Pot-pourri de Noël

Le compte à rebours vers le numéro 1 du calendrier de l’Avent s’accélère. Les bouquets de rameaux de sapin s’accumulent dans les magasins. Les marchés de Noël, les concerts et fêtes arrosées de Glühwein (vin chaud) s’étalent sur les panneaux d’affichage. L’Advent (avent) est une période à part en Allemagne, une parenthèse de lumière. Intense, gourmande, essentielle. Des couronnes de branchages décorées s’invitent dans les foyers, les bureaux, les écoles, sur les portes d’entrée. Celle de la classe de ma fille, grande comme une roue de charrette, portera les espoirs de Noël de tous les enfants. Partout, une main attentive retiendra sa respiration pour allumer chacune des quatre bougies de la couronne, à tour de rôle, pour les quatre dimanches de l’Avent (une pour le premier, deux pour le deuxième etc.). A la Noël, personnages de cire, elles auront chacune une taille différente.

L’an dernier, novices en terre germaine, nous avions attendu la toute fin novembre pour acheter une couronne. Surpris et déçus, nous avions constaté là encore que nos concitoyens anticipent beaucoup leurs achats et que les stocks ne sont pas renouvelés… Nous avions donc fabriqué notre couronne nous-même avec de la verdure glanée et avec grand plaisir. Pleins d’élan, nous en avions tressé deux, une pour la table et une pour la porte d’entrée. Cette année, on ne nous y reprendra pas, nous avons anticipé notre équipement. D’ailleurs les bougies, nous les avons depuis un an. Je viens d’acheter notre couronne au marché de Mainz, avec mon ‘amie simultanée’. Elle m’a expliqué comment y fixer les bougies : avec de petits socles en métal. Je me sens vraiment privilégiée et intégrée à la culture locale de déambuler ainsi dans les préparatifs festifs avec une Allemande.

Notre Noël familial est un peu comme notre mode d’expression : multiculturel. Mon mari et moi avons emprunté leurs traditions à nos Noëls d’enfance pour un mélange personnalisé issu d’habitudes anglaises et provençales. Nous chantons les Christmas carols et écoutons la Pastorale des santons de Provence. Le 4 décembre, nous mettons les lentilles à pousser sur un lit de coton dans une soucoupe. Nous avons perdu le compte des treize desserts aux côtés des marrons glacés de l’Ardèche, du Christmas pudding et de son acolyte fondant le brandy butter (beurre sucré et parfumé au cognac). Surtout depuis que nous y ajoutons le Lebkuchen (pain d’épices) et les Plätzchen (biscuits de Noël). Cette année nous allons découvrir les chants traditionnels du répertoire allemand : je viens d’acheter une nouvelle partition pour piano et flûte. Déjà avec ma fille nous connaissons Kling Glöckchen kling (sonne carillon sonne).

Nous sommes fin Novembre, et depuis quelques temps déjà nous sentons frémir les festivités. Voilà trois semaines, nous avons fait le Christmas cake. Gâteau dense aux fruits confits et aux épices, mûri pendant plusieurs semaines bien emballé sur un coin du plan de travail de notre petite cuisine. La quête aux raisins de Corinthe et au quatre-épices est un rituel familial. Comme de donner, l’un après l’autre, un tour de cuillère dans la pâte avant de la verser dans le moule. Pour porter bonheur sans doute. Ou d’y cacher deux pièces de one pound, fèves de Noël, là aussi de bon augure pour celui qui les trouve. Il est de bon ton de l’arroser régulièrement de cognac, mais nous sautons cette étape. Après l’avoir glacé et décoré d’une branche de houx, nous l’entamerons le 24 décembre avec une tasse de thé.

Bientôt, j’irai faire un peu de spéléologie secrète dans le cagibi pour trouver les décorations de Noël. Avec des chocolats, des toffees et du fudge (anglais) et les papillotes rapportées de Lyon, je fourrerai les petites poches de nos calendriers de l’avent : une guirlande de stockings (grandes chaussettes des Noëls anglo-saxons) pointure 3 et un lutin grandeur nature (il a un grelot au pied pour me prévenir quand ma plus jeune et plus gourmande se servait toute seule du haut de ses trois pommes). Ici mes copines remplissent leurs calendriers de l’Avent de petits cadeaux pour leur famille. Nous réservons les tous petits trésors pour le matin de Noël dans les stockings. Suspendus la veille à l’espoir de leurs propriétaires et à la poignée de la porte de leurs chambres, ils débordent à l’aube du 25 décembre de petits riens charmants (carnets, crayons, jouets, tubes de crème, pièces en chocolat, noix et oranges…).

En Allemagne, les petites friandises remplissent les chaussures des enfants le matin du 6 décembre. S’ils ont été sages. Et si lesdites chaussures ont été bien nettoyées et cirées avant d’être rangées la veille au soir devant la porte de la maison. Nous n’avons pas intégré la tradition chocolatée de la Saint-Nicolas. Notre mois de décembre riche de deux anniversaires et de Noël ne le digèrerait sans doute pas. Le 6 décembre reste donc pour nous celui qu’il a toujours été : l’anniversaire d’une amie d’enfance.

Sur les étagères encombrées de la remise, je dénicherai aussi notre crèche maison, en terre, pliée dans du papier de soie. Elle a été modelée par mon fils enfant. Marie, Joseph, trois rois mages, l’âne et le bœuf, un ou deux moutons et un berger en houppelande. Et bien sûr le petit Jésus, équipé d’un ballon de foot et d’un doudou.

Nous l’installerons au pied du sapin. Un neuf, un de notre nouveau coin. Nous avons emporté celui de Lyon, bien installé dans un pot. Il nous a déjà réjoui deux Noëls. Mais cet été son côté à l’ombre a roussi. Nous l’enguirlanderons donc sur place de lumière.

Et quand notre intérieur et notre jardin seront pomponnés, nous pourrons nous tourner vers les réjouissances extérieures. Les barbecues de Noël des classes de nos filles, dans la nuit du parc (prière d’apporter des vêtements chauds et des lampes de poche) et le marché de Noël de Mainz. Nous réchaufferons nos mains gelées autour d’un Glühwein ou d’une Bratwurst dégoulinante de moutarde, en regardant les angelots, les étoiles en papier et les Nussknacker (casse-noisettes-soldats décoratifs, qui écrasent les noix entre leurs dents). Les préparatifs vont déjà bon train. Les petites maisons en bois recrutent des mains souriantes.

Pour le repas de Noël, nous renoncerons sans doute cette année encore aux escargots, faute de matières premières (dans les magasins). Nous ne mangerons pas de raclette le 24 selon la tradition germaine. Nous ferons cuire la dinde, accompagnée de pigs in blankets (petites saucisses enroulées dans de la poitrine), de bread sauce (sauce blanche au pain, béchamel épaisse), de légumes racines et de choux de Bruxelles (que tout le monde prépare en Angleterre pour Noël, mais que personne n’aime – y’a qu’à les voir bradés dès le 26/12). Au dessert, nous flamberons de bleu le Christmas pudding, après avoir éteint la lumière. Un Christmas pudding de la marque MacLaren, en l’honneur du clan écossais d’origine de mon mari.

Et si nous avons été sages, nous trouverons dans nos souliers, devant la cheminée ou sous le sapin, des cadeaux par milliers.

Die Gemütlichkeit, la dolce vita à l’allemande.

Le magazine DeutschPerfekt est formel : le plus joli mot de la langue allemande est Gemütlichkeit. Ce sont les étudiants germanistes de 46 pays qui l’ont élu. Comme les Danois leur Hygge, les Anglais leur cosiness, les Allemands ont inventé la Gemütlichkeit.

Une impression de chaleur, de confort, de sécurité mâtinée peut-être d’amitié, de calme et d’intimité. Une symbiose momentanée et sensuelle avec un environnement doux. Imaginez un soir d’été, un grand verre d’Apfelschorle givré (mélange de jus de pomme et d’eau gazeuse, très prisé), sous les pommiers, dans un Biergarten, les pieds dans l’herbe, avec une amie qu’on revoit pour la première fois depuis trop longtemps.

L’entrée de l’hiver est une période propice à cette ambiance toute particulière, douce et chaleureuse, un concentré de Gemütlichkeit. La lumière ne vient plus seulement du ciel mais des arbres, des feuilles mordorées envolées dans l’herbe mouillée, dans l’odeur d’humus et de champignon. Les pompons des marguerites d’automne chatouillent les âmes mélancoliques. Un bon bouquin, les jambes sur l’accoudoir d’un fauteuil moelleux, des chaussettes à bouclettes, une tasse de thé fumant, au coin d’une cheminée qui crépite. Le chat qui ronronne. L’éclair jaunâtre et rouge du pic vert qui s’envole dans les pins. Peut-être quelques flocons de neige précoce. Ah, si ça pouvait durer toujours !

Une cousine revenue d’expatriation à Dresde m’avait prévenue avant mon déménagement à Mainz : ‘’Tu verras la vie est douce en Allemagne’’. Je me demandais ce qui pouvait bien faire que la vie y soit plus douce qu’en France. Pourtant, plus d’un an après notre installation ici, force est de constater que oui, la vie y est douce, et cela ne vient pas seulement du fait que nous vivons dans une ville plus petite.

À quoi cela tient-il ? Grâce à quels détails du quotidien, ses aspérités qui nous agacent sont-elles gommées ? Pourrait-on y grapiller des idées pour s’approcher de temps à autre de notre Gemütlichkeit personnelle ?

Le sentiment partagé de sécurité crée une bulle paisible. Les voitures s’arrêtent bien avant les passages piétons, on peut laisser le soir les jouets des enfants ou sa trottinette devant la maison, on les retrouvera demain. Les Allemands sont collectivement des gens respectueux des règles, des autres (en tous cas de ceux qui, comme eux, sont dans les clous…), de la parole donnée. Une atmosphère stable, fiable apaise et donne l’illusion de maîtriser son environnement. La propreté des lieux publics (c’est donc possible !) ôte de son côté quelques irritants.

Le choix du confort, privilégié certes aux dépens du charme parfois, ôte là aussi des causes d’agacement. Peu de pulls qui grattent. Les bonnets des enfants sont en jersey. Vêtements moelleux, intérieurs douillets s’opposent aux rigueurs du climat hivernal.

Le rythme familial régulier contribue à cette douceur de vivre. Pas de course aux heures sup’ (en tous cas dans de nombreux milieux professionnels). Ici la compèt pour rester le plus tard possible au bureau c’est (le mauvais) signe qu’on ne sait pas s’organiser. A éviter donc. Feierabend c’est sacré ! (autre mot intraduisible qui signifie la fin du travail de la journée et la soirée à soi). Le temps partiel (avec des rythmes très variés) est très répandu (certes surtout chez les femmes, et on ne peut qu’espérer qu’il soit choisi). L’école finit au plus tard à 16h, pour les Ganztagsschule (les écoles qui proposent des cours toute la journée). Pour beaucoup d’enfants, les cours se terminent vers 13 ou 14h. Ceux qui vont à l’école l’après-midi disposent de temps pour y faire leurs devoirs, encadrés par un enseignant. Ils peuvent y suivre des activités ‘’extra-scolaires’’ de qualité et variées (ma grande fille joue dans un orchestre, et fait de la danse acrobatique, avec un magnifique spectacle à la clef). J’ai entendu dans la bouche de certains parents d’élèves et de d’une responsable du collège : « Quand même ça fait des grosses journées, de finir à 16h !» (les cours l’après-midi sont une réforme assez récente). Et là je réponds « Ben en fait pour nous c’est super cool ! En France, elles finissaient à 16h30, à l’autre bout de la ville car elles étaient dans une école internationale. Donc à leur arrivée à 18h après une heure de bus scolaire bruyant, elles avaient à peine le choix de l’ordre pour faire les devoirs, leur musique, prendre la douche, manger.
Pas une minute pour traîner !».

Le repas du soir est pris à 18h, rapidement puisque beaucoup de familles mangent ‘’froid’’ le soir. C’est presque un deuxième petit déjeuner : pain, salami, fromage en tranche, ou à tartiner. D’ailleurs ils utilisent volontiers une petite planche en guise d’assiette. Les parents gagnent en temps de préparation et en vaisselle ce que la gastronomie y perd. Ne pas se perdre dans une offre trop variée permet là encore de s’en tenir aux réflexes et de gagner du temps, et donc sur la journée, de limiter les causes de tensions. Si mes protéines c’est cochon ou cochon, forcément, côté courses et recettes ça va être vite plié ! Et comme les Allemands grignotent toute la journée (des batônnets de concombre et de poivron, des pommes en tranches, du pain noir et autres encas de qualité), ils compensent nutritivement le peu de temps passé à table.

À l’occasion, les Allemands apprécient de bien manger (c’est aussi en partie pour cela qu’ils viennent nombreux passer des vacances en France). D’ailleurs leur tradition du Kaffee-Kuchen est un concept central de la Gemütlichkeit. Littéralement : café-gâteau (thé toléré). C’est un goûter dans l’après-midi avec des gens qu’on aime bien, dans une lumière tamisée, à la maison ou dans un café. Les pâtisseries y sont souvent très bonnes. Que diriez-vous d’un Apfelstrudel, ou une tranche de Käsekuchen (genre de cheesecake peu sucré, nature ou avec des fruits) ? Autre activité socialo-alimentaire apaisante pour démarrer une journée libre : les invitations au Frühstück (petit déjeuner, type brunch) – chez soi ou là encore, dans un des nombreux cafés cosy qui proposent la formule (pas chère et copieuse, comme la plupart des restaurants allemands).

Tout ce temps gagné et ce stress économisé au quotidien ouvrent des possibilités pour d’autres activités. La musique, aux si nombreux bienfaits dans nos vies trépidantes, est très répandue. Les tarifs des cours d’instrument sont moins élevés qu’en France et ils sont souvent proposés par les collèges, pour beaucoup équipés d’un orchestre. Du coup, les parents anciens enfants, jouent aussi d’un instrument ou chantent dans une chorale.

Le sport aussi fait partie du quotidien. Les Allemands adorent (adorent !) leur voiture, mais ils circulent beaucoup (tous à un moment de la semaine) à vélo. Les enfants passent en 4ème classe (équivalent du CM1) un permis fort bien fait et fort complet (avec tests de théorie et de pratique) pour circuler à vélo sur la route.

La douceur de vivre allemande c’est aussi et peut-être la passion de la forêt mystérieuse, celle des contes de Grimm, et surtout la proximité de la nature très présente en ville. Elle grimpe à l’assaut de maisons confortables et lumineuses qu’elle enveloppe dans le cycle des saisons. Les potées fleuries se déguisent au goût du jour : primevères et pensées au printemps, suzannes-aux-yeux-noirs et clochettes de pétunias en été, bruyères, citrouilles et coloquintes à l’automne, hellébores et lierres en hiver.

Cette tradition de la décoration chaleureuse trouve son apogée pendant la période de l’Avent et des marchés de Noël : guirlandes lumineuses dedans-dehors, bougies, étoiles (l’étoile lumineuse en pliage comme le petit soldat casse-noisettes sont des spécialités de l’Est de l’Allemagne). Sapins décorés bien sûr, puisque c’est là leur patrie d’origine. Lebkuchen (pains d’épices) parfumés, Plätzchen (petits biscuits fondants) et Glühwein (vin chaud). Et surtout la couronne de l’Avent, une couronne de verdure avec ses quatre grosses bougies, que l’on installe partout, du bureau de la maîtresse à l’école, au comptoir de la banque…. On l’allume petit à petit (ou ‘peu à peu’ comme on dit ici en français), une bougie pour chaque dimanche de l’Avent. Compte à rebours lumineux, comme pour faire durer la Gemütlichkeit toute particulière de cette période.

PS : Et pour ceux qui se demandent, les mots préférés sur les autres places du podium sont der Schmetterling (le papillon) et das Eichhörnchen (l’écureuil).

PPS : Le sac sur la photo joue sur les mots Gemüse (légumes) et Gemütlichkeit. ”Essaie donc avec la Gemütlichkeit / les légumes !”

Probier’s mal mit Gemütlichkeit est la version allemande de la chanson de Baloo dans le film de Disney
Le livre de la Jungle : “Il en faut peu pour être heureux !

L’école (2)

Fin octobre, le collège du quartier a ouvert ses portes aux familles candidates à l’inscription d’un de leurs enfants. Bientôt le CM2 (1ère classe du collège) pour notre dernière : nous avions donc coché ce samedi matin sur l’un des 10 (au moins) calendriers familiaux. Et à 8h30 nous étions assis dans les rangs de chaises du grand réfectoire, entre d’autres familles d’enfants de CM1. On gigote sur sa chaise, on guette une tête connue, on fait des coucous, attentifs, presque intimidés et curieux, pour la première rencontre de la matinée inscrite au programme : l’accueil.

Un accueil en fanfare, littéralement. L’orchestre de cuivres des classes musique a joué deux morceaux de jazz. Puis le club de danse acrobatique (Tanz und Turnen, soit danse et gym), qui rassemble plus de 150 jeunes (dont 149 filles) de tous les âges, nous a présenté un extrait de son spectacle, sur une musique du Greatest showman. Acrobaties sur la scène et dans les allées de l’audience, costumes travaillés. Notre grande était dans la troupe, là-bas vers la baie vitrée. Chorégraphie touchante et artistique, donnant une place à chacun, musique pathétique. J’ai senti des frissons me parcourir.

Comme il se doit dans ce genre d’exercice, le directeur et ses seconds ont prononcé chacun un discours. Rapides, sourires sympas, et regards complices. Puis les candidats de 9/10 ans se sont répartis dans des groupes en fonction de la couleur du bracelet qu’ils avaient choisi à l’arrivée. Chacune correspondait à un parcours de 4 cours d’essai pour la matinée. Emmenés par des lycéens, les petits CM1 pouvaient ainsi visiter le collège et ‘tester’ les cours qui les intéressaient.

Nous en avons profité pour redécouvrir la bibliothèque, le coin lecture (bibliothèque bis, équipée de poufs et canapés moelleux pour les pauses déjeuner), discuter avec des élèves de fin de collège sur les échanges linguistiques avec la France. Nous sommes charmés, même si nous y avons déjà un enfant et connaissons globalement l’établissement. Mon mari me chuchote : « On se croirait dans une ‘public school’ anglaise ! » Oui, sauf qu’ici c’est gratuit. Même les cours des AG (Arbeitsgemeinschaften, les clubs) de l’après-midi, de grande qualité.

Pays fédéral, en Allemagne chaque Land (ou région administrative) dispose de son propre programme scolaire, et il y a donc des Länder où le ‘niveau’ est estimé meilleur que dans d’autres. Globalement, le système des collèges allemands reste assez abscons pour un œil étranger.

Rappelons que les enfants passent quatre ans à la Grundschule, l’école primaire, en soi déjà exigeante. Toutes les matières sont notées, avec une importance égale (sport, musique, art compris). La participation orale, vivement encouragée, fait aussi l’objet d’une évaluation. A la fin du CM1 donc vers 9/10 ans, le système scolaire se différencie de façon complexe à l’issue d’une sélection drastique, impulsée par l’enseignant (qui a eu les enfants depuis 4 ans).

Quand j’ai appris cela mon sang français ascendant révolutionnaire n’a d’abord fait qu’un tour : « Quoi ? Ça se décide à 9 ans si un enfant peut faire des études longues ou non ? Et la majeure part de responsabilité du choix en incombe à une seule personne ? ».

En voyant de plus près comment cela est mis en place (et, il est vrai, une fois rassurée quant à l’intégration de mes filles dans le nouveau pays), je suis revenue sur ma première réaction. Toutes les personnalités ne trouvent elles pas mieux leur place dans une offre variée de pédagogies ?

Un système égalitaire, vertueux dans l’intention, ne devient-il pas presque totalitaire dans l’exécution lorsqu’il s’agit pour chacun de se contorsionner pour entrer dans des cases identiques ? Tout le monde fait pareil et rien ne dépasse, dans aucune direction. Ça écrase un peu non ? Ça concasse ? Tant pis, serrez-vous, et surtout taisez-vous. Pas trop de risque de découvrir des talents inexplorés de peintre ou de musicien, de jardinier, de gymnaste ou d’ébéniste. Si tout le monde doit être bon en maths, et que par nature tout le monde ne l’est pas – puisque tous les enfants sont différents – la solution n’est pas forcément de baisser le niveau d’exigence, mais peut-être plutôt de revoir le postulat. Qu’est-ce que l’égalité des chances ? L’accès à un même système pour tous (et tant pis pour ceux qui débordent des cases ou ne les remplissent pas) ou plutôt la chance d’une égalité de traitement en pouvant découvrir et développer ses talents propres ?

Les Allemands proposent une alternative intéressante au système français.

Pour faire simple, les meilleurs élèves (et les plus adaptés au système) vont au Gymnasium. Le Gymnasium c’est l’équivalent de notre collège et lycée généraux s’ils étaient sélectifs. (Nous avons reçu récemment la liste d’une douzaine de compétences exigées des enfants pour y postuler – hors résultats scolaires : organisation, capacité de concentration…). Si l’école primaire le recommande, il reste à choisir entre le G8 et le G9 (préparation de l’Abitur, équivalent du bac, en 8 ans en journées complètes, ou en 9 ans en demi-journées, comme avant la réforme) et entre les langues ou autres options proposées par les collèges.

Outre le Gymnasium, les élèves peuvent aller à la Gesamtschule, ou à la Realschule, pour des parcours moins élitistes ou plus vite professionnels, ou choisir des méthodes d’enseignement différentes type Waldorf. (J’ai sur mon bureau la liste remise par l’école de dizaines d’établissements rien que pour la ville de Mainz). Les instituteurs et les familles choisissent l’orientation et la pédagogie adaptées à la personnalité de chaque enfant. J’ai été surprise au début de constater que certains parents font des choix d’écoles et/ou de collèges différents pour chacun de leurs gosses. Réflexion faite c’est drôlement malin d’explorer les personnalités et de leur faire confiance (on y revient !). Comme les jeunes, très autonomes, font leurs trajets souvent seuls, la logistique quotidienne reste souple.

Retour à la visite du collège (un Gymnasium). En face de l’exposition sur le parcours ‘bilingue’ français, nous passons devant la salle qui présente le cursus pour enfants surdoués (une des particularités de ce collège). Au tableau défile une présentation muette, avec des courbes de Gauss illustrant la répartition de la population en fonction des résultats aux tests de QI. Un vieux réflexe de pudeur et de chasse aux sorcières franchouillarde me donne envie de fermer la porte de la classe en disant : « Attention, vous allez susciter des jalousies, de l’envie, des jugements, surtout de la part de ceux qui n’y connaissent rien (c’est-à-dire tout le monde). Il ne faut surtout pas montrer la différence ».

Mais dans ce couloir ensoleillé ce samedi matin chacun vaque à son affaire. Ceux qui le souhaitent vont se renseigner. Les autres vont poser des questions ailleurs sur des sujets qui les interpellent : classe musique ? Anglais ou français première langue ?

Après un Kaffee-Kuchen (café, gâteau), nous allons retrouver notre future collégienne au gymnase, qui doit être en pleine découverte du cours de sport. Sa sœur en collants noirs y faisait une démonstration de danse toute la matinée pour les nouveaux. Nous la cherchons des yeux sans la trouver. Mince, où s’est-elle cachée ? Je tends le bras : ‘’Regarde elle est là ! C’est elle là-haut ! ». Sa grande sœur et quatre de ses copines lui font faire un grand écart en altitude, portée à bout de bras. Elle nous lance un coup d’œil rapide et fier.

Et tant pis si le collège ne pratique pas le Hitzefrei (quand il fait très chaud l’été, les écoles renvoient les enfants à la maison en fin de matinée). Les dieux du thermomètre n’auront plus droit à la ‘danse de la chaleur’ de ma fille avec ses copines. Elle a en effet l’air ravie des options proposées par les AG pour ses futurs après-midis de collégienne : danser, escalader, ou faire des expériences. Nous sourions. L’intégration semble bien partie.

Entrée de secours

Je suis toujours impressionnée par la confiance accordée aux enfants de ce côté du Rhin.

Dans la vie quotidienne, les enfants sont très autonomes. L’école primaire propose des dépliants encourageant les parents à laisser les petits élèves se rendre à l’école tous seuls. Ils portent de gros cartables tapissés de réflecteurs et souvent un gilet jaune. Un petit autocollant rectangulaire avec l’inscription Noteingang (entrée de secours) permet aux enfants égarés de repérer les commerces bienveillants prêts à les aider. N’est-ce pas une bonne idée ?

Cette confiance spontanée doit être une boucle vertueuse car ils la méritent.

Notre grande vient de participer avec sa classe de 5ème à un concours pour participer à une émission de télévision pour enfants Die beste Klasse Deutschlands (‘’la meilleure classe d’Allemagne’’). Pour postuler à ces jeux entre classes, il s’agissait d’envoyer une video de quelques minutes pour présenter la classe. Notre fille avec tous les élèves de sa classe ont imaginé et réalisé un film, sans l’aide d’aucun adulte. Ils y ont travaillé les vendredis après-midi, après les cours, dans leur salle de classe et sur les terrains du collège. Caméra sur un drone, musique, multilinguisme, chorégraphies : ils ont pensé à tout pour mettre en valeur leurs spécificités. Prise de vue en plongée : sur les pistes d’athlétisme, les élèves habillés en bleu, blanc, rouge lancent tous ensemble en l’air de la farine colorée dans un nuage-drapeau poudré, pour promouvoir leur parcours ‘bilingue’ français-allemand.

La semaine dernière, j’ai retrouvé une amie pour un thé (anglais) avant une séance matinale de massage (thaïlandais). Nous échangions sur les différences culturelles dans l’enseignement : elle a étudié quelques mois en France, vécu à l’étranger, et son fils adolescent prépare un échange scolaire avec un pays anglophone. Je lui faisais part de mon impression : les avis des enfants ici semblent plus respectés, les adultes s’adressent à eux comme à des personnes intelligentes. En gros on leur fait confiance.  ‘’En France, tu comprends, on ne fait pas spontanément confiance aux enfants (ni aux adultes souvent). ’’ ‘’Und warum nicht ? ‘’ Et pourquoi pas ?

Oui, pourquoi ne fait-on pas spontanément plus confiance aux enfants ? L’impression que l’adulte saura mieux qu’un enfant ce qui est bon pour lui ? C’est vrai que par défaut ici les individus de tous âges ont tendance à être fiables, ponctuels et propres et respectent le matériel. Néanmoins ne gagnerions-nous pas à parier sur la confiance ? Nous reproduisons un comportement acquis, une habitude. Cela me semble en train de changer, avec les nouvelles générations. Tant mieux. J’apprécie d’échanger ‘d’égal à égal’ avec les copines de mes filles. Comme l’autre jour quand j’ai croisé M. en vélo sur le chemin de l’école. J’allais chercher ma benjamine, elle retournait chercher une copine (car elle-même ne reste pas à l’école les après-midis). Nous avons pédalé côte à côte et discuté. C’était franc et direct. Simple. Tellement plus simple.

Culture effilochée

Nous avons reçu une Einladung (invitation) pour 18h : ce soir nous allons au théâtre. Dans notre chambre. Nos filles ont préparé une pièce en deux scènes sur Cléopâtre et sa subite envie de pomme, et sur un conflit avec Jules César (relooké sous une ‘couronne de lauriers’ hawaïenne) au sujet du détournement du cours du Nil (!). Sans doute l’interro d’histoire de notre grande de la semaine dernière a-t-elle laissé des traces. Vachequirix et Proutafix étaient de la partie. Alain Chabat n’a qu’à bien se tenir.

Nous avons reçu une ‘Einladung’, car c’est notre plus jeune qui l’a préparée. Sur un mur de la cage d’escalier se trouve toujours l’affiche pour une exposition du mois de juin extrêmement documentée sur LA race de chien qui comblerait tellement notre famille (enfin surtout les membres les plus jeunes). L’affiche est en anglais. Elle a été composée par ma plus grande fille.

Spontanément mes trois enfants écrivent chacun dans leur idiome : mon aîné qui étudie en France, dans sa langue maternelle, ma deuxième en anglais, et ma dernière en allemand. Me voilà donc la maman d’un jeune homme français avec un bout de famille à l’étranger, d’une jeune fille ‘anglaise’ dans une école allemande, et d’une petite fille ‘allemande’ (chaque jour un peu plus). Bien sûr chaque parent doit accepter que sa progéniture ait une vie autre que la sienne au même âge, et que chacun de ses enfants ait une expérience différente de celle de ses frères et sœurs. Là, le mode d’expression de chacun ouvre une porte secrète sur son univers intime. J’observe ma marmaille, qui s’exprime dans un joyeux mélange de trois langues. Les filles se disputent plutôt en anglais. Quand elles jouent, ça dépend. La pièce de théâtre est en français.

Je sens ma propre culture s’effilocher, ne tenir qu’à quelques traditions de loin en loin, de galette des rois en muguet du 1er mai, fils d’Ariane ténus. Elles sont difficiles à maintenir dans un environnement qui propose d’autres habitudes et peu de ressources originelles. Où trouver de la crème de marrons ? De quoi mitonner un bon pot-au-feu ? Quand pourrons-nous retourner faire une cure de théâtre au festival d‘Avignon ? Comment transmettre la culture populaire quand on est la seule à connaître les dialogues des Bronzés ? C’est d’ailleurs une expérience étrange de parler avec des Français nés ici : même avec des parents français, même en parlant la langue parfaitement, ils ne connaissent pas forcément Jacques Dutronc. Leur culture est allemande. Nous partageons les mots mais pas les références.

Nos voisins viennent d’encore bien plus loin, d’Asie mineure. Comment garder des coutumes de sa jeunesse quand on habite dans un continent si différent depuis plusieurs dizaines d’années ? Comment communiquer vraiment avec ses enfants et petits-enfants qui sont nés ici, sans partager une même langue maternelle ? Et avec ses cousins, quand eux habitent aux Etats-Unis ?  

Bel exercice d’ouverture obligatoire, richesse imposée par la vie, culture pot familial. Peut-être la nécessité d’accueillir l’autre à travers un filtre culturel différent nous encourage-t-elle à plus de bienveillance dans la découverte de son propre enfant ? Se souvenir qu’il ou elle n’a doublement pas le même regard sur le monde et sa vie.

Remisé pour l’hiver

Les oies partent le dimanche en fin d’après-midi, dans une cacophonie de cour d’école. Leur chahut les annonce bien avant que le V ample n’apparaisse, pour un court instant, dans un carré de ciel givré. D’où vient ce charivari qui nous tombe dessus en pluie ? Nous levons le menton, après avoir éliminé les provenances terrestres possibles. Leur bavardage animé se poursuit longtemps sur le solfège de leurs grandes ailes.  

Pourquoi mettent-elles le cap sur l’ouest ? Quel sextant les envoie sur quels azimuts ? Peut-être qu’à vol d’oiseau, le cap sur le soleil couchant leur garantit une arrivée plus rapide sur leur riviera africaine. Surtout si elles évitent les bouchons.

Ce matin j’ai croisé une fleur de violette. Je pédalais vite pour me réchauffer, pour avoir l’impression d’aller quelque part. Elle a traversé mon champ de vision, et mes yeux incrédules ont dû se retourner pour confirmer cet éblouissement minuscule. Timide et blottie contre le pied humide de la barrière en bois le long de l’étroit chemin, elle m’a souri. J’ai senti mon souffle ralentir et les muscles de mes bras se relâcher. L’hiver commencera bientôt, sous les arbres nus, dans l’humus noir et dense des feuilles désormais méconnaissables. J’aime découvrir ces touches de couleur dans le jeu de piste des jours décroissants, signes froissés éclaireurs du printemps. La coupe de crépon jaune acide de la primevère égarée en plein décembre, qui hésite à ouvrir les yeux, éblouie par la neige.

Ces jours-ci je redoute le départ du soleil, dans le sillage bruissant des oies grises, vers d’autres latitudes.  L’empreinte du dernier hiver est encore fraîche, ce premier hiver passé en Allemagne sous le ciel lourd de l’isolement.

Le salut amical de la petite violette matinale, à l’heure des boutons joufflus des roses de Noël, m’a tendu la main depuis le mois de mars. Viens, tu verras, entre temps sur le chemin tu croiseras les boutons frissonnants des roses tardives, les perce-neige, les grappes ascendantes des bleus muscaris. Et les éclaboussures étoilées des Winterlinge, que tu ne connaissais pas, cadeau d’accueil en forme de voie lactée dans les sous-bois de ta nouvelle terre rhénane.

Chou y es-tu ?

Entre nous, vous et moi savions bien qu’on allait devoir y passer, par la cuisine et le restau. Non ?

Je pourrais vous parler des pommes de terre (‘’Pommes’’ lorsqu’il s’agit de frites). Je choisis de vous conter plutôt les petites cabanes en bois, déguisées en fraises à coup de peinture rouge et blanche. Tout droit sorties d’un conte de fées, elles fleurissent au printemps sur les parkings des supermarchés, les places principales de Mainz. Fraises et asperges blanches sont proposées par les producteurs locaux. Circuit plus que court, qualité extra, prix raisonnables : comment résister ? « Oh non, encore des asperges maman !? »

Mainz est au cœur d’une région agricole riche et de vignobles réputés, comme en témoigne le jumelage de la ville avec Dijon. Pommes (fruits) très variées, cerises, quetsches, fruits rouges, rhubarbe, salades (vendues avec leur pied dans de petits sachets), légumes feuilles et racines, champs de raifort, choux de toutes les couleurs. Nous nous régalons de la variété de l’offre proposée – en appréciant chaque bouchée des fruits du soleil plus rares ici : melons, pêches, abricots, raisins chasselas ou muscat de Hambourg (que nous n’avons pas trouvé au nord de la frontière contrairement à ce que son appellation laisserait entendre). Les branches lourdes de l’abricotier du voisin nous narguent ; un pêcher sain au coin de la rue et quelques figuiers portant des fruits me surprennent sous cette latitude.

Côté protéines nous avons modifié sérieusement nos menus. Nous avons renoncé presque quasiment hélas au poisson (sauf les jours de filet de lieu noir ou de truite du Taunus quand nous allons au marché) et aux fruits de mer. Le poissonnier du marché dispose de temps en temps de moules sous vide, ou d’huitres, vendues probablement à l’unité, car sa bourriche de dinette n’en compte que 4 ou 5 pièces (on n’a pas envie de tester).

La viande de bœuf est excellente – mais là, comme côté paysages, il nous manque la variété que nous connaissions chez notre fournisseur du samedi. Le cheptel teuton est moitié moins grand que le français. Peu de veau donc. Le porc est lui, comme on s’en doute, omniprésent. Je viens d’apprendre dans un livre de JP Kauffmann sur un tableau de Delacroix (La lutte avec l’ange), que le peintre, fin gourmet, consignait dans son journal ses adresses pour se procurer du jambon d’Angleterre, et du jambon de Mayence. Il va falloir que l’on creuse le sujet…

Car comment s’y retrouver dans cette jungle de charcuterie germanique ?

« On se rejoint au rayon saucisses ! » est une injonction à éviter si on ne veut pas organiser le barbecue dans le supermarché. Mes papilles françaises élevées côté cochonaille aux saucissons de l’Ardèche, à la merguez, au godiveau (avec ou sans herbes s’il vous plait), et éventuellement aux saucisses de Strasbourg et de Francfort (ah tiens, un indice), de Montbéliard ou de Morteau les jours de potée ou de choucroute (autre indice), peinent à comprendre la variété de l’offre germanique. Bratwurst au cochon ou au bœuf, plus ou moins industrielles, de toutes les tailles, Fleisschwurst (viande hachée finfinfin type saucisse de Francfort – littéralement saucisse de viande), salami, saucisses fumées séchées. J’ai dû demander à droite à gauche des indices d’utilisation de cette pléthore de salaisons.

Réponse unanime : grillen ! Poser les Bratwurst quelques minutes sur le barbecue reste une valeur sûre. La grillade extérieure, chez soi, dans les parcs, est un pivot du mode de vie allemand. Toutes les réunions amicales offrent le prétexte de se retrouver autour d’un feu alléchant. Un ami m’a dit que cet engouement pour le barbecue était plutôt récent, et date des vingt dernières années. Les modèles sont formidables et olympiques. Certains mastodontes quasi-professionnels atteignent des niveaux de prix et de qualité que nous ne soupçonnions pas. Sans doute sont-ils garantis sur 4 générations. Les accessoires de marque Napoleon (encore lui !) nous font sourire.

Les Allemands utilisent souvent un dispositif ingénieux : une grande bassine en métal noir pour y nicher le feu (Feuerschale) et un trépied pour suspendre la grille au-dessus plus ou moins haut. Après les Bratwurst, sortez les guitares, le barbecue redevient feu de camp. Extra et dépaysant !

La baguette craquante nous manque. Mais les pains que nous trouvons ici sont délicieux, variés et nutritifs. Les pains noirs ne sèchent presque jamais. Grâce au magazine pour enfants GEOlino qui traine dans le salon, j’ai appris que la culture du pain allemande était classée au patrimoine mondial de l’Unesco (si, si), et que sur le territoire sont pétris pas moins de 3200 pains différents. 3200. Il faut bien ça pour y tartiner du beurre, du fromage et du salami.

Côté fromage justement, pour varier, et accueillir dans une ambiance locale des amis français en visite, nous sommes allés découvrir un supermarché haut de gamme de Mainz. Au rayon fromagerie, on demande conseil sur les produits allemands. La fromagère fait la grimace, et non avec la tête. Toute la queue rit. « Et des fromages suisses ça vous dirait ? ». Ça nous a dit. Et nous n’avons pas fait le déplacement pour rien : nous avons découvert la machine à éplucher les asperges. Nous sommes bien dans une région productrice et au pays de la machine-outil. Grande comme un piano droit, elle ne rentre pas dans une cuisine (en tous cas pas dans la nôtre), mais nous a rendu un grand service !

Reste que manger varié demande ici plus d’effort et d’argent.

Pourtant au restaurant les portions sont immenses et peu chères. Cependant, sorti des WienerschnitzelPommes (escalopes panées – frites) les plats sont souvent décevants. Trop de sel, trop de chou, trop de sucre dans la vinaigrette… On voudrait aimer, se régaler, on a faim…. Mais non. Ce n’est pas vraiment bon.

Qu’à cela ne tienne, on se consolera en sortant avec une glace. On en trouve partout. Les Allemands en mangent tout le temps, toute l’année. Des boules à moins de 2 € (1€ près de chez nous), très bonnes. Avec une spécialité locale : la Spaghetti-Eis. De la glace à la vanille, passée par une machine (encore une !) qui la transforme en filaments et arrosée de sauce à la fraise. L’illusion est complète.

A table !

Ici les restaurants remplissent les tables au gré des arrivées de convives, façon table d’hôte.

Lors de notre première soirée à Mainz, en mode découverte-pour-voir-si-ça-nous-plairait-d’habiter-là, nous sommes allés manger dans un restaurant typiquement local. Boiseries sombres, quelques petites tables et une grande table ronde massive bordée d’une banquette d’angle. Nous n’avions pas réservé et nous avons donc rejoint un groupe de 5 ou 6 dames sur la plus grande table. Chacune disposait d’un demi-poulet grillé égaré tout seul sur une assiette (avec du pain tout de même), sauf une qui avait pris une ‘’salade’’ (une montagne de lanières de cervelas et de fromage type emmental sans la moindre trace de légume). Pleins d’enthousiasme et de curiosité gastronomique, nous avons testé la spécialité locale Handkäse mit Musik (fromage de format picodon, qu’on dirait translucide avec des oignons au vinaigre). Littéralement : le fromage à main avec de la musique. L’allusion à la musique est une référence poétique à l’impact digestif de cette association fort surprenante. C’est une bonne chose de faite. Nous n’en mangerons plus….

Les mélanges de genres et de gens à la même table permettent de discuter et rencontrer de nouvelles têtes. Lors d’un déjeuner avec une amie dans un restaurant du quartier qui propose un Mittagstisch (un plat du jour seulement à midi), et où se retrouvent des habitués, nous avons pu discuter avec une dame du coin plus âgée, de ses voyages en France, et de plantations. Comme on était début mars, elle nous a parlé de ses potées fleuries aux couleurs de Fastnacht (carnaval) : blanc, bleu, rouge et jaune !

Mais le plus intéressant autour de la table ici c’est le concept très spécifique de Stammtisch. Littéralement la table-souche (dans le sens ‘fondamentale’). Il s’agit du regroupement dans un restaurant ou un café, souvent dans une salle réservée, d’un groupe de gens ayant un intérêt commun (club de sport, politique ou autre…) autour d’un repas ou d’un verre.

J’ai découvert cela avec les Stammtisch de parents d’élèves (Elternstammtisch) pour la classe de 6ème de ma grande. Deux ou trois fois par an les représentants des parents d’élèves invitent les professeurs principaux et les parents de la classe à se retrouver autour d’un verre informel, pour discuter de sujets en rapport avec l’actualité de la classe. Je suis très reconnaissante de ce dispositif qui m’a permis de me faire des amis, et de passer régulièrement des soirées sympas, en connaissant mieux l’univers dans lequel évolue ma fille.

C’est ainsi que nous avons pu aborder le sujet de la cantine. Les parents rapportent que leur progéniture se plaint de la qualité de la nourriture servie. « Pour ta fille qui vient de France, Estelle, ça doit paraître encore plus mauvais non ? »  « Euh ma fille a dit que c’était meilleur que sa cantine de Lyon » – sic.

Autre sujet traité en Elternstammtisch : les cadeaux pour les professeurs en fin d’année. Comme le premier cycle du collège se terminait (équivalent du CM2 – 6ème), les parents souhaitaient témoigner leur gratitude aux deux professeurs principaux lors du barbecue de fin d’année. Une maman-maîtresse a montré ce qu’elle avait reçu de sa classe : un fortune-cookie en papier de couleur, avec glissé à l’intérieur, un petit mot d’un élève. L’idée charmante a fait l’unanimité. Les tâches (achats de matériel, mails à envoyer) ont été réparties en quelques minutes. Et c’est ainsi que les parents volontaires et disponibles nous sommes retrouvés lors d’une Stammtisch spécifique pour découper, plier, et coller la soixantaine de fortune cookies en couleur pour la surprise. Les élèves ont chacun écrit deux petits mots. Et c’était doublement fort sympathique : par la compagnie et le petit bricolage collectif. Efficace, convivial, et avec le sourire. J’ai du mal à imaginer les parents d’une classe de 6ème en France se retrouver volontairement le soir pour découper des ronds de papier de couleur et demander à leur enfant d’écrire un petit mot pour chacun de ses deux professeurs principaux, sur un papier blanc de 10 cm par 2 cm.

La première Stammtisch de 5ème a eu lieu récemment avec l’objectif de préparer la fête de Noël. Peut-être une balade nocturne en forêt, avec vin chaud et biscuits aux épices apportés par les soins de chaque famille. Les petits Français de l’échange linguistique seront de la partie. Gageons qu’ils auront des courses-poursuites à la lampe électrique à raconter à leur retour !

La classe de ma plus jeune à la Grundschule (école primaire) n’a pas encore de Elternstammtisch. Mais elle a une fête de Noël : barbecue au parc en fin d’après-midi ! Il fera nuit et froid autour du feu de camp qui crépite. Avec une face éclairée et brûlante et un côté froid et humide, dans le parfum des Bratwurst qui grillent, des enfants qui courent partout, l’ambiance devrait là aussi être trépidante.

Trébucher sur le passé

Mercredi, début d’après-midi, c’est bientôt l’heure de mon cours de terre en ville à la VHS (Volkshochschule, l’équivalent de nos MJC). Direction l’arrêt de bus. Il est 7h10. Il est toujours 7h10 à l’imposante horloge sur la façade de la bâtisse rouge brique. Ça me va bien, c’est une heure agréable, et deux fois par jour, c’est juste. Plantée au sud du pré qui sert de ‘’place’’ et de terrain de jeux à notre quartier résidentiel, l’édifice est un repère pratique pour s’orienter. Il s’agit d’un bâtiment militaire réhabilité en appartements, dont la régularité des ouvertures a été adoucie par des balcons métalliques. Sur l’ancienne place d’armes aujourd’hui des gosses jouent au foot.

Le portail métallique désormais toujours ouvert, voit se croiser des centaines de chemins quotidiens.  En passant, voilà de cela quelques semaines, j’ai remarqué que les grilles dudit portail dissimulaient dans la rectitude parallèle de leurs barreaux, des lettres gothiques. Caserne avec un C. En français.

Construite par les Nazis dans les années 30, détruite pendant la 2ème guerre mondiale, elle fut réhabilitée par l’armée française, avant d’être reprise au début des années 50 par l’armée américaine. Un bâtiment militaire avec trois noms successifs : allemand, français et américain.

Le quartier résidentiel dans lequel nous habitons est construit sur l’ancien terrain de la caserne. Le Grosse Sand (les Grands Sables, zone naturelle protégée, à proximité du lit du Rhin) où nous allons parfois nous promener et guetter les premières fleurs au printemps, accueille toujours un terrain d’entrainement militaire américain (malgré la protection pour cause de plantes rares…).

Certains de nos amis habitent plus bas dans les maisons blanches et lumineuses d’un quartier également très récent. Jusqu’à il y a une grosse dizaine d’années, ce flanc de colline était utilisé par l’armée américaine pour l’entretien de leurs camions et de leurs tanks. Le terrain pollué a dû être nettoyé avant d’être rendu aux plates-bandes civiles. Et quand nous prenons la voiture autour de chez nous, des panneaux désuets jaunes et ronds, illustrés d’un tank noir, continuent de rappeler la limitation de vitesse pour les véhicules de l’armée. Partout où nous nous tournons, l’Histoire se rappelle à nous.

Avec la chute du mur, l’armée des Etats-Unis a quitté Mainz. Elle reste cependant implantée juste en face, de l’autre côté du Rhin, à Wiesbaden. La communauté des militaires et leurs familles représente une vraie ville américaine de plus de 15000 personnes, avec Kentucky Fried Chicken, TK Maxx and co. Selon ma fille, qui a une copine américaine, certains magasins sont accessibles seulement sur présentation d’un passeport US.

Le trajet de bus jusqu’en ville est assez long. Il contourne le nouveau quartier, ses jardinets et ses milliers d’habitants avant de desservir la Neustadt (la ville nouvelle, par opposition au quartier le plus ancien de Mainz, l’Altstadt). Le circuit passe à côté de la Nouvelle Synagogue, à l’architecture originale vert bouteille, toute en lignes brisées, dérangeante par sa quasi-absence d’angles droits. A chaque passage, je ne peux m’empêcher de me dire « Nouvelle, forcément… ». Nous y avons assisté à un concert de la chanteuse américano-israélienne Noa. Les lignes intérieures donnent le vertige au sens propre. Les marches ‘’en italique’’ de l’escalier nous propulsent dans un tableau cubiste. Adieu repères, on chavire….

Encore quelques virages, quelques arrêts, et par la fenêtre gauche j’aperçois une bâtisse ocre. Alignés à quelques mètres du sol des portraits multicolores à la Andy Warhol d’Anne Frank. Leur approximation charmante me laisse penser qu’ils ont été peints par des enfants. Il doit s’agir d’une école. Là aussi, je ressens un vague sentiment de malaise.

Enfin, lorsque je descends du bus, je traverse (en faisant bien attention) et passe à côté de l’église Saint-Christophe. Bombardée pendant la guerre, la ville de Mayence a choisi de ne pas la reconstruire. Seul le clocher est intact, et abrite jalousement les fonts baptismaux de Gutenberg. Les murs sans plafond ni toit s’élèvent droit sur le ciel, sa lumière et ses mystères. Soutenus par des arcs-boutants en béton, ils abritent (à leur façon) un mémorial, quelques panneaux d’informations et des photos bouleversantes sur les raids aériens.

Eglise Saint-Christophe
Eglise Saint-Chritophe, Mainz

Lors de mon premier passage, je suis entrée, curieuse, ravie de pouvoir m’approcher du calme d’un lieu spirituel dans la liberté de ne pas pousser de porte. Une dame qui arrachait quelques herbes folles dans un coin s’est approchée de moi. Elle a commencé à me conter l’histoire de cette église. J’ai suivi son badge et son trousseau de clefs jusqu’à la chapelle du fond qui sert encore pour des messes, car, elle, a encore un toit. Ma guide improvisée déchiffre pour moi les panneaux de l’exposition à sa façon : « Vous vous rendez compte tout ce qu’ils ont détruit les Anglais avec leurs bombardements ! Ils ont lâché X bombes sur Mainz ! Regardez-moi ça ! Quel dommage ! ». Oui sans doute, mais en même temps… LA FAUTE A QUI HEIN ? Je repars en grinçant des dents, déçue de n’avoir pas pu m’offrir quelques minutes de paix.

Enfin, au détour d’une rue, je passe avec émotion à côté de deux Stolpersteine dans le trottoir. Ces plaques de laiton de la taille d’un pavé sont incrustées dans le sol, devant les maisons où vivaient des citoyens de Mainz avant leur déportation. ‘’Hier wohnte …’’  (Ici habitait…). Chaque plaque porte le nom et, en quelques dates trop proches, le destin de chacun. Œuvre d’un artiste berlinois, elles sont posées dans de nombreuses villes allemandes et européennes. Sur le sol pour qu’on les lise la tête baissée, recueillement furtif. Pour que les pas répétés des passants maintiennent le laiton poli et luisant. Pour ne pas oublier. Stolpersteine, littéralement, les pierres qui font trébucher.

Stolpersteine, Mainz

Comme nous achoppons chacun chaque jour, au détour d’une rue fleurie, sur les traces de l’Histoire. Ou comme moi je trébuche sur mon passé. Chaque nouveau jour se lève sur le millefeuille des mêmes dates des années précédentes, avec son lot de petits pois ensevelis sous les matelas moelleux de souvenirs heureux.

Mon amie simultanée

Lorsque nous vivions à Lyon, nous avons eu l’occasion à deux ou trois reprises d’aller à l’étranger sans quitter le territoire national. Nous avons acheté un guide de voyage, vérifié la validité de notre carte d’identité, chaussé notre curiosité et emporté notre ouverture d’esprit. Cap sur le Nord-Est. Nous sommes allés en Alsace.

Quand on a grandi dans le sud de la France, les maisons à colombages, les cigognes, l’enthousiasme démesuré pour les asperges blanches au printemps c’est l’exotisme version gothique. Nous avons traversé des villages minuscules avec des noms imprononçables, composés de plus de lettres qu’ils n’avaient d’habitants. D’ailleurs les panneaux en débordent parfois. Nous avons longé le flou humide de la ligne bleue des Vosges.

Aujourd’hui nous vivons de l’autre côté de la frontière, dans le Palatinat, région qui partage, outre une princesse (la femme de Monsieur, le frère de Louis XIV, celle qui a écrit des dizaines de milliers de lettres, blogueuse pertinente avant le siècle en robe de soie), de grands pans d’Histoire avec la France. Néanmoins, nous ne nous sentons pas (encore) vraiment chez nous.

Par conséquent, quand nous quittons Mainz pour nous rendre en Alsace, nous ‘’rentrons en France.’’ Et ce petit coin du monde presqu’allemand-du-grand-Nord-Est, nous apparait maintenant comme étant ‘’du Sud’’, et très français.

Lors d’un week-end récent à Strasbourg, nous cherchions un restaurant susceptible de nous accueillir pour le déjeuner du dimanche. Nous avons demandé conseil à la jeune femme attentionnée de l’accueil de l’hôtel. Nous avons cru bon de préciser : ‘’Pas de table alsacienne de préférence. Nous vivons en Allemagne et avons vraiment envie de changer radicalement d’influence gastronomique’’ (oui on assume, ce n’est pas une légende, les restaus outre-Rhin ce n’est pas souvent ça).

Toutes les premières maisons contactées étaient complètes. Nous avons donc franchi presque à reculons le seuil d’une brasserie alsacienne. Presque seulement, car les macarons rouges Michelin à gauche de la porte ont commencé à réconcilier nos papilles avec les cochons de l’enseigne.

Le repas était délicieux (ah, le médaillon de veau aux girolles !), et la choucroute facultative. Comme quoi. La gastronomie aussi est relative.

Lors d’une autre escapade récente côté sud de la frontière (pas eu le choix, c’était un week-end long en Allemagne et tout était complet), nous avons logé dans un petit village niché dans les forêts des Vosges du Nord. Rideau de pluie, aquarelle des nuages et troncs gris mouillés, embuscade rouge de l’amanite dans les premières feuilles mortes, mousses perlées. Ambiance trouble et troublante dans une brocante/café capharnaüm de la rue principale (pourquoi cette dame qui nous sert ne quitte-elle ni son manteau ni son sac ?).

Sur la place du village, un plan de la commune avec une indication inattendue et inconnue pour un monument historique : église simultanée. Une phrase courte précise qu’elle accueille des messes ou cultes de différentes confessions chrétiennes. Je suis charmée par ce concept pacifique et éclairé. Un vaisseau de pierre ancré dans la vie quotidienne pour raccommoder les différentes habitudes locales pour exprimer sa foi. Une véritable église de la Réconciliation qui met en œuvre concrètement les préceptes qu’elle professe.

L’Alsace ne serait-elle pas à sa façon une contrée simultanée ? Les frontières administratives relèvent souvent d’un arbitraire politique, qui peine à contenir dans les pointillés du géographe la personnalité d’un territoire. La nouvelle contrée s’infiltre peu à peu dans le tissage culturel (au sens large) devenu lâche de sa voisine. D’ailleurs, je me suis toujours demandé : à quels indices minuscules et clandestins le glissement d’une région à l’autre s’opère-t-il ? Dans quel village alsacien se trouve la dernière pâtisserie qui propose des Lebkuchen (pains d’épices) sur la route du sud ?

Un territoire simultané, comme un pont entre des cultures. Comme une richesse toute particulière, un mélange originel unique. Tout comme mon mari, trop anglais pour être français, à moins que ce ne soit le contraire. Ou comme P., grandie en Allemagne avec une maman française, ma nouvelle amie simultanée.