinon… sinon le sommeil va me fuir et je vais mordre. Vite un barrage contre la surchauffe.

Les « il faut » et certains soucis sous-jacents n’offrent aucun répit.

Trois événements empilés sur deux jours consécutifs ont eu raison de ma résistance. Le troisième m’a mise à terre. Mon courage m’a lâché, les larmes ont coulé pendant quatre jours. (C’est beau cette progression mathématique, deux, trois quatre. Ça s’arrête là.)

Brutalement, j’ai cessé de suivre comme un pantin le discours tyrannique de ce qu’il est convenu d’appeler la charge mentale. Il a déblatéré tout seul. Plus rien n’a eu d’importance. Mes jambes ont refusé d’avaler les escaliers quatre à quatre. Mon piano n’a reçu qu’un regard de travers, un peu honteux, pardon de te laisser tomber. Pardon de m’être laissée tomber. Seul lien avec le monde accepté : le contact avec les touches de mon ordinateur pour avancer sur mon projet professionnel. Un mot après l’autre.

Le jeudi de l’Ascension est arrivé, comme ça arrive au mois de mai. Nous devions partir quatre jours à Paris. J’avais réservé deux pièces de théâtre, une exposition de peinture, des retrouvailles avec des amis. Chouette, de l’art, de l’amitié, une rupture dans le quotidien.

Non.

Impossible.

Mon corps a refusé et m’a offert la pause que mon esprit refuse sinon de m’accorder.

Partez, partez sans moi.

Laissez-moi me ramasser à la petite cuillère et ériger un barrage contre les mots.

Laissez-moi m’offrir une parenthèse.

Clac du portillon. Ils sont partis.

Oui, le chien aussi.

Effondrement soudain de silence. Maison engloutie dans le vide pour quatre jours.

Depuis combien d’années, n’ai-je pas disposé de quatre jours seule chez moi sans aucune contrainte ?

À l’ombre du lavatère

Il faisait encore frais. J’ai rangé notre pièce de vie pour la rendre propre et apaisante en écoutant en boucle la playlist de Spotify associée à Ta place dans ce monde de Gauvain Sers. Des chansons tristes pour libérer émotions et larmes. Elles se sont taries. Je me suis installée dans mon canapé-radeau. Lors de trouées de soleil, je suis descendue dans le hamac. C’est tout.

À part la visite d’une amie et notre échappée à la piscine le vendredi et l’appel téléphonique d’une autre le lendemain, je n’ai pas parlé pendant quatre jours. J’ai écrit quelques pages avec un stylo Bic bleu sur un carnet à pleurs, pardon à fleurs, et fini de tricoter une marinière en alpaga (mettez le nez dessus, ça sent le chameau).

J’ai regardé (revu pour certains) les films pris à la médiathèque ou trouvés sur Disney+ Everest, La montagne entre nous, Wild, La rivière sans retour, L’Ascension, Calendar girls… Thématique grands espaces. Ouverture. Rédemption.

J’ai enrichi cette passion soudaine pour les hauts sommets depuis mon salon, en écoutant des podcasts (George Mallory a-t-il atteint le sommet de l’Everest en 1924 ?), en lisant la BD Ailefroide de Jean-Marc Rochette, en dévorant les deux premiers tomes du manga de Jirō Taniguchi. L’adaptation en film d’animation Le sommet des Dieux est magnifique. Les volumes suivants m’attendent, réservés à la médiathèque.

Puisque nous voilà à la rubrique cinéma de cet article, sachez que ma liste foisonnante de trucs à faire prévoit une sortie au cinéma pour voir le dernier film de Valérie Donzelli D’amour et de forêts. L’approche intelligente, féministe et pétillante de la réalisatrice m’a déjà séduite dans Nonna et ses filles et Notre-Dame. Je souhaite découvrir comment elle évoque le processus pervers de l’emprise et des violences conjugales.

Petit Som

Il m’en a fallu des années de lectures, de rencontres et d’échanges pour arriver à écrire un témoignage sur la question (eh non, pas ici). Pour accepter d’abord, comprendre ensuite, que confier des épreuves n’est pas un signe de faiblesse mais permet le lien avec autrui. Ce sont les failles que je recherche entre les mots écrits ou dits. Les paillettes d’authenticité échappées des vibrations d’un partage. Le papier glacé (glaçant) des gens qui contrôlent leur image impeccable me rebutait avant. Aujourd’hui cette dernière me fait fuir. Ce film réveillera des souffrances. Tant pis. C’est une étape sur le chemin de la mise à distance et le rappel que oui il y a des salauds. Et que non tomber dans leurs filets ne fait pas de nous une coupable, mais une victime.

Presque une semaine s’est écoulée entre le premier jet de cet article et la décision de sa publication. Je l’ai collé sur mon site, sauvegardé le brouillon en ligne, et me suis déconnectée pour réfléchir. Ai-je envie, au moment où je lance mon activité professionnelle, de confier un repliement intime ? Ce matin la réponse est oui. Tant pis pour ceux qui renient leur humanité et confondent défaillance et courage de partager. Je leur tire la langue.

Hier j’ai frôlé le silence. Une autre qualité de silence. Un silence palpable, millénaire, rythmé par les cloches de l’église et les clarines des vaches, le froissement dans le vent des branches des frênes de l’allée et de la forêt alentour, les stridulations de criquets invisibles. Un silence gardé par de hauts murs de pierre, des toits de tuiles vernissées en écaille, anciennes, superbes (et d’autres récentes homogènes et ternes), des toits en ardoises ou couverts de tavaillons lessivés par trop d’hivers.

Grande Chartreuse

Avec une amie nous sommes parties marcher en Chartreuse pour le week-end. C’était une surprise, cette parenthèse verte. Un changement de dernière minute a décalé le projet initial (ailleurs, dans une autre configuration). Nous avons été soulagées de trouver une chambre disponible quelques jours avant notre départ dans une région que nous aimons toutes les deux.

Cirque de Saint-Même

Hop un sac à dos, deux gourdes, des chaussures de marche éprouvées. Zut j’ai oublié le chocolat. Balade du samedi vers la cascade du Guiers dans le cirque de Saint-Même, gouter de clafoutis sur les pistes fleuries de la microstation de ski où mes deux grands enfants ont dévalé quelques pentes. Leur petite sœur était encore bébé sur une luge. La randonnée du dimanche, plus ambitieuse, nous a menées dans les rafales du vent du sud, jusqu’au pied des barres rocheuses du Petit Som. Nous avions garé la voiture au parking du musée, la Correrie (ancien poste avancé de la Grande Chartreuse, ou plutôt poste avancée puisqu’il s’agissait du service du courrier et d’accueil des nouveaux convertis) et rejoint, deux kilomètres plus haut, le monastère. Oui celui où est produite la liqueur verte.

Blotti dans une combe entre deux pentes de forêts à 850 mètres d’altitude, le bâtiment, tout en toits (quatre hectares), clochers (huit), et fenêtres est immense. Il accueille une trentaine de moines, inspirés par le fondateur Saint-Bruno.

Dans la forêt superbe, les arbres démesurés touchent le ciel qui s’éclaircit. Je lis aujourd’hui que c’est la plus grande des Alpes (classée forêt d’exception depuis 2015), celle qui a approvisionné la marine royale au XVIIIe siècle. Nous traversons la scierie à 1 000 mètres d’altitude. La vue de carte postale se renouvelle à chaque lacet du sentier. Je me retourne souvent pour l’admirer. Mais le vrai trésor, l’âme du monastère qui infiltre ce coin de Chartreuse c’est ce vœu, ce choix du silence. La route d’accès au parking prévient le visiteur : « vous entrez en zone de silence dans le désert de Chartreuse ». Un silence habité, contemplatif.

Aucun mot et pourtant tout est dit.


Un jour c’est sûr, je m’échapperai pour quelques jours de retraite dans un couvent ou un monastère. Les personnes qui entrent dans le silence armées de leur seule foi me fascinent. Peut-être voudront-elles bien accueillir un temps le tourbillon de ma cervelle entre leurs murs. (Si cela vous intéresse, lisez Ressac de Diglee, sensible et émouvant).

Lys

Les lys martagon dans l’allée du monastère sont encore en bouton, mais là-haut, sur les alpages, les lys blancs dansent dans le vent, entre boutons d’or, trolls et arnica, œillets des poètes roses, géraniums violets, raiponce bleue… Juin éclabousse la montagne de couleurs. J’ai envie de chanter « The hills are alive with the sound of music… » avec un tablier à carreaux comme Julie Andrews au début de La mélodie du bonheur.

Tendez l’oreille.

Du silence ? Toujours un peu. Entre les vibrations d’outils dans un chantier plus haut, le frisson d’une guirlande de ronds de papier contre le mur, le gazouillis des mésanges dans notre jungle de poche, non tondue, non taillée par égard pour les sauterelles – que j’aimerais retrouver. Et une cigale à une note, « rayée » comme les disques noirs d’avant.

Je vous la prête aussi. Elle au moins mon tourbillon ne l’emportera pas.

P.S. : Inscription sur le mur de la chartreuse au niveau du portail des écuries, au dessus d’une petite fontaine : Les moines qui ont consacré leur vie à Dieu vous remercient de respecter leur solitude dans laquelle ils prient et s’offrent en silence pour vous.

Le millefeuille du temps

Étape dans un village anglais, souvenirs à Londres et rencontre dans le Pilat

La traversée en ferry depuis l’île de Wight s’est bien passée ?

Je vous propose de mettre le cap plein Est, au-delà de Brighton, pour un petit village charmant : Rottingdean. Nous allons retrouver ma belle-sœur qui y habite. Ce village sur la côte sud de l’Angleterre se niche près d’une plage de galets de silex, elle-même blottie entre des falaises de craie. Halte protégée sur la Manche et équipée d’un point d’eau douce (une mare), les pirates s’y sont installés les premiers. L’accès à la mer isolé, des tunnels et des grottes ont permis la prolifération de commerces illicites comme en témoigne l’enseigne d’un pub Smuggler’s rest (le repos du contrebandier). Calme, nature omniprésente, mer, beauté, histoire. C’est un coin où j’aimerais vivre.

Au loin, la Normandie

Faute d’en trouver un sur place, notre AirBnb est dans un village voisin, juste au sommet de la falaise avec vue sur la mer, les étoiles (et entre deux bancs de brume, le champ d’éoliennes au large de Brighton). Parce que la marée était basse, nous avons choisi de rejoindre notre destination par le pied des falaises. Les éclats de craie éparpillés dans l’herbe évoquent le jour des marguerites, la nuit, des constellations. La promenade bétonnée s’égaie de dessins d’enfants éphémères.

À Rottingdean, nous avons tendu la main par dessus la barrière pour caresser les moutons dans le pré voisin du jardin de ma belle-sœur. Guetté les petites queues blanches bondissantes des lapins dans l’enclos des chevaux en face. Salué le long du sentier les bluebells, ces jacinthes sauvages bleues (parfois roses ou blanches), aux clochettes souples, dont les stations si prisées ont un nom : les bluebell trails (les pistes aux jacinthes). Nous avons partagé le Sunday lunch (avec des Yorkshire puddings) dans un pub (un autre) et dégusté un cream tea au soleil dans un salon de thé adorable.

Cream Tea

Le cream tea est une de mes institutions anglaises préférées. C’est comme jouer à la dinette avec sa meilleure copine, en buvant du thé fort brûlant et croquant des scones énormes barbouillés de crème épaisse et de confiture de fraises. Bien meilleurs que la soupe de pétales de roses écrasées à la gadoue d’autrefois. Sur le menu, une citation de Billy Connelly me fait sourire : « Ne fais pas confiance à quelqu’un qui, laissé seul dans une pièce avec un tea cosy [ce bonnet pour maintenir la théière au chaud] ne l’enfile pas sur sa tête. » Notre théière n’en n’avait pas. Nous n’avons rien eu à enfiler.

Kipling Gardens

Le long de la rue principale, les petites boutiques composent un passé de livres d’images (Disneyland en version authentique). Le fish and chip shop permet de déjeuner sur la plage si l’on prend garde aux mouettes chapardeuses. Des plaques commémoratives rappellent que ce coin de paradis a attiré les artistes. Rudyard Kipling, l’auteur de Le livre de la jungle et du magnifique poème Si… (« tu seras un homme, mon fils ») y a vécu de 1897 à 1903. Un charmant jardin entouré de murs de pierres, composé de plusieurs espaces (dont le terrain de croquet municipal – oui comme dans Alice au pays des merveilles, mais sans les flamants roses) porte son nom. En face s’élève North End House, la maison d’un oncle de Rudyard Kipling, l’artiste peintre préraphaélite Sir Edward Burne Jones. Une fenêtre tout en hauteur permettait de faire passer les toiles de grande taille. (Sans doute pas l’immense qu’on a vue au V&A Museum).

Sur le parking de la plage, ma grande fille s’approche d’une pancarte d’informations touristiques.

— Maman, maman vient voir. Cary Grant est venu ici !

Tudor Close

— Cary Grant ?

Oh, mon acteur chéri ! J’aurais marché dans ses pas ? Ouah !

Je lis que oui il a logé à l’hôtel Tudor Close. Quoi ? Cette somptueuse demeure au début de la rue de ma belle-sœur, que je photographie à chaque passage, était un hôtel ? Elizabeth Taylor y a logé aussi pendant le tournage de National Velvet (Le Grand National).

La cour intérieure

Tudor Close, ensemble de sept maisons en brique et silex construit dans les années 1920, devenu hôtel de luxe, a été à nouveau divisé en habitations particulières dans les années 1960. Hop un coup d’œil à droite et à gauche, personne, entrée furtive sur le parking commun pour respirer la clématite superbe et voler une photo à travers le portillon de bois. Une pancarte annonce qu’une maison est en vente. Quelques recherches en ligne en donnent le prix, informent que le bâtiment est classé, et… qu’il a inspiré le jeu du Cluedo. Sa version originale dans les années 1940 s’appelait Murder at Tudor Close.

Lorsque nous avions séjourné à Rottingdean quand les filles étaient petites, nous étions dans un charmant couvent de religieuses, et avions sympathisé avec Sister Cecile. Aucun fantôme, ni de Cary Grant, ni du Docteur Lenoir.

Départ de Rottingdean pour Londres au cœur d’émotions mitigées : regret de partir, joie de retrouver la capitale après notre trop longue séparation. Poursuivre dans le présent mon voyage dans le passé. Comme la falaise dévoile dans ses strates les époques géologiques, les événements des années passées infusent mes jours.

Les promenades à Londres regorgent de millefeuilles émotionnels.

À Kensington, je retrouve chez Harrods, la petite Estelle de neuf ans, aux côtés de sa mère éblouie devant une azalée rose tout en fleurs grande comme un lit double, ou cette même maman qui achète dans les magnifiques foodhalls, département alimentation, un bonhomme en biscuit, qui nous nourrira pour la journée, parce que bien sûr quand on enchaine les musées, on (suivez mon regard) ne pense pas à manger (ni à s’arrêter). À ce nouveau passage, oppressée par les hordes de touristes (et par des voix françaises), je n’ai qu’une envie : quitter les foodhalls et Harrods. Traverser le rayon parfumerie me donne envie de vomir. Heureusement les petites rues nous permettent de rallier les musées dans le calme.

Au Science museum, je revois mon petit garçon jouer avec les bricoles du magasin du musée. Au V&A Museum, je croise une Estelle jeune adulte éblouie par les motifs des tissus et des papiers peints. Puis l’odeur du métro ressuscite l’enfant de neuf ans.

L’Angleterre vibre des préparatifs du couronnement de Charles III prévu le samedi 6 mai (Coronation day). Chaque chaine de magasins a édité une ligne consacrée de boites à gâteaux ou à thé, a développé des sacs à l’effigie de la journée. Dans ce marketing foisonnant, comment identifier le logo officiel ? Les buralistes, les supermarchés vendent des coronation boxes : le kit du couronnement avec fanions, vaisselle en carton, chapeaux, et autres articles de fête, le tout aux couleurs de l’Union jack. Des vitrines affichent des figurines de carton grandeur nature de Charles et Camilla (ça fait un peu peur). Un concours de cuisine a été lancé : quel sera le plat créé en l’honneur de Charles III ? Pour Élizabeth II c’était le Coronation chicken (dont le nom original était poulet Reine Elizabeth), pour une autre reine, la Victoria sponge dont nous avons déjà parlé.

Un Anglais d’un certain âge m’explique que le couronnement suit un rituel identique depuis mille ans, et que les huiles saintes sont importées de Jérusalem. Quelques minutes plus tard, il remarque : « Oh ces Français, quand on augmente l’âge de la retraite, ils descendent dans la rue. Ils n’aiment pas le changement ». Vraiment ?

Ma position concernant la monarchie britannique n’est pas claire. Je trouve choquant cet anachronisme, indécent cet étalage de richesse dans un pays où tant vivent dans la pauvreté, et idiot le fait de confondre génétique et accent pointu et compétences. Pourtant l’engouement de beaucoup pour leur famille royale est touchant (on a croisé deux boites aux lettres à l’effigie d’Élisabeth II décorées de doudous) et on ne peut pas dire que le système démocratique ait fait émerger des talents exceptionnels ces dernières années.

Sans doute regarderons-nous un instant le couronnement à la télé samedi. Cette mise en scène, ce jeu de rôle grandeur nature, infuse la culture familiale. Mon mari a acheté des fanions, plus pour le fun que pour le symbole monarchique. We shall see.

Devant un pub

Je vous quitte avec un cadeau.

Un cadeau tombé du ciel, comme mon thé avec les dames anglaises dans l’église de Ventnor.

Laissez-moi vous raconter.

Sainte-Croix-en-Jarez

Premier week-end de mai, un jour de beau temps, le dimanche, j’ai envie d’étrenner mon nouveau guide de randonnée dans le massif du Pilat. Des amis acceptent de nous accompagner. Découverte à Sainte-Croix-en-Jarez d’un des plus beaux villages de France, ancienne chartreuse créée en 1280 et transformée en village à la Révolution. Circuit dans des combes fleuries, sur des crêtes couvertes de pins et de landes, au parfum âcre de genêts (qui me renvoie chez mon grand-père). Pas de muguet dans les sous-bois. Pique-nique sur fond de champs et de chant d’alouette. Retour au bourg, qui a encore tout de l’architecture d’une chartreuse, avec un cloître miniature piqueté de pâquerettes.

Comme j’aime les cloîtres ! Un appel spirituel ouvert sur le ciel, habité de pas anciens, de brins d’herbe, et parfois, de fleurs, et protégé de la fureur et des bruits du monde par quatre murs. Je l’explique à mes filles. Ma plus jeune s’exclame : « Tu pourrais devenir religieuse comme Sister Cecile ! » (de Rottingdean). Euh non ma fille. Pour cela il ne faudrait pas être mariée et l’idée « d’entrer dans les Ordres » m’effraie, moi qui n’aime ni en recevoir ni en donner.

Entrons donc dans les « désordres » jolis.

Pour retourner au parking, un panneau nous conseille de suivre un sentier entre le ruisseau et le terrain de foot tondu du matin. Sur la passerelle de bois je ralentis, pour regarder l’eau en dessous. J’imagine, le radeau de brindilles attaché par des brins d’herbe et pavoisé de boutons d’or, qui chavire sous la cascade pour rire.

Une vieille, bien vieille dame, arrive à notre rencontre, le pas assuré par une canne. Elle nous voit mon mari et moi, scruter au-delà de la rambarde, entre les herbes folles, l’eau qui court.

La passerelle

— Si ça vous intéresse, c’est sur cette pierre que les dames avant lavaient leur linge.

— Ah oui ?

Bien sûr que ça m’intéresse.

— La pierre, elle était plus haut dans le ruisseau avant. Moi je venais rincer mon linge dans le ruisseau, même quand j’avais ma machine.

— Vraiment ?
Je dois avoir les yeux ronds, et la bouche ouverte. Encore, encore, j’adore, racontez madame.

— Oui ça me rappelait quand j’allais laver le linge avec ma grand-mère. J’aimais beaucoup.

Donc il doit y avoir 75, 80 ans ?

— Oh comme c’est chouette !

— Si vous avez l’esprit écrivain, oui.

— Mais oui, mais oui, j’écris !

Je manque de m’étrangler. Incroyable, cette remarque.

— Vous êtes écrivain ? Vous connaissez Marie Billetdoux ?
— Un écrivain qui s’appelle Billetdoux ? Oui je connais.

Je connais une Raphaële Billetdoux. Un de ses livres est dans la bibliothèque de mes parents (c’est-à-dire sur des étagères dans la lingerie). Je l’ai souvent regardé, tenu dans les mains, sans jamais l’ouvrir. Couverture jaune des éditions Grasset, le nom de l’auteur et son titre me fascinent sans que j’aie besoin de lire le texte. Souvent je repense à ce titre formidable. Mes nuits sont plus belles que vos jours.

— Elle vit encore ?

— Je ne sais pas.

— C’était une amie de ma fille. Elles ont eu toutes les deux un cancer, elles sont parties en voyage ensemble… On est dans une chartreuse, on devrait parler d’autre chose…

— Mais non, madame. Non, c’est passionnant ce que vous me dites.

Je lui touche l’épaule, j’ai envie de la prendre dans les bras cette dame. Je n’ose pas.

— Ma fille est morte, mais j’aimerais la contacter. Mon je suis vieille, mais mon petit-fils l’a cherchée. Par son éditeur, peut-être ?

— Oui par son éditeur sûrement…

Sourire triste. Je tape rapidement le nom de l’auteur sur l’écran de mon portable. Je n’ai pas le temps de poursuivre en détail, on m’attend.

— Je me souviens d’un livre chez mes parents. Mes nuits sont plus belles que vos jours.

— Oh, il m’a fait pleurer ce livre.

(Voilà sans doute pourquoi je ne l’ai pas ouvert. Peut-être que le sujet m’en a dissuadé).

— Elle s’appelait Raphaële. Mais à la mort de son mari trois semaines après le mariage, elle a pris son deuxième prénom : Marie.

Tout s’explique.

J’essuie une larme d’un revers de main. Comme j’aimerais parler longtemps avec elle. Dans ce village minuscule envahi aujourd’hui par une course à pied et les portes ouvertes de la ferme, quelle était la probabilité de croiser une habitante de toujours et d’échanger avec elle ? Et surtout de sentir une vraie rencontre ?

Sourire immense.

Nous longeons le pré. Mon amie marche à ma rencontre.

— Il m’est arrivé un truc génial, un magnifique cadeau. Je ne te le dis pas, tu pourras le lire dans mon prochain article.

Une émotion intense doit se digérer avant d’être partagée. Prenez-en soin.

Vous savez quoi ? J’ai envoyé un message à l’éditeur pour Marie… Je n’ai pas pu m’empêcher de me mêler de ce qui ne me regarde pas. Parfois les rencontres ont besoin d’un coup de pouce, un Email ou une pierre plate dans l’eau.

La pierre plate

J’écoute en vous écrivant Pavane pour une infante défunte de Maurice Ravel, que je travaille au piano en ce moment, et qui accompagne bien l’humeur de cet article.