Aujourd’hui (à moins que ce soit hier, ou demain)

Les heures s’allongent, la lassitude guette, les tensions grignotent. L’espoir prend la couleur des fleurs de printemps, de dunes cachées au creux d’une ville, et de connexions égrainées au fil des jours.

Pffffffffff

…..

Y’en a maaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaarre.

…….

C’est loooooooooooooooooooooooong.

……..

Mouais.

……

J’ai mal au cou et au dos (encore, oui). Ça va bien mieux mais les tensions s’obstinent. Peut-être trop d’exercices (doux) hier. Ou ce mouvement malheureux pour attraper un plat dans la cuisine.

Déjà en temps normal (celui d’avant), je suis une éponge, le sherpa de vos émotions (de rien, je ne fais pas exprès et en plus hélas ça ne vous enlève aucun poids). Mais alors là… avec l’angoisse latente dehors, l’impossibilité de se défouler et de se changer vraiment les idées… Difficile d’évacuer les cailloux et les piquants. Je stocke involontairement la tension ambiante dans un sac à dos invisible.

Du coup la frustration et l’impatience sont venues me tenir compagnie. C’est sympa, cette présence. Parce que l’envie et la motivation sont parties en quarantaine chacune de leur côté. Elles en avaient ras le bol elles aussi. Elles m’ont laissé un désir de mordre mais pas l’énergie de m’en occuper. Des pantoufles défoncées (fait encore un peu froid pour les Birkenstock, et franchement je n’ai pas encore passé le cap des chaussettes dans les tongs. Même en confinement. J’ai été traumatisée gamine de ce côté-là par une mère frileuse qui donc habillait ses enfants plus qu’elle).

Fait beau.

….

On est allés aux poubelles ce matin (les nôtres, cf billet d’humeur du 14 avril, Mauvaise humeur).

…..

Et même à la ‘’déchetterie’’. Enfin au stock de vieux meubles, étendages démantelés et vélos cassés entreposés sur le trottoir à côté des poubelles (ici à Mainz c’est la déchetterie qui vient à nous). On avait deux vieilles chaises cassées. On ne les a plus. Il semblerait que tout le quartier ait vidé ses cagibis. Ce sera ça de fait.

….

Voilà.

….

Hein, vous dites ?

……

Ma fille attrape le téléphone quelques secondes et consulte la météo : 26° en fin d’après-midi. « Yeah ! on va pouvoir à nouveau dormir dans la tente ce soir maman ! Et toi tu mettras une jupe et un Tshirt à manches courtes. »

OK

Je n’ai pas beaucoup écrit ce matin. En tous cas pas ici. Je viens d’échanger plein de messages avec des copines. Avec la routine installée, les vacances que personne ne prend, le blues qui s’installe, les échanges se sont tassés et ça me manque terriblement. Alors j’ai fait des petits coucous à droite à gauche.

Mes petits signes envoyés dans le vide sont revenus avec des bouquets de bisous et de sourires. Ça va mieux. A quoi ça tient le moral hein ?

J’ai jalonné mes jours de quelques parenthèses personnelles qui me réjouissent. Parce que c’est dur de se motiver seule dans le no man’s land temporel de notre cabane. Je me réjouis de mon prochain cours virtuel lundi. Un cours de yoga en ligne auprès d’une prof américaine, anxieuse comme moi, qui l’assume et partage ses trucs. Pay what you can. Et hop un p’tit stock de sourires et de mot doux pour tenir jusqu’à mercredi.

Là je suivrai une démonstration de peinture faite par une école d’art anglaise. La dernière fois c’était comment peindre la vue depuis la maison de l’artiste (colline et bocages) à la façon de la montagne Sainte-Victoire de Cézanne. J’ai tenté d’adapter à l’aquarelle. J’ai aussi suivi un cours d’écriture : comment s’assurer d’écrire tous les jours (ben en fait, il suffit de .. le faire, plus dur à faire qu’à dire, justement).

Extra les ressources inventives, la solidarité et la générosité de certains !

L’activité est un prétexte. Une excuse pour ce connecter pendant une heure aux autres. Cloîtrés du monde entier, unissez-vous ! Coincés chez eux là-bas comme nous ici nous partageons, chacun dans son fuseau horaire, un intérêt et un moment… Pendant quelques minutes le cauchemar qui enveloppe la terre se dissipe, l’incertitude s’effiloche. Oh une éclaircie ! On se recentre. L’esprit se discipline pour suivre des explications. Il nous lâche un peu. Ouf quelques minutes de paix.

Les grands de ce monde ont réfléchi. Ont écouté les experts. Ont parlé. Se sont adressé à nos oreilles tendues, à notre espoir grand ouvert. J’ai dit à mon dos de bien écouter. Il peut relâcher la vigilance. Dès lundi prochain (20 avril), les petits magasins allemands vont pouvoir rouvrir. Les écoles reprendront progressivement à partir du 4 mai, avec une priorité pour les dernières années de cycle (de l’école primaire et du lycée). C’est ce qu’Angela a annoncé.

Je viens de recevoir le courrier de la direction de notre Land pour la mise en oeuvre locale. Notre grande restera encore à la maison pour une période indéterminée. Sa soeur reprendra le 4 mai de façon adaptée (15 élèves dans une salle de classe maximum, donc alternance de cours sur place et à la maison). Son école doit encore se gratter la tête et statuer pour mardi, jour de rentrée. Plus que deux semaines de classe à domicile – toutes choses égales ou meilleures par ailleurs…

Quoi ? Qu’est-ce que je ressens au fond de moi ? Serais-je déjà nostalgique de la relative docilité de ma plus jeune à mes côtés, sur le même bureau, qui s’applique dans son cahier et s’efforce d’en finir le plus vite possible ? De son petit coude qui frôle le mien ?

Pourtant je souffre aussi cette absence d’intimité.

Pas vous ?

C’est une chance folle d’être avec sa famille, de ne pas se retrouver complètement isolé. De barrer notre navire avec nos aimés, de partager notre cabine avec des gens connus et avec qui on s’entend bien. Néanmoins, un peu de solitude parfois fait du bien. Une île de quelques minutes de calme et de silence.

Je vais partir marcher cet après-midi puisque j’ai la chance de pouvoir le faire. Oh pas loin. Notre rayon d’action ne dépasse guère le kilomètre unique de la longe des Français. Pas loin donc. Sur les Grands Sables de Mainz. On y entend parfois l’autoroute, et c’est un peu lunaire. Mais au printemps, la flore de ce terrain acide et sec est originale. Les touffes basses de petits soleils éblouissants (dont je ne connais pas le nom) sont-elles déjà écloses ? Et les géraniums violets intense ?  Si on tourne le dos aux trop grands immeubles et qu’on estompe d’une main la ligne à haute tension, c’est la vraie campagne, avec les courbes du massif du Taunus au loin. La faille du lit du Rhin entre les deux.  Avec un p’tit tour d’espièglerie de l’imagination, des bruyères et des fougères, ce serait presque les Landes, les nôtres, celles qui tiennent tête à l’océan.

Les marcheurs font sagement le tour de la steppe sans couper par le milieu puisque c’est interdit pour cause de flore vénérable (environ 12.000 ans). Ce relief particulier date de la dernière ère glaciaire. (L’autre moitié de la lande est aussi une zone protégée inaccessible : elle est réservée aux exercices de l’armée américaine – il ne doit pas y avoir de plantes rares de l’autre côté de la grille….). Dommage, ce serait top cette lande rase ceinturée de pins rouges pour les pique-niques du soir.

Une amie-voisine m’a proposé qu’on se retrouve pour marcher. Pour être chacune tout simplement pendant une heure. Tout près et un peu loin. Je culpabilise mais je vais dire oui (à 2 mètres copine !). Moi qui ai refusé à ma fille de sortir avec une copine (une seule !) pour promener son chien (un chien !).

Le principe de précaution prend l’eau.

Plutôt lui que moi, hein. Car bientôt je vais parler à mes pantoufles défoncées. Vivement les Birkenstock sans chaussettes, que mes pieds changent de saison. Allez, chiche, aujourd’hui je sors les orteils, et je les peinturlure en arc en ciel ! Mon horizon va changer !

Me revoilà au clavier après la balade avec ma copine-2 mètres.  Elle m’a ramenée aux Grands Sables. Par un autre chemin bien plus bucolique que le mien qui longe les supermarchés et ses terroristes du caddie et la route. Et au bout de la ligne droite, elle m’a fait prendre un autre sentier. Celui en terre noire qui s’échappe sur la gauche. Il disparaît dans les pins et les chênes aux chatons vert tendre. J’avais toujours cru qu’il ne menait qu’à des habitations et des immeubles, le long de l’autoroute.

En fait le chemin descend en pente douce et longe des champs. Après une boucle secrète sous l’autoroute, il traverse d’anciens vergers, où quelques pommiers sont en pleine floraison rose et blanche. Un cerisier a déjà de toutes petits cerises. Le poirier est entre les deux, entre le pommier et le cerisier mais surtout entre fleur et fruit.

Sous nos pieds du sable. Gris pâle et doux, souple. Le sentier remonte et débouche sur une steppe ondulée, des dunes enherbées par endroit. Nous continuons sous le couvert des feuilles jeunes. Oh écoute, un pic-vert ! Comment dit-on pic-vert en allemand ? (j’ai oublié). Et là un couple de rapaces. Oh et là un rouge-gorge !

A ras de terre, personne.

Le ronronnement de l’autoroute s’est assoupi. Nous discutons comme d’habitude, comme si de rien n’était au-delà du moment. Mon amie me raconte ses boutures secrètes dans le bois voisin, en cachette de ‘’la police des hobbies’’ comme elle appelle en riant ses concitoyens zélés. Je lui parle de mes prélèvements discrets de plants de pâquerettes au ras de l’aire de jeux pendant que ma fille tourne sur la barre. ‘’Tu es sûre qu’il n’y a personne qui me voit?’’ Comme disait un humoriste anglais : ‘’Le meilleur moment pour faire des boutures c’est quand personne ne regarde’’.

Ouf, c’est rassurant de rire et de partager avec quelqu’un ! Elle a vécu en France et en Scandinavie. Alors les tâtonnements culturels, elle en connaît un rayon. Avec elle, pas besoin d’être au garde à vous. Attends, je vais regarder l’écorce de ce pin avec les doigts.

Je referme ce texte en bien meilleure forme que je ne l’ai ouvert. Ça m’a fait du bien cette balade amicale. Et j’ai pris du plaisir à partager avec vous.

Alors merci. Merci pour votre écoute différée, silencieuse, patiente.

Et devinez quoi ? J’entends le vélo de mon mari qui cogne contre le portillon. Il rentre du supermarché. Il a un grand sourire et il tend le bras tout haut.

Dans sa main : un kilo de farine !

Adonis

PS : Je viens de consulter mon guide Delachaux des plantes par la couleur. Les petits soleils aux feuilles-plumeaux ébouriffées sont des aristocrates héllènes : Adonis du printemps. Y’avait qu’à se fier à la couronne. Fleurs 4-8 cm, tépales (pétales et sépales) 10 à 20, jaune d’or. Pelouses sèches, steppes, pinèdes ; rare.  Europe médiane et orientale. Enchantée.

Liberté, normalité, intimité

A quoi tient la liberté parfois ? A des gouttes de pluie, au ciel par la fenêtre, à la tente plantée dans le jardin.

Chouette il pleut !

Les larmes du ciel s’accordent mieux avec la réclusion. Et comme la météo ne l’avait pas prévu, c’est un double cadeau des nuages : ce zeste de spontanéité aiguise la mélodie de la pluie sur ma fenêtre.

Les enfants sont ravies. Elles ont planté la tente hier soir dans le jardin. Elles ont bien hésité un peu, par peur d’avoir peur dans le noir toutes seules. Et puis la motivation de la plus jeune a eu raison de leur timidité de dernière minute. Ca faisait deux semaines qu’elle surveillait le thermomètre : quand les vacances seraient-elles propices à une aventure nature, à deux mètres du salon ?

Ce matin, elles sont sorties émerveillées de leur cocon de tissu. Ont pris un petit déjeuner d’aventurières (équipées Décath). Sont allées à la rivière-cuisine chercher de l’eau.

Et là l’eau arrive à elles. Il pleut ! Mazette ! L’abri d’une tente prend tout son sens enveloppées dans le clapotis des gouttes sur la toile. Pourvu que ça continue ce soir ! Pour échapper au confinement réel, rien de tel que de se confiner plus petit dans une vie inventée et choisie. L’imagination comme évasion.

Comme le ciel. Le sommeil. Les films et les bouquins. Le vertige d’une fleur de cerisier contemplée longuement. La blague qui nous secoue le ventre et fait monter les larmes. Celles qu’on n’ose pas lâcher dans la vie de tous les jours. Parce que malgré tout, ces heures cloîtrées restent notre vie courante. Et la vie ‘normale’ ben ‘normalement’ on fait avec. On sait s’en accommoder. A peu près. En tout cas, on sait faire comme si. Peut-être trop.

Donc les larmes, si on les cherche, seront tapies dans la malle du fond, dans le grenier poussiéreux. Prière de les laisser sortir. Elles s’ennuient, elles aussi, enfermées dans le carcan de plomb de la bienséance. Derrière le rempart des prétextes, qui visent à préserver l’entourage, elles s’accumulent. Et leurs flots enflent sous le poids de cette normalité.

La tempête extérieure n’a pas d’égale pour apaiser les vies intérieures tumultueuses. Si ça rugit dehors, je peux m’affranchir de cette charge, la colère et le doute sont pris en charge par les éléments.

On n’en est pas à l’orage. D’ailleurs ici à Mainz il n’y a presque jamais d’orages. Ils sont déviés par le coude du Rhin, le modeste relief du Taunus (600 mètres sur la pointe des pieds). Ou quelque chose que des géographes vous expliqueraient mieux que moi. Toujours est-il que je guette toujours l’arrivée des lourds nuages noirs avec gourmandise… et suis régulièrement déçue. Allez tiens, un coup de tonnerre pour te faire plaisir. Et si tu guettes bien, l’éclat furtif d’un éclair. Trois petits coups et puis s’en vont.

La météo radieuse depuis le début du confinement éclaire nos barreaux de ses faisceaux de lumière . Les saisons suivent leur cours, le merle chante sur la maison d’en face. Les perce-neige ont défleuri, le lilas pavane. La terre continue de tourner même si les vies des humains sont figées dans leur élan. Un deux trois soleil !

La pluie redouble en intensité. Ses touches métalliques font chanter la table ronde sur la terrasse. L’odeur fraîche de la terre mouillée se glisse par la porte entr’ouverte. Hum. Ma poitrine se soulève. Mon ventre inspire plus grand. La liberté vient à moi par ce son et ces odeurs, par cet interstice.

Il a fallu un temps d’adaptation à cette immobilité. Et maintenant, vaguement apaisés, nous redécouvrons les choses acquises et pourtant fondamentales. Les personnes jusque-là invisibles dont le rôle est essentiel à la (sur)vie de tous. La nature juste sous nos pieds, où ceux de notre immeuble. Les amis postent des photos de leur ciel, des branches par leur fenêtre. C’est nouveau, avant c’était plutôt les photos de vacances, d’un ailleurs parfait. Le quotidien était chifonné, presque méprisé. Il fallait que les vacances soient les plus réussies, les plus différentes possibles.

Nouvelle étape dans l’adaptation à l’enfermement, voici le temps de l’émerveillement. La terre se guérit un peu, et nous avec.

Mon frère qui habite au-dessus d’un petit port de la Méditerranée (oui on n’est vraiment pas égaux dans le confinement, pas plus qu’ailleurs, nous on voit un parking) nous a envoyé des clichés échappés d’un livre d’images. La mer vue du balcon. Dans la lumière irréelle d’un crépuscule d’or laiteux , des bosses à la surface de la mer : des dos de dauphins ? une baleine ? Et ces rorquals vus aux larges des calanques de Marseille ? Je n’en suis toujours pas revenue. Et pourtant je languis d’y retourner, frôler la garrigue et plonger dans le bleu marine entre les rochers blancs.

L’apaisement de l’agitation permet à l’essentiel de se fait jour. Et quand le fouillis maniaque confine à l’universalité, le coup de frein doit être à la même échelle pour retrouver ses repères.

Et nous les enfants gâtés, il nous faut d’abord faire un tour au piquet pour réfléchir. Allez hop, vas-y, je compte jusqu’à trois. Et tu seras privée de sortie.

Je me revois il y a deux mois – autant dire, deux années-lumière.

« Non la Côte d’Azur, non j’ai pas trop envie d’y aller. Tu comprends en cette saison, y’a RIEN à faire sur la Côte d’Azur. RIEN. » A ma décharge, lorsque nous y avions passé les vacances de Pâques il y a deux ans, une pluie de mousson pendant sept jours nous avait enfermés… et je rêvais de vacances sportives natures, avec des randos dans des paysages ouverts sans béton.  

Hmmmm…

On se comportait chacun à notre échelle comme Trump : on prend ce qu’il nous faut, tant pis si ça détruit (même un peu), tant pis si ça méprise (même un peu). Egos toute !

J’ai réfléchi. Pardon. Je n’aurai pas dû dire cela. Ni le penser. Pour les prochains jours de vacances, je serai ravie de juste pouvoir marcher une heure le long du ruisseau derrière les écoles des filles. S’il vous plaît.

Et je ferai des photos de mon ciel et des branches.

D’ailleurs je vais y aller tout de suite, pour profiter de la pluie. Il n’y aura personne et ce sera presque sauvage. Un moment de fraicheur, d’intimité et de liberté. Grâce à quelques gouttes d’eau.

Les mêmes que celles qui m’avaient volé mes vacances à la mer. En tout cas c’est ce que j’avais cru sur le moment. Alors que quand j’y repense, c’est le regard espiègle de Chagall que je retrouve. Et le paysage sublime de l’aquarelle détrempée de la Méditerranée mouillée.

Cette pause était un cadeau. Je ne l’avais pas compris sur le moment.

2020 = 1984 ?

Inspiration.

La crise met en exergue nos travers. Traversons-nous la quarantaine en crise ?

Expiration.

J’ai écrit il y a quelques semaines un billet d’humeur sur toutes les dernières fois (descendre sur la page au 23 février 2020). Toutes celles dont on n’a pas conscience. Parce qu’on les a faites machinalement et qu’elles se sont fondues dans notre quotidien. Je partageais la réflexion que c’est une chance de savoir quand une action est la dernière du genre. On peut alors en profiter les yeux dans les yeux.

J’avais pris l’exemple du dernier jour d’école primaire de mon dernier enfant (prévu début juillet). En écrivant l’article en février, je me suis dit que j’anticipais beaucoup mais que c’était bien aussi. Une façon d’apprécier sur la durée, de fairer durer une dernière fois ponctuelle.

Et voilà que le destin m’a fait un pied de nez.

Tu pensais savoir et bien non.

Ce vendredi 13 mars la décision a été prise de fermer les écoles. C’était peut-être là le dernier jour d’école primaire de ta benjamine. Et la dernière fois que tu allais chercher un de tes enfants à la sortie des classes.

Ma fille est capable de rentrer seule et le fait régulièrement, mais elle aime bien que je sois là à l’attendre. Elle me confie son cartable trop lourd avec un geste théâtral d’un bras épuisé (si tu savais comme j’ai travaillé maman !), commence à réclamer ce qu’elle veut manger en arrivant (et à négocier des droits pour l’après-midi). Et file sur son vélo sans m’attendre.

Je me souviens de cette attente de quelques minutes vers 13 heures ce fameux vendredi.

Chacun des parents présents tente maladroitement d’occuper son emplacement habituel, repère pour son enfant, tout en essayant de garantir la distance sanitaire minimale avec ses voisins. On n’avait pas encore l’habitude de la distanciation sociale. On ne se promenait pas avec dans la poche un compas géant calé sur un rayon 2 mètres. Les regards et gestes un peu malhabiles trahissent l’adaptation hésitante à un public mouvant.

« Salut Estelle ! » Une maman de la classe refreine l’élan de me prendre dans ses bras. Je l’aime bien, ça fait bizarre ces nouveaux codes sociaux. On n’a pas encore l’habitude de se repousser comme des aimants de même signe.

Nous échangeons quelques mots. Comme les autres parents présents, nous sommes sonnés par cette annonce de la fermeture des écoles. Quoi, les enfants vont passer toutes leurs journées à la maison ? C’est nous qui allons leur faire la classe ? Et cuisiner deux fois par jour ?  Ils n’auront pas de copains ni de sorties pour s’amuser ? Non, non. Ce n’est pas possible. Ça ne pourra pas, ça ne devrait pas durer longtemps.

Sidérés, nous sommes encore dans un vague déni.

La maman-copine m’interpelle : « On se retrouvera pour se promener hein ? » Oui oui on vous accompagnera quand vous sortez votre chien le long du ruisseau. Ça fera du bien de voir des visages amis, que les enfants puissent se défouler. On ne se touchera pas, mais on pourra marcher côte à côte.

C’était avant la première semaine de confinement. Bien sûr il y a eu l’irruption du lumbago furieux. Mais peu à peu la drôle de guerre s’est installée : les aires de jeux ont été condamnées. Même sans l’interdiction de sortir, nous avons renoncé chacune, sans nous concerter, à nous proposer des sorties communes. Nous avons accepté. Même de loin il valait mieux ne pas se voir de peur de se respirer.

C’est d’une tristesse absolue les aires de jeux vides, entourées du serpentin rouge et blanc de rubalise. Celui des travaux et des scènes dangereuses. Mais c’est pour la cause impérieuse, la solidarité indispensable. Alors on s’envoie des petits messages, des blagues sur le confinement, la crise et la quarantaine. Parce qu’au début c’est déstabilisant. Le rire permet d’introduire cette mince distance vitale avec ce qui nous arrive. Tout est bon pour s’approprier cette nouvelle donne. La digérer.

Parfois je ne vous cache pas que j’en ai marre. Je rêve de me frotter les yeux au réveil et de soupirer. Ah bon, ce n’était qu’un cauchemar, ouf !

Les réseaux sociaux regorgent d’idées formidables pour s’occuper. Vous reprendrez bien un peu de Pilates ? Essayez les recettes du confinement (ah bon on va manger différemment même sans rationnement alimentaire ? C’est surtout le sucre qu’il faudrait réduire, mais mon moral refuse de le bannir). Comme si on s’ennuyait hein ? Comme si des idées on en n’avait pas ? En fait ce qui nous manque surtout en ce moment c’est de la farine blanche. Pour le reste on sait quoi faire.

C’est juste qu’on en a trop de choses à faire – avant même de compter le travail professionnel. Encadrer le travail scolaire prend déjà la moitié de la journée. Les tâches domestiques un quart. Et la tension entre quatre coloc consignés en manque de grand air, de vie privée et d’exercice ça bouffe le reste de l’énergie, et surtout, au-delà.

Pour se distraire, mes filles ont de nouvelles copines : des plantes à air. Elles aiment bien ça, les tremper, les faire sécher. Leur fabriquer des cabanes dans de petits bocaux avec du sable et des cailloux, une suspension en macramé. Des étagères minuscules en bâtons d’esquimau glacé ou en corde (ah le pistolet à colle !).

Elles en avaient déjà quelques-unes mais en ont trouvé sur un site web et ont commandé des renforts. Nous ne pouvions pas refuser ce petit baume végétal sur l’enfermement. Donc depuis hier nous avons au total 14 pensionnaires discrètes dans notre terrier. « Tu sais maman je m’applique bien comme ça quand j’ai fini mes maths, je pourrai m’occuper des plantes à air ! »

Merveilleux cette motivation dans quelques grammes de chlorophylle ! Mieux qu’un chien, hein ? (Clin d’œil appuyé : nos filles rêvent d’un chien). Ça ne mange strictement rien, et ne pèse guère plus. Un p’tit coup de vaporisateur et c’est parti pour des heures de bricolage sur le tapis du salon. Avec, pompon sur la plante verte, la pseudo vidéo Youtube pour expliquer à des followers imaginaires leurs techniques de réalisation.

Je crois que je vais m’y mettre au macramé. Je vais rajeunir. Ça me rappellera les années 80. Et ça me défoulera. Parce que les micro agressions de mes semblables continuent de me faire grincer des dents. Comme les réflexions passives-agressives du client poivre-et-sel-bien-mis chez le chocolatier samedi matin. « Non madame vous ne pouvez pas rentrer. Parce qu’il ne faut être trois au maximum dans le magasin. Il faut suivre les règles. C’est parce que, EUX là ils sont deux. Nous avec ma femme on se sépare toujours pour rentrer dans un magasin. » Vous l’aurez compris, EUX c’était nous.

J’ai envie de lui dire avec un grand sourire : en français ça se dit GNAGNAGNA.

C’est ma nouvelle catégorie d’emmerdeurs sociaux. Ceux qui font la morale et qui la ramènent pour montrer leur civisme exemplaire (en tous cas au moment où ils parlent). Ceux qui ouvrent la bouche, comme un toutou vient quémander un sucre, pour recevoir la médaille de la soumission servile. Et qui ont laissé leur bon sens et leur politesse à l’entrée du magasin avec leur femme et leur chien. En ce moment c’est l’éclate totale pour ces personnalités-là ! Ils lâchent tout ! Depuis le temps qu’ils en rêvaient !

Il suffit qu’ils restent à deux mètres de nous. On ne prend pas beaucoup de place mon mari et moi ; on vit dans le même foyer, on peut donc être collés dans le magasin. Et on prend du plaisir à choisir ensemble des chocolats de Pâques (non, non pas le lapin avec le masque sur le museau merci). Ça aussi ça doit déranger en fait non ? Faire des courses gourmandes en couple et avec le sourire ? En ces temps de crise ?

C’est sûr que cette période a un côté vintage 1984 – on y revient aux années 80. Tout le monde veut contrôler son voisin et se hisser sur les épaules de ses grandes fautes. Des amies allemandes m’ont fait la réflexion sur leurs compatriotes. Des amies françaises aussi. Et j’ai écouté une émission sur la BBC tout à l’heure qui laisse à penser que les Anglais ne font pas mieux.

Et pourtant ici on a encore le droit de sortir. On n’en abuse pas, on sait où est notre intérêt. Mais je crains le pire si on doit en arriver à la situation française (une heure de sortie par jour, avec une autorisation et des contrôles de police). Je n’ai pas envie que Monsieur et madame GNAGNAGNA du bout de la rue se planquent à la fenêtre de leur cuisine avec un chronomètre, un bloc de papier neuf (4mx3m, 500 g/m2) et un feutre indélébile (noir, mine épaisse) pour savoir combien de temps dure ma promenade hygiénique.

Je ne sais pas vous.

Mais je n’ai pas envie d’y toucher à la vie des autres.

Et je n’ai pas envie qu’ils touchent la mienne de cette façon.

2 mètres on a dit !

(et toc !)

La chasse à l’ours

Troisième semaine de confinement, arbres-droits vaudous, matriochkas et galets.

Je partage le bureau sur lequel je travaille avec ma plus jeune fille. A ma gauche nos coudes se touchent. Elle fait ses devoirs et veut être près de moi au cas où elle ait besoin d’aide. Et moi j’aime bien sa compagnie rieuse-râleuse (quand je corrige son travail).

Elle dessine sur un papier A3 une bulle de bande dessinée et tire des traits parallèles dans le nuage. De quoi retranscrire la pensée du héros du roman qu’elle lit pour son cours d’allemand. Dans sa main un crayon à papier coiffé d’un petit mouton vert comme la Saint-Patrick, souvenir d’Irlande rapporté par une grande cousine. De temps en temps elle se lève pour faire un arbre droit. Tu comprends, maman, mon corps a besoin de bouger !

Les corps d‘enfants qui se défoulent à l’intérieur augmentent la probabilité de désastres. A peine le confinement commencé, une roulade tonique sur notre lit a eu raison d’une de mes sculptures. C’était une modeste copie d’une naïade à genoux de Rodin, d’une solidité éprouvée par plusieurs déménagements depuis sa cuisson. Son atterrissage en deux morceaux et des poussières au pied de la table de nuit m’a permis de découvrir son pouvoir vaudou. Son corps était coupé en deux à la taille. Le dos avait cédé le long des pointillés : là où j’avais coupé la sculpture crue pour la creuser.

J’entends la voix étouffée de ma grande fille à l’étage du dessous qui lit ou récite une leçon. Mon mari s’est replié dans son nouveau bureau, la chambre de mon étudiant de fils.

Depuis hier mon lumbago s’est mis en sourdine (et pourtant la statue n’est pas réparée). Toujours là mais moins lancinant. Le traitement fait peu à peu effet. Quand je m’allonge mon mari n’est plus certain de me retrouver là où il m’a entreposée. Ce matin j’ai même enfilé seule mes chaussettes (surtout la gauche). Une LIBERATION !

Au 16ème jour de confinement en abîme, dans ma maison et dans un corps douloureux, coincée sous plusieurs couches de prison, je me sens comme la plus petite des poupées russes. Celle qui ne s’ouvre pas. Une matriochka minuscule et raide, interdite de sortie, comme celle qui traine, toute en volutes dorées et violettes, dans le tiroir de la cuisine. Je ne sais pas où sont ses sœurs, toutes rapportées de Saint-Pétersbourg par mes parents, dans une période de vie qui semblait alors normale. La benjamine de la série nous a suivi dans tous nos déménagements emportée dans le flots des petites cuillères. Mascotte dérisoire.

Après cette punition intime et permanente, le confinement seul semble doux. Presque une récompense car le droit au repos me semble accessible. Le lumbago m’a autorisée à ne pas me faire trop de souci pour le coronavirus, étant clouée par chaque inspiration au moment présent. Il m’a encouragée à demander de l’aide pour les gestes du quotidien et libérée des objectifs de nettoyage de printemps. Ça n’a l’air de rien, mais pour moi ce sont des gros changements. Affranchie de corvée de supermarché, je ne suis plus confrontée aux crocs de mes concitoyens (et toc !). Je ne vais qu’au marché où les vendeurs sont avenants, et les autres clients à bonne distance. Les sourires sont plus nombreux et l’espoir est revenu. C’est toujours ça de pris.

J’ai bien conscience que certains vivent depuis longtemps confinés dans leur corps pour différentes raisons, avec ou sans espoir de s’en libérer. Mais on connaît tous des changements en cette période étrange, même sans la torture immédiate du lumbago.

Enfermés involontaires nous nous affranchissons du même coup de la contrainte sociale. De ses horaires et du paraitre. Les masques invisibles, ceux derrière lesquels on se cache et qui ne sont jamais en rupture d’approvisionnement, ont glissé. On se dissimule moins bien, peut-être qu’on en a juste moins envie et moins besoin. Tous ceux qui le peuvent travaillent de chez eux et révèlent à leurs collègues des bouts d’intime, la couleur de leur salon, le désordre spontané des cris de leurs enfants. Si tout le monde cesse un peu de tricher, on peut s’offrir une trêve aussi.

Nous voilà confrontés à nous-même.

Sans l’agitation de l’urgence, le flou bouillonnant des rapides, le cours d’eau de notre quotidien redevient clair et transparent. Le sable en suspension se dépose. Nos valeurs et nos choix, comme les galets posés au fond, réapparaissent.

C’est le moment de les ramasser, de les soupeser, de les retourner pour regarder sur toutes les faces. De les reposer délicatement au fond, ou de les jeter sur la plage. De les empiler sur la rive pour en faire un petit cairn, histoire de ne plus se perdre ou de se retrouver.  

La prochaine tranche de vie normale sera-t-elle identique à celle que nous avons quittée ?

Le temps d’attente et d’observation que nous vivons ces jours-ci ne nous permet pas encore de le savoir ou de le décider. D’abord parce que le changement prend du temps. Ensuite parce que le futur immédiat lourd de nuages noirs reste un gros mystère : le tsunami du virus ne nous a pas encore touché de près. Je suis très curieuse de savoir comment nous allons en ressortir.

Les humoristes ont décortiqué tout ce qu’ils pouvaient de cette nouvelle vie. Nos fous rires nerveux presque hystériques nous ont bien soulagé au début. Maintenant le soufflé est retombé. Les comédiens font des émissions sérieuses depuis chez eux. Là aussi les masques de la comédie sont tombés. Les informations sont un terrain de jeu moins propice aux blagues. Même la bêtise insondable et arrogante de Trump ne fait plus rire. Elle a des conséquences trop graves.

Jusqu’à présent, faute de pouvoir m’affranchir de mon corps douloureux, je n’avais pas l’énergie de faire quoi que ce soit pour moi pendant le temps scolaire (ni pendant le reste de la journée). Ma disponibilité était acquise. Les douleurs m’interdisaient aussi de m’énerver. Curieux effet secondaire, bénéfique pour mes proches je suppose. Ce matin j’essaie d’écrire sur mon ordinateur à côté de mes filles qui se sont invitées toutes les deux dans mon espace de travail (il faut savoir qu’elles ont chacune une chambre, avec un bureau et une porte qui se ferme). J’ai beau tenter de m’isoler sous un casque avec un fond sonore doux (la mer et les grillons, Noisli vous connaissez ?), je suis sollicitée sur ma gauche pour des histogrammes (sur les parfums de glace préférés de la famille, merci à tous pour vos réponses) et sur ma droite par ma grande fille qui fait des exos de maths en ligne (et chantonne). Ma patience s’érode. Planquez-vous, mon corps va bientôt m’autoriser à m’énerver. 

Dans mon casque, l’eau de pluie s’écoule, les grillons grillonnent. Les vagues me lèchent les pieds dans cette nuit virtuelle. Les rafales de vent agitent les branches. J’ai l’envie furieuse d’un ailleurs. Pas forcément loin. Mais dans la nature, vraiment. Tapis dans les plis de ce quotidien qui bégaie, s’emmêlent deux sentiments contradictoires et complémentaires. L’envie de retrouver mon pays, de rentrer chez moi, pour vivre cette période violente dans un cadre humain familier. Et le furieux besoin d’évasion pour vivre tout simplement.

Les Allemands ont des expressions bien pratiques qui n’existent pas en français. Heimweh haben, ou comme on dit chez les anglophones, to be homesick. Languir, avoir le mal du pays. Et ils ont aussi le contraire : Fernweh haben, autre expression de la Wanderlust. L’envie, le besoin de partir à l’aventure, découvrir le monde. Slogan favori des agences de voyages.

J’ai envie de filer à l’anglaise. Mais pour aller où ?

Serait-ce ça aussi un des drames de la pandémie ? Cette impression d’impasse absolue. Nulle part où aller. La terre entière tousse. Un futur consolé dort encore dans les limbes des hypothèses. Le passé résolu est inaccessible.  Comme dans l’album illustré pour enfants We’re going on a bear hunt de Michael Rosen et Helen Oxenbury …. « We can’t go over it. We can’t go under it. Oh no ! We’ve got to go through it ». On ne peut pas passer par-dessus. On ne peut pas passer par-dessous. Oh non ! il va falloir passer à travers. A travers la boue collante, la rivière profonde, la forêt touffue, la crise sanitaire mondiale.

Car si tout fout le camp, nous ne le pouvons pas.

Nous, nous sommes consignés. Dans la grotte de l’ours. Avec l’ours.

Reste l’imagination.

Et WhatsApp.

PS : Bon rétablissement à Michael Rosen. J’ai appris ce matin qu’il était touché et en soins intensifs.

Cassettes

Des souvenirs de jadis et naguère : voilà deux semaines, autant dire vingt ans.

Schöner Umweg : joli détour

C’est décidé je range.

Mon coin bureau a besoin de calme visuel. Il partage un espace ouvert avec une étagère à paperasses et une autre à bricolage créatif, une planche à repasser sous son fer, une bibliothèque qui déborde. Des cartons d’albums photo, tout un passé de papier, ronronnent sous un couvre lit blanc, camouflés en commode. Un autre bureau supporte une imprimante capricieuse et un ordinateur ronflant qui héberge d’autres photos familiales, un passé plus récent, numérique. Jadis et naguère.

Je m’inspire de chez mon amie d’enfance allemande. Je vais commencer par relooker les classeurs en blanc, pour faire taire leur bavardage coloré. Les caisses de tissus et de laine, les papiers à dessin et les toiles, la machine à coudre seront relégués en coulisses, derrière un store en bambou (du grand magasin de bricolage du bord du Rhin). Quand allons-nous l’accrocher ?

Au-dessus de la tribu des classeurs en pleine métamorphose, au fond de l’étagère du haut, un sac en plastique. Il contient six ou sept cassettes vidéo d’un format bâtard (celui d’une caméra d’il y a quelques décennies) et leurs petites sœurs, supports audio d’un répondeur téléphonique. Il serait temps de les convertir dans un format utilisable. Les appareils indispensables à leur consultation ont disparu depuis des lustres et j’ai repéré à Mainz un photographe qui propose de ‘’digitaliser tous vos documents’’.

Motivée par l’enthousiasme de mes enfants, épatés de se voir vivre tout petits lors d’une séance impromptue de cinoche familial, je décide d’agir. J’attrape le sac en plastique et le confie à la sacoche de mon vélo. Je pédale contre le vent. Je pars déposer ces trésors minuscules, des cassettes vidéo âgées de presque 20 ans – témoins muets de la toute première enfance de mon fils et une cassette de dictaphone, vieille d’un peu plus de 20 ans. Sur cette dernière est dessinée, d’un trait rapide au stylo Bic bleu, une tige et sa fleur.

Coup de guidon à gauche, coup de frein. J’abandonne sans plus de formalités ma bicyclette (comme disait ma grand-mère) dans un renfoncement du trottoir, et je grimpe les quelques marches jusqu’à la boutique, le sac plastique à la main. Une dame m’accueille derrière son comptoir, la cinquantaine, une coupe courte stylée marron acajou. Je suis surprise, je ne sais pas pourquoi. Je m’attendais à un monsieur, un homme à la barbe poivre et sel, et aux lunettes en demi-lune. De la musique de jazz joue en sourdine.

Comme un enfant qui revient de la pêche à pied avec un seau qui grouille, je tends mon sac et lui montre mes trésors en plastique. Je lui demande si elle peut les digitaliser. Oui y’a une promo en cours, chaque cassette coutera tant d’euros. Donnez-moi votre nom. La toute petite cassette en revanche la dame ne sait pas si au labo ‘’ils peuvent en faire quelque chose’’. Je comprends que le son et l’image ne sont pas traités de la même façon (pourquoi ?). Elle demandera. Elle la pose de côté sur un formulaire séparé. Elle ne m’a toujours pas souri. Même quand je lui ai demandé de patienter quelques minutes pendant que j’allais retirer de l’argent à la banque d’â côté. Parce qu’elle ne prend pas ma carte bleue.

Mon numéro de téléphone ? Euh c’est un numéro français. Si vous me permettez je vais l’écrire moi-même ce sera plus simple. La dame marque un temps d’arrêt de quelques secondes. Je la sens désemparée. Ça doit être la première fois qu’on lui fait le coup et elle ne sait pas comment réagir. Je lui prends doucement le formulaire et le stylo des mains, pour joindre le geste à la parole, et lui prouver qu’il n’y a aucun danger à me faire confiance. C’est tellement plus facile pour moi de l’écrire que de lui expliquer que pour convertir un numéro appris en français à l’allemande, il faut dire d’abord les unités et que je perds le fil des chiffres en route. Voilà tenez, c’est fait. Ça a été rapide, non ? et sans douleur.

Je souris et comme à mon habitude tente un rapprochement humain : « La petite cassette, là, elle porte sans doute la voix de ma mère, qui est morte depuis 20 ans. Elle est très importante. Il faut y faire attention ».

Pas de problème, c’est bon. J’ai votre téléphone.

Ses gestes sont secs et précis sous des ongles manucurés.

Comme convenu je suis allée chercher mes DVD. Je les ai posés sur une autre étagère, dans la chambre de mon fils. Un jour j’irai récupérer ma petite cassette s’ils ne peuvent rien en tirer. Je la reposerai sur l’étagère et continuerai de la garder précieusement, trésor dérisoire et inutile. Sinon il me faudra patienter encore plusieurs semaines pour espérer avoir un fichier numérique. La bande est peut-être dégradée, depuis ce temps. Et le son seul c’est tellement plus compliqué qu’associé à l’image semble-t-il.

J’ai un peu peur de ces vieilles voix, de ces images périmées. De la résurrection d’un passé. Où est parti le petit garçon en baby gros ?  Entendre la voix de sa mère, après plus de 20 ans. Ça doit faire drôle. Vais-je la reconnaître ? Vais-je me reconnaître dans cette conversation que j’ai enregistrée à la fin de sa vie grâce à un dictaphone emprunté ?

Je me souviens qu’il y est question d’arbres à planter : un tilleul qui sent si bon, ou un petit laurier qui pousse tout seul et ne demande rien à personne. Que j’y parle à peine et renifle beaucoup.

Je me demande souvent comment ce serait si les morts qui me sont chers, ma mère, ma grand-mère revenaient aujourd’hui. Je leur présenterais tous les changements dans ma vie : leurs (arrière) petits-enfants qu’elles n’ont pas connus, mon nouveau mari, ma vie en Allemagne. Mon amour des fleurs et de la nature, comme elles. Et ma passion ressuscitée de l’écriture. Comme quand j’étais petite, vous vous souvenez ?

Lexique 

Cet article fait référence à un passé presque lointain à l’échelle des échanges d’aujourd’hui. Il me semble nécessaire d’ajouter des définitions à l’intention des lecteurs nés après l’an 2000 (mais de rien, c’est avec plaisir) :

Cassette : boîtier amovible contenant deux bobines destinées à recevoir une bande magnétique pour l’enregistrement du son ou d’images. L’ancêtre du DVD et du CD quoi. Ça ne vous dit rien non plus ? Non, je ne sais pas comment ça s’appelle aujourd’hui. Je demanderai à mes enfants.

Répondeur téléphonique : appareil relié à un poste téléphonique, muni d’un enregistreur à bande magnétique (voir ci-dessus), permettant d’enregistrer les appels et les messages, et de délivrer un message au correspondant. Comme sur votre portable, mais avec une machine spécifique qu’il faut brancher à une prise et au téléphone.

Dictaphone : magnétophone* servant à la dictée** du courrier.

*Magnétophone : appareil d’enregistrement et de lecture des sons utilisant comme support une bande magnétique (bande ou cassette). [Abréviation : magnéto.] – de l’allemand : Magnetophon, marque déposée). Un truc noir qu’utilisaient vos parents pour écouter les Beatles et Jean-Jacques Goldman dans leur chambre.

** dictée : exercice scolaire ayant pour but l’enseignement et le contrôle de l’orthographe. D’un usage assez répandu entre Jules Ferry (1881) et la fin du 20ème siècle.  Tombés en désuétude depuis, la dictée et l’orthographe.

Planche à repasser : Équipement ménager qui sert à vos parents à repasser leurs habits de travail et les vôtres quand vous rentrez chez eux.

Paperasses : documents administratifs en général imprimés sur du papier blanc A4 et que l’on contemple longuement, la tête dans une main, un stylo dans l’autre en essayant de se souvenir de son numéro d’INSEE et de la déclaration d’impôts de 2009. Tu sais où elle est toi ?

(Merci au dictionnaire Larousse, qui voudra bien me pardonner de légers détournements).

Post scriptum : Depuis que j’ai écrit cet article voilà quelques semaines un millénaire s’est écoulé. J’ai écouté la voix de la dame du magasin sur mon répondeur : la cassette audio était vide. Je pourrai passer la chercher après le confinement quand le magasin rouvrira.

Escape game et lumbago

8ème jour de confinement, un lumbago et l’apprentissage sur le tas de la pédagogie.

C’est dur d’écrire.

Depuis une semaine, je n’en ressentais plus ni le besoin ni l’envie. Le confinement a commencé en même temps qu’un lumbago carabiné, à moins que ce ne soit le contraire (emoiji qui grimace).

Le bas de mon dos se rappelle à moi dès que je bouge, dès que je reste dans une même position trop longtemps, dès que j’inspire trop fort. Il semblerait que seule la marche me soit tolérable. Alors j’avance comme le bus de Speed (le film), en essayant de ne pas m’arrêter. Je tourne en rond dans mes mètres carrés. Je fais le tour du pâté et j’en profite pour respirer, pour happer, tant que c’est encore autorisé, les sensations vivantes du printemps. Si je contracte le covid 19 dans cet état ce sera le cauchemar absolu. Chaque toux ou éternuement pourtant refreiné lance dans tout le corps des douleurs aigues.

Comment se soigner par ces temps qui ne courent plus ? La pharmacienne n’avait plus que quelques boites de paracétamol (et plus du tout pour les enfants). Les kinés et ostéopathes sont désormais inaccessibles. On veut épargner la disponibilité des médecins.

Alors on grimace, on jure, on trouve des mouvements alternatifs, on s’accroche au cou de son mari pour se lever, ou on renonce tout simplement. A mettre ses chaussettes ou à se laver les pieds (soi-même). J’ai dû appeler à l’aide dans ma douche. Hou hou y’a quelqu’un dans le coin ? Ma fille (je ne vous dis pas laquelle pour préserver l’intimité de ses extrémités) est venue.

– Ah tiens c’est rigolo de laver des pieds ! moi je ne lave jamais les miens.

-… ?!

(Mais que fait-elle des heures dans la douche ? Qui l’a éduquée cette petite ?)

Le plaisir et le réconfort que m’apportent l’écriture partagée se sont effacées derrière l’inconfort d’un double isolement, celui d’un corps en souffrance aiguë et d’une maison fermée. Comment écrire quand la position assise est douloureuse ? Les élancements me raccrochent au geste immédiat et m’évitent de me projeter dans l’avenir. Alors je reste dans le présent.

Mais ce jour sans fin cherche à nous attraper dans son filet. Et nous courons, courons à perdre haleine, à perdre la raison, pour échapper à son incertitude, fuir le piège du désespoir. Au passage nous raclons de nos ongles les murs effrités pour récupérer les miettes de nos anciens repères et tenter d’en construire de nouveaux. Nous déchirons le rideau de notre angoisse pour laisser filer un bout de nuage.

Est-ce comme cela que s’amorce la fin d’une civilisation ? On concentre tous les efforts sur la guerre (on a fait des progrès, la bataille est menée par l’humanité dans son ensemble contre un ennemi commun). Le luxe et le futile s’évaporent. Les biens de première nécessité disparaissent pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Les médicaments deviennent introuvables et faute de mieux les remèdes de grand-mère reprennent cours pour tout. On soigne le genou égratigné avec un petit bisou. Le cancer avec une prière. La dégringolade finit par entrainer la solidarité dans sa chute libre. La démocratie expire terrassée par le non-droit et le cannibalisme.

Silence.

L’herbe repoussera dans les décombres.

Dieu aussi.

Et tout recommencera. Comme tout a déjà recommencé.

Ces dernières semaines, à l’instar de Pénélope la nuit attendant son roi de mari, nous avons défait ce que nous avions tissé pour notre intégration en Allemagne. Les nouveaux copains ? ben on les voit plus. Les cours de musique, de sport ? hop c’est fini, on rentre à la maison.

Les particularismes s’exacerbent et les nerfs frôlent la rupture. On se fait engueuler comme au début. Notre indiscipline (bien light à une échelle française et surtout très involontaire) dérange. Vendredi je me suis fait virer du supermarché parce que le directeur du magasin m’avait autorisée à rentrer avec mon mari (l’accès est limité et contingenté). On se rappelle que je ne peux rien porter, mais ça fait du bien de sortir et de marcher un peu. Des gens de la queue se sont plaints. Le directeur a changé d’avis. Je lui ai dit ce que j’en pensais (à peu près poliment je crois). Et je suis partie. En ruminant, les larmes aux yeux, le dos en feu et avec l’envie de mordre et de faire mes valises.

Je veux rentrer chez moi, en France. Me rapprocher de ma famille et de mon fils qui révise des concours-mirages. Retrouver les incivilités et le désordre. Quoique… les parents inconséquents qui font franchir à leurs enfants les barrières sanitaires des aires de jeux me font autant froid dans le dos (et c’est pas le moment hein !) que ceux qui n’entrent jamais nulle part, même sans barrière, même avant le basculement.

L’étau aujourd’hui ne connaît plus de frontières. Il se contente de les resserrer, de les cadenasser. Ecartelant sans égards nos familles éparpillées au soleil tranchant de mars.

Si c’était cela le plus dur : une inquiétude sanitaire capitale et le confinement universel lors de l’éclosion du printemps ? Une catastrophe sous un ciel magnifique. Ce mélange du bon et du mauvais.  Comme certains gestes, intonations ou expressions d’une personne aimée nous rappellent un monstre.

Comment vivre cette contradiction, la cohabitation du sublime et du diabolique ? Ne fait-elle pas écho à celle qui nous habite ? Une part de mesquin (celle qui fait une OPA sur le PQ) égayée d’éclats divins (qui permettent de faire une garde aux urgences de 90 heures comme quelqu’une de mon entourage). Comment profiter du bon sans être démoli par le mauvais ?

Heureusement je peux rire sans trop souffrir…

Parce que l’apprentissage sur le tas de la pédagogie, ça me dévore la patience et l’énergie. L’impossibilité (temporaire je l’espère) de lire ou de dessiner, de coudre ou de bricoler, faute de pouvoir rester assise me grignote le moral. Comme le jardinage par procuration.

Ça doit aller mieux aujourd’hui si j’ai repris le chemin du clavier avec un peu d’élan. J’ai délaissé des articles commencés ; ils me semblent dérisoires aujourd’hui. Déjà hier j’ai pu retrouver un peu mon piano et Beethoven. Inspirée par le témoignage solidaire  musical : chanter l’Ode à la joie à notre balcon à 18 heures tapantes pour les soignants (on répètera pour la prochaine fois, heureusement que la trompette de la voisine sonnait juste et fort).

Quel jour sommes-nous ? Lundi ? Ou déjà mardi ? C’était quand le printemps ? L’équinoxe, équilibre entre la nuit et le jour, la floraison des cerisiers et le virus diabolique.

Depuis huit jours ans j’ai pris 100 ans. Ma maison-escargot s’est refermée. J’allais chez toi à vélo, aujourd’hui tu vis dans une autre galaxie. L’échelle de nos constellations relationnelles a changé.

Dans cette course poursuite contre la montre, cet escape game grandeur nature et inversé, le temps est réinventé. Les dieux se marrent. Tiens, toi je t’en file mais c’est une illusion après je te prends ta liberté et ta vie peut-être.

L’espace-temps fuit.

Courage à tous, puisque pour nous la fuite est interdite.

Sourions derrière nos fenêtres et nos écrans. Et envoyons des messages de soutien à nos anges gardiens épuisés.

Merci du fond du cœur et du temps.

En particulier à la kiné française, collègue d’une amie, qui vient de me prendre en consultation par Skype pour m’aider à me remettre le dos d’aplomb.

Le nouveau temps normal

Apprendre à vivre dans des conditions inédites

Un éteignoir s’est posé sur le monde. La flamme de la vie vacille dans le souffle de la prudence austère. Isolés mais ensemble tentons de ne pas céder à la panique rabat-joie et tâchons de garder le sourire pour traverser cette situation inédite.

La crise s’installe pour durer.

Il va donc nous falloir créer un nouveau rythme normal, acceptable pour chacun et toute la famille. Nous en avons longuement parlé ce week-end. Objectif : maintenir le rythme scolaire habituel. Coucher à 20h30, lever à 7h et devant le bureau à 8h. Classes le matin entrecoupées de petites récréations. Activités créatives et pédagogico-ludiques l’après-midi, avec la complicité pluvieuse des émissions C’est pas sorcier. Ça c’est la théorie.

Nous avons de la place et un jardin de poche. La campagne à portée de vélo. En ce sens nous sommes privilégiés.

Mais c’est dur.

Parce que nos filles ont l’impression de pouvoir se coucher plus tard puisqu’elles ont gagné quelques minutes de trajet (dimanche soir : “Allez si, on regarde un Fais pas ci fais pas ça ! Y’a pas école demain !”). Parce que leurs professeurs sont en train de s’organiser pour leur donner du travail et qu’elles sont donc désorientées sur les tâches à aborder. Parce qu’elles ont toutes les deux besoin d’aide en même temps. Parce que l’appli pour l’enseignement à distance reste (encore) à apprivoiser. Parce que je voudrais bien aussi pouvoir travailler de mon côté. Et que le pique-nique de dimanche m’a laissé en souvenir un lumbago carabiné qui me fait grimacer (jurer) à chaque mouvement. Sans doute la combinaison de ma mauvaise position (depuis quand est-ce si douloureux de s’asseoir par terre ?) et de mon appréhension de la nouvelle situation.

La vie à quatre dans un espace clos m’inquiète. Devoir faire la maîtresse pendant quatre semaines (au moins) à mes propres enfants me fait peur. Je soupçonne ce nouveau quotidien et la pédagogie mère-filles de dévorer l’énergie rapidement. Comment compenser ces pertes par des activités enrichissantes pour moi, sans pouvoir faire de sport ni m’évader à l’atelier de terre ou dans un musée, sans piano (mon mari travaille), sans rencontrer des amis ni avoir de temps vraiment seule pour me recharger ? Je crains que vous n’ayez encore plus d’articles à lire !

Et il va falloir la jouer fine. A nous deux système nerveux. Je vais tâcher de prendre soin de toi différemment, mais de façon efficace quand même. Pour t’éviter de craquer sous la goutte d’eau d’une rupture d’approvisionnement en biens essentiels derrière un fanatique du survivalisme avec masque maison en Sopalin et élastiques désinfectés, et gants de ski, qui entasse cinquante seaux de ménage (pour l’eau de pluie vous comprenez) et l’intégralité des stocks de pâtes et de papier toilette de la région.

En même temps c’est peut-être à nouveau un avantage évolutionnel d’être anxieuse. Les crises d’angoisse, je connais. Je sais que ça vient de moi, que ce n’est pas agréable, mais que ça passe. Et que la solution à la panique est en grande partie en soi et non dans l’assaut des supermarchés. Je sais aussi que le raisonnement ne sert pas à grand-chose dans ces moments-là. Donc, se tenir loin des angoissés du caddie sera une bénédiction. Et un impératif car les dernières semaines ont montré que c’était contagieux.

Pas si simple de rester à distance du monde tout de même. Pour celui qui allait être notre dernier jour de liberté, nous avons confié nos pas et nos esprits à un superbe sentier. Dans les forêts et les vignobles encore dépouillés des contreforts de la rive gauche du Rhin, entre les buissons en robes de fleurettes blanches et les flaques de violettes, nous nous sommes invités à un mariage champêtre. Mais nous avons croisé beaucoup trop de familles sur les chemins à la recherche de nature et d’air pur…. Il faudra trouver un coin plus tranquille la prochaine fois, sinon c’est un peu contreproductif. Mais quel bonheur de se verdir les idées, même entre parenthèses !

L’enseignement à domicile réclame un peu de réorganisation. Vider les bureaux, faire de la place sur les étagères (habituellement l’essentiel du matériel reste à l’école où mes filles ont chacune un casier). On veut bien improviser mais avec de la méthode. Bien sûr (pourquoi ?) il faut de nouvelles fournitures : un cahier avec des lignes (college block) et 4 Schnellhefter (ces classeurs très souples – tout mous – qui tiennent lieu de cahiers). Je suis allée les acheter lundi matin à la petite boutique du quartier. Les rues étaient calmes comme un dimanche de pluie. J’ai dû renifler sans faire exprès en cherchant la monnaie ; la vendeuse derrière son comptoir m’a tendu une boite de mouchoirs en me proposant (m’ordonnant) de me servir et de m’en servir. Qu’aurait-elle fait si j’avais toussé ? Appelé la brigade sanitaire ?

Aïe, mon dos me gêne, je souffre ! Puis-je prendre un cachet d’ibuprofène ? Oui, car j’en ai besoin pour me soulager et je ne pense pas être (encore) infectée. J’ai lu sur le site du Monde que le ministre de la Santé français recommandait de ne pas en prendre sous peine d’aggraver les symptômes du virus maudit. Côté allemand, j’ai reçu de la part d’une maman qui travaille dans une clinique un démenti d’un communiqué médical sur le même sujet : attention intox…. Qui croire ? Ces contradictions montrent surtout que l’approche de chaque pays se fait de façon empirique, et que cette maladie garde encore bien ses secrets. Surtout pour me requinquer, arrêter de regarder les infos, même de façon sporadique.

Hier soir j’ai appelé mon fils étudiant à Lyon. Pas facile d’être parent à distance, déjà en temps normal. Il m’a informée de ses plans : pour être confiné mais pas trop isolé, il va s’installer chez des amis. Il pourra continuer sa prépa virtuellement. Ne pas le savoir seul entre les quatre murs de son studio en plein centre d’une ville déserte me rassure. Quand allons-nous nous revoir ?

Car on me dit que les frontières sont fermées mais je n’en crois rien. Mon esprit refuse d’accepter que dorénavant et jusqu’à nouvel ordre nous soyons séparés de mon fils. Et du reste de nos familles en France et en Angleterre. Notre visite d’Ardèche prévue au mois d’avril est reportée aux calendes grecques.

Jusqu’à présent nous n’étions séparés des gens que nous aimons que par des kilomètres et du temps de transport. Moyennant la disponibilité des infrastructures (cf. les grèves de Noël et l’article Gâteaux à gogo) nos retrouvailles ne relevaient que d’une décision, la nôtre. Dorénavant, notre séparation a pris une dimension politique qui nous échappe. L’inquiétude escalade les murs de nos camps retranchés : comment être le fils et la fille de quelqu’un à distance ? Est-ce que les choses vont bien se passer pour nos pères ? Ils ont plus de 70 ans. Je frissonne : allons-nous nous revoir ?

Le cordon sanitaire tendu par les gouvernements passe au milieu de notre famille.

Bien sûr j’ai peur. Mais je relativise : c’est pour la bonne cause. Nous avons la chance d’avoir un petit bout de terre pour gratter, semer et planter. Comme si c’était juste le début du printemps. Bientôt mon dos voudra bien se laisser oublier. Et les exos de maths étaient presque tous justes. Faudra seulement que j’apprenne à faire les divisions à l’allemande. Hallo Susanne ?

Un jour après l’autre.

Traversée houleuse, cap inconnu

Ecoles fermées, travail à la maison, attente incertaine : une période étrange s’ouvre.

L’information est tombée vendredi matin : les écoles de Rheinland-Pfalz ferment à compter de lundi jusqu’à la fin des vacances de Pâques, soit un total de six semaines.

Les enfants vont suivre leur enseignement à distance dans un format encore non stabilisé. Ils sont rentrés avec des cartables très lourds et tous leurs cahiers. Mon mari a reçu la consigne de travailler à la maison. Comme beaucoup de monde en ce moment, nous allons devoir changer nos habitudes. Les décisions se prennent à vue. Nous ne sommes pas en quarantaine et/ou confinement, mais je suppose que c’est juste une question de jours.

De nombreux habitants de notre ville nous ont montré ces dernières semaines qu’ils cédaient allègrement à la panique. Et qu’ils n’avaient aucune considération pour les autres. Chacun pour sa peau. Je vous avais dit que les Allemands anticipaient beaucoup (cf article : Vous faites quoi en été 2030 ?) : ils ont dévalisé les magasins trois semaines avant l’annonce des grandes manœuvres. Charge à nous de ne pas nous laisser embarquer. Ce matin j’ai trouvé dans le local poubelle des cartons vides de sacs de chips (spéculer sur les chips ?!). Ce sont ces comportements qui aujourd’hui me font le plus peur.

Nous voilà donc mon mari et moi à la barre d’un quatre-mâts dont les amarres se sont défaites en pleine nuit. Nous quittons le port pour la pleine mer. La destination et la durée de la croisière sont inconnues. La météo reste floue, mais la traversée sera sans doute houleuse. Comme les tous premiers marins explorateurs, nous avons appareillés pour un voyage dont on ne peut qu’espérer l’issue. Mais nous n’avons ni sextant ni boussole, juste notre bon sens, des stocks (modérés) de nourriture et de produits ménagers et notre savonnette. La contemplation des étoiles nous aidera à relativiser notre condition humaine. Il faudra improviser au mieux. A nous de maintenir le cap des motivations scolaires et du moral.

A la lecture du communiqué, ma première réaction, pragmatique, a été influencée par mon environnement immédiat. Le matin-même le parking du supermarché débordait sur le trottoir. Mince je vais devoir cuisiner deux fois par jour (deux fois par jour !). Ma mère le faisait tous les jours, mais là ça me semble intimidant : à moi la mêlée des courses !

Ma deuxième réaction a tenu du réflexe de survie :  vite, proposer aux miens des règles de fonctionnement pour que l’espace partagé reste vivable pour tous – enfin, surtout pour les adultes. J’appréhende beaucoup la cohabitation forcée pendant six semaines et l’accompagnement actif de la scolarité de mes demoiselles. La pédagogie familiale a déjà eu l’occasion de grignoter les limites de ma patience. Cela dit, je réfléchis à pouvoir aider ma grande et ses copines sur leur cours de français – peut-être par Skype pour éviter les regroupements. Ma benjamine, elle, a déjà organisé son temps de travail : ‘’comme à l’école’’ a-t-elle dit. A 8 heures, début des cours, à 9 heures 50 Frühstück (petit-déjeuner) etc… Elle s’est imprimé un emploi du temps quotidien. Le déjeuner a intérêt à être prêt à l’heure prévue par la cantine.

En prenant un peu de recul sur le chaos logistico-domestique et en retrouvant la barre de mon esprit je m’interroge sur des questions plus fondamentales. Comment cela va-t-il se passer pour mon fils, étudiant en classe préparatoire, qui présente dans un mois des concours pour lesquels il travaille depuis deux ans ?

Et comment vivre au quotidien avec comme seul échange social le bonjour aux caissières du supermarché, dont le rôle crucial leur refuse le télétravail ? Ou le croisement d’autres clients en déroute, l’œil hagard dans les rayonnages vides, à se toiser pour savoir qui va attraper en premier le dernier paquet de mouchoirs en papier (ça m’est arrivé hier) ? Plus de cours de poterie (la Volkshochsschule, l’équivalent de nos MJC, est fermée). Plus de cours de yoga (même si je crois que la structure est encore autorisée à rester ouverte, il me semble qu’il vaut mieux éviter le confinement sur tapis). La piscine a aussi fermé ses portes. Le sport ce sera de la marche et du vélo.

Vendredi matin je n’ai pas pu retrouver une amie car elle avait mal à la gorge. J’étais déçue car nous ne nous sommes pas vues depuis début février. L’annulation des réunions de parents ne nous a pas permis de nous croiser non plus.

Je me suis consolée avec une promenade le long d’un ruisseau chantant, dans le vallon du Gonsbach – une bulle de nature en pleine ville. J’ai fait provision de vent et de photos de fleurs toutes neuves. Et je me suis offert une bouffée de calme chez le maraîcher du coin. Il fait pousser sur place dans les alluvions de terre noire des légumes croquants. J’ai choisi du chou noir de Toscane (je n’en ai jamais cuisiné, mais j’en ai vu dans une recette de Jamie Oliver, et ses feuilles allongées, sombres et gaufrées m’ont tentée), des bulbes de fenouil rebondis et une salade de fleurs et d’herbes mélangées, aux goûts insolites.

C’est mon acte de révolte minuscule.

Nous ne contrôlons pas la débâcle de notre environnement. Nous avons été plutôt gâtés jusqu’à présent. C’est la première fois depuis ma naissance, comme pour ceux de ma génération, que nous sommes confrontés à une crise de cette ampleur, un état de guerre avec un ennemi invisible. Alors, antidote dérisoire, aujourd’hui j’ai acheté des fleurs, des voisines pour celles qui illuminent déjà ma fenêtre, et d’autres pour les croquer. Quand tout fout le camp, retournons au parfum, au goût et à la couleur. A l’inutile. Car c’est bien là que se réfugie la vie.

Quand ma maman était malade je ne rêvais que d’une chose : pouvoir m’asseoir quelques minutes pour me peinturlurer les ongles des orteils. Me raccrocher à ces gestes anodins pour garder le goût fondamental de la vie, et tenter dans la couleur badine de capturer un peu de l’insouciance que la même vie était en train de me voler.

Mon regard sur les choses continue de changer.

D’abord c’était sur les ressources alimentaires et élémentaires, tenues pour évidentes jusqu’à présent. Elles ont retrouvé tout leur prix. Comme la douche froide dans un cagibi rose après une semaine de trek dans le désert (Mauritanie, 2002 ou 2003). Aujourd’hui c’est sur la culture et la société.

J’aime bien la série anglaise Not going out de Lee Mack. D’ailleurs hier midi encore j’ai déjeuné en en regardant un épisode. Le titre (qui n’a pas grand-chose à voir avec le contenu) me semble aujourd’hui revêtir un tout autre sens. Ne pas sortir. Ne pas pouvoir sortir. Ou pas vraiment.

Parfois, j’écoute de la musique en écrivant. J’ai renoncé à FIP, car je protège ma sensibilité des informations trop fraiches et fréquentes. Souvent je mets des chansons du groupe des deux sœurs suédoises First aid kit. Est-ce qu’on en a un de kit de premier secours à la maison ?

Dans les moments d’inquiétude, je pense au roman de Jean Giono Le hussard sur le toit ou à celui de Fred Vargas Pars vite et reviens tard. Surtout ne pas les relire en ce moment.

Alors je me tourne vers mes remèdes préférés. La lecture (choisie) et la nature.

Ressortir peut-être le journal d’Anne Franck, pour relativiser la réclusion. Penser à acheter des livres, au cas où on soit complètement coincés à la maison, ou alités et dans l’état de lire. J’en ai toujours d’avance, mais l’envie de lire un livre à un moment précis ne se commande ni ne s’anticipe.

Observer sans bouger le couple de merles, en train de se mettre en ménage. Ils viennent tous les jours faire leurs emplettes dans notre jardin de poche. Monsieur se poste en hauteur et surveille, ou bien gratouille dans le sol pour en extraire des vers. Madame glane. Elle rassemble dans son bec de véritables pelotes d’herbes sèches et souples. Ce qu’elle tient dans son bec a l’air tout doux. Elle en amasse toujours plus. Je retiens mon souffle derrière ma fenêtre. Quand vraiment son bec est plein, ils s’envolent tous les deux vers ce que j’imagine être leur nouveau pied à terre – pardon patte en l’air.

Dire au revoir à la rose devant la fenêtre de la cuisine. Son bouton d’un rose ancien vert pâle se dressait là, fidèle, depuis le mois de novembre. Investie de la mission de nous aider à traverser l’hiver, elle a relâché la garde dès le frémissement du printemps. Elle a commencé à s’effeuiller avant même de s’être pleinement ouverte. La tourmente d’hier lui a volé ses derniers pétales et sa dignité.  Merci à toi rose d’hiver. Tu me pardonneras de tailler ta tige et de livrer le bulbe rebondi de ton fruit sous ta couronne d’étamines au compost du jardin.

Grâce à ces petits instants de poésie, organisons au mieux notre quotidien, en alternant jeux, travail et sorties dans la nature avec quelques amis tenus à distance. Oublions un moment la seule perspective qui semble s’offrir à nous dans l’œil de notre cyclone : se demander quand on va tous être malade et prier nos anticorps que ce soit bénin.

Et si je dois être hospitalisée, j’aime autant épargner aux soignants débordés l’entretien d’un corps négligé. Donc, en attenant de sortir le thermomètre ou de recevoir un message inquiétant, penser à m’épiler.

Mises à jour et mise au point

Quand nos applications se mettent à jour de façon intempestive

On ne leur demande rien, hein, ça se passe plutôt bien entre elles et nous. On a appris à se connaître mutuellement, nos préférences, nos raccourcis favoris. On clique les yeux fermés. On irait même jusqu’à croire que nous sommes les clients d’un service. Et que notre satisfaction est importante pour les fournisseurs.

Grossière erreur. Chaque service se paie à coups de clics, même pour une prestation facturée. Tout le monde le sait, mais on a tendance à l’oublier. Pourtant régulièrement les applications s’appliquent à nous le rappeler : le chef dans cette relation, c’est elles.

Ces derniers jours mes routines sur écran ont été modifiées par des décisions qui m’ont échappées.

Comme vous le savez (voir article : Vous allez rire), je suis une fidèle du site de Radio 4 sur la BBC. J’y écoute des émissions plus ou moins sérieuses, des sitcoms, des livres dramatisés (forts bien faits). Un menu très clair classe les podcasts par type et met en valeur les dernières diffusions (une dizaine de rubriques, 6 ou 7 émissions proposées dans chacune). Il permet aussi un accès lisible et intuitif à la médiathèque pour faire des recherches sur des émissions plus anciennes. Bref jusqu’à voilà peu tout se passait bien. Mes clics étaient pertinents.

Un jour de fin février le service marketing quelque part en Angleterre a décidé de refondre le site. Sans doute pour le bénéfice de la BBC. Cela est tout à fait normal et compréhensible. Mais ladite équipe a-t-elle omis de consulter les utilisateurs ? Ou les Anglais y ont-ils trouvé leur compte et pas moi ? Ou cette évolution est-elle un glissement vers la création obligatoire d’un compte avec fourniture de données personnelles ?

Les changements induits sont importants. Or leurs initiateurs ont négligé de publier une carte avec de belles flèches : vous êtes ici, et si vous voulez aller là c’est par ici. Ils ont aussi omis de préciser qu’ils avaient fait des changements. Alors pendant quelques jours, j’ai cherché la cause de mes errances auprès de mes appareils. Mais elle est où cette sitcom que j’avais commencé à écouter ? Et cette interview entamée ? Attends, toi mon coco je vais te redémarrer. Tu vas faire ce que je te demande.

Peine perdue.

Les modifications venaient d’en haut, du chef de la tribu des sbires du marketing, dans un étage élevé d’une tour en verre, obscurcie par le brouillard des egos et les avalanches de big data.

Mes clics à tâtons n’ont rien pu faire.

Aujourd’hui je ne m’y retrouve plus : ni dans les sélections proposées par le site, ni dans mes recherches actives. Comme Alice perdue dans la forêt des merveilles, je suis les indications contradictoires du chat du Cheshire. Je me retrouve dans des impasses. La rubrique convoitée me file entre les clics. Les mots clefs ont baissé les bras.

La nouvelle page d’accueil, très peu fournie, ne met presque rien en valeur (6 émissions) et le classement thématique s’est envolé. En revanche il dispose d’une rubrique toute neuve : Recommandé pour vous (6 podcasts là aussi) où rien ne me fait envie. Les algorithmes aussi ont dû croiser le chapelier toqué.

Donc, c’est avec regret que je ne peux plus écouter BBC Radio 4 autant que je le souhaite. La prochaine refonte sera peut-être plus favorable à mon mode d’écoute ?

Une autre mise à jour m’a également laissée perplexe : celle d’une application du programme avec lequel je publie mes articles en ligne.

J’avais un tableau de bord, simple et lisible. Il me permettait de suivre l’activité de mon site en fonction des publications. J’étais contente de découvrir les pays de mes lecteurs, de constater si le jour dit, ils étaient plus nombreux en Allemagne ou en France… Oh et tiens, on dirait qu’il y a eu une erreur d’aiguillage au Canada ce dimanche (45 connexions d’un coup, sans doute dans un cours, merci les amis, mais non mon texte n’est pas en anglais – je le sais car j’ai reçu un message). Ah et là mon amie de Nouvelle Calédonie (car c’est forcément elle là-bas aujourd’hui) s’est connectée !

Mainzalors.com est un modeste blog qui n’a d’autre ambition que de partager les articles que j’écris, mes réflexions et émotions. Il n’a rien de lucratif, aucun objectif d’audience, de taux de rebond, et autres indicateurs que l’on m’impose désormais. Et j’ai bien coché la case : site web non commercial. Si j’écoutais les gourous du SEO, mes articles comporteraient 10 lignes, des phrases de 8 mots ‘’compréhensibles par un enfant de 11 ans’’ (c’est le critère retenu pour un voyant vert – véridique), et tourneraient en rond autour de mots-clefs.

En écrivant, je recherche un espace de liberté intime pour traduire des ressentis avec des mots. J’essaie d’être authentique et sincère. J’espère toucher le cœur et l’âme de mes lecteurs. Donc, je ne m’adresse pas à Google, ni aux gens qui n’aiment pas lire des phrases de plus de 8 mots. Je ne pense pas être la seule à aborder la publication sous l’angle du partage et de façon artisanale.

La pléthore de données que me crache le système est contreproductive. L’information que je souhaite, était disponible jusqu’à la semaine dernière sur le premier écran de mon tableau de bord. Maintenant je dois cliquer 10 fois, ouvrir deux nouvelles pages, et faire le tri manuel au milieu de tableaux inutiles débordant de pourcentages, de flèches de tendances… Quelle austérité et sévérité brouillonne dans cette avalanche de chiffres quand on n’en a pas besoin ! Je me suis construit un nouveau tableau de bord personnalisé ; il est moins pratique et synthétique que le précédent et difficile d’accès…

L’essentiel de ce que je voudrais connaître, l’activité de mon site dans ses grandes lignes, se perd dans le flou bouillonnant du big data. C’est dommage, et je regrette surtout de ne pas avoir eu le choix. Quand j’ai accepté la mise à jour, je pensais que c’était une amélioration de l’existant, de ce que j’avais déjà choisi. Pas une refonte complète intempestive, emballée dans un nouveau nom de fournisseur. J’ai fouillé pour en changer complètement. Sans succès encore – faute de motivation. Mais je reste confiante.

Maintenant je me méfie de ces messages qui m’invitent à cliquer pour effectuer une mise à jour, ‘’100% compatible avec le système (selon l’éditeur)’’.

Avec le système peut-être, avec l’intérêt de leurs fournisseurs sûrement. Mais avec mon besoin ?

Dans l’œil du cyclone

Le gâteau aux pistaches d’après le Great British bake off.
(Plus joli que bon.)

Tout est calme.

Après l’assaut irrationnel des commerces de Mainz la semaine où tout a basculé, les rues retrouvent un air de normalité. Pas plus de monde que d’habitude ce samedi matin au supermarché. Certes, les denrées sont plus clairsemées. Nous n’avons pas trouvé assez de pistaches pour le gâteau vert de ma fille. Les gels ou crèmes lavantes pour les mains restent introuvables. Mais dans l’ensemble nous avons pu faire ce matin les courses habituelles.

Quand j’empile mes victuailles sur mon porte-bagages, je pense à ma grand-mère. Voilà trente ans à Avignon, elle bravait le mistral à bicyclette jusqu’aux halles, pour nous trouver des olives vertes cassées au fenouil. Bien pratiques les deux sacoches. Mais à tâcher d’alimenter ainsi une famille, je pédale tous les jours et mon pneu arrière, non homologué pour transports en gros, a dû crever au moins quatre fois.

Entrainée dans le tourbillon de folie de mes concitoyens je me suis découvert des comportements nouveaux.

Mardi, lorsque j’ai rangé la viande hachée pour les tacos dans le frigo, une assiette de pâtes m’a narguée. « Alors, tu vas me jeter ou pas ? » Mon regard a changé. Quelques jours plus tôt je l’aurais vidée dans la poubelle (à compost) en me disant : « Assez vue ». Mais là je l’ai gardée. Nous les avons mangés ces restes précieux.

Le lendemain, dans un autre commerce, j’ai trouvé (contre toute attente) du papier hygiénique. C’est difficile à rapporter sous le manteau, littéralement. Alors je suis rentrée à la maison avec mon paquet dans les bras (ce coup-là j’étais à pied). Cette denrée convoitée allait-elle m’attirer des ennuis sur le trajet, un hold-up ? Un rouleau ou la vie ? J’avais presque honte d’avoir acheté ce dont j’avais besoin (pourquoi ? ce n’est pas moi qui ai tout dévalisé). Et j’ai tenu le paquet aussi serré que mon sac à main dans une rue bondée.

Dans le bus qui roulait vers mon cours de terre (je ne voudrais pas que vous pensiez que je passe mon temps à arpenter les supermarchés), je laissais mon regard traîner par la fenêtre. Là, du gel hydroalcoolique accroché à une poussette ! Elle prend des risques la maman !

C’est donc rassurant cet apaisement relatif de la folie depuis que l’essentiel des placards et des sous-sols sont repus. Est-ce vraiment indispensable d’ajouter des problèmes d’intendance à des inquiétudes sur la santé collective ?

Pendant les courses ‘’normales’’ d’aujourd’hui, j’ai tout de même, pu observer du coin de l’œil et à plusieurs reprises des clientes d’un nouveau genre. Pliées en deux, très concentrées elles faisaient de la spéléologie dans les rayons et entassaient jusqu’à s’étouffer des articles convoités. Elles portaient des gants (en laine).

Alors Amélie*, STOP ! ne glisse pas ta main dans les sacs en toile de jute de lentilles et de pois chiches… ou fais-le dans un saladier, dans l’intimité de ta cuisine. Les graines sèches tu dois encore pouvoir en trouver.

Les mains, dans la famille on se les lave en arrivant : notre protocole n’a pas changé. Ma benjamine, toujours très organisée et pertinente m’a annoncé hier :

– Tu sais maman, il y a à nouveau du désinfectant à DM. Des grosses bouteilles. Comme ça tu peux remplir une petite bouteille quand y’a plus de savon. C’est ma copine R. qui me l’a dit. Sa mère en a acheté huit bouteilles !»

– HUIT ?!

Soupir.

Tu peux lui faire passer un message à ta copine R. ?

A l’école, les élèves de 4ème classe (le CM1) apprennent en ce moment à décoder les journaux : catégoriser les articles selon leurs thèmes (économie, politique, culture…). Ça tombe assez mal. Le coronavirus est bien entendu un sujet traité tous les jours. La bulle d’angoisse gonfle. Nous les grands, essayons de ne pas trop aborder le sujet. Nous communiquons aux enfants des faits avérés (et édulcorés). Ils entendent leur mère râler de ne pas trouver dans les magasins de quoi vivre normalement. Et s’interroger : vais-je pouvoir aller à Paris ce week end comme prévu ? (la réponse est non).

Nous filtrons les infos mais elles bravent nos défenses. Le tourbillon nous rattrape par tous les bouts. Il nous assaille par les courriers reçus de chacun des établissements scolaires de nos trois enfants. Les réunions de parents d’élèves reportées.

De cette tourmente redoutée qui approche nous ne savons pas grand-chose. Le pseudo calme revenu a un côté sidérant. Ne sachant pas trop que faire de nous à part nous laver les mains, nous tentons de mener une vie normale en attendant que la tempête se précise. Nous encourageons donc notre fille à faire son gâteau vert.

Nous sommes dans l’œil du cyclone.

Il sent bon la pistache.

(*Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, film de Jean-Pierre Jeunet)