Bonheur-du-jour

Vélo, chaos, travaux et jardins au Cap Ferrat

Je pédale, je pédale ou je cours, je ne sais plus, comment faut-il dire, sur un vélo elliptique ? Je force sur place. Moi la férue de la dépense physique dans la nature, me voilà adepte de ce sport en chambre. Pas de chocs, pas de courbatures (faute de gravité parait-il). Je me défoule entre un pied d’éléphant poussiéreux sur une commode poussiéreuse, un piano, devinez, couvert de poussière, un carton rempli d’on ne sait quoi que je peine à déplacer en le poussant du pied, et un étendage dissimulé sous des arcs en ciel de petit linge (sans trop de poussière). Pour accéder au vélo et le tirer vers un espace moins encombré, je pousse, je tire, je fais tomber et ramasse plusieurs fois la même chaussette. Le bleu en haut de la cuisse droite, c’est la commode.

Au rythme de documentaires sur Arte, je pédale en noir et blanc sur le pont d’un paquebot transatlantique, et grimpe en couleurs aux côtés d’un climatologue sur les flancs du mont Olympe. Je dévale les pentes volcaniques de Lanzarote avec un champion de VTT et me repose entre les rochers noirs sur la terrasse blanchie de chaux d’un artiste local. Les grands espaces brisent les murs de mon lieu de vie confiné. Ils ne sont pas les seuls : le maçon les a récemment découpés par l’extérieur. Sur trois côtés, notre chambre-cabane éphémère n’est séparée du jardin que par des plaques de placo percées et rafistolées. Comment tient la fenêtre ?

Dimanche matin, allongée dans le lit, j’ai demandé à mon mari :

-Tu sens le courant d’air, là ? Brr, c’est froid.

Là, au niveau des trous.

J’ai passé le doigt à travers le placo, Chandler repenti dans son carton, pour un salut minuscule aux monstres de la nuit, ceux dont la respiration fait grelotter notre porte et chuchoter le rideau en plastique de protection scotché devant l’accès au chantier. Les frissons de l’endormissement, la lueur du réverbère dévoilée par la suppression du volet, les bruits de buissons froissés, les gargouillements du radiateur non purgé évoquent les nuits sous la tente. Serre moi fort. Jouons à nous faire peur. Et aérons par le couloir. Il vaudrait peut-être mieux ne pas l’ouvrir la fenêtre.

Pédale, pédale, défoule-toi avec cette activité physique à la fois intense et douce, adaptée à ton dos de quinquagénaire. 

Toc toc, on frappe à la fenêtre. L’électricien me fait de grands saluts depuis notre future salle à manger, coquille ouverte de moellons nus.

– C’est bien hein !

Sa voix m’arrive voilée à travers carreau dérisoire et cloison de carton-pâte. Il dessine d’un bras flou, à cause de mes lunettes de presbyte, le découpage des murs effectué depuis son dernier passage. Il inspecte la laine de verre effilochée dans les espaces à vif, en hochant la tête d’un air entendu.

-Oui oui c’est bien.

Je réponds à son sourire. Explique des détails en articulant pour qu’il m’entende.

Est-ce que ça compte encore comme séance de sport si je m’interromps ? Pendant mes pauses de travail, en legging bleu marine et T-shirt rose, transpirante, une pince en plastique dans les cheveux, je sue sur un vélo elliptique dans un débarras où patiente un lit.

Toc, toc, on frappe à la porte de la chambre. C’est le plombier. Il vient tripoter le tuyau dans le haut du mur derrière moi, celui qui tape, tape, tape tout le temps si l’on ne le coince pas avec une chaussette (propre). Entrez, mais non vous ne me dérangez pas. Priorité au chantier.

Mes collègues de travail sont les artisans qui travaillent chez moi. On discute, on blague, on rit. Je leur apporte un thermos de café et interromps l’élan du carreleur juste avant que les quatre murs des toilettes ne soient couverts de faïence. Le nouvel accès à l’espace garage et le trou dans le sol de la cuisine m’apportent leurs coups de marteau, leurs rires et leurs discussions. Je les entends râler et s’énerver au téléphone. La fumée de leurs cigarettes me donne la nausée. Alors, il est bon mon gâteau à la mandarine ? Il est cramé oui. Le sourire généreux efface la raideur du commentaire.

Le maçon du gros œuvre, celui qui a scié tant de nos murs selon les pointillés, m’a dit l’autre jour :

– Ça avance, ce sera bientôt fini. Ce ne doit pas être évident de vivre dans le chantier. Hier j’ai dû rentrer dans votre chambre. Pas eu le choix. J’ai pas trop regardé mais quand même…

Il hoche la tête en pinçant les lèvres, les yeux écarquillés.

Mais quand même c’est le foutoir et plein de poussière.

Ma belle-sœur venue tout exprès d’Angleterre pour nous rendre visite m’a demandé avant-hier : tu parles des artisans dans ton blog ? Non, non. Pas encore. J’en parlerai quand les travaux seront finis. Je ne voudrais pas compromettre leur bon achèvement. Clin d’œil. Je repense à deux livres sur le sujet qui m’ont donné beaucoup de plaisir, même en l’absence de projet de rénovation : Vous plaisantez monsieur Tanner de Jean-Paul Dubois et La maison du retour de Jean-Paul Kauffmann.

À la réunion de chantier un vendredi matin, j’ose poser la question pour régler un sujet épineux :

-Il faudrait qu’on déplace le piano. Est-ce que vous pourriez nous filer un coup de main ?

(Enfin, aider mon mari).

-Un piano, euh…

Les regards fuient, les bouches se serrent. Pas de non, mais pas de oui. Un « on se débrouillera » du plaquiste me soulage un peu. Nous avons renoncé à le déménager à l’étage. Les menuisiers nous ont aidé ce matin, merci à eux. Il trône désormais sous un plaid, dans notre future chambre, où les fenêtres tiennent bon.

Sympathique, vivant, agaçant, exaltant et frustrant ce chantier. Dès que possible, je le fuis.

Fuyons ensemble.

Samedi soir, calée contre un poteau du bus entre le cinéma de notre quartier (pour Daaaaaalí ! très bien) et un restaurant (japonais, moyen), il me semblait ne jamais avoir quitté Lyon. Pendant notre expatriation beaucoup de choses ont changé. Les vélos et les trottinettes électriques ont proliféré, la nouvelle ligne de métro a été achevée, les Verts de la mairie se sont mis des armées de commerçants à dos. Leur projet de pistes cyclables en étoile qui sillonnent la métropole de part en part sert de prétexte pour supprimer des places de parking dans les rues animées. Non pensée jusqu’au bout, une idée formidable dans l’absolu, risque de rabattre les automobilistes vers les supermarchés. Tout le monde ne peut pas circuler à bicyclette, même ceux qui pédalent en chambre.

Après quatre ans en Allemagne passés tous en selle, nos vélos prennent la poussière (eux aussi) à l’arrière du cagibi : la circulation est dangereuse. Seule une des filles utilise le sien pour aller à l’école de musique à un kilomètre de la maison. Une piste cyclable séparée serait plus sûre. Pourtant, fervente adepte de la marche et des transports publics, je redoute la suppression des places de parkings en cœur de bourg. Pourquoi ? Parce que lorsque nous utilisons la voiture, c’est qu’elle est indispensable (charges lourdes, urgence). Si nous ne pouvons plus nous garer rapidement, devrons-nous renoncer au marché pour hélas nous rabattre sur le supermarché ? On gagne toujours à confronter ses idées à ce qui se passe ailleurs, surtout les « bonnes ». Dans ma bourgade ardéchoise, comme dans beaucoup de petites villes, le centre se meurt. Les gens font leurs emplettes en périphérie, dans des zones d’activité sans âme mais pourvues de grands parkings. C’est triste une enfilade de vitrines condamnées, triste comme le silence des rues piétonnes.

Tournons le dos aux chantiers. Après la neige, partons dans le bleu, le vert et l’orange.

L’autoroute de Sisteron nous a conduits des sommets des Hautes-Alpes à la côte d’Azur, via la superbe plaine de la Durance, les pénitents des Mées et le pays de Giono. J’imagine, à la fenêtre d’une maison de ce village là-haut sur la colline, un regard contempler sa vallée défigurée par le coup de bistouri du goudron. Dans un de ses livres, Jean Giono parlait d’un bout de campagne visible depuis Manosque que des élus et l’argent avaient décidé de rendre constructible, oubliant que le charme de la ville tenait aussi à ce carré vert.

Quelques jours de télétravail branchés sur un Wifi correct, a tenu notre chaos à distance après les vacances. À Nice, le carnaval bat son plein comme à Mainz quelques semaines plus tôt, dans une débauche de branches de mimosa, anémones et roses bientôt fanées. Les corsos s’étalent sur deux semaines et leur périmètre géographique est limité et payant. En balade avec les filles, nous avons assisté à l’arrivée des chars enfantins sur le port, encore non équipés de figurants muets qui saluent. Kitsch comme il se doit, voire pour l’un franchement laid. À notre retour en fin d’après-midi, nous apercevons au bout d’une rue, les chars pour adultes en route pour les gradins, sous le visage grimaçant de Brice de Nice natürlich.

Un jour de grand soleil, nous nous sommes immergés dans la mer – pas longtemps – et un jour de pluie nous avons visité la villa Ephrussi de Rothschild à Saint-Jean-Cap-Ferrat. Le musée Matisse est fermé pour travaux (décidément), les œuvres envolées pour le Japon.

-Allez les filles, on y va.

-Où ?

-Voir une belle maison avec un beau jardin, c’est tout près.

-Un musée ? Oh non. Je reste.

-Non, non. Vous venez. Y’a un café avec des gâteaux.

Voilà vingt-cinq ans, la mention « villa Ephrussi de Rothschild » griffonnée au stylo bille vert ou peut-être rouge, celui qui trainait alors sans bouchon à côté du téléphone, sur une page vierge d’un carnets d’adresses ou une marge d’annuaire, avait éveillé ma curiosité. Sans doute les i étaient-ils coiffés de ronds ouverts. Sans doute quelqu’un qui connaissait la passion de ma mère pour les jardins, au détour d’une conversation téléphonique, lui avait-il conseillé d’aller visiter la villa, à l’occasion. Il n’y a pas eu d’occasion.

Le mystère soyeux de ce nom à rallonge me hantait. À chaque passage en voiture devant un panneau indicateur qui pointait vers elle, je me promettais : un jour j’irai. Pour toi maman. Et pour moi, car moi aussi j’adore les jardins.

Il pleut lorsque nous garons la voiture sous les palmiers, sur la crête du cap Ferrat. Il reste quelques rares places, dans un long parking qui surplombe des domaines luxurieux et la mer. Les tickets achetés, nous plongeons dans les jardins, sans parapluie. Un panneau en annonce huit (et non neuf comme sur le site web) : jardins espagnol, florentin, à la française, provençal, lapidaire, japonais, exotique, roseraie. Les filles font la gueule comme toutes adolescentes trainées dans un musée par leurs parents chéris. Cassons la tension familiale, visitons chacun à son rythme. Nous nous égaillons.

Certes, la roseraie gagnerait à être parcourue en pleine gloire, dans un ou deux mois. Cependant, sous ce climat doux, les buddléias embaument en février, et visiter des jardins reste un régal même au cœur de l’hiver. Le jardin espagnol s’anime des ronds de pluie dans l’eau des bassins. Des figuiers tropicaux immenses, dont les racines aériennes étoffent le tronc, obligent à lever la tête, la pluie coule dans les yeux. Mon anorak de ski se trempe, j’évite les flaques, mes pieds restent secs. Troncs, tiges, feuilles immenses ou étroites, les plantes sculpturales me fascinent. Un jardin est un musée formidable où il est permis de toucher les œuvres. Palper, respirer, caresser, respirer encore. Les chèvrefeuilles d’hiver de la treille envoûtent. J’aperçois une de mes filles assise, le visage fermé, sur un escalier de pierres. Personne ou presque dans les allées, les visiteurs ont fui l’humidité.

Un panneau présente le rosier de Lady Banks, seul rosier sans épines, aux petites roses-pompons d’un jaune de beurre. Je le connais très bien. Les deux plantés par ma mère lancent toujours leurs lianes immenses à l’assaut des cyprès. Elle appelait cet arbuste gigantesque « le petit rosier jaune », en référence aux grappes de fleurs doubles minuscules. Jamais malade, fidèle, il se laisse bouturer. De passage en Ardèche depuis Mainz, chez une amie allemande installée là-bas depuis des dizaines d’années, une arche du même rosier nous avait accueillis. En déplaçant une délicate grappe de roses jaunes pour couper le gâteau au chocolat, l’amie avait précisé : c’est ta mère qui me l’a donné.

Quelque part, chez moi, entre les monticules de terre déplacée, deux boutures effectuées l’automne dernier doivent pousser.

Puisqu’il semblerait que nous ayons aujourd’hui une rubrique conseils jardin, permettez-moi de vous présenter une autre plante formidable, facile à bouturer, résidente des jardins des amis de ma mère : les sauges à petite feuilles. Dans les jardinières municipales d’une rue près de Nice, j’avais repéré des plants de coloris difficiles à trouver dans le commerce (violet profond, rose pâle, blanc moelleux). Dans la nuit, en vérifiant par-dessus mon épaule que personne ne regardait et en sursautant au moindre bruit, j’en ai prélevé un brin à chacune. Ils se remettent de leur trajet en sac plastique humide dans un pot de terreau spécial semis sur notre table à manger

La visite de la villa se fait sans audioguides : notre contrat familial du jour prévoit un musée, oui mais au pas de course.

Je survole des panneaux explicatifs. La baronne Béatrice Ephrussi de Rothschild achète le terrain du cap Ferrat en 1905, après son divorce avec son flambeur de mari Maurice Ephrussi. La création des jardins sur ce promontoire rocailleux battu par les vents demande des ajouts de terre et sept ans. Dans la villa conçue ensuite, elle abritera ses collections d’objets d’art éclectiques, où les porcelaines voisinent avec des bas-reliefs religieux du Moyen-âge. Un dépliant lu en amont de la visite recommandait de ne pas rater le bonheur-du-jour (secrétaire), une pièce maîtresse de l’exposition. Je l’aperçois devant une fenêtre du premier étage, aussi charmant que son nom. Il ne lui manque qu’une escorte de fauteuils crapauds pour retrouver Colette.

Afin de la retenir quelques secondes dans une chambre, je pointe deux canapés miniatures à ma benjamine : regarde, pour les enfants. Une visiteuse me reprend, en indiquant son audioguide (fayote) : non, c’était pour ses chiens. En redescendant, nous dérangeons comme à la montée, le même groupe de jeunes touristes asiatiques en pleine séance photos devant la baie vitrée ouverte sur le port de Beaulieu et la villa Kérylos.

(Le chocolat liégeois est derrière)

Béatrice occupera par intermittence son superbe domaine pendant une dizaine d’années, et en 1933, un an avant sa mort, elle lèguera villa et collections à l’Académie des Beaux-arts avec la consigne d’en faire un musée.

-Alors les filles ça vous a plu finalement ?

-Oui surtout, la danse des jets d’eaux en musique dans le jardin à la française.

-Et surtout, surtout, le chocolat liégeois au café.

Moi je suis tombée amoureuse du logo, ce e majuscule élégant écrit comme me l’avait appris pour mon prénom ma maîtresse de CE1, les doigts empoudrés de craie.

J’écris dans un parfum intense, écœurant presque. La marmelade d’oranges cueillies sur la côte (dans un verger, avec autorisation) bouillonne sur une plaque électrique de camping posée sur la cuisinière. Le gaz est coupé. Notre fenêtre a frémi ce matin. Le prochain mur à découper est derrière la cuisine actuelle. Il faudra bientôt vider les placards.

Finissons les chocolats de Noël, c’est bientôt Pâques.

Neige

En hiver à la montagne, la neige comme un miracle

Je dédie ce texte aux nostalgiques des neiges d’antan, à vous qui regrettez de sauter à pieds joints par-dessus l’hiver, et à Dany pour lui changer les idées.

Ils sont partis. Emmitouflés dans leurs pantalons épais, leurs anoraks multicolores, les snoods en polaire avec, au creux du coude, le casque dans lequel sont glissées les moufles. Ils ont passé la porte enthousiastes, impatients de découvrir, quelques kilomètres plus haut, le paysage enneigé de la nuit, et d’éprouver sous leurs skis le moelleux de pistes neuves.

Je suis restée. Dans ma veste polaire, mes grosses chaussettes et mes claquettes (Birkenstock, oui c’est très chic), mon écran éclairé à contre-jour par la fenêtre. Il reste lisible, le nuage accroché aux toits des chalets et cimes des épicéas prévient l’éblouissement. Je vais passer ma dernière journée de vacances comme presque toutes les autres, seule au gîte. Le lave-vaisselle ronronne, la bouilloire glougloute, une pelle à neige racle un bout de terrasse, des mésanges chantent dans les pommiers rabougris si élégants sous leur parure blanche.

Je suis restée parce qu’après la première et formidable journée de ski, mon dos m’a fait savoir qu’il en avait assez. Alors je profite de mes heures de solitude dans une maison au calme rare, entre carnets et stylos, crayons à papier et pinceaux comme une retraite d’écriture. J’ai beaucoup lu lundi, et j’ai fini, au soleil devant la maison, Gabriële des sœurs Berest (voir page Mes lectures). Malgré tous les DVD empruntés à la médiathèque, je n’ai pas allumé la télévision pendant ces heures offertes. Comment résister à cette vue ?

Avant la neige

La fenêtre encadre une fontaine de pierre dont le filet d’eau murmure, le toit en bois d’une chapelle coiffé d’un clocher de pierre lui aussi, où pend une cloche et au-delà, une chaine de montagnes aux pieds couverts de forêts sombres et aux sommets de rochers blanchis, sauvages, tentateurs. Ce paysage fabuleux happe le regard, appelle le stylo, le pinceau, les chaussures de marche. Il me dévore. Je lui ai cédé. Dans une infidélité impérieuse à ma famille, j’ai changé de maîtres. J’appartiens aux montagnes, à la présence chantante de la fontaine, silence vivant, aux branches pendantes de l’épicéa dont une goutte de sève transparente s’est collée à mon téléphone. Sur ces pentes d’herbes sèches et de troncs noirs, que deux nuits et une journée de tourbillons de flocons ont transformées en édredons, pendant quelques jours, le monde est en paix.

L’impression d’insignifiance au cœur du grand tout éveille des émotions opposées en fonction de l’environnement. Un paysage majestueux insuffle la vie, le béton d’une banlieue, vampire, la sape.

Donc je n’ai pas skié cette semaine. Je le regrette, car me défouler en plein air dans un paysage de montagne le plus sauvage possible est un de mes moyens favoris de me ressourcer. Quand je galérais dans des études ou des postes qui ne me convenaient pas, mettre le cap sur les montagnes (vive Lyon pour sa proximité des sommets) était, hiver comme été, ma bouée de sauvetage. La montagne, comme la mer, décuple les effets du dépaysement, les week-ends en altitude ou au bord des vagues comptent double. Air vivifiant, horizon visible, ciel et nature omniprésents… Un jour c’est sûr, je déménagerai dans un environnement aussi beau et paisible. Est-ce facile à vivre au quotidien un paysage tout en pentes ?

Vous l’aurez compris, pour les sports d’hiver, nous ne logeons pas en station. Notre objectif premier est de vivre la montagne, dans des coins les plus sauvages possibles, avec un accès pas trop lointain aux pistes. Pas de studio cabine skis aux pieds, même si les prix étaient raisonnables. Voisins moutons bienvenus.

Seule avec mes activités favorites, quel cadeau.

Lundi j’ai donc lu devant ma porte baignée de soleil. Ma voisine de 91 ans est sortie pour retrouver sa chaise de plastique blanc couverte d’un coussin installée à demeure contre le mur de sa maison. Elle a levé les yeux sur moi et s’est exclamée :

-Vous êtes déjà venue.

-Oui l’an dernier.

Nous avions bavardé alors, sur le pas de la porte, un peu chaque jour aux heures chaudes (voir article : Tempête de ciel bleu). La mémoire de cette dame m’impressionne, moi qui ai du mal à me souvenir de ce que j’ai mangé la veille.

Je vous l’ai déjà dit, j’adore les mamies. Je ne peux pas m’empêcher de lui poser des questions.

-Vous êtes d’ici ?

– Oui, c’est ma maison, j’y suis née.

-Oh quelle chance !

-Oh, mais je suis partie, je ne suis revenue qu’à la retraite, il y a trente ans.

-Vous êtes allée où ?

J’imagine Gap, Marseille, les grandes villes aimants de la région.

-À la station là-haut. Je travaillais au premier magasin de souvenirs. C’est mon frère et ma belle-sœur qui le tenaient.

Donc elle est partie à moins de trois kilomètres. Comme elle a dû en vivre des changements malgré cette continuité familiale, dans ce village, cette ferme, celle de ses parents, reprise par un frère puis par son neveu et maintenant un petit-neveu. Combien de fois a-t-elle gravi le sentier escarpé que j’ai emprunté pour rejoindre mes skieurs ?

Comme souvent lorsque nous vivions en Allemagne, je m’interroge sur le lien entre être et habiter un lieu. Où est-on le plus soi-même ?

La levée est faite

Hier soir au magasin d’équipement où nous sommes allés régler les locations par anticipation pour éviter la cohue des fins de séjour, le loueur, un jeune homme sympathique, nous a demandé :

-Vous venez d’où ?

-De Lyon.

-Ah, je connais, je suis de X (il cite un village inconnu) vers Saint-Vallier, Châteauneuf de Galaure. Vous voyez ? C’est mon chez-moi.

-Oui, je vois. Je connais un peu le coin, je suis de l’Ardèche.

C’est plus fort que moi, cet aveu que je place dans chaque conversation sympathique.

Le jeune homme venait de nous dire qu’il travaillait l’hiver chez son cousin dans les Hautes-Alpes et l’été dans le Vaucluse au pied du mont Ventoux. Il y loue des vélos de compétition à des triathlètes du monde entier venus se mesurer aux courses de France et d’Europe. Le loueur donc, peut-être en raison de son nomadisme professionnel, s’est identifié par son « chez lui » dans un triangle des Bermudes entre Ardèche du Nord et Isère. Combien de temps y passe-t-il chaque année ?

Mon obsession de placer mes origines à chaque occasion bienveillante ne répond à aucune logique géographique actuelle. C’est peut-être un truc d’Ardéchois. J’ai appris par une amie que mon cousin, qui avait rencontré le sien sur un terrain de rugby en terre strasbourgeoise, s’était présenté à lui comme ardéchois. Ça m’a fait sourire et bien sûr j’ai compris. Mon cœur bordé de garrigues, de rivières et de châtaignes s’en est trouvé flatté. Il l’est d’origine par son père, mais par sa naissance et sa mère il est montpelliérain. (Grosses bises à eux.)

Souvent, quand je me déplace, sans voyager à proprement parler, je suis frappée par le fait que, vivant dans un même pays, nous sommes reliés par une langue, une histoire, des paperasses administratives, des voix de journalistes, les sujets du bac ou les paquets de Figolu. Pourtant, chaque microrégion offre des conditions de vie variées et nos expériences quotidiennes diffèrent grandement. Quoi de commun entre la mamie qui n’a pas quitté son hameau de montagne des Hautes-Alpes, un citadin de Marseille au soleil de la mer Méditerranée, un Parisien du canal Saint-Martin, un villageois des plaines de la Beauce, un Lorrain adossé à la Belgique et à l’Allemagne, un Catalan à l’Espagne, un Breton pur beurre salé ? Tant de choses et si peu. Chacun vit le ciel et l’horizon, les arbres et la terre à sa façon. Je la leur envie à tous. Voyager permet de découvrir le monde avec de nouvelles lunettes.

Je viens de me lever pour remplir ma tasse d’eau chaude. En jetant un œil dehors, je regrette de constater que sur la route, ruban noir au milieu du blanc, la neige a déjà fondu. Heureusement que nous avons ouvert les volets et admiré la vue avant le passage du chasse-neige. Combien de temps ce paysage de conte de fées va-t-il perdurer ?

Maintenant que j’ai confié ces idées qui me trottent dans la tête depuis plusieurs jours à mon fidèle ordinateur, je vais aller arpenter les sentiers de la mamie. Si je la croise sur le pas de la porte, je lui demanderai son prénom dont je suis curieuse, une aiguille et du fil pour réparer une galette de chaise dont j’ai décousu un lien en m’asseyant. Avant, je vais envoyer un message à mon mari. Aux courses ce soir, n’oubliez pas de prendre du chocolat.

Ce matin en découvrant la couche de neige fraîche de la nuit, ma plus jeune fille s’est exclamée :

-Mais on est en Finlande ! C’est trop génial.

Et moi de leur raconter, comme une vieille schnock, les chutes de neige annuelles en Ardèche, qui forçaient mon père aux aurores à enfiler des bottes et un bonnet pour secouer le mimosa et l’olivier afin que les branches ne cassent pas. Mes frères et moi qui suppliions nos parents, dès que par la petite fenêtre exposée au nord de la cuisine, les sommets du plateau blanchissaient, de monter faire de la luge dans un champ, ou du ski à la station de la Croix de Bauzon. Les devoirs à la lampe à huile un soir en hiver 1985 quand les fils électriques avaient cédé sous la neige exceptionnelle (oui, on en avait une, décorative, qui a disparu depuis). Le téléski unique de Sainte-Eulalie, lieu de ma classe de neige de cinquième, a été démonté il y a quelques années. Et à Lyon aussi il neigeait avant ? Oui à Lyon aussi, chaque année. Le bonhomme de neige est une espèce en voie de disparition.

Mon dos m’a laissé me promener chaque jour, sur les cailloux et l’herbe sèche d’abord, puis sur la neige fraîche.

Pour profiter de mon matin finlandais, je marche en solitaire dans la neige fraîche, en faisant la révérence pour passer sous les branches lestées des arbustes, je sursaute quand des paquets moelleux me frôlent. Je prends photo sur photo sans voir le résultat sur l’écran de mon portable. Je double, triple le geste en comptant sur les statistiques pour que certaines soient nettes et bien cadrées. En soufflant un peu dans la montée, j’écoute le crissement ouaté de mes pas, le frottement des manches de la veste. Le torrent gronde en fond de vallée, dans un trou de ciel entre les nuages, un rapace crie. C’est quoi cette empreinte de patte géante, La panthère des neiges de messieurs Munier et Tesson ? Un patou.

Mes pas s’enfoncent dans la ouate. Impossible de ne pas sourire lorsqu’on imprime les premières traces du sentier dans la neige. Quand ma plus jeune fille plongera sa cuillère dans le tiramisu qu’elle nous a concocté, ça fera le même son douillet. Je repense à un poème anglais dont j’ai tout oublié sauf le conseil de ne jamais laisser la neige fraîche immaculée. Toujours sortir et la fouler, toujours profiter des petits bonheurs éphémères. Au lever ce matin, je suis sortie pieds nus pour sentir la glace moelleuse entre mes orteils. Et là je me ressaisis pour rejoindre la neige vierge, et éviter, distraite par la beauté environnante, de suivre des traces.

Un couple en raquettes descend, je les salue en frimant tout bas. Mouais, moi j’arrive à grimper sans attirail (il faudrait quand même te résoudre à les jeter, Estelle, ces chaussures de radonnée antiques, qui ont vu naître tes filles et dont la semelle a dépassé le stade de la réparation). Quelques dizaines de mètres plus loin, dans une montée escarpée, sentir son pied glisser, se retrouver genou à terre, enfin, à neige, vérifier par-dessus son épaule qu’il n’y a pas de témoin de cet incident qui me rappelle une évidence : la neige, ça glisse.

Une bille de neige dévale la pente, je suis des yeux les pointillés qu’elle imprime, en m’imaginant faire pareil, exprès, allongée en travers de la pente, et se souvenir, que désormais mon dos me l’interdit. Non, je n’envie pas ceux qui skient tout là-haut, et cela me surprend à moitié, jalouse que je sois de mon temps libre, mue par le besoin d’écrire.

C’est trop beau. Je vais prendre mon déjeuner de restes de poulet, salade d’endives et lentilles corail sur le devant de la porte, à boire le bleu, le blanc, la chanson de la fontaine. Mon jean noir chauffe sur ce versant baigné de soleil. Le toit goutte et m’éclabousse. De temps en temps, un paquet de neige s’effondre dans un bruit de tissu froissé, le large rebord du toit me protège. Lorsque l’ombre de l’épicéa m’engloutit, la mamie m’invite à partager son rayon de soleil.

-Et les sommets en face, vous les connaissez tous ?

-Oh oui. Là c’est le Basset, là, la Bru, là l’Aiguille. Derrière c’est Réallon.

Réallon je vois bien c’est là ou ma grande fille de cinq ans s’était ouvert le front en courant avec un bâton à la main.

-Par là, le lac de Serre-Ponçon. Là-bas, derrière, Briançon.

Un doigt rabougri par l’arthrose indique vers l’est.

-Là… là, je ne sais plus.

-Ne vous en faites pas, de toute façon dans cinq minutes j’aurai oublié.

Sur ces pentes à faire frémir, la silhouette de l’âne de la ferme caprine se découpe sur le fond de la vallée, plusieurs centaines de mètres plus bas.

Un après-midi, la mamie m’a saluée avec l’accent chantant de ces montagnes tournées vers la Méditerranée :

-Tiens, on ne s’est pas vues aujourd’hui !

-Eh non. Vous n’auriez pas du fil et une aiguille s’il vous plait ?

Dans l’intérieur chaleureux, un fauteuil confortable près de la fenêtre, avec à sa droite le coussin à aiguilles attaché à la lumière, deux pots d’euphorbes aux fleurs rouges, couleur rare dans une palette d’ors et de bleus. La boite à couture en bois se déplie comme celle de ma grand-mère. J’aurais envie d’y passer l’après-midi à fondre dans sa présence calme comme la neige sur la route. Elle me propose une chaise, mais j’ai interrompu la conversation avec son neveu, je n’ose pas m’imposer.

-Vous ne voulez pas un dé ? Je ne sais pas comment vous faites les jeunes pour coudre sans dé. Moi je ne peux pas.

On se pique le majeur. On dit « aïe » et on recommence. J’ai réparé le même coussin que l’an dernier. Sur le ruban du coin opposé, je reconnais les points que j’avais cousus (sans dé).

Je n’ai pas trouvé l’occasion de demander son prénom à la dame. Mes vieilles chaussures de randonnée aux semelles béantes ont vécu leur dernier saut dans le container du hameau, comme un enracinement symbolique dans ce minuscule coin du monde. Restez en montagne compagnes fidèles.

(Ils ont pensé au chocolat.)

Aurevoir neige

Un grand merci à Christiane d’avoir cité Mainzalors.com sur son blog aufildesmots.biz. Ich freue mich immer auf Besuch aus Deutschland. Si vous avez envie de lire de l’allemand, retrouvez les pensées sur l’actualité et la vie quotidienne de cette Allemande sensible qui vit sur la Côte d’Azur. Elle y a localisé les enquêtes de ses romans policiers.

Carte d’abonnée

Comment à la médiathèque j’ai découvert une chanson complice

Mercredi matin de fin janvier, médiathèque de ma bourgade dans le sud de Lyon. Ma veste pliée en vrac pèse sur mon bras gauche, mon sac à main en bandoulière sur mon épaule et le cabas en tissu où je glisserai des DVD me scie le creux du coude. Au pays des livres, mon corps crisse mais je respire mieux. Pourtant ce sont surtout des films que j’emprunte.

Je consulte les rayonnages de romans et de BD, en dilettante, curieuse. Ma prédation littéraire s’exerce en librairie. J’aime posséder le papier que le lis, respirer l’encre sans la contrainte d’une échéance, ni sentir sous mes doigts les empreintes des lecteurs abonnés. J’achète aussi des livres d’occasion, mais leur vie antérieure, même de livres de bibliothèque défroqués, donne alors une aura singulière à mes adoptés.

Ce matin-là, j’avais donc passé un index hésitant sur les couvertures des romans exposés au rez-de-chaussée, d’autant moins motivée que je n’avais pas encore enfilé mes lunettes. Par réflexe, je fais la fille intéressée en passant, mais je peux tout juste lire les titres. J’ai accepté récemment que, pour me faire plaisir, je doive tirer la langue à ma flemme, et les sortir ces fichues lunettes, même d’une seule main, même encombrée de sacs, d’écharpes et de manteaux. Sur la table de l’entrée, des ouvrages sur le thème du corps dont présentés. Peut-être est-ce en lien avec le nouvel engouement pour le dry january, l’injonction à la détox de janvier des magazines. Avec deux adolescentes à la maison, le corps est un sujet omniprésent. Je passe mon chemin, et emprunte l’escalier, direction le rayon films au premier étage.

Lors d’un passage précédent, la responsable du rayon m’avait encouragée à fouiller dans les tiroirs sous les présentoirs : ils regorgent de films qu’elle doit, hélas, vider pour accueillir les nouveaux. Les droits de diffusion interdisent de les donner. Quel dommage ! Dans ma médiathèque moderne et déjà d’autrefois, le fonds est sur DVD, rien n’est encore en ligne. Cela me convient très bien : nous avons toujours un lecteur auquel je tiens jalousement pour mes films-pharmacie de l’âme.

Les films anciens m’offrent pendant une poignée d’heures, l’illusion de vivre à une époque à l’élégance quotidienne, au temps long, où des dialoguistes talentueux enrichissent les échanges. Ces films-là ne se trouvent pas sur les plateformes, et difficilement sur internet. Mon stock personnel se cache dans une pochette : pour gagner de la place, j’ai dû me séparer à regret des boites. Je voudrais traverser l’Atlantique en noir et blanc, sur un paquebot de luxe, assise un carnet de notes posé sur les genoux, prétexte pour, les cheveux emmêlés par le vent et les joues humides d’embruns, écouter mes voisins de transat Cary Grant ou Audrey Hepburn.

A la médiathèque donc, je fouille dans les DVD et à chaque passage repars avec une brassée de promesses. Les cœurs de papier rouge apposés par les bibliothécaires me guident vers de parfaits inconnus. De la douzaine de titres glanés, seuls quelques heureux élus passeront par notre lecteur. Mais les choisir me fait plaisir. Tiens celui-là on le regardera en famille, celui-là je le verrai seule, cet autre avec l’une ou l’autre de mes filles (elles n’ont pas les mêmes goûts). La plupart du temps, personne chez moi ne regarde ce que je leur propose. J’ai repris plusieurs fois les mêmes sans jamais les voir encore car le temps file et au moment où j’ai besoin d’une pause, ce n’est pas d’un film dont j’ai envie ou pas de celui-là. Trois fois au moins le coffret de Autant en emporte le vent s’est invité chez nous, sans jamais arriver à sculpter dans notre emploi du temps les quatre heures nécessaires pour présenter Scarlett à mes adolescentes.

Ce mercredi de janvier, ma récolte du mois (avec lunettes) est fructueuse, des trésors à voir ou revoir : des Hitchcock, Le train sifflera trois fois, deux films français pour se marrer, Le Schpountz de Pagnol, dont je veux faire découvrir les dialogues savoureux aux miens, La source des femmes, Sabrina avec Audrey Hepburn, Maria rêve.

Cet été, j’ai emmené ma grande fille voir The shop around the corner avec James Stewart au cinéma Lumière Bellecour, salle minuscule que je fréquentais assidument quand il s’appelait le CNP, que j’étais étudiante et habitais au coin, dans la rue des Marronniers. Ce film a inspiré You’ve got mail (Vous avez un message) de Norah Ephron avec Tom Hanks et Meg Ryan. Ma grande fille l’a adoré. Elle est sensible aux histoires en noir et blanc, ouf, une alliée ! Ces jours-ci, comme elle est fatiguée, je lui ai prêté Cary Grant (en couleurs).

Merveilleuse médiathèque. Tu commences l’année en élargissant des horaires d’ouverture. Ce n’est pas encore suffisant pour que je puisse me réfugier dans tes murs pour échapper à la dévastation des miens au marteau-piqueur, mais tu m’offres de quoi faire des pauses de bruit sans gaspiller temps et énergie dans le bus et le métro. L’an dernier j’avais écrit à la mairie justement pour demander ton ouverture tous les jours, au moins comme espace de travail. Le préposé m’avait répondu : patience, l’ouverture d’un espace de coworking sera pour l’année prochaine. L’année prochaine nous y sommes. Peut-être leurs travaux ont-ils pris du retard, eux aussi.

Après avoir exploré les rayons de DVD du couloir, je poursuis ma recherche dans la pièce dédiée à la musique et aux films. Une mélodie entrainante, des paroles lumineuses chantées par une voix féminine grave m’attrapent le cœur en entrant. « Il fait toujours beau, au-dessus des nuages » la la la la la la la la. Séduite, je m’approche en souriant du bureau et m’adresse à la bibliothécaire, une dame de mon âge aux cheveux longs et petites lunettes rondes :

-C’est quoi, la musique que vous diffusez ?

Elle indique la pochette d’un CD sur le présentoir.

-C’est Zaho de Zagazan.

-C’est drôlement chouette. Za quoi ?

Je m’approche pour lire, en plissant des yeux (malgré les lunettes, oui).

-Elle a un nom rigolo, plein de Z.

-Vous pouvez l’emprunter. Tenez.

La bibliothécaire fait le geste d’interrompre la musique pour sortir le CD du lecteur.

-Non, non. Laissez-le c’est trop joli, je ne veux pas priver tout le monde de la musique.

-Mais c’est pour la faire découvrir aux gens. Moi je le connais par cœur.

J’aurais volontiers pris une photo-souvenir de ce nom inconnu pour le confier à Spotify. J’attrape le CD, consciente que je ne l’écouterai pas, mais comment encourager la survie des supports antiques s’ils ne sortent jamais des médiathèques ? À la maison le soir, j’ai remplacé le cosy jazz de notre repas par la voix envoûtante de Zaho. Ma plus jeune demoiselle s’est écriée : « on dirait Stromae ».

Le CD, avec son cœur rouge collé par la bibliothécaire, est resté sur l’étagère du salon avec les DVD, dans le coin réservé aux objets culturels à rendre – prière de ne pas les égarer. Il glissait parfois dans mon champ de vision, juste le temps de me dire : comme c’est curieux cette couverture avec une table de mixage.

C’était il y a trois semaines. Voilà quelques jours, les algorithmes d’Instagram m’ont proposé un réel de France TV avec le discours de Zaho de Zagazan aux Victoires de la musique. C’est un peu une surprise cette interférence. Pour protéger ma santé mentale et mon bien-être, mon cerveau n’accepte sur ce réseau social que de l’inspiration : créations et paysages de l’Ardèche ou de montagne. Les informations et la vie des gens sont des serpents interdits de traversée et mon regard se détourne des « suggestions » et autres publicités. Pourtant lorsque ce visage inconnu de jeune femme blonde au rouge à lèvres très vif est apparu sur mon écran, les sous-titres de sa bouche muette (le bruit est confisqué sur mon téléphone) m’ont interpellée : « Être sensible c’est être vivant et on n’est jamais trop vivant. »

J’ai allumé le son et écouté : « Je suis née très sensible comme vous pouvez le remarquer. Pendant longtemps j’ai pensé que ce n’était pas bien. Ça se traduisait pleurs, en cris, en colère, en plein de choses pas très agréables. (…) Je me suis rendu compte que ce que je pensais être mon plus gros défaut était finalement ma plus grande qualité. »

Oh une âme sœur ! Emoji cœur, émoji cœur, emoji cœur, émoji sourire qui pleure. C’est si rare de croiser une personnalité-tempête !

Bon, à sa place, aux larmes se seraient ajoutées les plaques rouges sur la poitrine et le cou et un incendie aurait dévoré mon visage. Aucun mot n’aurait été intelligible et je serais partie en courant me réfugier dans les toilettes des coulisses pour les quinze prochaines années. La seule idée de devoir prendre la parole en public, même devant un petit groupe, m’empêche de dormir pendant plusieurs jours, l’éventualité d’un micro sur mon menton m’envoie sous mon lit avec mal au ventre et celle d’une caméra dans une grotte avec la nausée. Les groupes me mettent mal à l’aise, j’aime aimer les gens un par un.

Éprouver des émotions XXL est un travail à temps complet. Éprouver, verbe si adéquat.

Quel bonheur que ces livres ou chansons à texte qui tendent le cœur vers une complicité de ressenti comme Anxiété et Ceux qui rêvent de Pomme, J’aime les gens qui doutent, Ma chérie (et bien d’autres) d’Anne Sylvestre, Ta place dans ce monde de Gauvain Sers et maintenant La symphonie des éclairs.

« Dès sa plus tendre enfance,

Elle ne savait pas,

Parler autrement qu’en criant tout bas.

Pas faute d’essayer,

De les retenir,

Ces cris et ces larmes… »

Cette chanson, l’histoire d’une petite fille très sensible qui aurait aimé l’être moins, raconte toute « la vie de tempête » de Zaho. Elle raconte aussi la mienne. Par la musique, Zaho fait la paix avec sa sensibilité encombrante. Par l’écriture, je pardonne (parfois) à mon système nerveux, les larmes et la colère, la joie et l’amour infinis qui eux aussi épuisent. Souvenez-vous, les larmes sont l’expression d’une émotion pas forcément de la tristesse.

J’ai hésité à rassembler mes notes pour composer cet article, encore plus à le publier. Après quatre ans d’articles dans ce blog et deux ans d’écriture d’un livre de six cents pages je commence à m’accepter. J’ai donc décidé d’attraper le micro entre mes mains tremblantes et d’oser. J’aime quand mon cœur est touché par les créations des artistes. Quitte à ressentir si fort autant partager.

Tenez, voici un présent pour le vôtre.

Je vous l’emballe ?

P.S. : Bonne balade dans ma bibliothèque virtuelle : la page sur mes dernières lectures est mise à jour avec des romans et des BD.

P.P.S. L’arbuste rose pour illustrer cet article est un daphné. La majeure partie de l’année il passe inaperçu. En hiver son parfum délicat détourne les attentions à plusieurs mètres. Le charme délicat de ses petites fleurs roses et de ses feuilles brillantes ferait oublier qu’il est toxique, cohabitation végétale d’extrêmes, ténèbres et lumière.

Sans modèle

Petite fille d’argile cherche mamie de papier

Jeudi après-midi, atelier de céramique sur la rive gauche du Rhône, à la table en bois sous la verrière. Il fait bon, bien meilleur que la semaine précédente. Nous sommes peu nombreux à travailler à nos sculptures et modelages en argile blanche chamottée, trois à notre table, deux à celle derrière moi, plusieurs élèves sont absents. Le seul homme du groupe, grand aux cheveux blancs et au léger accent alsacien, monte un cache-pot de taille et de forme ambitieuses. Il pose un étai de tubes de PVC contre la plaque verticale pour la fixer au socle, et la maintenir en place pendant le séchage. Il commente :

-Après, il va falloir faire appel à mon imagination pour décorer cette pièce. C’est ça, quand on travaille sans modèle.

Personne ne répond, chacun est concentré sur ses mains, dans une activité appréciée aussi pour sa capacité à court-circuiter la pensée. De temps en temps, l’un d’entre nous troue le silence, évoque une impression à haute voix, pose une question à l’artiste-enseignante ou à son voisin. Je peux t’emprunter le petit ébauchoir ? Tu crois que si je creuse là ça va casser ?

Sans modèle. La fin de sa phrase reste accrochée à ma pensée.

Oui, je me dis, moi aussi je travaille librement pour achever cette petite fille grimpée dans un arbre, tout droit sortie de mon enfance, hissée sur un murier, décédé depuis. « Ça me rappelle des souvenirs » m’a dit ma voisine plus âgée que moi. La plupart du temps, je façonne l’argile sans modèle. Quand la professeur me conseille, elle conclut les différentes options de finition en ajoutant : « ça dépend du rendu que tu souhaites ».

Je ne sais pas. Je n’ai pas d’idée préconçue du résultat. J’avance à tâtons en fonction de la réaction de la terre sous mes doigts. Souvent, j’arrive au cours sans projet ni intention précise, et j’observe ce qui germe dans l’interstice, entre le moment où j’accroche ma veste au porte-manteau du fond avec mon sac, et celui où, pendant que je noue les lanières du tablier autour de ma taille, je rassemble ébauchoirs, mirettes, planche de bois, pain de terre. Ce moment de préparation, comme le centrage de la boule d’argile sur le tour, m’offre une transition entre ma journée jusque-là et cette parenthèse manuelle bienvenue où la pensée automatique se laissera pousser du coude par l’élan créateur. Deux heures et demie hors du temps pour se laisser charmer par l’élasticité fraiche de l’argile, le calme hypnotique de l’atelier, sa luminosité douce.

L’original

Je n’étais pas toujours à l’aise dans l’atelier de Mainz, très bavard.

Parfois, rarement, j’apporte un modèle, comme en fin d’année dernière quand je me suis enfin autorisée à reproduire un carrelage de la crédence de mes arrière-grands-parents à Saint-Zacharie dans le Var. Je veux souvent créer en trois dimensions, ex nihilo, justement pour voir où mon cœur me porte. Fabriquer un carreau demande de la précision et de la régularité, l’acceptation des angles droits et des lignes parallèles, figures géométriques avec lesquelles je suis fâchée. D’ailleurs, j’ai réalisé récemment que le vocabulaire seul aurait dû m’alerter sur le fait qu’être cadre en entreprise ne pouvait guère me convenir. C’est une affaire de géométrie. Je suis fâchée avec la symétrie, surtout quand on veut me l’imposer.

L’interprétation

Ce qui est simple pour d’autres me semble insurmontable : il m’est plus difficile de façonner un carreau unique qu’un nu de femme. Donc ce projet de carreau je l’ai enfin embrassé. J’ai reproduit chez moi le dessin à main levée sur un papier. A l’atelier, j’ai étalé une boule d’argile avec un rouleau à pâtisserie en bois, entre deux réglettes de 8 mm pour obtenir une épaisseur régulière. J’ai tracé à la lame de couteau les limites de mon carreau autour de la forme d’un carrelage industriel. Après l’avoir passé au sèche-cheveux pour obtenir la texture adéquate, j’ai reproduit le motif de trèfle avec une pointe puis je l’ai peint à l’engobe (terre humide colorée) avec des pinceaux de différentes tailles. Une première cuisson après séchage complet a restitué des couleurs fausses (mais différentes de celles des engobes crus). Une deuxième cuisson à mille degrés après l’émaillage transparent a donné les couleurs attendues ou presque. L’inconvénient de travailler d’après modèle, c’est la mesure évidente et involontaire de l’écart entre le résultat et l’intention. Ce qui serait magnifique dans un élan spontané peut décevoir par comparaison.

Malgré la différence avec l’original, je suis heureuse de l’avoir réalisé ce carreau familial, chargé de souvenirs, projet qui flottait dans les tréfonds de ma conscience depuis plusieurs années. J’en ai même créé un autre de toutes pièces, un camarade pour l’accompagner sur la table à manger où je compte lui confier la mission d’accueillir les plats brûlants. Sur celui-là, plus petit, j’ai reproduit en couleurs, l’empreinte du fabricant du premier (son logo) : une marguerite de profil. Je ne suis pas satisfaite du résultat, car il est parti à la cuisson avant que j’aie pu procéder aux finitions. Je pense renoncer à l’émailler pour en faire un autre exemplaire plus abouti. Cet exercice à plat, avec règles et équerres m’a rappelé que me lancer dans la production d’une crédence pour l’évier de mon garage me demandera beaucoup de temps et de précision.

J’écris sans modèle, bien sûr, mais sur la page blanche virtuelle, j’applique les règles du je. Sous ma plume, les émotions coulent du coeur à partir d’une matière première vécue. L’assemblage des idées se construit en amont, quand je modèle la terre, coupe une carotte ou prends une douche. Pas de vide, juste du trop-plein de création à partager. Je découvre en ce moment, parce que je me mêle d’écrire un roman sans éléments autobiographiques (comme si on pouvait créer en étant quelqu’un d’autre, sans glaner des sensations et expériences même minuscules de ses propres journées), le vertige des possibilités que m’épargne un pain d’argile. Pourtant le processus est le même dans les tâtonnements d’une création. La réaction de la terre à la pression, les premières phrases produites tirent l’auteur dans une direction. Un peu comme dans la vie : mon aujourd’hui dépend de mes hiers.

Cette semaine, mon père a posté dans le groupe familial WhatsApp un texte écrit par un coéquipier qui relate leur mésaventure en voilier au large de la Sicile qui aurait pu se révéler tragique (perte de l’arbre de direction, trou dans la coque). Le titre en était : Ça nous est arrivé en juin 2020 (oui certains étaient confinés sur un bateau, c’est le privilège de l’âge qui malheureusement s’accompagne de douleurs diverses). Une de mes nièces, pré-adolescente, a commenté d’un laconique « C’est du passé ». Je me suis retenue de répondre – la pédagogie sur un réseau social n’ayant pas encore été démontrée. Mais j’avais très envie de remarquer : « Et alors ? Sans le passé tu ne serais pas là. Tout les histoires se sont déroulées dans le passé, c’est la fondation du présent et le socle du futur. » Quelle est la vertu de l’immédiateté au-delà de sa disponibilité ?

Je rêve d’un modèle dans ma vie. Pas au sens de gestes à décalquer, mais au sens du déjà vécu, déjà senti et digéré par une autre âme, une expérience rassurante. Tu vois, ça aussi ça m’est arrivé, tu verras ça se passera, avec des hauts et des bas, mais tu en sortiras vivante. C’est sans doute aussi pour cela que j’aime tellement lire, les mots d’une autre éclaircissent le monde et ma compréhension de moi-même.

Je n’ai plus de maman depuis bien longtemps, plus de belle-mère non plus. Chaque mois, quand je trouve une tache de sang sur le drap, déçue de ne pas en être affranchie enfin et vaguement rassurée de ne pas attaquer une nouvelle période dont je ne connais pas grand-chose, je me dis, que j’aimerais pouvoir échanger avec des femmes plus âgées. À l’atelier de poterie, un jour où j’avais soudain trop chaud, une élève presque grand-mère m’avait dit en riant : « Tu verras, ça passe au bout d’un moment. »

La semaine dernière, après avoir dégusté un délicieux poulet basquaise, une amie (connue dans un autre atelier de poterie) et moi faisions la queue à la caisse du petit restaurant bondé. Deux mamies ont commencé à nous doubler pour retrouver leurs copines déjà en train de payer, lorsque l’une a dit à l’autre en nous regardant :

-Mais les deux jeunes femmes, elles attendent aussi.

Éclats de rire de mon amie et moi.

-Merci mesdames.

Ma mère fréquentait beaucoup les personnes âgées. Adolescente, toute à l’idolâtrie de l’action et de la jeunesse comme ma nièce aujourd’hui, je le lui avais reproché :

-Mais pourquoi ?

-Parce qu’elles ont fini de tricher.

L’hypocrisie des autres, comme la mienne lorsque je dois falsifier et dissimuler pour m’intégrer, me rebute. Mes créations s’inspirent souvent du monde de l’enfance et des personnes basculées de l’autre côté des années de vie adulte, qui contraignent et égratignent pour survivre dans le cadre social imposé. Cet âge, appelé troisième ou quatrième par ceux qui aiment compter, je pensais autrefois qu’il résoudrait toutes mes peurs d’enfants.

Je l’espère toujours.

L’histoire pour enfants que je suis en train d’illustrer conte une rencontre entre une petite fille et sa vieille voisine. Comme l’on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même, je leur donne des traits et des couleurs moi-même. Le roman que je viens de commencer aborde le thème de l’affranchissement de la sur-adaptation. (Oui vous voyez, je reste à la lisière de l’expérience vécue.)

Pas de modèle pour le modelage ni pour le dessin, difficulté à suivre une recette à la lettre, à produire du plat et du régulier. Oui j’ai eu du mal avec la culture allemande à angles droits, vous êtes bien placés pour le savoir. Pourtant, comme dans la vie je cherche un succédané de grand-mère pour qui je serais encore petite, je rêve un jour de créer, avec de l’argile ou un crayon, à partir d’un modèle vivant.

Une amie (que je salue) m’a confié au téléphone : « Tu sais je me retrouve dans ce que tu écris… Je ne laisse pas de commentaires… je n’ose pas. »

Osez. C’est anonyme et vos petits coucous me font très plaisir.

Merci à vous d’être là. Je vous embrasse.

Tranche de Cantal (entre-deux)

Échappée automnale entre Puy Mary et Conques

Quelque part dans le Massif central, samedi fin d’après-midi, début des vacances d’automne. Dans un virage d’une route charmante qui longe les gorges d’une rivière invisible, mon portable vibre. Ah tiens, un accent italien, c’est la dame de la chambre d’hôtes.

– Allo, bonjour. Oui nous sommes en route. À une heure et demie encore. Dîner dans la chambre ou dans le séjour ? Pourquoi ? Ah parce qu’il y a une tablée familiale qui risque de nous déranger ? On verra en arrivant. Oui, merci pour le point GPS d’arrivée. À tout à l’heure. Ciao.

Dans notre recherche d’un bout du monde au vert, au calme, sans contraintes, nous avons mis le cap sur le sud du Cantal et, par hasard, la seule chambre d’hôtes du coin tenue par un couple milanais. Nos filles ont pris ce matin le train (et le car) pour un autre coin difficilement accessible : l’Ardèche. Mon mari et moi avons fini de vider le garage, c’est-à-dire de répartir son contenu dans les autres pièces qui débordent déjà. Les pots de fleurs entreposés sur le côté, devant la haie, achèveront d’écraser celles plantées à l’automne dernier, déjà dévastées par Gaïa notre chienne sprinteuse et consumées par la canicule.

Avant notre départ, j’ai photographié le pourtour de la maison. Le terrassier va enfin venir. Le chantier a pris du retard avant même de commencer, mais après des semaines sèches, la pluie est annoncée. À notre retour, le jardin n’en sera plus un, les arbustes auront été arrachés par une pelle mécanique et entreposés dans un coin dans l’espoir naïf de pouvoir les replanter plus tard. Le terrain se sera enfoncé de plus d’un mètre, des artisans presque inconnus auront pioché dans tous nos recoins, extérieurs et intérieurs. Comment franchirons-nous les douves de boue entre la rue et notre porte ? Au printemps dernier, je regardais de travers les chaussures de sécurité d’un technicien venu sonder notre sous-sol parce qu’elles foulaient les primevères sauvages.

Notre chambre d’hôtes

Le bout du monde cantalien est décidément bien loin. La prochaine fois, avant de m’engager auprès d’un hébergement, je vérifierai le temps de trajet. Au fil des virages, mes épaules se tendent, une douleur grimpe le long de ma nuque. Aïe, aïe, aïe. La migraine monte. Je m’en veux. Je savais qu’en portant sur deux kilomètres deux sacs trop lourds, je le payerais le lendemain. Peut-être ce mal de tête est-il aussi dû au trop-plein d’émotions d’une période chaotique où les projets se superposent sans qu’aucun ne puisse être soldé. À cette impression d’insécurité quand sa maison se fait détruire par petits bouts.

Dîner dans la chambre donc, madame, au rez-de-chaussée de votre belle ferme de pierres et d’ardoises. Nous voilà entre le sud du Cantal tourné vers le Sud-Ouest à l’accent méridional, et le nord contrée de volcans, de basalte et de froid. Un entre-deux, comme le fromage que nous avons acheté hier.

C’est une région que j’ai envie de découvrir depuis longtemps, même sans savoir qu’elle se situait au cœur de la châtaigneraie cantalienne. Faute de temps, nous n’avons rien préparé avant de partir. Nos hôtes nous conseilleront, une excursion vers le nord, au Puy Mary et à Salers pour le seul jour ensoleillé de notre séjour, une vers le sud en Aveyron, jusqu’à Conques. À notre retour du parc des volcans, notre hôte nous demandera (avec l’accent italien) : « Vous avez vu le château de Tournemire ? C’est splendide. » Zut non, mais vous ne nous l’avez pas dit ce matin au petit déjeuner.

Balade dans les chemins au creux des forêts, entre futaies et pâturages, sous le regard doux des vaches de salers, dont le pelage frisé et moelleux couleur châtaigne appelle la main tenue à distance par les cornes imposantes. Ciels immenses, collines vallonnées très vertes, nuanciers de gris entre or et bleu des hameaux de granit, aux toits d’ardoise ou de lauze de schiste (la dénomination des pierres plates dépend de leur épaisseur, je viens de l’apprendre, l’ardoise est fine). Éclats miroitant au soleil, plomb sous la pluie, ils changent d’humeur avec le ciel. Mon mari me dit que ça lui rappelle l’Angleterre. Le paysage certes, la météo aussi, non ? Aurillac est la capitale française du parapluie.

Puy Mary

Dans le nord austère du Cantal, des centaines de ruisseaux chantent sur les pentes du Puy Mary, le plus grand volcan d’Europe. Je n’en ai jamais vu autant. Les myrtilliers et les bruyères ont roussi, les fougères aussi sous les hêtres encore verts. Ascension de quelques centaines de mètres sur un sentier pourvu de marches, avec une sensation d’apnée. Mon cœur va éclater.

Au sommet, à 1 787 mètres d’altitude, reprendre son souffle. Un père à queue de cheval se penche vers son petit garçon : mais non ce serait dommage des pylônes pour un téléphérique pour monter ici. Regarde tout est sauvage ici. Comme l’enfant, je fais un nouveau tour sur moi-même pour admirer le paysage avec un autre filtre de lecture. Où sont les traces humaines ? Vers l’est, une gare de remontée mécanique signale, à proximité du Plomb du Cantal, le sommet de la station du Lioran. Vers le nord, des éoliennes que la distance efface presque illustrent la plaine de Clermont-Ferrand. En contrebas, la route que nous avons empruntée, le café du col et ses parasols rouges, et les voitures garées. C’est tout. Beauté sauvage à 360°. Une dizaine de vautours plane sur les pentes du puy, tantôt au-dessus de nous, tantôt au-dessous. Nous les observons un moment.

Depuis le Puy Mary

Envie de revenir randonner dans ces puys préservés. Est-ce là l’effet d’un parc naturel régional, créé à temps, avant la construction d’infrastructures touristiques ? Celui du Vercors me déçoit un peu plus à chaque séjour avec ses pistes de ski de fond goudronnées pour être utilisables en toutes saisons, ses pistes de trottinette électrique et de quad qui contribuent à l’érosion. Ces mobiles économiques, bien compréhensibles, attirent les foules qui piétinent et détruisent. L’autre dimanche, nous sommes tombés à 13 heures au fin fond d’un vallon au-dessus de Méaudre sur une rave party sauvage et avons dû marcher plusieurs kilomètres dans les vibrations insupportables des basses d’une « musique » que des participants qui tenaient à peine sur leurs jambes n’écoutaient même pas.

Le lendemain du Puy Mary, la pluie est annoncée pour l’après-midi. Nous irons tout de même à Conques, située à quelques dizaines de kilomètres, mais, dans ces contrées de routes étroites et sinueuses qui me rappellent l’Ardèche, les distances se mesurent en heures. Notre hôte nous a recommandé une boucle buissonnière, pour admirer la vue sur le Lot depuis le hameau de la Vinzelle. « Ne vous perdez pas, c’est un lieu-dit minuscule. Il n’y a pas de panneaux. » Un lieu chuchoté.

Avant de partir explorer, nous glissons carottes, pommes, cantal et jambon dans notre sac à dos. La boulangerie de notre village de (sale) caractère est fermée. De toute façon, nous n’avons pas envie d’y retourner. Le dimanche, la vendeuse nous a fourgué sa trogne renfrognée et deux baguettes de seigle de la veille, des cookies hyper durs, et a refusé de nous faire les sandwichs proposés sur un panneau au mur. La supérette est « exceptionnellement » fermée.

Tant pis, nous mettons le cap vers le sud. Dès que nous plongeons vers l’Aveyron et le cours du Lot, eau brune et large entre des haies de peupliers dorées, des bananiers apparaissent dans les jardins, les pierres des fermes blondissent, les toits s’habillent de tuiles rouges comme la terre des fossés.

Les deux clochers

Au hameau de la Vinzelle, des panneaux écrits par les habitants expliquent qu’il revit, pourtant nous n’y croisons personne. Grimpette jusqu’au sommet des ruelles, pour admirer la vue sur le Lot, comme il se doit. Sous un ciel lourd d’aquarelle, une petite église est blottie là, insolite avec son deuxième clocher construit sur le rocher qui abrite le village. On peut se tenir debout juste sous un bourdon de plus d’une tonne. Il est interdit de le faire sonner. Je le touche doucement. Bien sûr, je pousse la porte de bois de l’église. Moi qui ne suis pas croyante, j’adore les églises, concentrés d’art, d’histoire, de silence et de paix. J’imagine d’autres vies par-delà les siècles, des baptêmes, des mariages et des enterrements, parce que les vies humaines tiennent en une poignée de dates. Dans une église, j’entre de plain-pied dans des histoires, comme dans les forêts, je m’attends à croiser Jacquou le croquant.

Dans cette église modeste, un air doux de piano s’enclenche à notre entrée. Il n’en faut pas plus pour m’émouvoir. Les vitraux donnant sur la vallée représentent saint Clair et saint Roch, multicolores. En sortant, un vent de pont de bateau me force à m’accrocher au bastingage, les cheveux dans tous les sens. C’est beau, hein ? Allez, viens, on y va, un village-chef-d’œuvre nous attend.

Il se visite à pied. Sur le parking extérieur au village, où nous trouvons à nous garer pas trop loin, le droit de stationnement de quelques euros est valable toute l’année. Les plaques minéralogiques des voitures garées évoquent des départements lointains et des pays voisins.

Conques, ce village, vanté par des amis, mes lectures sur le sentier du pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle et Christian Bobin éveille des émotions contradictoires et confuses : gourmandise de la beauté promise et appréhension face aux vitraux de Pierre Soulages. Ses peintures me révoltent. Estelle, accueille cette nouvelle expérience. Ouvre ton regard, affranchis-toi des a priori. Peut-être qu’en vrai c’est beau. Peut-être qu’en vrai, c’est une œuvre d’art. Regarde sans filtrer à travers tes travers. Fais-toi violence.

Conques

J’avance sur la route d’accès piétonne, le portable à la main pour saisir des morceaux de paysage. J’ai faim – et la faim me rend ronchon. Dans la ruelle qui monte (elles montent toutes), la boulangerie est fermée, le salon de thé aussi. Comment est-ce possible sur cette étape majeure du chemin de Compostelle de refuser aux pèlerins un lieu où s’approvisionner ? C’est le début des vacances de la Toussaint. Le village semble aussi vide que la Vinzelle. Nous croquerons plus tard notre casse-croûte frugal de jambon et de cantal (entre-deux) sans pain sur un coin de mur. D’abord, entrer dans l’abbatiale.

Comme tant de mains de pèlerins, de touristes, de curieux, pousser cette porte de bois sur la partie médiane, foncée d’être polie. S’arrêter un instant, interdite. Apercevoir un curé au fond, devant quelques fidèles assis sur les bancs. La messe interdit toute visite. Avant de repartir jeter un œil aux vitraux de la nef, pour savoir, sentir, comprendre l’engouement général. Quoi c’est ça ? Ces lignes parallèles, blafardes et tristes qui évoquent les échafaudages placés à l’extérieur pour la réfection des toitures ?

Cherchez bien

Ressortir dégoûtée. Un regard et tout mon corps s’est crispé. Pour me distraire, me réconcilier avec ce monument chrétien, je tâche comme les rares personnes présentes dans ce village fantôme d’admirer le fameux tympan et ses cent vingt-quatre personnages. À peine je lève les yeux, que je repère en plein milieu un mot rigolo. Ses cinq lettres insolites là quand on ne parle pas latin (même si j’imagine la signification) ne parviennent pas à me décrisper. Une guide indique à son petit groupe saint Jacques et son bâton sur la gauche du bas-relief. Je le regarde sans le voir. La colère me contraint dans ses fers. Je me suis fait violence. Je ne pensais pas à ce point.

Tandis que nous finissons notre millefeuille jambon-cantal, le choc de marteaux des travaux de toiture se fait entendre. La messe doit être finie. Nous jetons un œil sur les panneaux explicatifs sur la confection des ardoises en descendant. Entrer à nouveau dans l’abbatiale. Haute, trapue, sobre. Frissonner. Mon regard est attiré par les vitraux que je voudrais réussir à admirer comme tout le monde, ou disons la majorité. C’est curieux cet entêtement, car en général, les élans de la foule sont plutôt pour moi des indices qu’il me faut partir en sens inverse.

La Vinzelle

Lesdits vitraux m’évoquent les plis d’un store de bureau, les rayures d’un uniforme de bagnard, des fils de fer barbelés, la lumière blanche des miradors. Comment les vitraux précédents traduisaient-ils le jour ? En un kaléidoscope de couleurs où vibre la lumière même quand il fait gris comme aujourd’hui, comme ce matin à la Vinzelle ? En une flamme douce qui réchauffe les pierres grises ? Quelle poésie a-t-on détruite pour cela ? À quel prix ? (Nous renonçons à entrer à l’office du tourisme pour connaître le montant de l’escroquerie.)

Je me souviens des vitraux de Chagall de l’église Saint-Étienne de Mainz (voir l’article Bleu Chagall), de ceux de la cathédrale de Metz, chauds et touchants. À une poignée de kilomètres de là, saint Clair et saint Roch, inconnus colorés, s’effacent sous la lumière du jour qu’ils illuminent. Dans leur modeste église, les larmes me sont montées aux yeux. Dans cette abbatiale romane majestueuse devenue prétentieuse, j’ai envie de crier de rage. Là, debout sur les dalles, dans la pénombre, ces vitraux m’aveuglent. Mais combien y en a-t-il, de tous les côtés, à tous les niveaux ? Mon envie de visite disparaît. J’ai besoin de fuir. À travers ce qui ressemble à du vieux plastique jauni tombe une lumière de mort.

Ma révolte gronde. Contre l’injustice de voir une œuvre d’art défigurée par le snobisme de certains. Colère contre ce sacrilège qui m’empêche d’admirer le village. Je me sens volée. Je me suis volée moi-même. Trop de regards braqués. Mes attentes étaient trop intenses.

Je faisais confiance à Bobin, dont j’ai lu tous les livres. Celui sur Conques m’a encore encouragée (La nuit du cœur). Enfin, j’ai lu tous ses livres, sauf Cher Pierre,. Je n’aime pas le travail de Soulages, même en vrai (un de ses tableaux est exposé au musée des beaux-arts de Lyon). Je n’aime pas qu’on se moque de moi. Me voilà déçue par Christian Bobin. Lui qui sait voir la lumière d’un brin d’herbe, s’est-il fait aveugler ?

Ou n’ai-je rien compris ?

Mon vitrail

L’expérience m’a appris à faire confiance à mes intuitions. La louange et la reconnaissance ne sont pas des signes de qualité. Qu’on se le dise ! (Je me le dis.) À mes yeux, là encore, le roi est nu.

Devant le musée du Trésor, une pancarte annonce la fermeture méridienne. Décidément. Tant pis. Alors je croque un carré de chocolat (noir, 85 % de cacao) en guise de dessert. Là entre mes doigts, je découvre un vitrail de Soulages. Mais au moins, celui-là est humble, discret, savoureux, d’une teinte profonde et transporte la vie.

La pluie se met à tomber, froide et pointue. Elle traverse nos habits, nos chaussures et peine à diluer ma colère. Nous descendons voir le pont romain, en faisant attention à ne pas glisser. (Donne-moi la main.) Nous remontons à la voiture le long de la route sous ce que les météorologues parisiens appellent un épisode cévenol. Une pluie intense emporte dans un torrent les feuilles du caniveau, me trempe jusqu’à la culotte. Les vêtements mouillés nous glacent. Nous peinerons à nous réchauffer dans la voiture. Vite, partons, je n’ai pas été conquise. Je serai soulagée quand nous nous éloignerons (oui, je sais, pardon). Les villages de (vraiment fichu) caractère de notre retour seront aussi peu accueillants : aucun café ouvert.

Ah ça non, je n’irai pas au musée de Rodez dédié au monsieur en noir, malgré les recommandations de notre hôtesse. Je le laisse volontiers aux inconditionnels. Pas envie d’alimenter ma colère. J’aurais voulu pouvoir me brûler les mains autour d’une tasse de thé Earl Grey, croquer dans un carrot cake épicé et moelleux dans un salon de thé douillet (comme ceux que propose le National Trust en Angleterre dans les villages-musées qu’il gère). Même emballée de vêtements froids comme de l’eau, ma colère aurait cédé.

Je me consolerai le lendemain, entre forêts et pâturages.

Et là, sur un chemin secret, mon esprit commencera sa collection de rayures.

Les nervures de feuilles de châtaignier, les feuilles ramifiées des fougères, les aiguilles bleutées des pins, les troncs de ces mêmes pins le long du chemin, les poteaux de bois, tous différents de la clôture du pâturage des vaches, les rémiges des ailes des vautours au sommet du Puy Mary, les sillons du champ où pousse déjà le blé en herbe, les empreintes des pneus des tracteurs, les bûches de bois entassées contre un mur, la tôle ondulée qui les protège, l’habit rayé du frelon dans l’herbe, les strates du gâteau aux myrtilles au restaurant, les joints d’un mur de pierres grises. Les lignes parallèles des doigts de ma main gauche qui tiennent la page sur laquelle j’écris, car le vent souffle en rafales. Les lignes parallèles de mon cahier, grises sur un fond blanc légèrement transparent, qui laisse deviner les phrases écrites au verso. Ces dernières ont été tracées à la règle pour répondre à leur fonction. Les autres, repérées dans la nature, tentent de me réconcilier avec une figure géométrique qui m’a traumatisée hier.

Les risques, la remise en question personnelle n’apparaissent pas toujours là où on les attend. Leçon apprise : se méfier de ses propres attentes.

À bientôt cher Cantal, je reviendrai pour marcher.

À bientôt chers amis, comme nous a dit notre hôte milanais à notre départ :

merci pour la sympathie.

Tenez, regardez, une aubépine qui refleurit au moment des fruits. Magie aux couleurs du drapeau italien.

Lille sans l’eau

Retrouvailles franco-allemandes à Lille et visite du musée de la Piscine à Roubaix

Assise dans le TGV en attendant le départ de la gare de Lille Europe, je souris en écoutant mes voisins échanger entre eux. Ils sont partis ce matin de Bruxelles. J’adore entendre des accents différents, et des façons étrangères de voir le monde. Adultes plutôt jeunes et collègues de travail, ils partent en déplacement professionnel avec l’entrain d’une classe en sortie scolaire. Deux rangs devant moi, de l’autre côté de l’allée, j’aperçois l’écran de l’ordinateur portable d’une jeune femme. Elle surfe sur un site web à la recherche d’un modèle pour commencer une présentation PowerPoint. Je détourne le regard un instant. Le TGV quitte la gare. Lorsque mes yeux se reposent sur son écran, je lis « faites votre présentation en quelques minutes, grâce à l’IA ».

À ma gauche, ça parle travail. J’entends des mots ronflants, sérieux, austères, importants comme « contrôle de gestion », « département finance », « CA »… Pourtant, à moins de deux mètres devant eux, sur l’écran de leur collègue, l’IA s’infiltre. Comme l’eau sous une porte, elle est impossible à contenir. Ces mots, ces tâches se pensent essentiels et oublient leur vulnérabilité. Enfoncés dans des sables mouvants, ils s’accrochent à des racines dont l’IA ne fera qu’une bouchée.

Au lycée de ma fille, un professeur nous a prévenus : les dissertations seront faites en classe seulement, il ne veut pas « corriger internet ». Pourtant l’IA est un outil amené à rester, ne vaudrait-il pas mieux apprendre à vivre avec de façon raisonnable ? Apprendre à apprendre avec, comme à Hong Kong ou en Australie ?

Ce matin, j’ai renoncé au progrès. À l’accueil SNCF où je suis allée chercher des étiquettes pour mes bagages (oui, les précédentes avaient cédé), on m’a proposé deux versions : traditionnelle ou moderne avec un code QR. Inconditionnelle du papier, j’ai choisi celle que l’on peut écrire et lire sans assistance électronique. En cas de perte de ma valise, j’ai la naïveté de penser que cela sera plus utile. Aujourd’hui je n’écris pas non plus sur un clavier : pour mon échappée, j’ai voulu oublier mon ordinateur qui embarque, même sans ouvrir les fichiers, du travail et des soucis. J’écris donc sur un de mes nombreux carnets à fleurs, avec un stylo Bic bleu, la main bousculée par les hoquets du train.

Aurevoir Lille.

Je me sens triste, je viens de quitter mon amie d’adolescence allemande, Susanne (souvenez-vous : L’amitié franco-allemande prend sa source en Espagne) avec qui j’ai passé quelques jours, pendant les vacances scolaires de Rhénanie du Nord-Westphalie. Ces retrouvailles ont dû être décalées plusieurs fois (depuis Bruxelles en fait : article…). La tristesse qui m’étreint la poitrine, c’est aussi le deuil de cette parenthèse insouciante. Chaque minute, chaque kilomètre me rapproche de mes responsabilités d’adulte. Ces temps-ci, elles foisonnent.

Nous avons choisi Lille comme point de rencontre, facile d’accès pour toutes les deux, sans le tumulte parisien. Nous nous y étions déjà retrouvées en famille il y a déjà sept ans. Peu de temps avant, j’avais découvert la ville lors d’un déplacement professionnel (« contrôle de gestion », « plan marketing »…), à travers les yeux d’une collègue et amie qui y avait vécu. Mes préjugés s’étaient fracassés sur les pavés, j’étais tombée sous le charme. Avant, Lille c’était la frontière du Grand Nord. Un nord gris, mouillé, glacial, avec une majuscule, celui que Michel Galabru décrit dans Les Chtis comme le cauchemar. L’enfer. Quand j’étais adolescente, le nord commençait à Valence, c’est dire. Étape de correspondance sur le chemin (de fer) vers l’Angleterre dans une gare ouverte aux courants d’air, rien ne me préparait à y passer des vacances. La beauté de ses vieux quartiers, son dynamisme, ses musées et ses gaufres ont eu raison de ma résistance.

Retrouvailles dans le hall de gare, marche vers notre hôtel en plein centre-ville, situé à quelques minutes de la gare. Toutes à notre discussion, nous avons triplé la distance. Notre chambre blanche et gris pâle donne sur la façade latérale d’une église. On lui pardonnera les gargouillis nocturnes de tuyauterie. Balades dans le Vieux-Lille, pèlerinage à la librairie immense du Furet du Nord sur la Grand-Place. Bien sûr, bien sûr, en ressortir avec des livres, en anglais, en français, à lire et à offrir.

La coupe du monde de rugby a envahi les vitrines des bars, des restaurants, des commerces. Mon amie n’est pas au courant. Elle ne connait rien au rugby, ce n’est pas un sport prisé par les Allemands. Tiens, regarde, il faut au moins que tu voies une fois le haka des All blacks. Je lui montre une vidéo récente, tout en regrettant que ce ne soit pas l’autre version de la danse maorie, celle qu’imitait mon petit garçon devant la télé en 2007. Dans la bagagerie de l’hôtel, je pointe les étiquettes d’une énorme valise rouge. Cathay Pacific, Sydney Swans (comme quoi, les étiquettes en toutes lettres c’est quand même plus sympathique). Tu vois, pour un ballon ovale, les supporters traversent les océans…

Premier dîner. Nous nous présentons à l’heure à l’estaminet réservé une semaine plus tôt. Nous avons été prévenues : notre table ne serait gardée que quinze minutes. Ç’aurait été dommage, moins pour les plats roboratifs (délicieuse tarte au maroilles) que pour l’ambiance de cette placette du Vieux-Lille, entre pavés, murs de briques et bacs de fleurs violettes. De part et d’autre de notre table, deux couples anglais. Au-delà, deux hommes parlent en allemand. Suis à l’étranger ? En Belgique déjà peut-être ? Je me sens bien. Susanne aussi. Demain, pour varier, nous dînerons de bricks et de couscous dans un restaurant marocain.

Quelques minutes après notre arrivée pourtant déjà, la nuit tombe. La chaleur de cet été interminable trompe. Elle écrase des corps à peine vêtus. Bermudas, T-shirts et sandales, robes à volants passent dans la ruelle. Août en automne.

Autre cliché qui s’effondre à travers les feuilles encore vertes des tulipiers. Le temps à Lille est le même hélas qu’à Lyon. La fraicheur matinale s’évapore en une poignée d’heures. À peine un trait de brume ce matin. Nous avons connu Lille sans l’eau. Je tremperai tout de même de longues minutes dans la courte baignoire de l’hôtel, parce que depuis notre retour de Mainz nous n’avons qu’une douche. Contorsions pour le plaisir de couler toute la tête sous l’eau.

Je lève la tête de mon carnet. La jeune femme a renoncé à sa présentation, ou peut-être est-elle déjà finie – merci qui vous savez. Elle répond à ses mails (non, je ne peux pas lire ce qu’elle écrit). Par la fenêtre, on aperçoit des champs plats et à travers une haie, des éoliennes immobiles. Du soleil. Comme dans la voix du contrôleur qui emporte notre TGV vers Montpellier. Lille, une île amarrée par ses beffrois au cœur d’une plaine agricole.

Hier, mardi dix dix, nous avons mis le cap sur Roubaix. Qui l’eût cru ? Depuis les articles lus lors de son ouverture, je caressais l’envie d’aller du musée de La Piscine, mais sans grand espoir. Quel hasard m’emmènerait là-haut, à la lisière belge, dans une métropole industrielle abîmée par la crise ? L’entrée du couloir du métro embaume la gaufre chaude, bien plus alléchante que l’odeur du maroilles gratiné dans une ruelle la veille. Une vingtaine de minutes plus tard, à la sortie de la gare de Roubaix, j’indique à Susanne, sur un toit de bâtiment, l’enseigne de La Redoute, et ajoute en allemand approximatif, quelques lignes sur l’industrie de la bonneterie. Souvenirs de cours de géographie de classe préparatoire.

On arrive, regarde ! C’est là, sur la droite, derrière un mur de briques, à l’emplacement d’une ancienne usine textile, dont subsiste la base d’une cheminée. Dans l’encadrement de la porte, une mosaïque de gommettes multicolores a été composée par les visiteurs. Notre macaron-badge du jour, violet, les rejoindra à la sortie. Art brut.

La Piscine, fabuleux musée ! Un trésor que je découvre avec une gourmandise ravivée à chaque entrée dans un nouvel espace.

Henri Bouchard1875-1960

Dans l’exposition permanente de sculptures, je retiens ma main qui a envie, besoin de toucher un visage, de tâter un bras, palper un pied, les yeux fermés. Pour comprendre de l’intérieur, par le corps directement, comment créer l’harmonie et corriger le nu féminin sur lequel je travaille en ce moment à l’atelier. Faire déborder légèrement les seins, élargir les lèvres… De nombreux artistes me sont inconnus et je m’en réjouis. La réputation souvent dissimule l’œuvre. Mon amie guette les Picasso, je les évite. Parfois, il court-circuite son talent, les artistes oubliés, non. D’ailleurs quelle surprise de découvrir un buste de Marcel Gimond, sculpteur ardéchois ! Je connaissais bien son nom, pas son œuvre.

Le travail d’artisanat du sculpteur est mis en valeur. Je n’avais jamais vu cela. Dans l’atelier mis en scène de Henri Bouchard, les outils de métal et de bois n’ont pas changé, tout au plus existe-t-il des versions en plastique. Les techniques complexes comme couler un bronze ou un plâtre sont explicitées dans des films pédagogiques fort clairs. Sur des statuettes de terre, esquisses de sculptures majestueuses, commandes d’État, les boulettes d’argile gardent, cent ans plus tard, l’empreinte digitale du pouce qui les collées.

Voilà du concret, du tangible, de l’humain, très humain. Ce sera toujours autant que l’IA ne signera pas.

Les deux expositions temporaires viennent à peine d’être installées. Leur vernissage est prévu en fin de semaine.

La première est consacrée à l’engagement politique de Marc Chagall. Sur un mur bleu indigo est reproduit en lettres blanches le poème (Pour les artistes martyrs, 1950) écrit à l’intention de ses amis artistes victimes de la Shoah, lui qui a survécu réfugié aux États-Unis. Je le lis avec recueillement. Je n’ose pas le photographier. Je découvre que Marc Chagall a illustré une version du Journal d’Anne Franck (dont je rêve, après la lecture du passionnant livre de Lola Lafon, de lire la version non censurée). Je regarde longuement, comme des tableaux, les lettres et les textes écrits de la main de Chagall, en hébreu, en yiddish. Que d’émotions dans un trait, quelle impudeur dans le remplissage d’une page ! Que restera-t-il de nos échanges dématérialisés ?

La deuxième exposition temporaire présente l’œuvre de Georges Arditi. Au fil des murs, rouge brique, son style quitte le figuratif pour l’abstraction. Je n’avais jamais entendu parler de ce peintre. Les légendes murales expliquent comment son atelier parisien a été dévalisé et condamné en 1940, pour cause de judaïté. Nombre de ses toiles n’ont été retrouvées que longtemps après la guerre. Au pied de plusieurs peintures, Arditi a écrit « peint en 1940, signé en 1974 ».

Bien sûr, à la sortie, j’achète l’affiche de l’exposition Chagall. Celle d’Arditi me plait aussi, mais le jaune vif du tableau choisi me fait hésiter.

Enfin, le clou du musée : le bassin.

Construit en 1932, de style art Déco, cet établissement de bains aux visées hygiéniques, palliait les difficiles conditions de vie ouvrières. En 1985, la voûte menace de s’effondrer, la piscine est condamnée. L’attachement des Roubaisiens au lieu encourage sa réhabilitation en musée. Idée géniale, consacrée par un partenariat avec l’État qui transfère des fonds de musées nationaux (dont le musée d’Orsay et le Musée national d’art moderne). Le musée de La Piscine ouvre en 2001. Le succès est tel que le bâtiment doit être agrandi en 2018. Des expositions temporaires pourront être accueillies.

Son architecture évoque la piscine Garibaldi de Lyon, en version géante et artistique (et sans la foule en maillot et l’odeur de javel). Pourquoi ne construit-on plus de beaux bâtiments publics ? Les budgets actuels sont-ils tellement plus étriqués que jadis ?

Autour d’un bassin vidé et comblé, hormis un ruban d’eau-miroir, sous une demi-rosace de verre coloré, le bal des statues continue. La scénographie évoque une cathédrale aux piliers interrompus. Les voix joyeuses et mouillées de baigneurs d’un autre temps résonnent par intermittence. Plongeon dans le passé.

Cabines

En contre-haut, tout autour, deux étages de galeries de cabines individuelles, équipées chacune (en bas) d’une douche. Les murs sont carrelés de faïence crème de type métro parisien (oui, je suis en plein choix de carrelages pour nos travaux de rénovation). Les détails sont soignés : les arrondis des piliers sont carrelés aussi, les porte-manteaux moulés dans la masse, comme les porte-savons. Les joints sont verts. Pourtant, à la vue de ces douches en ligne désuètes, où des milliers de pieds ont pataugé, un vague malaise monte en moi. À une extrémité de la piscine, la fontaine sous laquelle, sur les cartes postales en noir et blanc des enfants s’éclaboussent, monte la garde, muette. Était-il permis de sauter dans la piscine ?

Vite prendre une photo. Une autre. Attendre que le visiteur précédent ait fini son tour. S’effacer pour les suivants. Les gens qui visitent les musées derrière l’écran de leur portable m’agacent. Je fais de même. Comment accueillir, sans aide, tant de beauté ? Je déborde.

Certains coins accueillent des expositions miniatures consacrées à des arts (mode, céramique) ou à des artistes. Autres inconnus. Un panneau intitulé « la main qui dessine – la main qui écrit » sur un écrivain-peintre m’encourage à entrer. Des vasques en terre émaillées attirent mes pas. Pour d’autres, je passe.

Susanne, je suis épuisée. On s’en va ?

On en a fait des blagues sur notre manque d’endurance, nos trous de mémoire.

Devant un cinéma , Susanne me montre l’affiche de Anatomie d’une chute :

– Ah Sandra Hüller, c’est l’actrice de… tu sais le film que tu as bien aimé.

Barbara ?

– Non un autre…

– Ah oui, attends…

Susanne et moi attendrons jusqu’au réveil que ma cervelle livre la solution à notre quiz de quinquagénaire. Toni Erdmann. Peu importe, nous nous sommes très bien comprises. (Sans aide artificielle.)

Mosaïque

Pour quelqu’un de passionné d’Art Déco, de céramique et de sculpture, le musée de la Piscine est un petit paradis. Je n’ai qu’une envie : y retourner. À la sortie, un coup d’œil au plan du musée me souffle que nous n’avons pas visité l’espace-cloître, avec ses statues, ses tissus aux motifs botaniques. Quoi, nous avons raté tout ça ? Chouette, notre prochaine visite n’en sera que plus passionnante !

Quelques jours plus tard, le site internet me montrera que nous avons évité, sans nous en rendre compte, le coin d’exposition d’une artiste qui travaille la céramique avec l’IA. Nous avions zappé le titre, et les créations ne nous avaient attirées ni l’une ni l’autre – car nous visitions chacune à notre rythme. L’IA pour quoi faire ? Pour illustrer les pliages de terres émaillés d’un bestiaire imaginaire. Quel intérêt ? Expérimenter avec un nouveau jouet ? Pourquoi pas ? Néanmoins (et là j’ai envie d’écrire nez en plus hi, hi) que penser de l’artiste qui renonce à la création ? À l’imagination ? À son âme ? Bien sûr, chacun s’inspire des autres, morts et vivants, mais en appliquant le filtre de sa sensibilité propre. Sinon on tombe dans le Jeff Koons, le marketeur-personnage de dessins animés aux dollars dans les yeux.

Le musée aujourd’hui place à notre portée une matière qui transmet une vision d’un monde et des émotions. À nous de moissonner des impressions, nous rassembler, nous opposer, nous rencontrer. Le musée de demain présentera-t-il pour le XXIe siècle des emails dactylographiés et des impressions en 2 ou 3D des productions de l’IA ? Une moyenne sans âme peut-elle émouvoir ? Mais non, Estelle, tu n’as rien compris, ce sera une partie de jeu dans un casque de réalité virtuelle. De quoi te plains-tu, tu pourras « toucher » les statues ?

Brrr. Vite se sustenter dans un café-brocante de ce quartier de Roubaix qui décidément gagne à être arpenté au gré des ruelles.

Le TGV freine, nous arrivons à l’aéroport Charles de Gaulle. Je repense à nos aurevoirs, serrées dans les bras l’une de l’autre, moi écrasant une larme, natürlich, dans ce hall de gare envahi d’affiches de la Coupe du Monde de rugby et où les moindres recoins évoquent mes précédents passages lors de la correspondance pour l’Eurostar. Je m’attends à voir arriver une de mes filles en courant. Dans mon sac à dos, à mes pieds, j’ai plié un sachet de gaufres à la cassonade, celles que j’ai essayé de faire goûter à Susanne dans un café. Elle est restée raisonnable, au grand dam de ma gourmandise. Elle a fini par céder et en a emporté pour sa famille.

Quel beau séjour ! J’ouvre mon agenda (de papier) pour repérer quand je pourrai revenir. Je note (pourtant je sais que je n’oublierai pas) : proposer Lille comme destination à mon amie simultanée de Mainz.

Imploration – Jane Poupelet

P.S. : Le titre de cet article, inspiré d’une si jolie fabulette d’Anne Sylvestre L’île en l’eau, s’est imposé à moi dans les ruelles du Vieux-Lille, ma rengaine des pavés : « L’île en l’eau, l’île en l’eau, moi je voudrais une île, […] pour y vivre tranquille. ».

Les notes bleues

Du théâtre à la coupe du monde de rugby, la différence rendue visible

La lumière vient de s’éteindre. Deux ventilateurs de part et d’autre de la scène brassent l’air chaud dans la pénombre. Ils peinent à rafraichir le modeste théâtre du Splendid. La canicule couve Paris de ses ailes de feu. Comme août a débordé en septembre, mon voisin prend ses aises sur notre accoudoir commun. C’est un homme plutôt jeune, donc barbu, flanqué de ses parents. Il vient de partager ses impressions sur les derniers films vus (Barbie, Indiana Jones, bof, Oppenheimer mieux selon lui). Pourvu qu’il se taise à l’ouverture du rideau. Pourvu qu’il continue d’agiter l’éventail prêté par sa mère.

Froissement de tissus. Raclement de gorge à l’arrière de la salle. Silence. Le rideau s’ouvre.

Intérieur de maison familiale dans les années 1940. Une femme d’âge mûr présente son profil, assise à un piano droit. Elle appuie sur une touche. Depuis la coulisse opposée, une voix de tout jeune homme répond.

– Fa !

– Oui.

Nouvelle touche.

– Ré ! 

Nouvelle touche.

– Si !

– Non, reprends.

La dame rejoue. Je pense : si bémol.

– Si bémol !

– Oui.

Le jeune Glenn Gould fait sa dictée de notes avec maman et moi aussi. Il a l’oreille absolue. Moi je tombe toujours à un ton d’écart. Je le sais donc je corrige. Ça ne me sert pas à grand-chose dans la vie quotidienne, à part chantonner dans ma tête le nom des notes de la mélodie des cloches d’une église. Confié une seule fois à un professeur de piano, ce décalage précis ne l’avait pas ému. Il m’avait répondu que le nom des notes n’était qu’une convention.

De la même façon, leur notation (pardon pour ce jeu de mots involontaire) sur une partition dépend de la clef choisie. Un dessin identique sur une portée correspondra à des tons différents en clef de sol, de fa, ou d’ut. En évoquant ce sujet avec mon mari au petit déjeuner de l’hôtel le lendemain, entre deux gorgées d’orange pressée, je ferai le rapprochement avec la notation des sons du langage. En lisant la lettre A, son cerveau bilingue pensera a en mode français et é en mode anglais.

Pour l’instant, nous ne pensons pas trop, nous écoutons.

Glenn a fini par être autorisé par sa mère à quitter les toilettes où il est enfermé chaque jour pour la dictée et à la rejoindre dans le salon.

Choisie à la dernière minute pour notre week-end parisien improvisé, la pièce Glenn, naissance d’un prodige, nous a tentés. Découvrir la vie d’un pianiste dont je ne connais que le nom (ses chantonnements sur un CD m’avaient découragée). Retrouver l’auteur Ivan Calbérac dont j’avais apprécié le roman Venise n’est pas en Italie, la pièce La dégustation avec Isabelle Carré et Bernard Campan et le film adapté à partir de sa pièce, L’étudiante et monsieur Henri. Le Splendid est accessible à pied depuis notre hôtel. La séance à 16 h 30, même dans un espace non climatisé, nous abrite du pic de chaleur extérieure. Les places ont été achetées en une poignée de clics, dans le TGV du matin (miracle je ne me suis pas trompée de jour).

Dès le début, on le sent. L’acteur par sa façon de tenir son corps recroquevillé, ses gestes précis et répétitifs, donne vie à un texte qui le confirme : Glenn Gould est différent. Il frissonne en plein été (mais comment font les acteurs pour être autant couverts par une chaleur pareille ?). Son talent de musicien le porte, ses angoisses le retiennent, sa mère le pousse au piano, sa fidèle cousine et amie le rappelle à lui-même. Mouvement de balancier contrarié entre intériorité bouillonnante et prestation publique, entre intérieur et extérieur.

Je repense à la bande dessinée lue récemment, offerte par une cousine et amie (merci à elle) La différence invisible de Julie Dachez. L’auteur raconte sa vie dans une société qui concasse la différence et son épanouissement à partir du moment où elle a découvert son syndrome d’Asperger. Enfin, elle a pu commencer à prendre soin de ses besoins. Pour cela, il lui a fallu se battre contre tous ces « sachants » qui ne savaient rien et voulaient l’enfermer dans d’autres cases, contre les voix qui ordonnent, qui violentent, qui classent, qui dénigrent. Contre ses « amis » bien intentionnés, mais déroutés. Elle a trié ses relations pour ne garder que les cœurs bienveillants et ouverts.

Ce témoignage parallèle au mien m’a touchée. Je n’ai pas le syndrome d’Asperger. Je n’ai pas (trop) de manies et suis (plutôt) à l’aise dans les échanges même s’ils me coûtent en énergie. Par contre, je vis au quotidien beaucoup des désagréments analogues (l’intolérance au bruit, aux cacophonies de couleurs, à la lumière, à la foule, aux discussions superficielles, aux matières qui irritent, aux odeurs quelles qu’elles soient, à la bêtise). Je connais l’épuisement à vouloir faire comme les autres, le découragement à se penser cassée parce qu’on n’y arrive pas. L’enfer de l’openspace.

Un beau jour, adulte, une rencontre ou une interview anodine à la radio brise le miroir. Le mode de pensée, une sensibilité et des émotions XXL, l’intensité permanente ne sont pas des défauts, mais le résultat d’un câblage neurologique différent. Le monde s’ouvre. Les difficultés restent entières, mais le regard change d’angle. D’abord cesser de se frapper contre une vitre fermée, se retourner, chercher ailleurs. Puisqu’on est autre, on se doit d’être autrement. Devant l’urgence, inventer sa vie devient un devoir.

Cette bande dessinée a été l’occasion d’échanges en famille lors d’un diner. La différence, pas plus que la « normalité » (si elle existe) ne se catalogue pas dans un répertoire. Elle se peint sur un nuancier aux dégradés infinis.

Les mots de Calbérac sonnent juste. Le spectateur vit la détresse de l’artiste condamné à ne jamais se satisfaire de sa prestation. Ses concerts happent Glenn dans l’angoisse et le libèrent entre colère, frustration et tristesse qui sourd d’on ne sait où.

À chacun des excès de la mère qui couve son fils, le public s’indigne en murmures. Les réparties de la cousine simple et pleine de bon sens et de cœur rassurent. Des soupirs de soulagement fusent. Pourtant la question revient sans cesse dans leurs échanges : Glenn aurait-il été un grand pianiste sans sa mère ? Elle qui, premier prix de piano au conservatoire, n’a pu vivre sa musique, condamnée par les mœurs de l’époque à se marier et à se taire. Gottlieb aurait-il été Amadeus sans son père ? Le talent pourrait-il germer sans une terre propice, un tuteur pour le guider vers la lumière ? Comment savoir que l’on est un grand pianiste si on ne croise pas d’instruments ? Si personne ne nous encourage à travailler ? Parce que le talent n’est rien sans le travail.

Peut-être sa mère a-t-elle étouffé certains aspects de l’homme au profit de l’artiste. Aurait-il été plus heureux différemment ? Comment ne pas se noyer dans son propre bouillonnement ? Des murs, souples, élevés par une âme bienveillante autour d’un esprit qui hurle en silence : « Contiens-moi ! Sauve-moi de moi ! » ne sont-ils pas bouée de sauvetage ?

Jardin des Tuileries

L’accueil de la différence me fait penser à une anecdote citée par Sir Ken Robinson, expert britannique en éducation et grand promoteur de l’encouragement à la créativité dans son livre L’Élément, quand trouver sa voie peut tout changer.

Au Royaume-Uni dans les années 1930, Gillian, une petite fille de huit ans ennuie son professeur. Sur sa chaise, elle gigote, elle papote, elle ergote. L’école s’émeut, soupçonne une difficulté d’apprentissage. Les médocs pour faire rentrer les gosses dans les cases n’ont pas encore été inventés. Il est demandé aux parents de l’emmener chez un psychologue. Lors de la consultation, le psy propose à la mère de sortir un instant du cabinet. Avant de quitter la pièce, il allume la radio. Puis mère et psy observent par la fenêtre. La petite fille se lève et danse. Avec une grâce inhabituelle et un grand sourire. « Madame, votre fille n’est pas malade. Inscrivez-là dans une école de danse. » Gillian Lynne deviendra chorégraphe pour les plus grandes salles anglaises et américaines.

La différence rend visible ce que d’autres ne perçoivent pas.

Ce samedi, dans ce théâtre parisien, nous prenons du bon temps. On sourit, au savoureux parler du journaliste de Radio Canada. On rit. Je pleure. À la fin, Glenn meurt. Bien sûr. Il est enterré depuis 1985 (près de sa mère). Quand les lumières reviennent au plafond, que la salle reprend ses couleurs, je baisse la tête et je renifle. J’essuie mes joues le plus discrètement possible, d’un revers de main, puis de l’autre. Je jette un regard sur les visages qui m’entourent. Je suis la seule dont le cœur déborde. J’ai l’habitude. Comme c’est compliqué parfois les sorties de théâtre ou de cinéma quand on vibre avec les spectacles.

À l’issue d’un long couloir, le T-shirt colle, une chappe de braise nous plaque à terre. Vite acheter deux bouteilles d’eau. Les boire au goulot en toute hâte. Puis, parce qu’il y a deux ou trois arbustes, se précipiter sur un Perrier citron à la terrasse d’un snack-bar russe. La touffeur accable. Condamne à l’immobilité. À la fenêtre, juste derrière moi, un musicien entonne, les yeux clos, avec sa balalaïka des chants traditionnels. Je suis mal à l’aise. La carte ne nous fait pas envie. Nous dinerons au hasard des rues, de tapas péruviens délicieux accompagnés d’un jus de maïs violet à l’infusion de fruits qui évoque la grenade.

Retour vers l’hôtel.

Les fanions des pays invités pour la coupe du monde de rugby dansent devant les terrasses. Quand au fond d’une salle de restaurant grand ouverte danse sur un écran le match en cours, mon mari s’arrête pour découvrir le score. En approchant de l’hôtel, nous longeons un pub australien animé. Tu veux y aller ? Non (c’est lui qui refuse).

Dans un passage couvert des grands boulevards, nous croisons un groupe d’Argentins dont les polos trahissent la nationalité. Dans le métro, nous avons croisé des Australiens. Dans la gare des Africains du Sud, des Namibiens, leur drapeau national accroché au cou en guise de cape. Mon mari leur a souhaité un bon match. « Pourvu que la Namibie gagne au moins un match », a répondu un grand monsieur avec ses petits-enfants.

Formidable coupe du monde de rugby ! Chaque touriste sportif affiche sa nationalité. L’ambiance reste bon enfant entre gens différents qui s’assument et respectent l’autre. On accueille leur altérité avec bienveillance. On respecte leurs besoins.

Les All blacks sont logés à Lyon, la chaîne de télé de rugby néo-zélandaise diffuse depuis les quais du Rhône. Les rues résonnent d’accents anglais des antipodes dans un étrange décalage spatio-temporel. Un peu comme cette canicule parisienne mi-septembre. D’habitude quand on monte à Paris après le quinze août on s’équipe de chaussures fermées et d’une petite laine. Dans le TGV du retour, nous voyagerons avec l’équipe d’Australie qui rentre à Saint-Étienne. C’est ce que nous a confié un policier de la haie d’honneur sur le quai. Notre benjamine, informée par texto, répondra : « Fais une Foto (sic) ! » Pas de photo. Les joueurs sont bien gardés.

La chaleur colmate notre nuit brassée par un ventilateur.

Paris, dimanche matin. Même l’ombre n’offre pas de répit. J’ai réservé une exposition au musée de l’Orangerie. Nous nous y rendons à pied depuis l’hôtel en passant par la place Vendôme. Par moment, pour profiter du calme, mon mari porte la valise pour éviter le frottement des roulettes sur le goudron. Zut la librairie anglaise des arcades de la rue de Rivoli est fermée le dimanche. Nous longeons le rugby village de la place de la Concorde. Les feuilles roussies des marronniers du jardin des Tuileries craquent. Contrôle de sécurité du musée. Tiens, mais ce n’est pas l’expo sur Modigliani ? Non. Elle ne commence que dans un mois. Fâcheuse habitude d’acheter des places en toute hâte…

Auguste Renoir Quelle est l’histoire de ce bouquet dans cette loge ?

Tant pis, tant mieux. La collection du marchand d’art Paul Guillaume est passionnante avec des Picasso, des Renoir, des peintures, des sculptures africaines. L’heure de notre TGV approche. Vite un passage par la boutique du musée. J’achète une biographie de Berthe Morisot, le journal de Sarah Bernhardt, un récit de Stefan Zweig. Vite. Vite. On va jeter un œil aux nymphéas de Monet ? Oui tout de même, puisqu’on est là. Un panneau explique que ces tableaux peints sur mesure ont été offerts par le peintre à l’État français pour célébrer l’armistice en 1918. Monet a conçu les deux salles ovales pensées comme un espace de recueillement. Il est demandé au public de respecter le silence.

Le long du couloir d’accès, deux dames asiatiques règlent leur audio guide. Beaucoup de visiteurs, assis sur les bancs au milieu, debouts, dans un brouhaha de chuchotements. Je tourne et me retourne pour admirer ces peintures pas vues depuis quarante ans. Bleus, violets, ultraviolets que Claude Monet discernait à la fin de sa vie. Et là, choc, surprise, je sens l’émotion monter. Une force appuie sur ma poitrine, une autre me serre la gorge. Je concentre toutes mes forces pour éviter le débordement (un comble au milieu des étangs de Giverny). Mes yeux cèdent. Dans un musée, cela ne m’était jamais arrivé.

L’intensité amplifie-t-elle avec l’âge ?

J’apprendrai dans la biographie de Berthe Morisot de Dominique Bona, que sur le certificat de décès de la première femme peintre, figure de proue du mouvement impressionniste, collègue et amie d’Edouard Manet, d’Auguste Renoir, d’Edgar Degas, Claude Monet et bien d’autres artistes, le préposé a inscrit « sans profession ».

La différence, ça dérange tellement parfois qu’on ne la voit pas.

Marie T., l’amour et les forêts

Aux femmes brisées par une relation qu’elles pensaient amoureuse

Adieu le voyage italien. L’actualité artistique et un certain anniversaire m’ont imposé le sujet de cet article. Il peut blesser les âmes sensibles. Il devrait choquer tout le monde. Moi j’ai failli en mourir.

Lyon, rive gauche, début août, en début de soirée. Il fait un peu frais, j’ai enfilé un gilet blanc de coton sur ma robe verte. Mon mari et moi sommes dans notre antique et fidèle Toyota, enfin réparée après mon accident.

Je tends le bras.

« Là, là. Y’a une place, là aussi, une autre »

Il y en a partout, le stationnement est aisé dans les rues vides. Vite un créneau entre deux platanes. Le film commence dans huit minutes à peine. Je pensais gagner du temps en achetant nos places en ligne, mais la transaction n’a pas fonctionné. Personne devant l’entrée étroite du petit cinéma lumière Fourmi Lafayette. Aucune attente à la caisse. Remonter le couloir, pousser la porte de la salle une. Ouf. La lumière est encore allumée.

Dans la salle de poche attendent une vingtaine de spectateurs. La climatisation n’est pas trop forte. Nous nous installons au fond à droite, le plus loin possible des autres, dans des fauteuils de velours noir au dossier brodé d’une fourmi. J’ai lu que le nom provenait de la proximité avec la salle de spectacle de la Cigale (aujourd’hui le Théâtre Tête d’Or). Quand je pense que je n’y avais encore jamais mis les pieds dans ce cinéma.

Nos soirées en amoureux sont rares. J’ai pourtant décidé de consacrer une sortie exceptionnelle à un sujet difficile. J’avais prévu de voir ce film dès sa sortie, je vous en avais d’ailleurs parlé (dans l’article Silences). J’adore aller seule au cinéma, en journée, dans des salles minuscules. Pour ce film en particulier, mon désir était guidé par un besoin de recueillement. Je savais que j’allais être chahutée, je ne voulais pas être distraite.

Et puis finalement, je n’ai pas pu y aller avant notre voyage. Au retour, il ne passait plus que dans une seule salle. Je l’ai proposé à mon mari, pour notre soirée échappée.

– On va au cinéma ? Y’a un film que je voudrais voir.

-Tous les quatre ? On emmène les filles ?

-Non, ce n’est pas un film pour les enfants.

Je m’entends répondre cela. Oui, c’est horrible pour des enfants, même pour des adolescentes, même pour des adultes. Pourtant, il leur faudra le voir pour savoir. Plus tard, quand elles auront mûri. Ce n’est pas un film pour jouer à se faire peur entre deux bouchées de pop-corn. Dans ce cinéma, il est interdit de manger. Et si le sujet est glaçant, c’est parce qu’il est vrai.

La lumière s’éteint. J’ai hâte que les bandes-annonces de rétrospectives s’achèvent. Le film commence enfin. Virginie Efira est assise bien droite, à côté d’une porte fermée. Elle semble attendre un rendez-vous.

C’est parti Estelle, tu es montée sur le grand huit, maintenant tu n’en descendras pas avant la fin.

L’amour et les forêts de Valérie Donzelli.

Forêt-lumière, forêt verte, forêt-chaleur, forêt ouverte, paroles, ciel.

Amour-charme, amour-désir, amour-famille, amour-maison. Maison-nuit, murs, portes et fenêtres fermées. Maison bâillon. Silence. Flou des repères. Flou de la caméra argentique. Texture de la vie qui s’effrite. La honte, le doute dans les interstices. Le corps et l’esprit qui crient famine. Le cœur aussi tiens si on y pense. Surtout lui le cœur. Lacéré, trompé, mutilé.

Amour-fil de soie, qui enveloppe, retient, réchauffe, entrave, étrangle, étouffe.

Mais les autres que font-ils ? Quels autres ? Les amis-collègues traités de cons ? La famille tenue à longueur d’autoroute ? Que leur dire ? Comment leur dire ? Le fil de soie qui aveugle, les a éblouis.

(Parfois, il est toujours là, à faire hésiter la main lorsqu’on décide de publier un témoignage.)

Dans les dialogues sont glissées des citations d’auteurs classiques sur l’amour douleur, le plaisir de faire couler les larmes. La bande-son chante sur le même thème.

Emprise, enfermement, doute, culpabilité. La violence psychologique, dissimulée aux yeux de tous, tue. Les bleus invisibles saignent à l’intérieur. Hémorragie de souffrance indicible. Si les mots ne suffisent pas, les mains s’en chargent. Alors les bleus apparaissent, visibles à qui accepte d’ouvrir les yeux.

J’ai serré fort la main de mon mari, rassurante et chaude. Je n’ai pas pleuré. Pas trop.

À la sortie, le jour s’attarde.

– Tu sais je suis jalouse de cette avocate. Elle est bienveillante, elle écoute et surtout elle est compétente et elle agit.

Merci Valérie, pour ce film nécessaire.

En passant devant le Théâtre Tête d’Or, nous levons la tête pour étudier le programme de la saison prochaine. J’y suis attachée à ce théâtre où j’ai fait un stage pendant mes études. C’était encore un théâtre artisanal, à l’emplacement du nouveau palais de justice. Je n’y ai encore vu aucun spectacle depuis qu’il a déménagé dans la salle de la Cigale. Je ne suis pas encore à l’âge d’aller écouter des chansonniers. Mais là une actrice attire mon regard : Sylvie Testud, seule en scène. Tiens, on pourrait aller la voir, non ? Puis je lis le titre Tout le monde savait. Je comprends. Je veux d’autant plus y aller.

Plus tard, je lirai une présentation de ce spectacle. C’est encore pire que ce que j’imaginais. Je renoncerai. Le recueillement oui, le traumatisme non.

J’aime feuilleter les podcasts de Radio France, pendant ma pause déjeuner, quand je suis seule. L’autre jour, j’ai pris mon tricot (un gilet vieux bleu comme on dirait vieux rose) qui n’avance pas compte tenu des températures, et pensais lui ajouter quelques rangs. Avant, j’ai donc cherché un podcast et suis tombé sur la rubrique suivante : «Marie Trintignant, inoubliable. 20 ans après sa mort tragique, une sélection de podcasts pour se souvenir de Marie Trintignant, actrice à fleur de peau.»

J’ai posé mes aiguilles et écouté le premier podcast «  Le silence est au cœur de toutes les affaires de féminicides ». Fascinée d’effroi, j’ai écouté la journaliste raconter son enquête et expliquer que les causes du décès de Marie T. n’étaient pas celles que la presse nous avait servies à l’époque. Une chute malencontreuse sur un radiateur ou une table basse (selon les versions), une dispute d’amoureux qui a mal tourné. Marie a été méticuleusement tabassée. Une vingtaine de coups, des os du crâne et du visage fracassés.

J’apprends aussi que la femme de monsieur Cantat, la légitime, celle d’avant et d’après Marie, s’était suicidée. Pauvre homme, il en a de la déveine, deux de ses compagnes, pétillantes jeunes femmes, qui s’éteignent comme ça.

D’un coup.

D’un coup de trop.

Éclats de souvenirs. Un trajet en avion vers Samos. Je lève le nez de mon roman et jette un œil de l’autre côté de la travée, au journal que lit un passager. Mon regard s’accroche, happé par un titre inattendu : Marie Trintignant est morte, sous les coups de son compagnon.

Le vent n’aura pas eu besoin de l’emporter, un noir désir s’en est chargé.

Surprise. Choc. Peur. Mon corps raidi s’appuie plus fort contre le siège, contre l’appuie-tête, sur l’accoudoir. A l’arrière de mon crâne et de mon coude gauche des blessures me lancent. Ils sont encore tout frais ces bleus.

Ces bleus que je voulais alors cacher.

Chère lectrice, cher lecteur,

Ce sujet qui dérange est sorti par effraction de mon coeur et a fait un hold up dans notre relation. Il lui a fallu 20 ans pour se dire, alors je l’ai accueilli, un peu étonnée, soulagée et avec bienveillance. Souvenons-nous, ce ne sont pas les témoignages qui tuent, c’est le silence.

Un petit clin d’oeil de Venise, pour vous quitter sur une note poétique :

Rue du milieu de la vie

Silences

Parenthèses, seule à la maison et dans la forêt de la Grande Chartreuse

Chut, tendez l’oreille.

Écoutez.

Vous n’entendez rien ?

Je m’offre du silence.

Entrez.

Je vous le prête.

Surtout, ne dites rien.

Je vous invite quelques instants dans l’œil de mon cyclone.
C’est un tourbillon au parfum de tilleul et au goût de cerise. D’ailleurs, tout se mélange et les fleurs de tilleul ont un goût de cerise parce que j’ai découvert Rimbaud avec exaltation un jour de juin, en préparant le bac de français. Ma mère m’avait mis dans les mains une édition reliée en cuir marron gaufré, aux illustrations délicates monochromes vertes. J’ai lu On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans, en maillot de bain, étendue dans la cour sur une chaise longue profonde et basse dont il était difficile de s’extraire. Préparer le bac c’était une affaire sérieuse, mais travailler le hâle aussi. Ma main droite plongeait dans une cagette de fruits juteux. Je faisais attention à ne pas tacher de mes doigts collants le papier crème épais. Les tilleuls de juin de la promenade avaient le goût de la cerise. Depuis, tous les tilleuls sont rouges.

Comme j’aime le début du mois de juin ! Je circule le nez en l’air à humer les floraisons. Les seringats sont passés, mais les chèvrefeuilles m’autorisent un détour, et je reconnaitrais les yeux fermés, la station de métro Jean Macé. Le parfum des tilleuls de la place descend jusque sur le quai. Quel bonheur dans un endroit habituellement malodorant (encore plus depuis que des gens sans odorat ont imaginé déployer des odeurs de synthèse à la vocation honorable de rassurer et de « dissimuler » les effluves écœurants. C’est raté. Là où je passais rapidement et en apnée, je retiens désormais des nausées.)

Bienvenue dans mon silence. Du silence parfumé. Un trésor rare, précieux, convoité.

Du rien. Du vide.

Le contraire de l’ennui.
Lorsqu’un jour j’ai mentionné l’ennui dans ces lignes, une lectrice m’avait dit m’envier, d’avoir le loisir de m’ennuyer. Lui répondre m’avait permis d’éclaircir le point suivant : mon ennui n’est pas de ne savoir quoi faire, comme le déclare ma benjamine avant même d’avoir terminé l’occupation en cours. Mon ennui est au contraire d’être débordée de contraintes. Le quotidien me confisque à moi-même.

Mon ennui c’est le rendez-vous chez le médecin pour l’une, l’enchaînement de bus bondés, le coup de fil au collège, les emails administratifs, les trucs à faire qui débordent de mes oreilles, le saut à la supérette pour acheter des yaourts, le lave-linge à faire tourner, le chien qui aboie, la machine à étendre, le chien qui aboie, la serpillère à passer dans la cuisine, mais pourquoi ça colle tant là, le linge à rentrer il va pleuvoir, le saut à la poste pour aller chercher un colis alors que j’étais là quand le livreur est passé (mais quand allons-nous réparer cette fichue sonnette ?), l’email à l’architecte très long, pour lui expliquer ce qu’on a choisi pour les travaux et lui poser des questions, l’appel à l’assurance parce que bon, un type m’a foncé dedans dans un rondpoint, moi qui voulais juste aller nager, et la veille déjà je n’avais pas pu aller à la piscine car le chien refusait de rentrer dans la maison et en ouvrant le portail elle risquait de se barrer, et la voiture est cassée et si on veut partir en week-end comme prévu, il faudra en louer une à la gare de la Part Dieu, mais non on ne peut pas tous y aller car on a le chien, le chien qui aboie contre le facteur qui passe trop vite avec sa moto électrique qui fait bip bip, et le chien est interdit dans le métro même dans le métro qui sent bon le tilleul, donc mon mari devra faire l’aller-retour seul à la gare pendant que je gérerais la crise entre mes ados et leur mère comme à chaque départ précipité, mais pourquoi le réveil n’a-t-il pas sonné, et après on remplira le petit coffre avec les sacs à dos et l’habitacle avec les trois enfants et le chien et dans cette voiture de location moderne, je n’arriverai pas à mettre une autre radio que NRJ même avec les conseils de mes trois enfants derrière, et quel cauchemar l’odeur de ma ceinture de sécurité qui garde l’empreinte du parfum du précédent passager, faire bonne figure en arrivant parce qu’on est là pour se régaler tout de même, se souvenir que le nombre de jours pour acheter mon logiciel d’aide à la traduction en promotion est limité, faudrait que j’y pense lundi parce que bon, j’ai quand même des projets professionnels, ah zut, je n’ai pas rappelé le kiné de ma grande qui a demandé à changer le rendez-vous qui tombait en même temps que quoi déjà et Doctolib bugge et c’est quoi ce formulaire rempli qui traine pourquoi elle ne l’a pas apporté à la gym, et…

Mon ennui c’est ça.

Face à du temps blanc comme une page vide, je ne m’ennuie jamais.

Le pire c’est le bruit. Le bruit du camion poubelle ou du chien qui aboie. Les vibrations de la fête au-delà du quartier. Le chaos du monde qui tambourine dans mon téléphone ou dans les magazines que pourtant je fuis. Le brouhaha des mots. Des mots entendus malgré moi, des mots écoutés, des mots lus, des mots qui flottent à la surface de ma conscience. Des mots dits. Des mots écrits. Des mots qui racontent. Des mots qui corrigent l’expression française de ma tribu polyglotte. Des mots qui traduisent. Des mots qui avouent.

L’intensité sensorielle, un cerveau feu d’artifice, les émotions puissantes même positives… autant de germes d’épuisement. Créations intenses tous azimuts… pour mon entreprise, le jardin, les travaux. Ma cervelle bouillonne. Il me trouve des tas d’idées plus ou moins utiles dans les ténèbres de la nuit. Merci à toi caboche. Au panier. Fous-moi la paix.

Dans ma peau le confort n’est pas assuré. Ça tambourine là-haut avec l’impression de mâcher du papier aluminium en marchant sur des rochers acérés. Vite intervenir sinon… sinon le sommeil va me fuir et je vais mordre. Vite un barrage contre la surchauffe.

Les « il faut » et certains soucis sous-jacents n’offrent aucun répit.

Trois événements empilés sur deux jours consécutifs ont eu raison de ma résistance. Le troisième m’a mise à terre. Mon courage m’a lâché, les larmes ont coulé pendant quatre jours. (C’est beau cette progression mathématique, deux, trois quatre. Ça s’arrête là.)

Brutalement, j’ai cessé de suivre comme un pantin le discours tyrannique de ce qu’il est convenu d’appeler la charge mentale. Il a déblatéré tout seul. Plus rien n’a eu d’importance. Mes jambes ont refusé d’avaler les escaliers quatre à quatre. Mon piano n’a reçu qu’un regard de travers, un peu honteux, pardon de te laisser tomber. Pardon de m’être laissée tomber. Seul lien avec le monde accepté : le contact avec les touches de mon ordinateur pour avancer sur mon projet professionnel. Un mot après l’autre.

Le jeudi de l’Ascension est arrivé, comme ça arrive au mois de mai. Nous devions partir quatre jours à Paris. J’avais réservé deux pièces de théâtre, une exposition de peinture, des retrouvailles avec des amis. Chouette, de l’art, de l’amitié, une rupture dans le quotidien.

Non.

Impossible.

Mon corps a refusé et m’a offert la pause que mon esprit refuse sinon de m’accorder.

Partez, partez sans moi.

Laissez-moi me ramasser à la petite cuillère et ériger un barrage contre les mots.

Laissez-moi m’offrir une parenthèse.

Clac du portillon. Ils sont partis.

Oui, le chien aussi.

Effondrement soudain de silence. Maison engloutie dans le vide pour quatre jours.

Depuis combien d’années, n’ai-je pas disposé de quatre jours seule chez moi sans aucune contrainte ?

À l’ombre du lavatère

Il faisait encore frais. J’ai rangé notre pièce de vie pour la rendre propre et apaisante en écoutant en boucle la playlist de Spotify associée à Ta place dans ce monde de Gauvain Sers. Des chansons tristes pour libérer émotions et larmes. Elles se sont taries. Je me suis installée dans mon canapé-radeau. Lors de trouées de soleil, je suis descendue dans le hamac. C’est tout.

À part la visite d’une amie et notre échappée à la piscine le vendredi et l’appel téléphonique d’une autre le lendemain, je n’ai pas parlé pendant quatre jours. J’ai écrit quelques pages avec un stylo Bic bleu sur un carnet à pleurs, pardon à fleurs, et fini de tricoter une marinière en alpaga (mettez le nez dessus, ça sent le chameau).

J’ai regardé (revu pour certains) les films pris à la médiathèque ou trouvés sur Disney+ Everest, La montagne entre nous, Wild, La rivière sans retour, L’Ascension, Calendar girls… Thématique grands espaces. Ouverture. Rédemption.

J’ai enrichi cette passion soudaine pour les hauts sommets depuis mon salon, en écoutant des podcasts (George Mallory a-t-il atteint le sommet de l’Everest en 1924 ?), en lisant la BD Ailefroide de Jean-Marc Rochette, en dévorant les deux premiers tomes du manga de Jirō Taniguchi. L’adaptation en film d’animation Le sommet des Dieux est magnifique. Les volumes suivants m’attendent, réservés à la médiathèque.

Puisque nous voilà à la rubrique cinéma de cet article, sachez que ma liste foisonnante de trucs à faire prévoit une sortie au cinéma pour voir le dernier film de Valérie Donzelli D’amour et de forêts. L’approche intelligente, féministe et pétillante de la réalisatrice m’a déjà séduite dans Nonna et ses filles et Notre-Dame. Je souhaite découvrir comment elle évoque le processus pervers de l’emprise et des violences conjugales.

Petit Som

Il m’en a fallu des années de lectures, de rencontres et d’échanges pour arriver à écrire un témoignage sur la question (eh non, pas ici). Pour accepter d’abord, comprendre ensuite, que confier des épreuves n’est pas un signe de faiblesse mais permet le lien avec autrui. Ce sont les failles que je recherche entre les mots écrits ou dits. Les paillettes d’authenticité échappées des vibrations d’un partage. Le papier glacé (glaçant) des gens qui contrôlent leur image impeccable me rebutait avant. Aujourd’hui cette dernière me fait fuir. Ce film réveillera des souffrances. Tant pis. C’est une étape sur le chemin de la mise à distance et le rappel que oui il y a des salauds. Et que non tomber dans leurs filets ne fait pas de nous une coupable, mais une victime.

Presque une semaine s’est écoulée entre le premier jet de cet article et la décision de sa publication. Je l’ai collé sur mon site, sauvegardé le brouillon en ligne, et me suis déconnectée pour réfléchir. Ai-je envie, au moment où je lance mon activité professionnelle, de confier un repliement intime ? Ce matin la réponse est oui. Tant pis pour ceux qui renient leur humanité et confondent défaillance et courage de partager. Je leur tire la langue.

Hier j’ai frôlé le silence. Une autre qualité de silence. Un silence palpable, millénaire, rythmé par les cloches de l’église et les clarines des vaches, le froissement dans le vent des branches des frênes de l’allée et de la forêt alentour, les stridulations de criquets invisibles. Un silence gardé par de hauts murs de pierre, des toits de tuiles vernissées en écaille, anciennes, superbes (et d’autres récentes homogènes et ternes), des toits en ardoises ou couverts de tavaillons lessivés par trop d’hivers.

Grande Chartreuse

Avec une amie nous sommes parties marcher en Chartreuse pour le week-end. C’était une surprise, cette parenthèse verte. Un changement de dernière minute a décalé le projet initial (ailleurs, dans une autre configuration). Nous avons été soulagées de trouver une chambre disponible quelques jours avant notre départ dans une région que nous aimons toutes les deux.

Cirque de Saint-Même

Hop un sac à dos, deux gourdes, des chaussures de marche éprouvées. Zut j’ai oublié le chocolat. Balade du samedi vers la cascade du Guiers dans le cirque de Saint-Même, gouter de clafoutis sur les pistes fleuries de la microstation de ski où mes deux grands enfants ont dévalé quelques pentes. Leur petite sœur était encore bébé sur une luge. La randonnée du dimanche, plus ambitieuse, nous a menées dans les rafales du vent du sud, jusqu’au pied des barres rocheuses du Petit Som. Nous avions garé la voiture au parking du musée, la Correrie (ancien poste avancé de la Grande Chartreuse, ou plutôt poste avancée puisqu’il s’agissait du service du courrier et d’accueil des nouveaux convertis) et rejoint, deux kilomètres plus haut, le monastère. Oui celui où est produite la liqueur verte.

Blotti dans une combe entre deux pentes de forêts à 850 mètres d’altitude, le bâtiment, tout en toits (quatre hectares), clochers (huit), et fenêtres est immense. Il accueille une trentaine de moines, inspirés par le fondateur Saint-Bruno.

Dans la forêt superbe, les arbres démesurés touchent le ciel qui s’éclaircit. Je lis aujourd’hui que c’est la plus grande des Alpes (classée forêt d’exception depuis 2015), celle qui a approvisionné la marine royale au XVIIIe siècle. Nous traversons la scierie à 1 000 mètres d’altitude. La vue de carte postale se renouvelle à chaque lacet du sentier. Je me retourne souvent pour l’admirer. Mais le vrai trésor, l’âme du monastère qui infiltre ce coin de Chartreuse c’est ce vœu, ce choix du silence. La route d’accès au parking prévient le visiteur : « vous entrez en zone de silence dans le désert de Chartreuse ». Un silence habité, contemplatif.

Aucun mot et pourtant tout est dit.


Un jour c’est sûr, je m’échapperai pour quelques jours de retraite dans un couvent ou un monastère. Les personnes qui entrent dans le silence armées de leur seule foi me fascinent. Peut-être voudront-elles bien accueillir un temps le tourbillon de ma cervelle entre leurs murs. (Si cela vous intéresse, lisez Ressac de Diglee, sensible et émouvant).

Lys

Les lys martagon dans l’allée du monastère sont encore en bouton, mais là-haut, sur les alpages, les lys blancs dansent dans le vent, entre boutons d’or, trolls et arnica, œillets des poètes roses, géraniums violets, raiponce bleue… Juin éclabousse la montagne de couleurs. J’ai envie de chanter « The hills are alive with the sound of music… » avec un tablier à carreaux comme Julie Andrews au début de La mélodie du bonheur.

Tendez l’oreille.

Du silence ? Toujours un peu. Entre les vibrations d’outils dans un chantier plus haut, le frisson d’une guirlande de ronds de papier contre le mur, le gazouillis des mésanges dans notre jungle de poche, non tondue, non taillée par égard pour les sauterelles – que j’aimerais retrouver. Et une cigale à une note, « rayée » comme les disques noirs d’avant.

Je vous la prête aussi. Elle au moins mon tourbillon ne l’emportera pas.

P.S. : Inscription sur le mur de la chartreuse au niveau du portail des écuries, au dessus d’une petite fontaine : Les moines qui ont consacré leur vie à Dieu vous remercient de respecter leur solitude dans laquelle ils prient et s’offrent en silence pour vous.

Le millefeuille du temps

Étape dans un village anglais, souvenirs à Londres et rencontre dans le Pilat

La traversée en ferry depuis l’île de Wight s’est bien passée ?

Je vous propose de mettre le cap plein Est, au-delà de Brighton, pour un petit village charmant : Rottingdean. Nous allons retrouver ma belle-sœur qui y habite. Ce village sur la côte sud de l’Angleterre se niche près d’une plage de galets de silex, elle-même blottie entre des falaises de craie. Halte protégée sur la Manche et équipée d’un point d’eau douce (une mare), les pirates s’y sont installés les premiers. L’accès à la mer isolé, des tunnels et des grottes ont permis la prolifération de commerces illicites comme en témoigne l’enseigne d’un pub Smuggler’s rest (le repos du contrebandier). Calme, nature omniprésente, mer, beauté, histoire. C’est un coin où j’aimerais vivre.

Au loin, la Normandie

Faute d’en trouver un sur place, notre AirBnb est dans un village voisin, juste au sommet de la falaise avec vue sur la mer, les étoiles (et entre deux bancs de brume, le champ d’éoliennes au large de Brighton). Parce que la marée était basse, nous avons choisi de rejoindre notre destination par le pied des falaises. Les éclats de craie éparpillés dans l’herbe évoquent le jour des marguerites, la nuit, des constellations. La promenade bétonnée s’égaie de dessins d’enfants éphémères.

À Rottingdean, nous avons tendu la main par dessus la barrière pour caresser les moutons dans le pré voisin du jardin de ma belle-sœur. Guetté les petites queues blanches bondissantes des lapins dans l’enclos des chevaux en face. Salué le long du sentier les bluebells, ces jacinthes sauvages bleues (parfois roses ou blanches), aux clochettes souples, dont les stations si prisées ont un nom : les bluebell trails (les pistes aux jacinthes). Nous avons partagé le Sunday lunch (avec des Yorkshire puddings) dans un pub (un autre) et dégusté un cream tea au soleil dans un salon de thé adorable.

Cream Tea

Le cream tea est une de mes institutions anglaises préférées. C’est comme jouer à la dinette avec sa meilleure copine, en buvant du thé fort brûlant et croquant des scones énormes barbouillés de crème épaisse et de confiture de fraises. Bien meilleurs que la soupe de pétales de roses écrasées à la gadoue d’autrefois. Sur le menu, une citation de Billy Connelly me fait sourire : « Ne fais pas confiance à quelqu’un qui, laissé seul dans une pièce avec un tea cosy [ce bonnet pour maintenir la théière au chaud] ne l’enfile pas sur sa tête. » Notre théière n’en n’avait pas. Nous n’avons rien eu à enfiler.

Kipling Gardens

Le long de la rue principale, les petites boutiques composent un passé de livres d’images (Disneyland en version authentique). Le fish and chip shop permet de déjeuner sur la plage si l’on prend garde aux mouettes chapardeuses. Des plaques commémoratives rappellent que ce coin de paradis a attiré les artistes. Rudyard Kipling, l’auteur de Le livre de la jungle et du magnifique poème Si… (« tu seras un homme, mon fils ») y a vécu de 1897 à 1903. Un charmant jardin entouré de murs de pierres, composé de plusieurs espaces (dont le terrain de croquet municipal – oui comme dans Alice au pays des merveilles, mais sans les flamants roses) porte son nom. En face s’élève North End House, la maison d’un oncle de Rudyard Kipling, l’artiste peintre préraphaélite Sir Edward Burne Jones. Une fenêtre tout en hauteur permettait de faire passer les toiles de grande taille. (Sans doute pas l’immense qu’on a vue au V&A Museum).

Sur le parking de la plage, ma grande fille s’approche d’une pancarte d’informations touristiques.

— Maman, maman vient voir. Cary Grant est venu ici !

Tudor Close

— Cary Grant ?

Oh, mon acteur chéri ! J’aurais marché dans ses pas ? Ouah !

Je lis que oui il a logé à l’hôtel Tudor Close. Quoi ? Cette somptueuse demeure au début de la rue de ma belle-sœur, que je photographie à chaque passage, était un hôtel ? Elizabeth Taylor y a logé aussi pendant le tournage de National Velvet (Le Grand National).

La cour intérieure

Tudor Close, ensemble de sept maisons en brique et silex construit dans les années 1920, devenu hôtel de luxe, a été à nouveau divisé en habitations particulières dans les années 1960. Hop un coup d’œil à droite et à gauche, personne, entrée furtive sur le parking commun pour respirer la clématite superbe et voler une photo à travers le portillon de bois. Une pancarte annonce qu’une maison est en vente. Quelques recherches en ligne en donnent le prix, informent que le bâtiment est classé, et… qu’il a inspiré le jeu du Cluedo. Sa version originale dans les années 1940 s’appelait Murder at Tudor Close.

Lorsque nous avions séjourné à Rottingdean quand les filles étaient petites, nous étions dans un charmant couvent de religieuses, et avions sympathisé avec Sister Cecile. Aucun fantôme, ni de Cary Grant, ni du Docteur Lenoir.

Départ de Rottingdean pour Londres au cœur d’émotions mitigées : regret de partir, joie de retrouver la capitale après notre trop longue séparation. Poursuivre dans le présent mon voyage dans le passé. Comme la falaise dévoile dans ses strates les époques géologiques, les événements des années passées infusent mes jours.

Les promenades à Londres regorgent de millefeuilles émotionnels.

À Kensington, je retrouve chez Harrods, la petite Estelle de neuf ans, aux côtés de sa mère éblouie devant une azalée rose tout en fleurs grande comme un lit double, ou cette même maman qui achète dans les magnifiques foodhalls, département alimentation, un bonhomme en biscuit, qui nous nourrira pour la journée, parce que bien sûr quand on enchaine les musées, on (suivez mon regard) ne pense pas à manger (ni à s’arrêter). À ce nouveau passage, oppressée par les hordes de touristes (et par des voix françaises), je n’ai qu’une envie : quitter les foodhalls et Harrods. Traverser le rayon parfumerie me donne envie de vomir. Heureusement les petites rues nous permettent de rallier les musées dans le calme.

Au Science museum, je revois mon petit garçon jouer avec les bricoles du magasin du musée. Au V&A Museum, je croise une Estelle jeune adulte éblouie par les motifs des tissus et des papiers peints. Puis l’odeur du métro ressuscite l’enfant de neuf ans.

L’Angleterre vibre des préparatifs du couronnement de Charles III prévu le samedi 6 mai (Coronation day). Chaque chaine de magasins a édité une ligne consacrée de boites à gâteaux ou à thé, a développé des sacs à l’effigie de la journée. Dans ce marketing foisonnant, comment identifier le logo officiel ? Les buralistes, les supermarchés vendent des coronation boxes : le kit du couronnement avec fanions, vaisselle en carton, chapeaux, et autres articles de fête, le tout aux couleurs de l’Union jack. Des vitrines affichent des figurines de carton grandeur nature de Charles et Camilla (ça fait un peu peur). Un concours de cuisine a été lancé : quel sera le plat créé en l’honneur de Charles III ? Pour Élizabeth II c’était le Coronation chicken (dont le nom original était poulet Reine Elizabeth), pour une autre reine, la Victoria sponge dont nous avons déjà parlé.

Un Anglais d’un certain âge m’explique que le couronnement suit un rituel identique depuis mille ans, et que les huiles saintes sont importées de Jérusalem. Quelques minutes plus tard, il remarque : « Oh ces Français, quand on augmente l’âge de la retraite, ils descendent dans la rue. Ils n’aiment pas le changement ». Vraiment ?

Ma position concernant la monarchie britannique n’est pas claire. Je trouve choquant cet anachronisme, indécent cet étalage de richesse dans un pays où tant vivent dans la pauvreté, et idiot le fait de confondre génétique et accent pointu et compétences. Pourtant l’engouement de beaucoup pour leur famille royale est touchant (on a croisé deux boites aux lettres à l’effigie d’Élisabeth II décorées de doudous) et on ne peut pas dire que le système démocratique ait fait émerger des talents exceptionnels ces dernières années.

Sans doute regarderons-nous un instant le couronnement à la télé samedi. Cette mise en scène, ce jeu de rôle grandeur nature, infuse la culture familiale. Mon mari a acheté des fanions, plus pour le fun que pour le symbole monarchique. We shall see.

Devant un pub

Je vous quitte avec un cadeau.

Un cadeau tombé du ciel, comme mon thé avec les dames anglaises dans l’église de Ventnor.

Laissez-moi vous raconter.

Sainte-Croix-en-Jarez

Premier week-end de mai, un jour de beau temps, le dimanche, j’ai envie d’étrenner mon nouveau guide de randonnée dans le massif du Pilat. Des amis acceptent de nous accompagner. Découverte à Sainte-Croix-en-Jarez d’un des plus beaux villages de France, ancienne chartreuse créée en 1280 et transformée en village à la Révolution. Circuit dans des combes fleuries, sur des crêtes couvertes de pins et de landes, au parfum âcre de genêts (qui me renvoie chez mon grand-père). Pas de muguet dans les sous-bois. Pique-nique sur fond de champs et de chant d’alouette. Retour au bourg, qui a encore tout de l’architecture d’une chartreuse, avec un cloître miniature piqueté de pâquerettes.

Comme j’aime les cloîtres ! Un appel spirituel ouvert sur le ciel, habité de pas anciens, de brins d’herbe, et parfois, de fleurs, et protégé de la fureur et des bruits du monde par quatre murs. Je l’explique à mes filles. Ma plus jeune s’exclame : « Tu pourrais devenir religieuse comme Sister Cecile ! » (de Rottingdean). Euh non ma fille. Pour cela il ne faudrait pas être mariée et l’idée « d’entrer dans les Ordres » m’effraie, moi qui n’aime ni en recevoir ni en donner.

Entrons donc dans les « désordres » jolis.

Pour retourner au parking, un panneau nous conseille de suivre un sentier entre le ruisseau et le terrain de foot tondu du matin. Sur la passerelle de bois je ralentis, pour regarder l’eau en dessous. J’imagine, le radeau de brindilles attaché par des brins d’herbe et pavoisé de boutons d’or, qui chavire sous la cascade pour rire.

Une vieille, bien vieille dame, arrive à notre rencontre, le pas assuré par une canne. Elle nous voit mon mari et moi, scruter au-delà de la rambarde, entre les herbes folles, l’eau qui court.

La passerelle

— Si ça vous intéresse, c’est sur cette pierre que les dames avant lavaient leur linge.

— Ah oui ?

Bien sûr que ça m’intéresse.

— La pierre, elle était plus haut dans le ruisseau avant. Moi je venais rincer mon linge dans le ruisseau, même quand j’avais ma machine.

— Vraiment ?
Je dois avoir les yeux ronds, et la bouche ouverte. Encore, encore, j’adore, racontez madame.

— Oui ça me rappelait quand j’allais laver le linge avec ma grand-mère. J’aimais beaucoup.

Donc il doit y avoir 75, 80 ans ?

— Oh comme c’est chouette !

— Si vous avez l’esprit écrivain, oui.

— Mais oui, mais oui, j’écris !

Je manque de m’étrangler. Incroyable, cette remarque.

— Vous êtes écrivain ? Vous connaissez Marie Billetdoux ?
— Un écrivain qui s’appelle Billetdoux ? Oui je connais.

Je connais une Raphaële Billetdoux. Un de ses livres est dans la bibliothèque de mes parents (c’est-à-dire sur des étagères dans la lingerie). Je l’ai souvent regardé, tenu dans les mains, sans jamais l’ouvrir. Couverture jaune des éditions Grasset, le nom de l’auteur et son titre me fascinent sans que j’aie besoin de lire le texte. Souvent je repense à ce titre formidable. Mes nuits sont plus belles que vos jours.

— Elle vit encore ?

— Je ne sais pas.

— C’était une amie de ma fille. Elles ont eu toutes les deux un cancer, elles sont parties en voyage ensemble… On est dans une chartreuse, on devrait parler d’autre chose…

— Mais non, madame. Non, c’est passionnant ce que vous me dites.

Je lui touche l’épaule, j’ai envie de la prendre dans les bras cette dame. Je n’ose pas.

— Ma fille est morte, mais j’aimerais la contacter. Mon je suis vieille, mais mon petit-fils l’a cherchée. Par son éditeur, peut-être ?

— Oui par son éditeur sûrement…

Sourire triste. Je tape rapidement le nom de l’auteur sur l’écran de mon portable. Je n’ai pas le temps de poursuivre en détail, on m’attend.

— Je me souviens d’un livre chez mes parents. Mes nuits sont plus belles que vos jours.

— Oh, il m’a fait pleurer ce livre.

(Voilà sans doute pourquoi je ne l’ai pas ouvert. Peut-être que le sujet m’en a dissuadé).

— Elle s’appelait Raphaële. Mais à la mort de son mari trois semaines après le mariage, elle a pris son deuxième prénom : Marie.

Tout s’explique.

J’essuie une larme d’un revers de main. Comme j’aimerais parler longtemps avec elle. Dans ce village minuscule envahi aujourd’hui par une course à pied et les portes ouvertes de la ferme, quelle était la probabilité de croiser une habitante de toujours et d’échanger avec elle ? Et surtout de sentir une vraie rencontre ?

Sourire immense.

Nous longeons le pré. Mon amie marche à ma rencontre.

— Il m’est arrivé un truc génial, un magnifique cadeau. Je ne te le dis pas, tu pourras le lire dans mon prochain article.

Une émotion intense doit se digérer avant d’être partagée. Prenez-en soin.

Vous savez quoi ? J’ai envoyé un message à l’éditeur pour Marie… Je n’ai pas pu m’empêcher de me mêler de ce qui ne me regarde pas. Parfois les rencontres ont besoin d’un coup de pouce, un Email ou une pierre plate dans l’eau.

La pierre plate

J’écoute en vous écrivant Pavane pour une infante défunte de Maurice Ravel, que je travaille au piano en ce moment, et qui accompagne bien l’humeur de cet article.