En chemin avec Hildegarde de Bingen

Un peu de tourisme et d’histoire (s) en chaussures de rando, à l’entrée des gorges du Rhin classées au patrimoine mondial de l’Unesco.

Guten Tag !

Une sœur en habit nous accueille dans la librairie – boutique. Elle nous sourit probablement derrière son masque. Nous attrapons une corbeille, puisqu’une affiche nous y invite. Comme dans la plupart des commerces aujourd’hui, leur quantité limitée sert au décompte du nombre maximum de visiteurs masqués. Nous feuilletons quelques livres, beaucoup sur la religion et la spiritualité, mais aussi des récits de pèlerinages et des guides sur l’utilisation des plantes et fleurs sauvages. Nous déchiffrons les étiquettes des bouteilles de vin et des sachets d’herbes pour tisanes. Tout est produit sur les pentes alentours. Je choisis un livre : Frauen, die lesen, sind gefährlich und klug (Les femmes qui lisent sont dangereuses et intelligentes) de Stefan Bollmann (hé, hé) ….et me dirige vers la caisse.

Donnez-moi la corbeille.

Je m’exécute.

Ça fera 10 euros. N’oubliez pas la corbeille et votre livre. Et reposez la corbeille à l’entrée. Danke, tchüss !

Ah la corbeille ! (Der Korb.)

Hier nous sommes allés – hélas – dans une zone commerciale où c’était le ballet du caddie. Un enfant a-t-il besoin de son propre caddie ? Non pas chez Décathlon ni chez DM. Mais chez Tchibo oui. Sous peine de se faire engueuler (oui, encore). Tous tripoter les mêmes objets, y’a rien de plus sûr pour se contaminer les uns les autres.

Mais aujourd’hui nulle ambiguïté du décompte, nos filles ont renoncé à la boutique. Elles se sont évadées après la visite rapide du bâtiment imposée par leurs parents et se prélassent sur un banc avec vue.

Nous sommes à l’abbaye Sainte-Hildegarde sur la rive droite du Rhin à une quarantaine de kilomètres de Mainz (peut-on toujours utiliser le mot pour autre chose que le corona ? je ne sais plus). Le bâtiment au milieu des vignobles, sur les contreforts du fleuve, a été retapé au début du XXème siècle. Mais l’abbaye a été fondée par Hildegarde de Bingen, au XIIème siècle.

Avant d’être canonisée par l’Eglise catholique, Sainte Hildegarde était une religieuse bénédictine médiévale. Erudite touche à tout, elle a composé de la musique, écrit des ouvrages de médecine populaire basée sur ses études de plantes et de minéraux. En Allemagne, elle est considérée comme la première naturaliste.

Un chemin de pèlerinage (140 km) parcourt les collines entre son lieu de naissance présumé et son abbaye. Dans le coin, le tracé se superpose avec celui de Saint-Jacques de Compostelle (30 chemins sont répertoriés en Allemagne). Si l’on en croit le panneau, le Finisterre s’atteindra après 2475 km.

L’abbaye est située au cœur d’une région viticole réputée (la Rheingau) et sur le Rhin romantique, à la porte d’entrée de la Vallée du Haut-Rhin Moyen (quel nom compliqué ! c’est mieux en allemand : Obere Mittelrheintal ), site classé au patrimoine mondial de l’Unesco.

C’est un coin qui nous plait beaucoup, plein de légendes et d’histoire (s).

Déjà dimanche dernier nous étions venus par ici. Nous avions souhaité pousser les frontières de notre exploration au-delà de notre quartier. Même si dans notre Land le confinement n’avait pas été aussi sévère qu’en France, depuis deux mois nous nous étions contraints à une retraite prudente. Nos seules balades étaient autour de chez nous, avec départ à pied directement. Nous ne nous étions autorisé que deux excursions le long du Rhin, tout près de Mainz, histoire de longer de l’eau vivante.

Les photos de randos envoyées par des copines m’avaient fait envie : j’avais cherché une balade dans le Binger Wald – la forêt de Bingen. La promenade repérée dans notre guide était trop longue. Nous comptions sur les indications in situ pour trouver un but accessible dans le temps imparti par la patience de nos filles et la résistance de nos jambes. Au pied de l’auberge de jeunesse nous avions trouvé ce qu’il nous fallait : sentier et panneaux vers un château en ruine.

L’intérêt touristique principal de Bingen est son emplacement géographique sur la rive gauche, à l’extérieur d’une courbe, à l’entrée du Rhin romantique. Là au niveau du confluent avec la rivière Nahe, commencent les gorges aux coteaux couverts de vignobles et habitées par des châteaux en pierre rouge. Les bateaux de croisière s’y pressent (enfin, s’y pressaient) entre les péniches de fret (c’est fou le trafic commercial sur ce fleuve).

Un rocher célèbre défend la rive opposée bien plus en aval : celui de la Loreley. J’entends encore la voix de M. V. mon professeur d’allemand de 6ème nous raconter la légende. La belle demoiselle coiffait sa chevelure (sans doute longue et blonde et ondulée) en haut de son promontoire (noir et vertical, lui je l’ai vu). Les marins non avertis périssaient dans un naufrage aux pieds de la sirène germaine. Effectivement, au niveau de cette falaise, le Rhin se fait plus étroit et tourne. Les courants doivent y être effroyables.

A part Hildegarde et ses plantes médicinales, Bingen est célèbre pour la Mäuseturm, la tour des souris, une tour de guet construite au XIVème siècle sur une île au milieu du fleuve, juste après des rapides. Elle servait au prélèvement des taxes pour circuler sur l’eau (déjà beaucoup de bateaux sur cette autoroute liquide). Aujourd’hui elle est blanche et retapée.  

Selon la légende, l’évêque de Mayence, impitoyable, avait refusé de partager ses greniers bien remplis avec les pauvres pendant une période de famine. Des souris ont surgi de toutes parts et ont poursuivi l’évêque qui s’échappait en bateau sur le Rhin. Elles l’ont dévoré alors qu’il se croyait en sécurité dans la tour.

Ce dimanche-là, nous avons aperçu la tour sur son île. Mais pas trouvé le château en ruine : nous avions bifurqué trop tôt au niveau d’une auberge sympathique et envahie d’estomacs affamés (les sentiers de randonnée sont fort courus ces temps-ci.) Détournés par la foule, nous avons persévéré dans notre égarement pour pique-niquer dans le calme.

Nous reviendrons c’est sûr. Il faudra qu’on le trouve ce château. Et puis, c’est vraiment une région attachante avec son cocktail fleuve-forêt-rivière-vignobles et bâtiments historiques hantés. D’ailleurs les contes des frères Grimm ne nous emmènent-ils pas souvent sur un sentier dans la forêt ?

Mais je crois que la prochaine fois, il nous faudra repérer un glacier ouvert le dimanche, pour motiver les troupes. Au café de l’abbaye d’Hildegarde, il n’y avait que des sandwiches et des soupes.

Une violette dans le béton

J’aime les surprises minuscules, pas vous ?

Vous savez, les clins d’œil inattendus de la vie ? Complices et charmants. Comme la pensée qui a fleuri ce printemps, égarée sur notre terrasse au deuxième étage entre les dalles.* Le coquelicot aperçu entre route et trottoir, rouge et dansant dans une mer de bitume. Ou, sur le béton du chemin des poubelles, ces violettes têtues.

Chacun de ces événements minuscules est un cadeau emmailloté dans plusieurs couches de lumière.

Tout petit, c’est une chance de l’avoir repéré. Il est littéralement inespéré puisque même si je guette ces mystères malicieux toute la journée, je ne cherche rien, faute de savoir quoi chercher. Il est aussi inutile : le trésor repose tout entier dans son existence pure, souvent éphémère. Cet émerveillement m’offre pendant quelques minutes la chance de sortir du sillon de mon quotidien et de moi-même.

Il est à peine 9h30 et déjà ce matin est riche de trois petits miracles aléatoires. De ceux qui laissent entrevoir le doigt d’un ange gardien malicieux.

Ma benjamine avait école ce matin. Mon mari l’a accompagnée à vélo sur une partie du trajet et en a profité pour faire des courses au supermarché voisin (ça dévore les ados, de vrais criquets comme disait ma cousine). En arrivant à la maison il s’est rendu compte qu’il avait perdu son trousseau de clefs.

Aïe !

Vous ne le savez pas, mais lorsque mon cher et tendre perd quelque chose plus rien n’existe jusqu’à ce qu’il l’ait retrouvé. La journée s’annonçait donc longue lorsqu’après avoir rebroussé chemin en quête des clefs il est revenu bredouille. Vite, j’ai composé une petite annonce à scotcher sur un réverbère. Et j’ai même fini par trouver un rouleau de Scotch (pardon, Tesafilm, du nom de la marque allemande).

Nous sommes donc repartis tous les deux à pied pour le supermarché en scrutant le goudron, les trottoirs et les herbes folles. Nous étions assez confiants : les Allemands sont honnêtes, aiment rendre les objets à leur propriétaire et ranger les trucs qui trainent. Mais son premier passage en vain nous intriguait.

Et c’est là que j’ai reçu le premier clin d’œil d’espoir de la journée.

Devant la caserne, un goudron noir et épais avait éclaté sous l’insistance obstinée des rejets de peupliers. Des pousses de dix centimètres en touffe serrée ça dégage une force incroyable ! Pourtant le grand peuplier de la haie avait été tronçonné l’an dernier – sans raison apparente, vu de la rue. J’en avais été attristée, car je le croisais tous les jours cet arbre.  Dans mes moments sombres lors des premiers mois ici en Allemagne, je m’accrochais à son élan vertical et mobile, au rythme de ses feuilles vertes puis jaunes d’or, de ses bourgeons bruns et collants. Elles me donnaient le sens du temps qui passe et l’espoir de sentir s’apaiser mon combat d’adaptation. En outre j’aime beaucoup le parfum des peupliers, qui me rappelle la cour de mon école primaire et les bords de rivière. Et le clapotis de leurs feuilles dans le vent. Donc ce matin quand j’ai vu que toute l’énergie de la sève printanière d’un arbre sacrifié avait fait éclater le goudron, comment dire… ? Hé hé ! Bien fait ! … Et puis si une tige naissante trouve sa voie dans un environnement borné, tous les espoirs sont permis.

Nous n’avions toujours pas trouvé les clefs. Même près des arceaux à vélo. Mon mari est donc retourné demander à la caisse du supermarché, et à toutes fins utiles, à la boulangerie d’à côté, même s’il n’y avait pas mis les pieds ce matin. Bingo ! Elles y étaient ! Gros gros soupir de soulagement ! La journée allait pouvoir se reprendre son cours.

Sur le chemin du retour, juste avant les peupliers-ninja nous avons tendu l’oreille. Des chants d’oisillons – d’habitude signes d’un nid – semblaient se déplacer… Nous les avons observés quelques minutes, le temps d’apercevoir une famille mésange. Les bébés étaient en fait des ados avec leurs parents en plein petit déjeuner dans l’épicéa . Je n’avais jamais vu de scène d’apprentissage chez les oiseaux.

Enfin, de retour – soulagés – à la maison, je consulte mon téléphone. J’y trouve un message de ma ‘’copine-deux mètres’’. « Salut Estelle, ce matin je suis allée faire des courses et j’ai trouvé des clefs. J’ai aperçu ton mari à vélo. Est-ce lui qui les as perdues ? » Eh oui c’était mon amie qui avait pris soin de les ramasser et de les donner à la boulangerie. Coïncidence incroyable non ?

Merci ange gardien !

Ça me rappelle deux anecdotes énigmatiques.

La première a eu lieu voilà six ou sept ans. Un ami m’avait recommandé un livre, un classique du yoga intitulé Le yoga sans postures. Il m’avait précisé que lui avait l’ancienne édition de poche, mais qu’il avait été réédité.

Un matin, j’allais écrire au saut du lit, mais c’était plutôt assise dans le lit, avec une tablette, je me suis commandée ledit livre en ligne. J’avais trouvé l’ancienne édition d’occasion. Il n’était pas encore 7 heures. En sortant de chez moi vers 8h30, j’ai ouvert machinalement la boite aux lettres. Là, se trouvait un paquet plat dans une enveloppe kraft sans timbre et avec mon nom écrit au stylo. J’ai déchiré le papier : c’était le livre que je venais de commander !

Il faut savoir que les boites aux lettres de l’immeuble n’étaient pas accessibles pour le dépôt du coté de l’entrée. Même si le vendeur s’était glissé dans le hall à la faveur d’une sortie, il n’aurait pas trouvé de fente dans laquelle y glisser son paquet. Comment était-il entré dans le local adjacent dont seul le facteur avait la clef ? Quelle était la probabilité que le vendeur de ce livre d’occasion ait habité ma ville voire même mon quartier ? Que de mystère… Un mystère bienveillant mais un peu effrayant aussi.

Autre temps, celui des études à Lyon. Je m’étais échappée le week-end de Pâques retrouver ma famille en Provence, autour du traditionnel pique-nique dans la garrigue de Frigolet. En fin d’après-midi le lundi, j’ai repris le train à Avignon pour Lyon. Inutile de dire qu’il était bondé, comme au retour de tout long week-end, qui plus est de beau temps. Je me suis calée dans l’entrée d’une voiture entre d’autres étudiants entassés et des bagages. J’ai sorti mon bouquin – le Parfum de Süskind – et j’ai attendu Lyon dans la chaleur et les hoquets du train.

Trois mois plus tard, j’ai retrouvé mon amie d’enfance allemande dans les Cyclades pour des vacances de bleu, de soleil et de pastèque. Nous campions sur les plages, sur des poussières d’îles encore peu courues. Sur la place d’un village, un matin, devant le kiosque où nous achetions des graines de tournesol salées, nous avons rencontré deux jeunes Français en sac à dos. L’un d’eux m’a dit : « Je te reconnais, je t’ai vue dans le train entre Avignon et Lyon le lundi de Pâques. Tu lisais le Parfum. »

Retour au présent.

Là, à l’instant, une graine de peuplier légère et duveteuse comme un flocon s’est invitée par la fenêtre entr’ouverte et flotte au-dessus de mon clavier. Je repense à la jeune fille que j’ai observée la semaine dernière, au bord du ruisseau sous les grands arbres. Le vent détachait des graines par milliers et elles tourbillonnaient dans le ciel. La demoiselle attendait son chien qui batifolait, et moi mon amie, en admirant les iris d’eau.

Elle levait la tête et dansait presque en tentant d’attraper ces graines-plumes, comme on le fait avec des flocons de neige.

(Et de quatre !)

* Dans les années 90, à l’époque où les tailleurs se faisaient encore, j’avais déjà croisé une pensée dans les dalles de béton, perdue entre des tours d’acier et de verre. C’était à la Défense lors de mon premier voyage professionnel de jeune embauchée. Je l’avais regardée avec compassion et lui avais quémandé tout le soutien possible. Je me sentais comme elle. En terrain stérile.

Pieds-nus dans les cailloux

Les randonnées en montagne me manquent. Alors venez, je vous y emmène à ma façon.

Fermez les yeux. Imaginez.

Vous partez en randonnée en montagne, dans un paysage de printemps tardif. Forêts odorantes et fraîches, prairies étoilées, soleil téméraire et petit vent frisquet. Tout en haut vous apercevez le col entre les falaises. Le but de votre promenade où vous serez récompensé par un panorama sur tout le plateau au-dessus duquel vous vous élevez, et sur la vallée, 1000 m plus bas.

Vous avec quitté votre intérieur douillet au lever du soleil. Vous avez-rendez-vous avec vos compagnons du jour au bout de la piste de terre là où démarre un sentier oblique dans le sous-bois.

Vous y voilà. Le groupe s’organise, fait ses lacets et sangle son sac à dos. Tout le monde est bien équipé avec l’intégrale du matériel Décathlon – arc en ciel des collections de toutes les années passées.

On a dû mal vous orienter sur le but de la journée. Vous êtes en maillot de bain. Sans lunettes ni chapeau, ni crème solaire. Avec un sac à dos chargé d’eau et de nourriture pour 4 au moins. Et avec sur les oreilles des écouteurs qui diffusent d’un côté du hard rock, de l’autre des histoires. Vous frissonnez. Un regard sur vos pieds : ils sont nus.

C’est parti pour la grimpette. Une rando de trois heures en boucle, avec au milieu un col là-haut dans les alpages. Une balade plutôt facile pour se mettre en jambes en début de la saison. Tout le monde avance d’un bon pas et admire le paysage. Ça papote. Ça souffle un peu quand ça monte, ça boit une gorgée d’eau, grignote des noix ou un pruneau, et ça repart.

Vous tâchez de suivre. C’est un bon sentier de sous-bois, enfin bon, quand on porte des chaussures de randonnée montantes. Les cailloux et les aiguilles d’épicéa écorchent vos pieds. Vous vous tordez les chevilles. Vous tâchez d’éviter les pierres coupantes, les bêtes piquantes, les orties urticantes et les ronces.

Au sortir de la forêt vous avez les pieds en sang et la cheville gauche enflée. Vous continuez de marcher. Deux femmes du groupe, des habituées, des nanas du coin, la quarantaine sportive, vous racontent leur dernière sortie en montagne, dans les névés.

Préoccupé/e par votre corps dénudé et meurtri vous avez du mal à prendre part à leur conversation. Vous répondez machinalement. Pour être poli/e. Avec des monosyllabes. Qui les encourage à continuer, à raconter leur aventure qui n’en est pas une. Pas vraiment une quand on a des chaussures.

Sur les alpages le soleil tape dru. Votre peau rougit et brûle. La poussière s’immisce dans tous vos plis, vous irrite. Ça commence à vous gratter de partout. Vous avez beau les plisser, vos yeux sont éblouis, ils piquent et coulent. Dans vos oreilles le bruit continu vous envahit, ses vibrations se transmettent jusqu’au bout de vos doigts, de vos orteils écorchés. Vous tentez de changer de bande, les cris d’effroi d’un conte d’épouvante vous transpercent.

Le groupe profite d’un replat au bord des rochers pour se retourner, s’asseoir. Apprécier le chemin parcouru et la vue sur le plateau, le village repu dans un lambeau de brouillard.

Vous avez mal partout et voudriez aussi vous poser. Vous repérez une grosse pierre accueillante et vous y approchez votre postérieur. Hélas, la protection du maillot de bain n’en est pas une. Au toucher, cette pierre est glacée et ses sillons acérés. Vous vous relevez d’un coup, pour vous trouver nez-à-nez avec un gros monsieur qui vous raconte ses sorties d’alpinisme. Mouais.

Vous vous rendez compte que vous n’avez pas entendu le début de son épopée. Mais ça ne vous intéresse pas. C’est tellement incohérent avec l’image qu’il dégage que vous n’arrivez pas à accrocher. Et vous avez mal à la cheville et aux oreilles. Et aux yeux. Pas aux doigts, tiens, aux doigts pas encore.

C’est reparti pour les derniers dénivelés. Une flaque de neige crisse sous les semelles crantées, les pointes métalliques des bâtons de marche. Brûle la plante de vos pieds lacérés. Mmm en même temps cette fraîcheur fait du bien. La clique avance. Vous marchez avec eux. Parfois même vous les devancez sur ce sentier étroit. Vos pieds nus se dépêchent pour vous offrir quelques mètres d’avance, quelques secondes de paix palpitante dans cette combe protégée. Vous guettez de tous vos sens fatigués pour saisir la chance de surprendre un museau de marmotte. Une anémone ébouriffée au sortir de son bouton. Et vous les apercevez.

Le groupe vous double, la discussion est animée, le col s’approche et la faim se fait sentir.

Alors vous saluez discrètement la marmotte et l’anémone, vous les remerciez. Vous vous éloignez du sentier parce que l’herbe douce apaise la plante de vos pieds. Vos pas y sont plus rapides, élastiques, souples.

Vous continuez dans la combe sur les traces de votre curiosité (c’est quoi ces tâches colorées là-bas ?) là où la mousse d’alpage est si douce sous des restes de rosée.

Le groupe enchaine les derniers lacets juste en dessous du col. Ceux que la fatigue et l’impatience rendent ingrats. Le sentier lézarde entre blocs et terre tassée, traverse des pierriers. Les têtes se courbent, les pas raccourcissent. Le souffle aussi.

Votre trajectoire herbeuse vous a permis d’éviter les éboulis et de rejoindre le col dans une ample courbe. Ça y est ! Vous découvrez l’autre côté. La plaine, ses champs, ses autoroutes, toutes ses cicatrices humaines, et au loin des sommets plus hauts, enneigés.

Encore quelques pas horizontaux pour rejoindre le groupe dans le creux douillet du col, celui où vous mangerez. Vous allez pouvoir partager toutes les victuailles et l’eau transportées dans le sac à dos dont les sangles vous ont entaillé les épaules et les reins.

Vous pouvez vous assoir. L’herbe est froide mais confortable. Ça gratte un peu les cuisses. Le sac fait un dossier correct.

Mais vous avez aussi le droit de vous allonger, de quitter les écouteurs. De fermer les yeux. De profiter du vent et du soleil sur votre peau avant d’emprunter un pull pour vous emmitoufler.

Pour la descente, je vous laisse le choix.

Soit, vous redescendez comme vous êtes montés. Ce sera dur mais vous découvrirez peut-être une biche au détour d’un virage, un serpent enroulé ou une chenille hâtive, ou la promesse de myrtilles. Et malgré tout le ‘bruit’ de votre corps meurtri et agressé vous pourrez même peut-être parler cœur à cœur avec la personne que vous avez repérée là-bas, en short et en tongs. Elle a souri tout à l’heure.

Soit, vous mettez des vrais habits et des chaussures (Décathlon été 2014 – cassées, garanties anti-ampoules). Vous irez vite et vous n’aurez pas mal. Vous pourrez papoter avec le groupe. Vous ne verrez sans doute pas grand-chose. Et ne rencontrerez peut-être personne. Vous oublierez votre cœur en haut avec la chenille hirsute. Faites lui confiance, elle en prendra soin.

(Ce petit rêve était une façon de vous faire entrevoir, si c’est possible, la vie dans la peau de quelqu’un d’hypersensible).

Déconfinée déconfite

Pas simple de trouver un équilibre ces jours-ci, entre déconfinement partiel, école en pointillés, ‘retour’ à une vie masquée pas si ‘normale’ que ça.

Le Rhin à Budenheim, au loin le massif du Taunus

Ce lundi matin, à la maison, l’école commence tard. Y’a du laisser-aller. Il est 9h25 et ma fille vient juste de prendre place à son bureau. Elle a cherché puis retrouvé son programme de travail, celui donné par la maîtresse la semaine dernière pour les jours à la maison.

C’est une continuité encore frêle. L’école a recommencé en pointillés la semaine dernière. Pour notre famille et amis français, c’est aujourd’hui le jour de la reprise. Celui du déconfinement tant attendu depuis deux mois. Il parait que les rames de métro matinales sont déjà bondées.

Faudrait pas trop tout lâcher d’un coup parce que sinon, on s’en reprend pour deux mois ! Enfin vous, en France. Ici je n’ai pas l’impression qu’il y ait un laisser -collectif, tout simplement parce que le confinement n’était pas aussi rigoureux qu’en France. Dans notre Land, en Rheinland-Pfalz, on a toujours gardé le droit de sortir, même si la plupart des lieux de sorties et les commerces étaient fermés. Même si on ne pouvait pas retrouver des amis.

Cela dit, samedi à la jardinerie où nous sommes retournés pour la première fois depuis deux mois (et qui pourtant n’avait pas fermé) c’était l’heure de pointe dans le métro. Les scotchs par terre tentaient d’organiser un sens de circulation et des panneaux rappelaient de ne faire les courses qu’un par un…. Personne ne semblait trop en tenir compte.

En slalomant avec notre caddie et nos pots géants, nous nous sommes équipés en plants de concombres et basilic, pour accompagner les pieds de tomate offerts par mon amie.  Tous les visages étaient cachés derrière un masque, mais les deux mètres d’Abstand (distance) étaient impossibles à respecter.

C’est dur ces contraintes pas encore intégrées, pas encore des réflexes. La sortie fait plaisir mais garde le carcan pesant du contrôle nécessaire. Et les échanges humains cachés derrière un bout de tissu perdent de leur chaleur et de leur authenticité. Oui je te parle, mais je me méfie de toi, de ta proximité menaçante.

Derrière un masque on ne voit pas le sourire. Ni les larmes en fait, comme j’en ai fait l’expérience l’autre jour. Trop émue d’avoir pu échanger quelques mots avec le pharmacien, des mots qui disaient prenez soin de vous (ben oui on perd l’habitude), j’ai eu les larmes aux yeux en sortant. Je les ai laissé couler dans la rue, tout à fait librement. Le masque semble permettre l’expression affranchie des émotions…. Je me suis rendu compte que le bas du visage trahit presque plus nos troubles que les larmes dans les yeux. Et des joues habillées ne communiquent plus rien.

Le masque ça empêche aussi de respirer les roses… en plein mois de mai, c’est dommage. Je me retrouve à me découvrir le nez, comme une voleuse, dans un geste presque impudique, juste pour sentir une fleur !

Donc aujourd’hui ça déconfine de part et d’autre, mais toujours pas d’infos sur la frontière, là, au milieu.

Et de toute façon, les limitations aux déplacements en France nous interdisent de retrouver mon étudiant de fils. La traversée du Grand Est et la Bourgogne-Franche Comté, tout rouges de virus, reste peu indiquée. Surtout à quelques semaines des concours. Donc nous ne savons toujours pas quand nous nous retrouverons en famille.

Ce matin j’ai envie d’écrire, mais je me sens empêchée. L’absence d’aventures et de rencontres se ressent dans la créativité. La répétition empesée étouffe mon élan. A l’instar de beaucoup, j’ai envie de (re)nouveau et d’ailleurs. Je trépigne et je piaffe comme un cheval entravé, coincé à l’écurie.

Je rêve de pouvoir aller randonner dans les Alpes. Marcher le long des prairies en fleur.  Guetter le muguet sauvage dans sous-bois. Inspirer l’air frais en altitude. Sentir le vent glacé sur une crête, en refermant sa veste. Entendre les clarines… La montagne me manque drôlement depuis que nous sommes en Allemagne, même hors contexte de confinement. Quand on vivait à Lyon, on partait souvent pour le week-end dans le Vercors (coucou à C. et M.) ou en Chartreuse, pour un dépaysement instantané, des balades dans les lapiaz, les forêts fraîches.

Ici nous n’avons pas de dénivelés à proximité. Les épicéas sont légion autour de Mainz, comme les hêtres et les digitales pourpres sur les talus. Mais point de changement de température et d’humidité à leur proximité. D’habitude quand ils sont là, on respire mieux, les poumons s’ouvrent sur les parfums frais de l’humus noir et des mousses mouillées. Mais même quand on s’aventure dans le massif du Taunus, à quelques timides centaines de mètres au-dessus du lit du Rhin, la chaleur reste comparable à celle de la plaine. On y gagne juste l’ombre des arbres. Ça fait une curieuse sensation de décalage botanico-climatique.

Donc non, pas de randonnée en altitude. La Forêt Noire est à trop d’heures pénibles sur des autoroutes chargées pour valoir le déplacement sur une courte période. Et puis là, avec les hôtels fermés, et l’absence de campings….

Alors on donne le change ou on le prend là où il reste accessible.

Dimanche petite balade le long du Rhin, pour voir de l’eau qui fuit, de l’eau qui s’échappe. Rêver de s’inviter sur une péniche pour fuir au-delà du coude là-bas. Découvrir un nid d’abeilles sauvages dans un tronc d’arbre mort, qui ressemble à une flûte géante avec tous ces trous percés alignés. Suivre du regard le vol long et silencieux d’une cigogne, au ras de la surface lisse. Ecouter avec gourmandise et les yeux fermés les vagues qui s’écrasent sur les blocs de pierre de la rive, quelques minutes après le passage d’un bateau rapide.

Rêver de la mer, de la Méditerranée salée et iodée, dans laquelle on aurait trempé les pieds. Peut-être même les genoux. Et qu’on aurait goûtée, d’un coup de langue sur les lèvres.

Regarder les bancs de poissons minuscules tâtonner dans les cailloux. Se souvenir de leurs chatouilles dans les rivières d’Ardèche, si on reste un peu trop longtemps sans bouger debout dans l’eau.

Essayer intensément, le nez en l’air, l’oreille tendue, de reconnaître les oiseaux. Ces rives regorgent de chants inédits. Associés à tout ce vert entre nous et le ciel, à ces aulnes sur la pointe des racines, ils nous projettent dans la mangrove tropicale.

On rentrera plus riche de ces rencontres natures, la démangeaison du mouvement vaguement apaisée pour quelques heures.

On se rassoira à son bureau lundi matin, en ayant l’impression de débuter quelque chose.

Bonne reprise !

Merci les artistes !

En cette période chahutée, qui nous aide à vivre ? Les fleurs des talus, les voisins, et les artistes.

Ça faisait plusieurs semaines que je les guettais, le nez en l’air, en balade sur le Grosse Sand (les grands sables), ou sur le chemin de la cabane aux asperges et fraises. Et je n’étais pas la seule :

  • Combien de temps encore maman encore tu crois ?
  • Oh deux, trois semaines je pense.

Nous en avions même repéré dans notre quartier, des pas trop hautes, que l’on peut attraper sur la pointe des pieds de petite fille, loin des routes et de leur pollution. Elles sont écloses depuis quelques jours : les premières fleurs d’acacia.

Mes filles sont allées en cueillir dans un sachet en papier blanc. Voilà deux jours que nous les avons croquées en beignets poudrés, vite, en nous brûlant un peu les lèvres. Le sachet garde une empreinte parfumée, je n’arrive pas à le ranger.

C’est sûr nous en referons bientôt. Leur présence fugace dans les haies sauvages dure si peu… et leur attente si longtemps.

Nous en avons profité pour initier les voisins, et à distance, les copains allemands. Tu connais les beignets de fleurs d’acacias ? Leurs réactions sont variées… « Oh quelle bonne idée, non je ne connais pas. Tu as une recette ? » ou « Mouais, je n’aime pas manger des plantes sauvages que je ne connais pas, et puis tu sais je suis au régime. Mais OK merci pour les enfants ». Ou « Ah tiens, en voilà une chose inattendue ! »

Ces menus présents, ces nouveautés de rien du tout saupoudrées dans la vie des amis et des voisins me donnent beaucoup de joie. Bien sûr je n’ai pas attendu l’assignation à résidence pour échanger et partager. Mais en cette période où on est sûr de trouver les gens chez eux, avec un degré de disponibilité et de fatigue proportionnels, les petits gestes prennent un sens différent. Les gens ont le temps, celui d’accueillir le présent, et peut-être une envie plus sincère de le recevoir. Comme nous avons plus d’élan pour le donner.

Nos voisins et nous, habitants d’une ruelle piétonne, nous trainons sur le pas de notre porte, pour surveiller les enfants, bricoler dans nos quelques mètres carrés de plantations, prendre le frais. La porte d’entrée reste ouverte, pour inviter le soleil et le peu de vie qui se promène par là. Un peu comme il y a 100 ans dans les villages.

C’est d’ailleurs grâce à ce nouveau mode de vie collectivement apaisé que j’ai pu avoir la visite surprise de copines à vélo (à deux reprises). Si je n’avais pas eu la porte ouverte, elles n’auraient pas sonné. En ce moment ça ne se fait pas de se présenter chez les copains à l’improviste. Je ne sais même pas si ça se fait en général en Allemagne.

Avec l’injonction de sortir masqués, mes filles et moi nous sommes activées autour de la machine à coudre. Les coupons de tissu achetés cet automne pour fabriquer des petits trousses un week end pluvieux ont été réquisitionnés pour le nouveau jeu de loi. Imprimés fleuris désuets, petit vichy rose, lignes graphiques grises ou aigue-marine habillent désormais nos visages.

Encore une occasion d’échanger avec les copains. « Ah tu n’as pas de machine ? tu veux que je te fasse des masques ? »

Samedi au marché, je cherchais une mamie artiste, amie de mon cours de sculpture. Je l’ai retrouvée aux légumes pour lui remettre les deux masques que je lui avais cousu à la suite de sa demande la semaine précédente. Ce qui est drôle, c’est que nous nous croisons parfois au marché – mais pas systématiquement. Nous n’avions pas pris rendez-vous (et je ne crois pas qu’elle ait de portable). Mais la prise de commande et la livraison – toutes deux fortuites – se sont bien passées. A deux mètres, hein, enfin, deux bras tendus.

La voilà désormais équipée de fleurettes pour le bas de son visage.

Autres échanges végétaux, vivants ceux-là, les boutures et semis. Avec une voisine, un cousin tarabiscoté de l’aloe vera contre le velours d’une misère violette, avec mon amie simultanée (voir article : Mon amie simultanée) des plants de tomates contre les feuilles rondes, mains tendues de mes jeunes capucines.

Tout au long de l’été, si elles veulent bien pousser et mûrir, nous mangerons les ‘’tomates de mon amie’’. Les fleurs et les plantes acceptent de voyager, de l’un à l’autre pour signifier notre soutien et notre amitié. Un lien vivant, mouvant, une présence. Ça m’aide ces végétaux, même engoncés dans un oignon qui refuse de pousser, ou figés dans l’impression d’un tissu. Je n’ai jamais autant acheté de salades fleuries que cette année. Les soucis et les pensées prennent un croquant fort sympathique dans l’assiette !

Mais au-delà de la nature, ce qui m’aide à vivre ce sont les artistes.

On parle beaucoup des travailleurs-clefs, ceux qui font tourner le monde quand il ne bouge plus. Bien entendu leur rôle est vital et je leur adresse à tous mes remerciements respectueux. Mais quand nos besoins fondamentaux sont repus, les autres, juste derrière, sur leurs talons dépendent du travail des créateurs. L’appétit de vivre, l’émerveillement, la curiosité, le rire… Qui sème les graines de vie dans les âmes, les étoiles dans les yeux, les bouffées de joie dans les cœurs ?

Ce sont les artistes qui m’aident à digérer toutes ces mauvaises nouvelles, à prendre de la distance, à garder le sourire. Les danseurs de l’Opéra de Paris qui montent un ballet ensemble et pourtant chacun chez soi. Les musiciens-poètes dont les textes chantés nous donnent des frissons. Les copains qui montent une video espiègle et poétique en famille. Ceux qui donnent des cours de peinture en ligne gratuitement.

Les comédiens-animateurs américains (Trevor Noah, Stephen Colbert, John Oliver un Anglais aux Etats-Unis) soulignent en les sublimant par l’humour les incohérences du monde en général et de Trump en particulier. (D’ailleurs lui aussi il a son petit mérite involontaire : l’anxiété de tous serait-elle soluble dans la connerie d’un seul ?) La comédienne-clown anglaise qui fait des petites vidéos pour partager ses émotions liées au confinement – et ses initiatives solidaires. Mais surtout toutes ses créations légères et douces qui nous font juste rire et passer un bon moment.

Quand la tempête se déchaine, les musiciens, écrivains, comédiens, danseurs, peintres, sculpteurs, clowns sont tout en haut dans le firmament de ceux qui nous entrainent dans le tourbillon de la vie. Quel sens aurait notre vie sans leur impulsion magique ? On serait tous des dames et des messieurs tout rouges qui ne savent faire que des additions. Et pleurer.

Ces jours-ci j’ai du mal à lire. J’ai entamé plusieurs lectures qui m’intéressent mais que je boude. Je referme le livre au bout de quelques minutes. Trop de pensées virevoltent et m’envolent. Alors j’ouvre au hasard un de mes livres de Bill Bryson. Son bon sens et son humour m’ancrent dans une réalité émotionnelle plus douce. Ou un texte poétique de Christian Bobin. Ou j’écoute sur la BBC des romans d’Agatha Christie théâtralisés. Des sweats confortables dans lesquels blottir mon âme malmenée.

Je voudrais vous quitter sur une citation de Marcel Pagnol dans Le Schpountz que j’adore. Je l’ai revu hier, avec un immense plaisir. Ah il savait écrire ce grand monsieur, et faire passer des émotions !

Dans cette scène, Françoise explique à Irénée la noblesse du métier d’acteur comique.

« Ceux qui font rire sur la scène ou sur l’écran ne s’abaissent pas, bien au contraire.

Faire rire ceux qui rentrent des champs avec leurs mains si dures, qu’ils ne peuvent pas les fermer. Ceux qui sortent du bureau avec leurs petites poitrines étroites qui ne savent plus le goût de l’air. Ceux qui reviennent l’usine, la tête basse, le dos cassé, avec de l’huile noire dans les coupures de leurs doigts. Faire rire ceux qui mourront, qui ont perdu la mère ou qui la perdront. (…)

Celui qui leur fait oublier un instant les petites misères, la fatigue, l’inquiétude et la mort. Celui qui fait rire des êtres qui auraient tant de raisons de pleurer. Celui-là leur donne la force de vivre, et on l’aime comme un bienfaiteur. (…)

On devrait dire Saint-Molière. On pourrait dire Saint-Charlot. »

Merci à vous les artistes ! Je vous salue bien bas.

(Révérence)

L’étiquette de la toux

Reprise des classes en pointillés pour l’une de nos filles, pas pour l’autre. On tâtonne derrière nos masques colorés.

C’est décidé, demain notre benjamine retournera à l’école. Les 4. Klasse (CM1, et dernière année d’école primaire) sont avec les dernières années de lycée les seuls écoliers à reprendre le chemin de la classe.

On s’est bien pris la tête, on a beaucoup réfléchi. On a d’abord refusé.

Pourquoi rouvrir les classes alors que le risque lié au virus n’a pas changé ? Que le télétravail est toujours obligatoire (pour encore plusieurs mois) pour mon mari ? Et surtout cela ferait-il prendre plus de risques aux membres de la famille ?

A table, lors d’une discussion, elle nous a fait remarquer, que sans école, elle n’allait pas parler allemand pendant encore trois mois.  La grande en est ravie (“Ouf, c’est moins fatigant !”), mais la plus jeune non. Et tous ses copains allaient reprendre. Ah, la pression sociale muette…

Pour débuter au collège en août, autant mettre toutes les chances de son côté. Car si on lui refusait le retour physique en classe en mai, quel changement nous permettrait-il de l’envoyer au collège mi-août ? Y’aura pas de vaccin d’ici là…. Un peu floues ces décisions, comme les informations qui les alimentent.

Certes c’est mieux à tous les niveaux pour les enfants d’aller à l’école (et salutaire pour l’équilibre nerveux des parents et les relations familiales). Néanmoins, nous peinons à comprendre la logique de la réouverture des 4ème classes. Elles n’ont pas d’examen. Les établissements primaires proposent déjà des garderies d’urgence aux parents qui en ont besoin. Et les éléments de risque qui ont amené à la fermeture des écoles sont toujours présents.

Les conditions de reprise sont draconiennes.

Les classes (d’une vingtaine d’enfants) sont divisées en deux. Chaque moitié aura cours deux matinées par semaine. Le reste se fera toujours à la maison. Les différents groupes présents simultanément à l’école commenceront et termineront la classe de façon décalée. Les salles comme les cours de récré seront éparpillées dans l’établissement (heureusement y’a de la place et oui, plusieurs cours de récré).

Nous, les parents et notre fille, venons de signer un règlement intérieur de quatre pages . Il prévoit les nouvelles règles d’hygiène, l’utilisation de masques aux récrés (non les désinfecter au micro-ondes ou dans le four n’est pas une bonne idée), l’interdiction de se toucher et des jeux de balle, l’injonction d’aller seul aux toilettes (est-ce possible ça quand on est une petite fille ?), rappelle ‘’l’étiquette de la toux et de l’éternuement’’, précise que la circulation dans les couloirs se fera comme dans la rue, sur le côté droit. Suivre les scotchs par terre. Qui aurait cru que leur permis vélo obtenu cet hiver allait servir aux gamins à pied dans les couloirs ?

Toutes ces interdictions et injonctions faites à des enfants de 9-10 ans peuvent prêter au scepticisme amusé. Rappelons-nous qu’ils vont se retrouver après deux mois de séparation et de retraite forcée ! Et pourtant… Après avoir accompagné la classe de ma fille à plusieurs reprises pour des sorties scolaires, je crois assez au succès de ces conditions militaires.

Au printemps dernier, je suis allée avec eux à une visite de la ZDF (Zweite Deutsche Fernsehen), la deuxième chaine de télé nationale allemande dont le siège est à Mainz.

C’était une excursion à l’autre bout de la ville, en transports en commun avec une visite active des studios de production. Les enfants avaient préparé une émission de débats sur le thème des abeilles, avec script et attribution des interventions. Divisés en deux groupes, ils avaient tourné deux fois pour que chacun puisse jouer deux rôles : animateur, invité-interviewé, cameraman/woman, ingénieur du son, maquilleur/se etc… Au moins une douzaine d’employés de la ZDF s’étaient occupés de cette classe d’une vingtaine d’élèves. Pour leur expliquer le déroulement de l’enregistrement d’une émission, et leur montrer les studios. Puis pour les accompagner dans leurs réalisations et clore la matinée.

C’était fort intéressant. Mais ce qui m’a le plus impressionné c’était le comportement de ces enfants lâchés dans le tramway et dans un univers professionnel.

Celle de mes filles que j’accompagnais est mon troisième enfant. J’ai déjà participé à un grand nombre de sorties scolaires dans des écoles diverses et pour des âges variés. En France certes, mais dans des écoles internationales avec des gamins de toutes les nationalités. Mais ça je ne l’avais jamais vu.

Ces enfants (de 8-9 ans) avaient déjà intégré les règles de comportement en groupe à l’extérieur de l’école. Ils obéissaient à la première injonction. Déjà dans la rue, ils avançaient deux par deux jusqu’aux croisements. Tout en papotant, ils attendaient l’instruction pour traverser. Dans le tramway, ils sortaient leur snack et leur gourde quand la maîtresse leur disait de se sustenter. Rangeaient tout quand elle le leur demandait. Rien n’était resté sur les sièges.

Le plus épatant c’est ce petit détour de 30 mètres au départ. Ils ont choisi de suivre le trottoir pour rejoindre un arrêt de tram, au lieu de traverser une bande de gazon d’à peine deux mètres. Même adulte, ça me démangeait fort de couper. Si je l’avais fait, je pense que je me serais fait reprendre par un môme. Ça m’a impressionnée oui, mais aussi un peu effrayée. Une partie de moi avait une furieuse envie de leur montrer le raccourci : « Oh oh ! A votre âge les enfants, c’est par là ! » L’autre partie, maman accompagnatrice, se félicitait…

C’est curieux cette association dans des personnalités en construction d’un comportement discipliné soumis et d’une grande confiance dans les échanges avec les adultes. Avec les employés de la ZDF, les écoliers étaient à l’aise. Je l’avais déjà remarqué à mon égard en arrivant : les enfants allemands s’adressent aux adultes d’égal à égal. Ils ont des choses à dire, et ont l’habitude qu’on les écoute. Là dans une salle de réunion pleine, ils ont levé le doigt, posé des questions. Pour conclure, la maîtresse leur a proposé de donner aux techniciens de ZDF ce qu’elle appelle une ‘’douche chaude’’ (eine warme Dusche). Chacun s’est levé sans timidité encombrante pour aller remercier la personne qui les avait le plus aidé.

Chapeau maîtresse !

Au retour je lui ai fait part de ma surprise respectueuse. Elle m’a dit que je voyais le résultat de trois ans de travail avec sa classe.

Bien entendu, ce groupe-là n’est pas représentatif des enfants allemands en environnement scolaire. Mais de façon générale ici la discipline est acquise très tôt : personne, dès le plus jeune âge, ne fait ce qui est interdit. Rappelons-le (je n’en suis toujours pas revenue) : les portes de l’école restent ouvertes (grand ouvertes) pendant les récrés, même à l’école primaire, même quand la cour n’est séparée de la route que par une grille (peut-être pas partout, mais dans notre quartier en tous cas).

Les excursions avec la classe de ma fille me permettent donc d’avoir confiance dans l’organisation post-confinement de l’enseignement. La distanciation sociale devrait être observée même dans la cour de récré. En tous cas au début….

Les signes d’ouverture apparaissent par-ci par-là. Depuis ce week end, les aires de jeux sont à nouveau autorisées. Pour combien de temps ? Ces gosses sur des toboggans, derrières des rubalises déchirées ont quelque chose de doux-amer. On ne peut pas sauter au plafond de soulagement : là non plus les causes des fermetures n’ont pas disparu. Mais les consignes sont intégrées. Quand nous sommes passées devant des barres hier, ma benjamine qui adore tourner dans tous les sens et en a été privée pendant deux mois, a préféré renoncer : une petite fille était déjà à l’œuvre.

Donc un semblant de rythme extérieur nous est rendu avec ce retour partiel à l’école. Nous les parents allons garder notre mission éducative approximative trois jours par semaine pour la plus jeune. Notre grande ne remettra sans doute pas les pieds au collège avant la rentrée d’août. Les cours en vidéo conférence s’organisent. Nous aiderons pour les connexions et amadouer l’imprimante. Et lirons les nombreux et longs (trop longs, pourquoi si longs ?) messages envoyés par les directeurs d’école, les enseignants, le ministère de l’éducation du Land.

Nous mettrons et laverons les masques gais cousus-maison, puisque même s’ils ne servent à rien, ils peuvent sauver des vies. Et regarderons bien malgré nous de travers par-dessus le tissu, les museaux dénudés, soupçonnés aujourd’hui parce que différents.

Briser la glace

Quand la vraie vie réapparaît sous la forme d’une surprise minuscule, le passage par hasard d’une copine en vélo, on se rend compte à quel point elle nous manque.

Une fin d’après-midi de semaine. Le soleil vient de basculer de l’autre côté de la maison. Je suis son mouvement. En ce moment c’est avec lui, matin dans le jardin, fin de journée sur la ruelle piétonne. L’été ce sera le contraire. L’heure du thé sur le pas de la porte. De l’encouragement visuel des graines que j’ai plantées avant-hier. Comment ça vous ne poussez pas encore ?

Une copine passe devant la maison en vélo.

Oh chouette ! Ma journée prend une tournure inattendue. C’est inespéré en ce moment les (bonnes) surprises ! Pour me garder un peu d’imprévu, j’ai renoncé à consulter la météo. Quand il pleuvra enfin, ce sera doublement appréciable : la respiration humide de la terre et un cadeau inattendu de non-anniversaire.

La copine-vélo et moi nous papotons de part et d’autre des 2 mètres règlementaires (en Allemagne selon les sources c’est 1.5 ou 2 mètres. Ce matin à la radio française – FIP – j’ai entendu 1 mètre).

Ça fait du bien de parler à quelqu’un comme si de rien n’était, juste pour le plaisir d’échanger. D’entendre son humeur. Et les mots sortir de sa propre bouche. De redécouvrir le son de sa voix dans une conversation (c’est différent de parler avec sa famille, non ?). De se comprendre un peu mieux, même à travers les bricoles de nos actualités minuscules et parallèles. Car c’est souvent en se disant qu’on découvre vraiment ce que l’on pense et que l’on ressent. Ça aussi ça manque, non ?

En temps normal je ne suis pas une fan du small talk comme disent les Anglais – ces conversations légères, rituels de bords de trottoir entre personnes qui se connaissent à peine, bruit de fond des soirées. Disons que je suis peu pratiquante, ayant du mal avec les codes sociaux superficiels.

Mais là je suis éblouie par le bonheur de voir une amie en chair et en os (en short et en vélo), de la voir vivante là tout près. Avec son « Hallo ! », une bouffée d’énergie, un élan vital viscéral m’envahissent. Tu te souviens quand on allait au yoga ? Au ciné ? Nos promenades le long du ruisseau ? Et les soirées au restau – bar à vin du quartier dans la lueur des bougies ? Ah oui, c’est vrai, c’est ça aussi la vie ! Engoncée dans les sillons d’un quotidien qui bégaie, j’avais oublié.

Quand on a la chance par hasard de frôler la vraie vie, on se rend compte du gouffre entre le contact réel et celui que promettent de garder toutes ces technologies dans nos poches. C’est un peu comme croquer une cerise après n’en avoir vu qu’en photo sur le magnet du frigo de mamie pendant un an. Et encore, là il ne s’agissait que d’un contact à distance hygiénique avec quelqu’un que je ne connais pas encore très bien. Que d’émotions lorsqu’on aura le droit de prendre les gens qu’on aime dans nos bras ! On va tomber du haut de notre Zoom.

Ça me rappelle quand ma maman était très malade. Dans les moments où j’étais séparée d’elle pour les besoins de la vie, je me disais quand je regardais, respirais une fleur, que quand elle ne serait plus là, ce serait un moyen pour moi de la retrouver, de nous rejoindre. Un lien immuable et permanent, vivant et fidèle. Je regardais cette fleur intensément en lui confiant la mission impossible de ma consolation future.

A la visite suivante quand je retrouvais ma mère, que je pouvais lui prendre la main, lui parler, l’embrasser, dans le halo de sa présence, de sa voix et de son odeur de maman, je rendais à la petite fleur sa liberté, la gratuité de son existence. Non rien ne pourrait la remplacer quand elle serait partie.

Aujourd’hui, je me contente de ma fleur-écran pour embrasser mon fils, mon père, ma famille, mes amis. Mais le jour où je les retrouverai pour de vrai, les écrans n’auront plus droit au jeu. Poussez-vous objets de verre et de plastique, choses inanimées ! Laissez-moi boire à l’âme palpitante de mes aimés ! Que d’embrassades à rattraper. On ne va plus se lâcher. Ou peut-être serons-nous tout intimidés, hésitants devant les retrouvailles tactiles ?

Donc cette amie de passage, me raconte la promenade avec sa famille, le détour pour manger une glace. QUOI ? Les glaciers sont ouverts ? Je n’en avais aucune idée. Oui bien sûr, mais c’est de la vente à emporter, faut téléphoner avant pour commander et prendre sa propre cuillère.

Ça on sait faire. En même temps, on habite tout près…

Samedi, les filles, on se fait un p’tit plaisir, on va se chercher une glace ! YOUPIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII !

Nous prenons nos cuillères, et hop direction le glacier du coin, celui où tous les gosses de l’école se retrouvent à 16h quand il fait chaud, et qui reste ouvert toute l’année, en raison de l’amour des Allemands pour les glaces. 1€ la boule… Cornet ou coupelle ? On la connait à force Anna qui sert les glaces, une dame d’origine italienne, des fins-fonds de l’Italie du Nord, là où on parle aussi allemand. Elle est sympa comme tout.

On arrive devant la boutique, pour constater que l’entrée est impossible. La porte est ouverte mais le passage condamné par une table. La partie supérieure de l’ouverture est protégée par un rideau de plastique transparent. Façon entrée de saloon pour pigeons.

Quelques personnes attendent éparpillés sur le trottoir. Elles ont commandé et reçoivent, les unes après les autres, leurs glaces individuelles complètement emballées dans du papier.  

Je fais signe à Anna, à l’intérieur. Elle porte un masque. Elle s’approche et m’explique que je dois téléphoner pour commander. Ah bon ? Je pensais qu’en venant sur place… puisqu’on habite tout près… on pourrait le faire de vive voix ?… Nein, nein. No.

Soit.

Elle me désigne le mode d’emploi post-corona de la commande, affiché sur la vitrine, complet avec numéro de téléphone et parfums de glace.
Je l’appelle en lui faisant coucou à travers la vitre. Alors Anna, on voudrait quatre coupelles de deux boules. Straciatella, Schokolade

Nous payons ses mains gantées sur la petite table et partons avec nos paquets gourmands, bien pliés chacun dans un papier. Nous n’avons pas le droit de consommer à proximité, sinon ce ne serait plus de la vente à emporter. C’est une question de législation de confinement. On s’adapte volontiers. Bien contents – eux et nous- qu’ils puissent ouvrir.

Alors nous marchons un peu avant de déplier nos trésors. De quand date notre dernière glace dans la rue ? Avant Noël ?

Avec l’anticyclone confiné sur Mainz depuis le début de notre assignation à résidence, nous en avions rêvé. Surtout quand notre benjamine avait enquêté auprès de nos proches pour connaître leur parfum préféré, histoire de construire un histogramme pour son cours de maths.

Ce samedi les stats on s’en fout, on croque, on lèche, on se fait des moustaches, on se tâche. Nos parfums préférés ? Je ne sais plus. Les cuillères dans nos poches aussi on les a oubliées.

Ça fait du bien de se confronter au monde avec les mains et la bouche. De goûter en direct la glace au chocolat dans la rue. De sentir pour de vrai le parfum de la glycine, si on passe par le petit chemin pour rentrer, là-bas.

Je n’en peux plus de ces écrans. De ces outils qui ouvrent sur le monde pour mieux nous en séparer. Qui réduisent tout à un aplat insipide et désinfecté. J’ai envie de les balancer par la fenêtre. Tenez allez voir là-bas, dehors, c’est ça la réalité ! Dans toutes ses dimensions, avec du goût, des odeurs, des textures, des couleurs et des sons riches.

J’ai essayé d’y croire, avec toute ma bonne volonté. Toute ma raison.

La vie en boîte ça ne m’amuse plus, même pour faire semblant.

Assez joué hein !

Mascarade

Buste en terre blanche chamottée, patinage bronze. Masque cousu par ma fille.
Ça y est, c’est déclaré,
Y’en a plus en papier,
Va falloir qu’on s’y colle
Et que l’on s’en bricole.
Encore un truc à perdre
Un truc à oublier
A laver, repasser,
Repriser et ranger.
Et quand il s’ra tâché,
Déchiré, abîmé,
Ou si la mode a changé,
Faudra l’refabriquer.
 
Sortez vos aiguilles,
Vos ciseaux, vos bobines,
Remplissez vos canettes,
La machine est fin prête.
Découpez les torchons,
Les draps, les serviettes,
Les chemises, les molletons,
Et surtout ce caleçon.
 
Ce sera une belle occasion
De s’en débarrasser
D’ce sous-vêtement zébré.
Ce merveilleux tissu,
Au moins il n’le mettra plus
Quand il l’aura sur le nez.
 
Allez viens on s’y met,
La machine nous attend.
J’ai bien tout préparé,
Découpé, calculé.
Pour pouvoir souvent les changer,
Il nous en faudrait
Au moins un millier.
Si on commence maintenant
Tout sera terminé
Quand on pourra enfin se faire vacciner.
 
On s’y est mis à plein,
On s’est bien appliqué.
On a cousu les quatre coins,
Et chacun des côtés.
Toutes ces mains en même temps
Sous l’aiguille pressée :
C’est un miracle ma foi
Qu’il nous reste à chacun
Une dizaine de doigts.
 
L’élastique rose et rayé
de la cour de récré
Y est passé tout entier.
Alors j’en ai commandé
Du super résistant,
Fabriqué par les Allemands,
Il peut bouillir dans un volcan.
 
Voilà l’affaire est bouclée,
On a tout raccroché
Les patrons sont rangés
Les produits sont finis.
Je pars faire les courses,
Je vais pouvoir étrenner
Ma création maison.
 
A peine glissé les liens
Du premier spécimen
Derrière mes oreilles
Les voilà qui s’étirent,
S’élancent vers le ciel.
Dumbo attends-moi,
Je m’envole te rejoindre,
Je resterai promis,
A deux mètres de toi.
L’élastique est trop raide
Il y a semble-t-il
Incompatibilité
Entre caoutchouc teuton
Et patron gaulois.
 
Je crois que je vais m’en tenir
Comme ce gosse au marché,
Aux tenues de carnaval pour me protéger
Bien habillée,
Du front au menton,
J’risquerai pas la contagion.

Personne n’osera m’approcher,
Me toucher, me parler,
Quand comme Dark Vador
Je me serai masquée.

La valse des asperges

Retour de courses, où l’on apprend sur le tas le code de conduite du jour et les entrechats gantés.

Ce matin au marché la queue était longue chez le boucher. Mais bon enfant et au soleil oblique, sous les arbres du parc où une partie des stands a été redéployée. Les steaks marinés pour le barbecue m’ont mis l’eau à la bouche. Les vendeurs étaient souriants (“Alors ce saumon pour les sushis ?“).

C’est chouette le marché. Tant qu’on fait attention à son rang dans la queue qui serpente sur des dizaines de mètres, on ne se fait pas engueuler. Ça permet de prendre deux fois par semaine un bain de normalité approximative. Comme avant, quand on avait le droit d’embrasser les gens qu’on aime.

Pourvu que ça dure.

Et ce matin, nous n’avons pas croisé Monsieur Gnagnagna, celui qui râle et rapporte à la maitresse.

(Ni sa femme.)

On a les victoires qu’on peut.

Sur le chemin du retour, nous sommes passés chez un maraicher – pépiniériste, pour le plaisir des papilles et du tout petit changement. Pour avoir l’impression de choisir notre emploi du temps.

Je m’y rends de temps en temps par gourmandise. Pour flâner entre les rayons de fleurs de saison et plants d’herbes parfumées. Pour acheter des bulbes de fenouils miniatures, croquants et anisés. Ou des salades d’herbes et feuilles, couronnées de fleurs. J’aime beaucoup les végétaux et je m’y connais un peu. Mais ces mélanges aux goûts très variés gardent leur mystère. S’y mêlent au moins une douzaine de plantes différentes où je n’ai reconnu que le plantain, le pissenlit, le pourpier et la pimprenelle au nom si charmant.

D’habitude, enfin l’habitude d’avant, quand j’arrive chez ce pépiniériste, c’est désert. Le portail entr’ouvert est le signe que l’on peut entrer. Seuls deux ou trois employés vaquent à l’entretien des plants.

Ce matin il y avait foule. Et un ‘’gardien’’ au niveau du portail. Soit les gens mangent beaucoup plus (bien sûr avec les cantines scolaires et professionnelles au chômage), soit ils s’ennuient, soit ils profitent de l’enthousiasme de la météo pour fleurir leur carré d’herbe ou leur rebord de fenêtre. Probablement tout ça à la fois.

Nous avons donc emprunté une petite cariole pour faire notre sélection et payé les plants élus à la nouvelle caisse extérieure (que d’innovations en ce moment). Y’avait pas mal de pots (comment se retenir devant un étalage parfumé et fleuri ?). Au vu du nombre de panneaux partout, le mode d’emploi des courses a l’air complexe. Il vaut mieux avoir les mains libres pour les rayons de fruits et légumes. Alors nous avons entreposé nos achats dans la voiture, avant de poursuivre, enfin, de recommencer.

La photo rapide depuis derrière le scotch, avec le gant en plastique

Nous sommes repassés par la case départ-portail, et nous sommes parqués dans la longue file d’attente pour le magasin.

Pas plus de quatre personnes à la fois à l’intérieur.

Nous avons compris la leçon. Nous ne rentrerons pas ensemble mon mari et moi. Promis. Ce matin c’est moi qui m’y colle.

Une fois sur le seuil, j’ai ressenti une vague sensation d’angoisse.

Tous ces gens (au moins une vingtaine) plus ou moins masqués attendaient que j’entre pour avancer d’un rang dans la queue. Plusieurs affiches manuscrites grandes et petites encadraient la porte, rappels d’injonctions sécuritaires. Sur un tonneau était posée une boite de gants jetables (oups je ne les avais pas vus la semaine dernière).

J’ai le temps de toutes les lire à peu près. La perplexité monte et je suis sur mes gardes. Comment d’une main choisir les fruits et légumes, de l’autre porter un panier assez lourd, tout en gardant à l’œil les mouvements des autres clients pour rester à distance suffisante ?

J’entre et me lance dans la chorégraphie improvisée et maladroite du chaland qui se sait observé par des dizaines d’yeux et ne sait plus comment s’y prendre. Un saut-de-chat par-ci pour les salades, un pas chassé par-là vers les navets. Zut les pommes ! Ah non tant pis, je suis déjà passée dans leur coin. De rapides calculs de géométrie dans l’espace (rhubarbe x oignons / blettes) m’indique que le client qui vient d’entrer serait trop proche de mon visage non masqué. Je ne peux pas y retourner. Tant pis. L’apnée et le garde à vous n’ont qu’un temps.

Aux caisses, une paroi sépare désormais les deux clients qui paient de front. Une ligne en scotch au sol délimite la zone d’attente. Un écran vitré sépare des caissiers. Aïe ! Tout un nouveau code du cheminement qu’il faut apprendre sur le terrain, et qui évolue chaque jour. Je suis entourée par une forêt d’injonctions probablement paradoxales (mais je n’arrive pas à les retenir toutes), des frontières qui n’en sont pas mais qu’il ne faut pas franchir….

Pas confortable, non.

C’est où qu’on se met pour payer maintenant ?

Je me sens empruntée et gauche. Même de la main droite gantée.

Au moins certains légumes ne sont plus en self-service, malgré les doigts déguisés. Ce sera autant de gestes hésitants et potentiellement ridicules économisés.

  • Je voudrais un kilo d’asperges.

La jeune caissière aux cheveux courts (jolie coupe ! j’ai envie de lui demander le nom de son coiffeur ; ne nous déconcentrons pas) sourit. Elle part me les chercher.

  • XFSKHEYTJHSVNV ?
  • … ?

Sourcils haussés (les miens), regard perplexe (perdu) dans un geste interrogatif que j’espère international.

  • XFSKHEYTJHSVNV ?
  • Comment je n’ai pas compris ?
  • Les asperges, de catégorie deux ou trois ?
  • Les petites
  • GHJLK%ML%MJKGD ?
  • Comment ?
  • Elles sont de même taille.
  • Ah, catégorie trois alors.

La paroi vitrée nimbe les sons. Difficile de savoir de quelle bouche ils proviennent et à qui ils s’adressent. Comment allons-nous communiquer quand nous aurons tous des masques bien épais sur la moitié du visage  (c’est pour après-demain l’obligation) ?

Et pour payer ? Il faut garder le gant en plastoc ou pas ?

Je l’enlève pour sortir la monnaie de ma poche. Paf y’a une pièce qui tombe par terre. Je me baisse pour la ramasser (en pliant bien les genoux, vous noterez la souplesse relative retrouvée dans les mouvements du quotidien). Hou la la, non seulement j’ai touché de l’argent liquide, mais en plus j’ai frôlé le sol de mes doigts.

Je remets le gant à droite, de toute façon c’était la main gauche par terre. Zut j’ai touché le gant avec des doigts sales.

Je sens mes épaules se crisper. Mes oreilles se hérissent. C’est sûr je vais me prendre une remarque, j’ai dû faire un truc de traviolle. Je m’attends à ce que quelqu’un fasse mon éducation en matière de courses-avec-un-seul-gant-en-plastique, dans un isoloir aux parois plus ou moins symboliques. 

En fait non. La caissière sourit et me souhaite un bon week end. Je lui réponds de même (enfin je crois).

Je m’éclipse vite. Mes deux barquettes des premières fraises (hollandaises) se sont à peine renversées dans mon sac.

Ah tiens, j’ai gardé le gant.

Nouvel article sur femmexpat.com

Le coronavirus vu d’Allemagne : « chaque culture réagit différemment et il faut s’adapter »

Alles wird gut ! Tout ira bien !
Bannière faite par les élèves sur les grilles d’une école de Mainz

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https://www.femmexpat.com/rendez-vous-des-expats-confines/temoignages-dexpats-confines/le-coronavirus-vu-dallemagne-chaque-culture-reagit-differemment-et-il-faut-sadapter/

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