Tailler dans l’if

Au jardin comme dans la vie, le temps nous encourage à ne garder que l’essentiel

Chéri, tu peux me confisquer le sécateur s’il te plait ?

Un jardin adulte présente l’avantage d’être structuré par de grands arbres. Les rosiers offrent leurs fleurs à trois mètres du sol. Sans lever la tête pour guetter l’écureuil dans le cèdre, on ne les voit pas. L’abri de jardin, petit chalet en bois sombre, se tapit dans un bosquet dense de lilas, laurier sauce, merisier et laurier-tin, ce laurier-tin qui a essaimé dans les moindres interstices. Une chance que je l’aime cet arbuste, aux feuilles sombres persistantes, aux ombelles blanches et aux graines d’un bleu noir, bases des bouquets d’hiver à tiges courtes.


Un jardin délaissé encourage une prise de possession martiale. Ce corps à corps me laisse au crépuscule exténuée et apaisée, transpirante, des poussières de bois dans le T-shirt et des feuilles dans les cheveux.


Sourire. Soupir. Ah ! J’ai bien bossé. Et ça se voit. Récompense immédiate.


Le lendemain, j’écarte les mains et étire les doigts en arrière pour détendre les crispations des avant-bras, filles des gestes répétitifs avec un taille-haie.
Je taille, je coupe, je défriche, je débroussaille, j’éclaircis, je dégage. Je rabats. Derrière moi des tas, des montagnes de rameaux secs et de lianes d’épines, quelques sections de troncs de rosiers, droits.


STOOOOP Estelle ! Sinon il ne restera rien. Le clac sec du sécateur est addictif. Comment s’arrêter de nettoyer son environnement végétal ? Le chaos laissé par une absence d’entretien de plusieurs mois
contrarie mon besoin de calme visuel. Chaque branche morte qui tombe ouvre un jour entre les feuilles et libère le regard. Je rêve d’un jardin naturel, mais pas complètement ensauvagé. Il n’est pas assez grand pour cela.


Ifs sombres, cube et cône détestés, je vous guette par la fenêtre de la pièce où je travaille, profitez du soleil, vos jours sont comptés. Pourtant vos baies rouges translucides, armes du crime parfait (pourquoi plante-t-on des ifs dans les squares pour enfants ?), évoquent Agatha Christie. Vous serez remplacés par des végétaux choisis, souples et clairs, qui fleurissent ou au feuillage changeant avec les saisons. Depuis le temps que je lorgne dans le jardin des autres, je vais enfin me faire plaisir. Moi qui rechigne à arracher une violette en goguette ou une pensée évadée, je n’ai aucun état d’âme à tailler dans l’if.


Bien sûr, j’ai précipité la famille un samedi à la jardinerie la plus proche. Vite, vite, je veux des fleurs. Lilas des Indes, olivier de Bohème, oranger du Mexique et anémones du Japon : le monde entier est invité dans mon jardin.


Le magasin est immense. Mais quoi ? Pas d’asters en pleine gloire ? Pas de feuillages colorés ? Pas de potées de saison par centaines pour décorer les rebords de fenêtre et les seuils des maisons comme
c’est la coutume en Allemagne. Qui eût cru en entrant à cette jardinerie que l’automne est un deuxième printemps ?


Le voilà, mon contre-choc culturel. Il m’a surprise. Je l’attendais du côté de la ponctualité.


Pressée par mon appétit jardinier, l’urgence de défrichage répond également à un besoin de contrer l’accoutumance. S’habituer à son nouvel environnement risque d’endormir notre esprit critique. Ce qui nous a choqués en arrivant – les meubles de cuisine jaunes, les yuccas, la gargouille à l’extrémité de la cheneau, la colonne gréco-romaine en pur plastique d’époque pour récupérer l’eau de pluie, mais branchée à rien (et lieu d’accueil pour larves de moustiques-tigres)… – deviendra familier et on aura du mal à s’en séparer.


Vite, à la déchetterie. Quoi, on y retourne ? Mais oui. Même si ces tas de matériaux derrière l’abri de jardin, on ne les voit pas ? Oui surtout si on ne les voit pas. Leur faculté dérangeante est presque
démultipliée par leur invisibilité, car la paresse de les déplacer plaide pour eux.
Je me suis lacéré les mains – malgré les gants – en rabattant un rosier grimpant devenu trop vieux, un écheveau de branches mortes, couvertes d’épines qui se défendent. Je me venge, en les forçant dans la gueule insatiable du broyeur, baptisé Père Castor par ma fille.


Sur mon clavier, je vois des mains piquées de rouge, griffées, des phalanges enflées, la pulpe des doigts à vif – l’intérieur des gants est abrasif. Comment jouer au piano ? Ou attraper les châtaignes brûlantes au sortir du four… aïe, aïe, aïe…


C’est décidé, je vais détruire les plantes à épines qui restent : cognassier du Japon aux épines longues comme des doigts et pyracantha acéré. J’arracherai le yucca – que j’ai en horreur – et dont les troncs glabres compensent la vulnérabilité par une touffe de feuilles vernissées pointues. Je refuse de me faire attaquer par mes propres végétaux.


Dehors, comme dedans, nos goûts diffèrent grandement de ceux des précédents propriétaires. Nous avons l’impression d’être dans un gite, en vacances.


Autre lieu.


Un retour. Cinq ans après ma dernière venue. Un couloir rose, vitré sur la droite où je suis passée chaque mois pendant presque un an, en dandinant un ventre de plus en plus gros. C’était il y a une vie. C’était hier.
Je reconnais les panneaux : salle de préparation à la naissance, consultation d’anesthésie, sages-femmes… Mes yeux les lisent machinalement. Mes lèvres sourient. Te souviens-tu Estelle cette aventure tendue vers un cri ? Joie et douleurs, peurs, doutes et retrouvailles dans ces gestes avec les femmes de ta famille qui l’ont vécu avant toi.
J’attends sur une chaise en face de la porte vert pomme du cabinet du gynécologue. Je suis heureuse de le revoir, et j’appréhende son départ à la retraite à la fin de l’année. Les intonations de sa voix grave traversent la porte. Elle s’ouvre. La patiente précédente le salue. Il se tourne vers moi :


— Nous avons rendez-vous ? Vous n’avez pas changé !
Je ne demande qu’à le croire. Merci le masque.
— Vous non plus.
Mais si c’est vrai. Peut-être un peu plus de cheveux gris.
Il consulte sa fiche.
— Votre dernière consultation c’était en 2017. Cinq ans sans se voir ?
— Oui, entre temps j’ai vécu en Allemagne.
Évocation par petites touches de notre aventure expatriée. Et comme, a posteriori, cette anecdote est trop savoureuse, je ne résiste pas à la lui raconter :
— J’ai rencontré un gynéco qui m’a dit : « Ça, on vous l’a fait en France, je ne le contrôle pas. Mercedes ne fait pas le service après-vente de Peugeot. »

— …
Il hausse les sourcils, incrédule.


— Bien sûr, je n’y suis jamais retournée.


Récits de voyage, nouvelles des enfants. Photo des enfants. Il a suivi mes deux dernières grossesses et présidé à la naissance de mon deuxième enfant.
Et puis soudain :
— Et côté contraception ? À cinquante ans, je vais vous dire, le risque de tomber enceinte est…
Il lève sa main droite en joignant le pouce et l’index dans un cercle.
Zéro.
— Êtes-vous ménopausée ?
Hein quoi déjà ? Moi qui les minutes précédentes étais plongée dans un passé vivant de jeune maman.
Serait-ce fini tout ça ?
Déjà ?
Un deuil violent se plante dans ma poitrine et s’y construit un nid pour plusieurs jours.
Au moment où mes filles vont avoir leurs ragnagnas (comme on disait quand on avait treize ans) les miennes vont s’en aller. On apprend à devenir femme avec l’apparition des règles. Le reste-t-on lorsque les cycles cessent ?


Petite cerise sur la biscotte, il a ajouté :

— Vous avez reçu l’ordonnance de la sécu pour la mammographie de prévention à 50 ans ?

— Non pas encore, je viens juste de rentrer.


Il y a quelques mois, lors d’un contrôle de routine, la généraliste allemande m’avait annoncé l’air de rien : — À 55 ans, il faut prévoir une coloscopie. Vous voulez la programmer ?
Ah oui ?
MAIS J’AI 49 ANS BON SANG !


Une claque par-ci, une claque par là.


Ne pas oublier que vieillir est un privilège.


Hier lors d’un passage à la médiathèque, pour consulter des magazines de décoration, j’ai été tentée par la une du magazine Elle, moins par l’accroche Laissez-nous vieillir que par le portrait d’Andy MacDowell. Tiens, voilà longtemps qu’on ne l’a pas vue. Je me souviens de l’avoir découverte dans Sexe, Mensonges et Vidéo en 1989. Et retrouvée avec plaisir dans mon film fétiche 4 mariages et un enterrement. L’article regroupe les témoignages de personnalités qui assument leur âge (ou en tous cas l’affirment) – comme si on avait le choix).

Place Gailleton


Dans les retours symboliquement importants, retenons le rendez-vous chez ma coiffeuse. Son expression de surprise ravie en me voyant valait la traversée de Lyon en bus, métro puis encore bus. Nous avons repris nos conversations là où nous les avions laissées.


Mes lecteurs du début s’en souviennent peut-être : c’est à la suite de ma confrontation aux coupes allemandes que j’ai écrit et publié mon premier article sur Mainzalors.com (Au cheveu près). Ma rencontre avec le milieu médical allemand, en premier lieu ce gynécologue odieux, a inspiré un autre article, jamais publié par peur de représailles (si les médecins apprennent ce que je pense de leurs consultations de 10 minutes, de l’accueil par des infirmières-dragons, comment vont-ils prendre soin de moi et
des miens ? Vais-je me faire virer ?)


Revenons à mes préoccupations du moment.


Ma formation de traductrice dont vous serez ravis d’apprendre (mais si) que j’ai réalisé plus de la moitié.

Le livre dont la rédaction est suffisamment avancée, pour que je puisse désormais m’atteler à sa correction. Mon nouveau bébé imprimé pèse 2,4 kilos. Je dois sabrer et désherber. La touche Suppr ne me griffe pas les doigts, mais là aussi, la suppression de passages bancals libère la respiration.
Je fais des essais de couverture, de titres et m’apprête à rédiger ce que les Anglais appellent le blurb, la quatrième de couverture.


Étape vertigineuse.

Vais-je sauter de la falaise sans parachute les yeux ouverts ?

J’oscille. Tu te rends compte, Estelle, ce que tu as réussi à faire ? Tu as écrit un livre de 400 pages en moins de deux ans. Non, mais n’importe quoi, tu te prends pour qui ? Ce n’est pas parce que tu as
tapé des lettres sur un clavier, produit des phrases et des paragraphes, mis des numéros à des chapitres et ordonné l’ensemble bien proprement avec des parties que tu as composé un livre. Mais c’est extraordinaire, tais-toi !


Samedi, sur le canapé du salon, avec ma benjamine malade et Gaïa qui rongeait un tronc de rosier dans un jaillissement d’éclats de bois, j’ai regardé pour la 273e fois Rapunzel (Raiponce) de Disney. Quand elle s’évade de sa tour, elle hésite entre exaltation et culpabilité. Je tricotais en même temps une manche de pull tout en rayures (oui, je sais, on ne m’y reprendra pas de si tôt). Et lorsque le lendemain, en attendant que mes colocataires s’éveillent, j’ai attrapé dans le sac de tissu vert, mes aiguilles à double
pointe en bois, je repensais à cette scène de la veille, qui me rappelle tant mes contradictions.


Avez-vous remarqué que lorsqu’on associe une activité à une musique, un film, un lieu, une personne, les mêmes gestes évoqueront l’environnement de la fois précédente ? Je fais toujours attention à ces
mariages fortuits, pour garder, intouchés et neutres, des musiques ou des films.


Cet après-midi, si j’ai le courage de manier la bêche, je commencerai mes plantations. A la foire annuelle du lycée horticole, de petits élèves, au T-shirt vert grenouille avec logo, sur leurs habits mouillés, m’ont
suivie sous la pluie battante. Dans les serres, entre les rangées de la pépinière dehors, ils portaient une, deux, puis trois cagettes pour m’aider à tout porter. Ils m’avaient identifiée comme une cliente enthousiaste (tout le monde n’a pas un jardin entier à créer). Je me suis prise pour Marie-Antoinette,
avec mes jeunes pages qui saisissaient, dociles, les plants que je leur désignais.


Après avoir beaucoup coupé, je vais planter.
Après avoir terminé mon livre, j’en commencerai un autre.

Je vous laisse, j’ai rendez-vous chez l’opticien pour choisir mes nouvelles lunettes de presbyte.

Coulisses

Tornade

Organiser un déménagement en France en quelques semaines juste avant la rentrée

Fresque La bibliothèque de la cité, Lyon

La tornade de cet été nous a enfin déposés au sud de Lyon, dans un quartier calme, au milieu des arbres. Nous vivons dans notre maison depuis une dizaine de jours, entre des remparts de cartons pleins.

Les bourrasques de l’installation et de la clôture des engagements à Mainz soufflent encore. Je m’accroche à mon sécateur pour ne pas m’envoler. Pourtant, j’ai décidé de prendre quelques heures pour vous écrire. C’est difficile, la tempête a chamboulé mon intérieur. Ça fuse dans tous les sens, projets de bureau et d’atelier, de salle de bains ou de chambres, idées de plantations de massifs fleuris ou d’arbres pour la mi-ombre, rendez-vous pour les enfants, paperasses… Vais-je trouver l’œil de mon cyclone pour, un instant, donner de la lisibilité à ces émotions ?

Par quoi commencer ?

Par la joie de me sentir enfin chez moi.

Le soulagement d’avoir rendu les armes et ne plus me sentir attaquée dès que je mets un pied dehors. De ne plus devoir me battre avec les mots pour me faire comprendre avec nuances. D’avoir envie d’embrasser le secrétaire du collège quand je lui remets, confuse, un dossier incomplet (un dossier sur lequel est écrit en lettres capitales TOUT DOSSIER INCOMPLET NE SERA PAS ÉTUDIÉ) et qu’il répond à mes excuses par : « Oh, mais c’est pas grave ça. On sait ce que c’est avec les familles qui arrivent de l’étranger. Il y a tant de choses à faire ! »

Renouer avec la souplesse et l’ouverture.

L’apaisement de ne pas devoir tricher avec moi-même pour me convaincre que oui l’Allemagne c’est une expérience extraordinaire. Richesse, ouverture, rencontres, épanouissement personnel. Blablas convenus. Oui, tout est vrai. Mais aussi les coups de klaxon, l’isolement, l’incompréhension. Les moments de blues ou de colère : Allemagne je te quitte, tu ne me mérites pas. Et toc. (Oublier que j’ai quitté la France, avec bonheur, dans un mouvement d’humeur : France, je te quitte, tu ne me mérites pas).

Tout est allé si vite cet été, parfois j’ai envie de me pincer pour y croire : mais si regarde Estelle, tu es libre.

Libre.

Curieux, non, d’écrire cela ? En Allemagne je n’étais pas libre ? En fait, non. Seulement ici (enfin là-bas, assise au même bureau), les mains sur le clavier face à mes mots, français, et dans le silence.

Après quatre ans de mal-être insidieux dans une culture qui ne me convient pas, force est de reconnaitre que, sans ce passage difficile, je ne me serais peut-être jamais mise à écrire, faute de me sentir légitime. Alors aspérités teutonnes, permettez-moi de vous rendre hommage ici. Voilà, c’est fait. Laissez-moi maintenant. Laissez-moi vous oublier pour ne garder que les amitiés.

À Lyon, comme à l’arrivée à Mainz, je me sens en plein décalage horaire, engluée dans une canicule infinie.

Grâce à ce déménagement, ce retour qui n’en est pas un, dans un quartier excentré, vert et apaisé, faire table rase. Attraper des deux mains, l’opportunité de repartir à zéro, avec la libération de moi-même, un peu, arrachée à ces quatre ans à l’étranger.

Nouveau départ à Lyon. Osciller entre décalage et impression de ne jamais être partis.

Retrouver avec bonheur, dans le désordre : le hammam de l’Opéra, les ravioles et les quenelles au brochet, les rigottes de Condrieu, le chasselas et le muscat, la Freebox livrée en trois jours, la vente en vrac (inconnue en Allemagne, contrairement aux idées reçues – les miennes), le plat du jour, la vue sur le Mont-Blanc parfois depuis la confluence, l’échange simple avec les voisins, non motivé par un Rappel à l’Ordre. Les cahiers à carreaux Sieyès. L’odeur des protège-cahiers.

La basilique de Fourvière (reflet)

Ce que je découvre, qui a changé en quatre ans : les bacs à compost (merci la mairie écolo), les nouveaux restaus, les rodéos urbains, des crissements et vrombissements qui représentent tout ce que je déteste (le bruit, l’agressivité, les moteurs, le bruit encore, l’irrespect de l’autre) qui me glacent et me tétanisent (non, attendons pour sortir). Le parcours du combattant pour trouver un docteur – aucun ne prend de nouveaux patients. (Mais que font-ils au ministère de la Santé ? Les populations évoluent, ce n’est pas une surprise… Ils jouent aux dés là-haut avec le numerus clausus ?) La billettique branchée dans les transports en commun : achat sur portable, avec carte bleue… Ça me rappelle la découverte à Londres, il y a quoi, quinze ans, de pouvoir régler son ticket à bord du bus avec sa carte bleue. Waouh, c’est moderne !

Le site d’Auchan me salue (avant de bugger) : ça fait plaisir de vous revoir Estelle ! Oui, plaisir partagé, croyez-moi. La livraison à domicile… un rêve inaccessible pendant quatre ans.

Cette impression de débarquer de notre campagne germaine s’accentue encore lorsque ma nièce lyonnaise, qui nous a accompagnées pour les courses de rentrée à Monoprix, propose à ma mine, dépitée de devoir transporter des kilos à bout de bras dans le métro : « Tu peux te faire livrer tes sacs en moins de trois heures, tu sais ? »

Hein ? Viens là que je t’embrasse.

Retour vers le futur.

Le bonheur.

Place des Jacobins

Prendre un rendez-vous en ligne pour le docteur et le coiffeur ? Ah, la simplicité… (Doctolib, est pourtant une plateforme franco-allemande, que nous n’avons jamais pu utiliser à Mainz).

Pour annuler les rendez-vous médicaux allemands, j’ai dû passer maints coups de fil. À l’orthodontiste, j’ai envoyé un mail. Il voulait a posteriori une attestation de couverture sociale ; on m’a conseillé… le fax. (Ah la terrible paranoïa quant aux données personnelles ! probablement fondée, mais qui complique bien la vie). Pour annuler un contrôle chez un radiologue, faute de réponse à mes cinquante tentatives téléphoniques, et en l’absence d’adresse mail sur leur site web, j’ai envoyé un pigeon voyageur pardon, un courrier. Par la poste.

Mais au moins, au moins, à Mainz, j’ai toujours obtenu un rendez-vous dans des délais brefs. Personne ne m’a raccroché au nez en me disant : non pas de nouveau patient. Je refuse de croire que les consultations de dix minutes soient la solution.

Parfois, c’est un futur de bric et de broc que nous retrouvons. Trois applications différentes imbriquées pour communiquer avec le collège / lycée. Aucune que je comprends. Aucune que mes colocs comprennent. « Il faut scanner ce QR code. Oui, mais il faut un code, tu l’as le code ? C’est pour l’ordi ou l’application ? »

Keine Idee.

Pour faire simple, nos filles ont choisi, à l’école internationale, l’une la section anglaise, et l’autre la section allemande. Une chance pour mon étude comparative des approches culturelles.

Échantillons de réponses à mes demandes d’aide pour créer un compte sur les plateformes respectives :

– Ça ne marche pas ? Attendez, je vous renvoie le mot de passe.

– Ça ne marche pas ? D’autres y sont arrivés. Réessayez.

Devinez qui a répondu quoi.

Ce que je retrouve hélas à Lyon, très grande ville : le bruit, la saleté, la foule, l’agressivité de certains échanges, les bus bondés.

Le Rhône

Pour surnager dans les rafales, je confie mon imagination à des livres qui content une échappée solitaire au rythme de la marche au long cours. Mon livre fétiche, doudou pour passer le cap du changement violent : A walk in the woods de Bill Bryson. Évasion, humour, découverte. Je l’ai lu plusieurs fois… J’ai dévoré avec appétit Le chemin des estives de Charles Wright, écrivain qui a élu domicile en Ardèche, après avoir marché pendant un mois, sans un sou, à travers le Massif central. Je l’ai lu avec un crayon à papier, pour souligner plusieurs passages, comme à chaque rencontre avec un auteur qui écrit si clairement ce que je pense flou.

C’est sûr. Ma prochaine maison sera au fond des bois. Loin du harcèlement de la publicité, de l’injonction de modernité et de jeunisme, du racolage des réseaux sociaux.

D’ailleurs j’ai prévenu mon mari :

— Tu sais les meubles qui ne rentrent pas ici [ceux qu’on avait achetés pour l’Allemagne puisque rappelez-vous, les placards n’existent pas], je sais ce qu’on va en faire…

— Tu veux les vendre ?

— Non, on va les garder pour notre petite maison perdue dans la forêt qui ne coûtera presque rien. Un refuge. Un ermitage.

Il sourit. Il a l’habitude de mes plans sur la comète champêtre.

J’attrape un sécateur pour sculpter les rosiers, et confier à chaque branche qui tombe, une miette de ce stress qui m’envahit à chaque changement majeur. Je glousse, parce que pendant le jardinage, mon esprit réfléchit – entre autres choses – à la rénovation à venir. Oui, il faudra des placards partout, même un placard à balais. Sinon, où ranger ma sorcière ?

Coup de fleur, pardon, un coup de cœur, pour un rosier. Astronomia. Résistant aux maladies. Parfait. Je note dans ma longue liste de végétaux amis. Mes petits carnets se multiplient. Un pour le jardin, un pour les travaux, un pour une autre longue liste, celle des tâches à réaliser pour les filles, pour la maison. Interminable liste. Qui met des bâtons dans nos rouages. Quand on croit toucher au bout d’une tâche, et qu’on s’apprête à cocher la ligne, le site web bugge. Nooooooooon. Il doit y avoir une erreur. Retour à zéro.

Personne ne coche quoi que ce soit.

Sculptures de partout. Mes hobbies sont encombrants. Comment s’en séparer ? Chacune palpite des émotions du temps de leur création. J’ai été triste de devoir laisser à la VHS (MJC) de Mainz, mes derniers modelages. Lorsque nous sommes passés, trempés par le seul orage de l’été, la dame n’avait pas la clef de l’armoire de l’atelier. Je confierai à une amie le soin d’aller chercher trois poivrons, un bouquet de noisettes géantes d’un bleu douteux (surprise des émaillages), et une grenouille tropicale sur une feuille.

Retour sur les jours précédant le départ.

Il paraît que trois déménagements équivalent à un incendie. Quel bonheur en partant de faire du tri dans les placards, dans sa boite mail, dans ses contacts, dans sa maison, sa tête, son cœur !

J’ai désherbé.

La double vie d’Estelle suite et fin.

Le plus dur, le geste symbolique qui m’a tiré des larmes, a été d’arracher mes capucines en pleine floraison, pour pouvoir entasser les pots vidés. Les graines que j’avais semées au petit bonheur entre spirée, violettes, et jasmin d’hiver, après avoir eu tant de mal à investir mon nouvel espace extérieur. Les jeunes plants dont j’avais guetté les feuilles rondes jumelles, le premier bouton, les gouttes de pluie dans le feuillage lisse. Pour nos derniers jours, un bouquet orange a éclairé la table d’un parfum de poivre.

Deux familles nous ont fait la surprise – séparément – de passer nous apporter des cadeaux de départ et pleurer un peu dans mes bras.

Au mail collectif d’au revoir, j’ai reçu une poignée de réponses. Déception. Quoi ? Avons-nous laissé si peu de traces dans les vies locales ? Notre départ surprise a-t-il désorienté nos connaissances, que, pressés par le compte à rebours, nous n’avons pu prévenir individuellement ?

J’ai composé une pile de livres, les élus qui m’accompagneront cette année pendant les travaux. Les autres resteront emballés jusqu’à ce que des étagères soient prêtes à les accueillir. Comment vivre sans ma forêt de bouquins, ma pharmacie de l’âme ?

Il est temps d’aller explorer les cartons. Je me suis rendu compte récemment que depuis une semaine, je faisais la lessive avec du liquide vaisselle (je vous vois venir : les sachets-recharges, sont quasiment identiques).

Cyclamens sauvages

J’ai investi le jardin avec l’urgence d’une assoiffée. Parce que j’ai abandonné un peu partout, selon mon habitude désordonnée, des piles de branches coupées et les tiges d’épines de rosiers de quatre mètres de haut, je feuillette internet pour trouver un broyeur.

— Ce serait bien, regarde, on pourrait enrichir notre compost.

Et je me demande, si je broie mes cahiers des notes, pourrais-je les recycler pour un nouveau livre ?

Obsédée par Google, dans cette période de recherches permanentes.

— Mais où est le compteur d’eau ?

— Demande à Google.

Tu crois que Google va me dire en fin de moi, pardon, de mois, tous mes trajets : vous avez passé, 27 % de votre temps dans le garage, dont la moitié sans rien y faire, juste pour vous demander ce que vous faites là ?

Je veux oublier la période tampon, tampon qui broie et écrase, dans un appart-hôtel avec une chienne heureusement sage (déprimée ?) et une gerbille clandestine. Maxwell qualité filtre ce n’est pas la peine d’en rajouter (entêtante hein, la musique ?). Non, ni de trop en boire non plus. L’appart-hôtel, tu vois c’est comme Éloïse, mais en version prolo. (Si vous ne connaissez pas ce classique de la littérature enfantine américaine, foncez.)

Boulimie de culture et d’art. Dévaliser la librairie Passages. Attraper tous les programmes de théâtre et de café-théâtre. Le Radiant à Caluire, l’Espace Gerson, les Célestins. Aller deux fois en trois jours au cinéma (Tout le monde aime Jeanne, moi aussi), dont une fois, seule, à 11 h dans la toute petite salle souterraine de ce qui s’appelle encore pour moi le CNP Terreaux, où le film est projeté sur le mur sous le plafond vouté. Bonheur muet.

À chaque rencontre – voisin, architecte, professeur de piano – je sors mon joker. Le mot-clef qui me définit. Oui, la voiture a toujours une plaque allemande (son immatriculation est bien sur la liste), mais j’ai vécu trente ans à Lyon et surtout, je suis ARDÉCHOISE. Ne confondons pas. Squelette en châtaigner massif, eau fraîche des torrents dans les veines, ciel de l’orage sur le Tanargue dans le regard.

On m’a répondu. « Tiens, moi aussi je suis ardéchoise. » Ou « Mon gendre, il est de Tournon ». Ou encore « Tiens, moi j’ai travaillé deux ans en Ardèche. Où ça en Ardèche ? »

Un mot de passe magique, je vous dis. Un mantra qui rallie la diaspora à la crème de marrons.

Lorsque je conterai ces anecdotes à mon père au téléphone, il me répondra, espiègle : « L’Ardèche finalement c’est le centre du monde. »

Voilà, ma ville a changé. Les amies des filles ont grandi. Dans le miroir, et moi, comment ai-je changé ? À part les kilos, les rides, les cheveux blancs… Mon regard a changé. C’est sûr. Je rêvais d’aller un jour vivre à l’étranger. Je l’ai fait.

Ça, je peux cocher.

En attendant mon premier cours de piano à l’école de musique, dans le couloir d’une antique maison des champs, j’ai bavardé avec une dame.

— Ah vous arrivez d’Allemagne ! Où ça ?

— Mayence.

— Mayence ? Ça alors. Mon mari est allemand, de Mayence.

Le monde aurait-il un autre centre ?

Extrait de la fresque

À ceux d’entre vous, les amis, qui m’ont demandé si j’allais poursuivre ce blog, après mon retour au pays : OUI. Parce que mes mots coulent depuis un interstice, entre la société et moi. Et cette impression de décalage, ce regard extérieur, c’est un attribut de naissance. L’écriture en est un exutoire positif.

Donc OUI, même si pour cause de tornade, j’espace mes publications, je vais continuer d’écrire.
Merci d’être là.

À bientôt,

Même endroit, même heure.

No woman’s land

Escapade au Pays basque, maisons et compte à rebours

Chers amis, me revoilà.

Même si mes publications ont dû s’espacer, je ne vous ai pas oubliés. Je vous ai même écrit, plusieurs articles, dans un de mes petits cahiers (le numéro 5 en papier kraft), sans aller jusqu’à les taper et les publier. Pourquoi ? Trop d’instants volés par les kilomètres en voiture, la covid, les renseignements à demander, les décisions à prendre.

Et, surtout, surtout, je devais me taire pour honorer une promesse de silence à ma grande fille.

– Maman tu ne dis rien à personne, hein. Tu ne le mets pas dans ton blog.

– OK. Non, non.

– Je tiens à prévenir mes amis de Lyon moi-même.

– D’accord, d’accord. Tu comptes le faire quand ?

– Bientôt, t’inquiète.

Bientôt.
Ce bientôt-là a eu une durée de vie de plusieurs semaines. Cette jeune fille-là aussi a regardé ses instants s’envoler. Kilomètres en voiture et covid, oui, mais surtout recherche de la carte postale idéale pour y écrire, la tête penchée sur un coin de table de jardin, avec un stylo bille bleu : devine quoi, on rentre.

ON RENTRE.

Si vous lisez cela ici, c’est que la Deutsche Post a bien fait son boulot : les cartes sont parties à 16 heures, arrivées peu de jours plus tard, et ont été lues par les yeux pétillants de jeunes filles qui ont dû faire des bonds avant d’attraper leur portable pour appeler leur amie outre-Rhin et hurler dans l’appareil un YEAH !!!!!!!!! immense.

— TU RENTRES ?????!!!!!!

Affranchie de mon engagement, je peux vous l’annoncer.

Notre nouveau pays sera l’ancien. Nous rentrons en France. Nous déménageons bientôt à Lyon.

Ce n’est pas un retour, mais un nouveau départ.

YEAH !!!!

(Aïe, je me suis cognée au plafond.)

Youp la boum !

Décision prise le plus vite possible pour lancer un compte à rebours impatient. Chaos. Rires. Doutes. Questions. Sourires. Questions. Larmes. Coups de fil en allemand, en français. Tableaux Excel.

Le logement est trouvé. On n’a pas voulu de nous pour une location et c’est tant mieux (je l’avais lu : au retour d’expatriation, se tourner vers l’achat. Les fiches de paie étrangères effraient les propriétaires). Les travaux à venir m’enchantent. C’est la première fois que je vais pouvoir jouer avec une maison et un jardin (déjà riche de grands arbres !).

Discussions avec ma meilleure moitié.

— Alors c’est sûr on y va ?

— On y va.

On y va.

— On s’engage pour l’achat ?

Clic.

Vive les formalités dématérialisées. Le compromis a été signé dans la salle à manger relativement fraîche d’une chambre d’hôtes du Pays basque, une ancienne ferme. Mon mari et moi nous sommes évadés – merci à un camp de jeunes sous les pins en bordure d’océan pour qui vous savez. Mes souvenirs du Pays basque à la même période (début août) étaient verts et détrempés. Assommée de pluie têtue j’avais décampé au bout de quatre jours pour réclamer la grâce d’un ciel provençal.

Cette année – comme tout ce qui vit – pendant ma halte basque, dans ce pays incroyable où les bananiers côtoient les châtaigniers, je rêvais d’eau. Pour mouiller la terre, ressusciter les végétaux et surtout céder, contrainte, à l’impératif du repos dans une maison aux recoins pleins de charme, bercée par le crépitement de la pluie.

Cela n’a pas été.

Stonehenge basque

Les semaines précédentes (comme celles à venir), se ressemblaient par leur effervescence. Après la cure de lecture au lit et en transat (yes, la covid), je trépignais d’envie d’attaquer celle d’Ossau Iraty fermier et de crapahuter. Nous l’avons fait, par 39 °C à 1400 mètres d’altitude. Les Pyrénées jaunis, avec leurs chevaux pottok ensauvagés et les vaches et brebis en estive évoquent la Mongolie.

Pendant une randonnée, le long d’une allée forestière qui surplombait un ruisseau, au détour d’un virage, nous avons eu la surprise d’être frôlés par un silence emplumé de trois mètres d’envergure.

Sursaut, en levant la tête pour suivre l’oiseau majestueux du regard. Voici un aperçu au ralenti des idées qui ont fusé dans ma cervelle : Oh un héron ! Mais non c’est trop gros pour être un héron. UN AIGLE ? UN AIGLE ! Un aigle de si près ? Whaou !!!!

— Un vautour.
Mon mari est zoologue de formation. (Et imperturbable.)

Le rapace s’est posé sur la piste de terre. Sur la pointe des pieds, nous avons rebroussé chemin pour l’admirer et faire un signe muet aux randonneurs qui montaient. Attention, admirez ! (Et oui, tenez votre chien). Cou nu, plumes aux pattes, bec crochu. Je pense à la fin du dessin animé du Livre de la jungle où quatre vautours à l’accent de Liverpool rappellent les Beatles. (Oui, c’est ma seule référence concernant les vautours). 

—Hey Flaps, what are we gonna do?

—I dunno. What d’ya wanna do?

La promenade s’est conclue à 650 mètres d’altitude, au pied de falaises, dans une gueule de pierre à l’haleine gelée : une grotte remplie d’un petit lac souterrain, la source de la Bidouze. Cette rivière courte au nom rigolo (bidule, bidouille, Cornebidouille la sorcière…) se jette à 80 km de là dans l’Adour. La sécheresse interdit toute baignade, même dans les larges méandres en aval. L’eau stagne presque et les algues échevelées en ôtent toute envie.

Bien sûr, mon mari et moi sommes entrés au fond de la grotte en quête de frissons au propre comme au figuré. Au fond du gouffre, dans l’obscurité, l’eau mystérieuse chante et la voûte lui répond. Je ferme les yeux pour mieux écouter. D’où vient-elle cette rivière ?

Allez viens, on enjambe les arbres tombés pour voir plus haut. Oui, même celui sur lequel un panneau, désormais à l’envers, précise : chemin sans issue. Au pied des mêmes falaises, quelques mètres plus haut, une deuxième grotte, plus basse, autre flaque froide, autre lit presque asséché.

Source de la Bidouze

J’exulte.

J’existe.

Il ne m’en faut pas plus. L’aventure avec ma moitié. Le fou rire de l’eau, même sans cascade. Les gloussements cuivrés des cloches au cou des vaches. Ma blague vaseuse (mais involontaire) à propos de je ne sais quoi : « Y’a un truc qui cloche ». Des variétés de fougères encore inconnues. Le parfum du peuplier et la douceur des troncs de hêtres sous ma paume. Un pied de papyrus. Pa-py-rus, oui comme en Égypte, sur le chemin du vautour. Les racines à enjamber pour ne pas trébucher. L’ombre dansante dans l’herbe. Les papillons qui virevoltent comme ivres di soleil vertical, chaque espèce au-dessus de sa variété de fleurs.

Le luxe de pouvoir se taire. Parce que là, personne ne va me dire :

— Maman, j’ai une question.

Et je n’aurais pas besoin d’essayer de répondre, vite, vite le plus vite possible, avant que la prochaine arrive… Au quotidien je traverse les heures sur le qui-vive. À la fois dehors (avec la crainte de me faire engueuler parce que j’aurais fait un truc de travers selon un local intégriste de La Règle) et dedans, en famille.

Exemple de conversation familiale :

— Question 1

— Ré…

— Question 2

– …pon…

– Question 3

– … NON MAIS TU LA VEUX TA RÉPONSE OU PAS ?

– Pardon je croyais que tu avais fini de parler.

(Mes enfants, sachez si vous me lisez, que je vous adore… Mais, vous le savez aussi, puisque je vous le répète tous les jours : la pause entre deux mots c’est pour RES-PI-RER).

Pour avoir une chance d’en placer une, j’ai tendance à parler aussi vite que possible, à faire au plus bref et avec un vocabulaire simple (ma plus jeune a passé deux fois plus de temps à l’école allemande qu’à la française).

Vite. Bref. Simple. Respirer. Vite. Bref. Simple. Reprendre ce qui a été dit et traduire les mots inconnus. Respirer. Vite. Bref. Simple.

Répéter. Les étapes. Les phrases noyées dans le brouhaha. Oubliées.

Je vis en apnée.

Vous voyez pourquoi je ressuscite le soir, quand je peux m’évader, me planquer – sous rien du tout en ce moment – et débrancher les alertes dans ma tête avant qu’elles ne sonnent. Toutes. En même temps.

Vous voyez aussi pourquoi j’écris…

Retour au Pays basque (oui on n’a pas trouvé plus loin en France).

La rando est finie. Dans le ruisseau, nos pieds fraichissent un long moment. Ça sent le figuier au-dessus de nos têtes. De gros têtards nagent sur nos orteils et de petits poissons viennent grignoter nos peaux mortes. Oh comme en Ardèche !

Reprendre la voiture pour rentrer à la chambre d’hôtes.

– C’est quoi la route ?

– Je ne sais plus. Attends je vais mettre le GPS. Le village c’est quoi ?

– Hum, Ra… non Re

– Et la chambre d’hôtes, son nom ?

– Hum… ça commence par un O et y’a des A, un X un H…

Superbes linteaux

Vive le basque (euskara) ! Une langue extraordinaire que tous les locaux parlent (partout des écoles bilingues) difficile à lire, impossible pour moi à retenir. Les panneaux bilingues sont savoureux. C’est une langue gaie à laquelle je ne pourrais pas participer. Une curiosité de linguiste. Elle n’a aucun lien avec ses voisines. Elle me fait penser à de l’islandais. Il parait qu’elle a en commun avec l’allemand de se décliner, d’avoir le verbe à la fin et d’agréger les mots pour en construire de nouveaux. Si je vivais sur place, je devrais me promener comme les écoliers en sortie scolaire, avec mon adresse écrite sur une étiquette autour du cou. Je ne saurais jamais où j’habite.

Un peu comme aujourd’hui : bientôt, je serai SDF.

Je me souviens quelques semaines après notre installation à Mainz, en revenant du centre-ville, j’avais décidé de passer par les rues de derrière. On m’avait montré un chemin piéton entre les arbres. Mais la distance entre l’arrêt de tram et ce raccourci me semblait plus longue que dans mon souvenir. Je marchais hésitante. Dans un camion de livraison garé, un homme jeune, à la peau marron comme disaient mes filles petites, m’a interpelée.

— Vous cherchez une adresse ? Je peux vous aider ?

— Euh… Merci c’est gentil. Oui, je cherche mais vous ne pouvez pas m’aider… Je cherche ma maison.

Aïe. Aïe. Aïe… Rattrape le coup Estelle…

— Oui, ça fait peu de temps que j’habite ici et d’habitude je rentre par l’autre côté.

Ouf. Ouf ?

Déjà plus vraiment chez moi dans la maison de Mainz, pas encore chez moi dans celle de Lyon… Avec une période tampon d’une poignée de semaines dans les mètres carrés temporaires et impersonnels de deux studios dans un appart-hôtel, équipés d’une chienne craintive qui aboie au moindre bruit et d’une gerbille clandestine.

Entrée dans un no woman’s land pour une durée indéterminée.

Bureau des pélerins


Je ne garde pas de bons souvenirs des deux premières semaines de notre arrivée à Mainz, dans une maison Airbnb en attendant de pouvoir s’installer dans la nôtre. J’appréhende celles qui frappent à la porte. Il nous faudra créer de nouveaux repères, la vie lyonnaise ne nous a pas attendus. Déjà je galère tant et plus pour reconstruire un réseau médical. Les places sont chères et on m’a plusieurs fois raccroché au nez. (Mais qu’est-ce qu’ils attendent au ministère de la Santé pour augmenter le numerus clausus ?)

Au petit déjeuner à la chambre d’hôtes, nous avons bien sûr bavardé avec les autres touristes. J’ai dérapé vers mon accent ardéchois en entendant le chantant du Sud-Ouest. (Oui, repassez-moi le gâteau basque, merci).

— D’où on vient ? Hum, c’est compliqué. D’Allemagne, mais on est français et on déménage dans moins de trois semaines. Oui, on rentre en France.

— Eh bien, vous, vous ne sentez pas le renfermé !

(J’espère bien que non).

Ils doivent nous trouver cinglés, en vacances à 1500 km de chez nous, à quelques jours d’un grand chamboulement. Pourtant ces quelques jours de pause, en pointillés entre les formalités, sont indispensables. Nous savons trop bien ce qui nous attend.

(J’évite d’y penser, sinon je cours me planquer au fond du lit, les yeux fermés et les mains sur les oreilles. Je ne suis là pour personne. Même pas pour moi.)

À Cambo-les Bains, nous visitons la maison d’Edmond Rostand, la villa Arnaga. Une ferme basque géante, superbe, entourée d’un jardin anglais propice au recueillement et d’un jardin d’apparat à la française. Un poème de pierre et de verdure comme l’annonce le dépliant. (Je fais le calcul : dix fois plus grande que notre futur chez nous, garage compris.) Après l’avoir découverte dans Invitation au voyage sur Arte (j’adore cette série au format bref : un lieu, un artiste), je suis ravie de la visiter. Dire que c’est son médecin parisien qui a envoyé le poète à Cambo-les-Bains en 1900 pour y soigner une maladie pulmonaire. Oui, ce médecin était maire de la commune basque (drôle d’époque ?!).

Je prends des photos et des idées pour notre futur chez nous. On ne sait jamais… Peut-être une harmonie de couleurs, une ligne peuvent-elles être reproduites, adaptées à un pavillon de banlieue un siècle plus tard ? Je m’indigne devant la légende d’un tableau : mais non, ce ne sont pas des roses… ce sont des pivoines. Et dans la salle de jeux des deux garçons où les murs sont illustrés des débuts de chansons enfantines. Mais non, ce n’est pas le pont d’Avignon ça !

Thé brûlant à la terrasse brûlante d’un restaurant panoramique à un col, avec vue sur Saint-Jean-Pied-de-Port. La jeune femme de l’accueil note notre réservation pour remonter y diner et commente :

— Oh c’est super de venir le soir ! C’est encore plus beau quand la nuit tombe et que les villages s’éclairent. Il fait moins chaud, la lumière est plus douce…

— Tant mieux. Vous avez une très jolie coupe de cheveux

(Vous le savez, c’est mon obsession depuis que je n’ai plus accès à un coiffeur de style français). Échange sympathique, souriant, sincère. Comme à la boulangerie du village ou à la cabane d’alpage. Mon mari et moi sommes scotchés.

— Qu’est-ce qu’ils sont sympas les gens par ici !

— Oh oui je me sens trop bien. T’es sûr qu’on peut pas déménager dans le Sud-Ouest ?

Je ne connaissais du caractère basque que les tags indépendantistes de Bayonne. Là nous sommes sous le charme. Politesse et gentillesse. Ouverture.

Lorsque, de retour à Mainz, une famille amie passera nous dire au revoir, et nous racontera son séjour en Bretagne, ils nous diront : « Comme les gens sont sympas dans les commerces ! Ici, les gens, au boulot, ils font la gueule. »

Accolades. Bisous. Larmes écrasées. Passez nous voir quand vous descendrez à Palavas.

(Tous les gens de Mainz connaissent Lyon, ou disons, le tunnel de Fourvière et le musée des Confluences).

Rondeur des jours.

Oui, le contraste est immense. Je ne suis pas fâchée de quitter une culture à angles droits où je me cogne partout. Une langue que j’aime beaucoup, mais plutôt en pointillés. Quand je dois m’exprimer au quotidien, le fond des choses me glisse entre les mots et me laisse frustrée.

Pourvu que nous continuions longtemps d’apprécier la douceur des échanges en France ! (Enfin, tant qu’on ne cherche pas un médecin généraliste.)

L’heure est au dédoublement administratif et au tri. L’embarcation tangue, mais nous tenons le cap et les échéances. Dans notre nouveau nid, une longue période de poussières et travaux nous attend. Mais nous aurons les pieds sur terre. Et ce sera la nôtre. Tant pis si en ce moment nous ne la touchons pas.

Aujourd’hui Mainzalors.com a trois ans !

Merci à vous mes lecteurs fidèles.

Lettre entrouverte

À P., mon amie simultanée*

Je suis en pleurs.

Je viens de lire ton message où tu me dis que tu es pleine de tristesse parce que bientôt peut-être, je vais partir. Bientôt peut-être nous allons déménager à Lyon, pour ce que nous souhaitons être un nouveau départ et non un retour.

Peut-être. Nous sommes le 20 juillet. La rentrée lyonnaise de ma grande est le 30 août. Entre ces deux dates, il va nous falloir esquicher des vacances, parce que treize semaines depuis celles de Pâques, vraiment c’est très long, un déménagement, des au revoir bâclés faute d’anticipation, des larmes et des doutes, des nuits souvent blanches, de la paperasse digitale et des coups de fil, et beaucoup trop de kilomètres heureusement avec la clim.

Peut-être.

Parce que les entreprises ne partagent pas la même horloge biologique qu’une famille avec des enfants scolarisés. Les impératifs de rentrée et nos sentiments sont-ils moins importants que des indicateurs budgétaires ? Vous connaissez la réponse.

P., tu vas tellement me manquer. Tu me manques déjà. Parce que dans le chaos de cette incertitude qui nous tombe dessus à la dernière minute avant les grandes vacances, je ne peux pas te dire au revoir comme je le voudrais.

Ce peut-être pèse si lourd… Mais moins que mon cœur ces jours-ci.

La semaine dernière s’est tenue la fête de la classe de ma grande, la toute dernière puisqu’après cinq ans passés ensemble de la 5. Klasse (CM2) à la 9. Klasse (troisième), les enfants vont se séparer pour le lycée. Ils ont composé leur emploi du temps chacun avec ses cours principaux (Leistungskurse), et se croiseront dans certaines matières et à la récré. Il n’y a plus de classe au lycée. Lors de cette fête donc, des parents m’ont demandé nos projets par rapport à la notre vie allemande. Je savais que quelque chose se tramait du côté de mon mari depuis quelques temps mais cela restait flou. Alors que dire ? Que dissimuler ? J’ai l’impression de les trahir de ne pas évoquer le peut-être, mais les peut-être éphémères partagés en d’autres temps ont éclaté comme des bulles de savon, alors je préfère les taire. On verra bien. À vrai dire, ce peut-être, même aujourd’hui j’y crois à moitié.

Pourtant, déjà, je le sais. Pour cet été ou pour un autre, nos balades du mardi matin dans le vallon du Gonsbach, entre jardins et champs, sous les arbres, en toutes saisons, vont me manquer.
Nos matinées piano à quatre mains où le temps nous manquait pour retrouver Dvorak ou Brahms parce qu’on avait tant de choses à se dire autour d’une tasse de thé. Et ton jardin ? Tes semis ? Tes enfants ? Ton boulot ? Et toi ? Toi, comment tu te sens ?

Nos soirées au café-théâtre à Mainz, Metz ou Francfort. Notre visite de Heidelberg sur tes traces estudiantines. Le jardin botanique de Francfort. Nos virées à Wiesbaden pour dévaliser la jardinerie. Le je-ne-sais-plus-quoi mangé au marché de Noël mit Spätzle. Le choix sur tes conseils, au marché du mardi matin près de la cathédrale, de notre couronne de l’avent. Tes explications pour la décorer.

Tout ce que tu m’as appris avec douceur sur la culture allemande, et sur toi. Sur une façon un peu différente de voir le monde, qui m’a fait tellement de bien.

Nos échanges de livres, de séries et d’idées.

Notre autre passion partagée pour les langues, et nos conversations en français, parce que mes mots sont tellement plus proches de mes sentiments en français, avec des expressions anglaises ou allemandes, parce que tous les raccourcis sont bons à prendre, et c’est si doux de se comprendre n’importe comment, et de parler comme à la maison (mais sans l’intensité familiale).

Photo prise devant chez toi

Ton exemple que je suis aujourd’hui avec ma formation de traductrice. Merci pour ton inspiration. Merci pour tes encouragements. Y compris dans mon écriture.

Tu m’avais proposé de relire le début de mon livre. Nous n’en avons pas reparlé. OUI, s’il te plait.

J’ai raconté ici combien a été douloureuse l’acclimatation dans un nouveau pays où j’étais la seule de la famille à parler la langue, et de plonger mes filles d’emblée dans le grand bain alors incompréhensible pour elles, d’une scolarité allemande en V.O., tout en laissant en arrière mon fils qui commençait ses études en classe préparatoire.

Souvent ici, j’écris que nous sommes expatriés en Allemagne, parce que ça fait plus chic et surtout expatrié, ça veut dire qu’il y a une date de fin. Ça rassure. Mais en vérité, nous sommes venus à Mainz en tant qu’immigrés. Avec un contrat de travail local. Sans échéance.

Quand on n’a pas l’intention de faire sa vie de l’autre côté d’une frontière, en tous cas, pas de celle-là, que le temps passant, les mutations professionnelles deviennent plus compliquées, le nouveau changement de système scolaire aussi, ce contrat ouvert, qui pourtant permet tout, donne le vertige. Comme la première fois que l’on voit sa voiture immatriculée à la façon de celle des touristes.

J’ai quitté la France équipée de deux petites filles et d’un étudiant débutant. Je repars, peut-être donc, entourées de deux jeunes filles adolescentes (help !) et d’un presque diplômé.

Nous savions bien qu’il faudrait y passer. Qu’il faudrait laisser sur place les pâquerettes sauvages que j’ai déterrées quand personne ne regardait dans un pré (et qui se sont acclimatées et reproduites dans ma pelouse), et des petits bouts de coeur.

Pour avaler la pilule, j’ai proposé à mes filles de créer un tableau avec les listes de ce qui va nous manquer de Mainz, ce que nous ne regretterons pas, et ce que nous aurons plaisir à retrouver en France (le moins joli à venir, on ne va pas s’y appesantir). Ma grande l’a peint et a commencé à le remplir. Dans la première colonne, elle a écrit : DM. C’est rigolo, moi aussi c’est à ça que j’ai pensé : zut y’aura plus DM. Ce clin d’œil un peu futile, notre attachement à un magasin, une droguerie doublée d’une épicerie sèche bio et d’une parapharmacie, c’est pour ne pas glisser dans le gouffre des amitiés distendues. On l’a déjà vécu une fois, on sait combien c’est dur.

Mais c’est aussi possible. La preuve. J’ai gardé mes amies très chères de France. Je les ai vues moins souvent, mais de façon plus intense, plus profonde, car pour des périodes plus longues, qui laissent aux mots le temps de s’épanouir.

P., toutes les galères que j’ai vécues ici à mon arrivée, les engueulades surprises dans la rue ou à la piscine, les insomnies, et les kilomètres de paperasses administratives, je les referais volontiers pour la chance et l’honneur de redevenir ton amie. Même s’il n’y avait aucune autre expérience chouette au cours de nos quatre ans, et il y en a des tonnes. Nous avons même noué d’autres relations proches que nous aurons peine à quitter.

Je ne suis pas quelqu’un qui multiplie les amitiés. Mais je chéris les relations profondes et authentiques.

Toi aussi tu as trois enfants, toi aussi tu as perdu ta maman trop tôt, toi aussi tu aimes les fleurs minuscules qui poussent entre les dalles et le piano. Tu n’as pas peur du silence.

Je n’oublierai jamais ta réponse à un texto de ma part, où un jour un peu difficile, je t’avais prévenue que je risquais de pleurer lors de notre rencontre (l’émotivité, à mon âge on commence à l’anticiper). Tu m’as répondu : « Je te prendrai dans mes bras. » (Oui, c’était avant la Covid). Tes mots simples et bienveillants vont me manquer.

Mais eux, si peut-être, je pars, nous les garderons.

Je te remercie d’être mon amie.

Passez de bonnes vacances vous aussi.

Deine Estelle

PS : Est-ce que je peux venir avec toi au concert de Vincent Delerm ?

(*voir article : Mon amie simultanée)

Trop longtemps en Allemagne ?

Chocs culturels à double-sens, histoires de trains transfrontaliers et plante toxique

Bonjour les amis, me revoilà.

Je vous ai laissés sur un article difficile. Peut-être son écho douloureux m’a-t-il muselée plusieurs semaines ? Ou bien mon nouveau statut d’étudiante concentre-t-il mon attention et mon énergie sur de l’apprentissage ? J’aurais aimé vous écrire plus tôt sans que cela soit possible.

J’étudie d’arrache-pied pour voler à la formation une période de congés. Le calendrier d’études, pourtant en ligne et à la demande, ne prévoit pas d’interruption pour des vacances. Si je veux une pause, je dois prendre de l’avance sur moi-même ou rattraper mon retard ensuite. Alors je cravache. Dans mes rares pauses, je rouvre avec un délice mâtiné de découragement mon projet d’écriture de longue haleine. Quoi, encore toutes ces heures, tous ces jours, ces mois de labeur ? Déjà toute cette création accomplie ?

Je me mets occasionnellement des bâtons dans les roues. J’ai passé une semaine sur l’étude d’un document de trente pages, le texte numéro un, avant de comprendre qu’il fallait se contenter du texte numéro un d’un autre module, de quatre pages. Aléas des cours en ligne… Comme m’a fait remarquer mon fiston, dans une salle de classe en présentiel, on a tout loisir de poser les questions idiotes ou (pas si) évidentes pour clarifier l’objet de l’étude… Seule face à son écran, on ne peut que se faire confiance et corriger ses propres travers : ne pas vouloir aller trop vite, bien lire l’énoncé, jusqu’au bout avant de foncer tête baissée dans le chiffon rouge des devoirs. Mes enfants le savent, je n’ai de cesse de le leur rabâcher.

Ledit énoncé n’était pas très clair. À la suite de ma méprise, l’organisme de formation va remédier au malentendu. Une p’tite compensation, du style une semaine de délai supplémentaire ? Non ? Mince alors.

Lundi.

Vous aimez le lundi, vous ?

Ce que j’aime le moins dans le lundi matin, c’est le dimanche soir. Je ne sais pas que faire de moi. Entre repassage, piano, coaching peu convaincu pour préparer les troupes à la nouvelle semaine et agacement de fin de week-end sans assez de grand air.

D’ailleurs le dimanche en entier me met mal à l’aise, comme le mois d’août et les jours fériés où la vie s’arrête, figée, royaume hypnotisé de la Belle au bois dormant. Confisquée la roue de hamster du quotidien, charge à chacun de se retrouver face à soi-même et de tisser du sens, comme il peut.

Lundi donc. Plus que, encore, deux semaines avant les vacances scolaires. Cette année, la Rhénanie clôt l’alternance des départs en congé. Les six semaines estivales de pause changent chaque année de date, avec une rotation entre les Länder. Lors de notre arrivée en 2018, la rentrée avait eu lieu le lundi 6 août. Je préfère de loin commencer tard.

Entre mes devoirs non surveillés, j’ai eu, à deux reprises, la chance de m’évader pour retrouver des amies de l’autre côté de la frontière, mon petit calepin dans le sac. Les voyages en train transfrontaliers sont propices à la mise en exergue des différences culturelles et des zones de frottement, même au sein de l’Union européenne.

Mannheim

Lors d’un trajet entre Offenbach et Strasbourg, j’ai été témoin de la problématique de la continuité tarifaire.

En compensation de l’inflation, les autorités allemandes ont décidé d’octroyer à la population, pour les mois de juin, juillet et août, l’accès à tous les transports urbains et régionaux pour le modique prix de neuf euros. Bien entendu, tout le monde s’est jeté dessus. Ma plus jeune fille en a profité pour remiser son vélo et aller au collège en tram avec les copines. C’est plus drôle sans doute. Le tarif promotionnel ne s’étend pas au-delà du Rhin. La contrôleuse a entrepris à Kehl sa mission à l’ambition héroïque : contrôler un TER bondé en une poignée de minutes.

Dans un train allemand, le contrôleur passe la tête dans la voiture, demande qui est monté au dernier arrêt, les voyageurs concernés se dénoncent spontanément. Hop hop. C’est plié. Dans un train français, même les gens en règle n’ont pas envie de se faire contrôler.

Bien entendu, dans le TER transfrontalier, la dame est tombée presque instantanément sur l’os du billet à neuf euros que l’on peut croire, de plus ou moins bonne foi, valable jusqu’au terminus… Strasbourg. Ce n’est pas le cas. Pauvre dame. Pauvre voyageur sur qui c’est tombé.

Au départ de Strasbourg, j’ai emprunté un TGV pour Francfort qui venait de Paris. Annonce : « attention, en Allemagne le masque est obligatoire. À la frontière, vous devez l’enfiler sinon vous serez obligés de descendre du train ». Nouvelle annonce au moment du passage de la frontière, avant le défilé des policiers lourdement armés. Une dame allemande, qui donc voyage depuis deux heures trente avec les mêmes voyageurs, enfile son masque FFP2. Les Français se rhabillent aussi.

Sacrée frontière.

Mercredi dernier je suis rentrée de France un jour de grève… Par chance, mes TGV circulaient. Le premier était presque vide puisque plusieurs arrêts avaient été supprimés. Dans l’ICE allemand transfrontalier, les deux premiers arrêts à Saarbrücken et à Karlsruhe (en Allemagne donc) ont été supprimés « pour cause de grève à la SNCF ». Il doit y avoir une raison raisonnable.

Suis-je restée trop longtemps en Allemagne ? J’enchaîne les contre-chocs culturels : à Strasbourg la portion de lasagnes du restaurant me semble minuscule, en forêt, je conseille à mon amie de, non, ne pas jeter les pelures de melon dans un buisson. Mais surtout, moi qui adore et recherche les rencontres multiculturelles, je les fuis.

En échappée jolie pour une poignée de jours dans une chambre d’hôtes en France avec une amie, nous nous sommes retrouvées coincées pour le diner entre un couple d’Allemands et un de Belges flamands. De part et d’autre au garde-à-vous et peu causants. J’ai dû dire où je vivais, et me lancer dans l’interprétariat touristique.

Le lendemain, pour nous sentir plus à l’aise, nous avons décidé de manger ailleurs. Sauf que dans une (toute petite) ville, tout est fermé le lundi soir. Nous avons mangé notre pizza dans le carton et sur un banc, à quelques mètres de nos Allemands qui ont dû essuyer leurs doigts gras dans la pelouse. La gastronomie française, chers messieurs dames, non, ce n’est pas tous les jours.

En montagne, les toutes petites routes sont vides. Au restaurant du col à plus de 1000 mètres d’altitude, seules deux tables sont occupées sur la terrasse. Des motards allemands. L’un d’eux cherche sa Handtuch. Bien sûr j’aide la serveuse à le comprendre et à se demander où donc est passée sa serviette de toilette mise à sécher sur le banc. Elle a trouvé l’objet égaré : c’était un torchon à carreaux. Et non lieber Herr, cet objet ne s’appelle ni Handtuch, ni towel, sinon on ne sait plus ce qu’on cherche et c’est le bazar.

Pendant une pause thé à l’ombre, j’ai envoyé quelques textos avec photos, cartes postales modernes, avec des amies allemandes.

–  Bonjour de France où je croise partout des Allemands hi, hi.

– Moi je préfère partir en vacances là où il n’y en a pas.

-Ah bon, et c’est où ça ?

-Touché, elle me répond, (en français dans le texte).

(Ensuite, nous avons surtout croisé des cyclistes du coin).

Heureusement le lendemain, le couple restant s’était déridé. On n’en était pas, comme les quatre enfants de la maison, à courir partout en petite culotte et pieds nus, mais ce n’était qu’une question de jours d’apprivoisement réciproque. Eux étaient ravis d’avoir observé de près un vautour. Moi, d’avoir croisé pour la première fois des plants de belladone.

Belladone

Grâce à une science acquise dans un livre sur les plantes toxiques (sur l’étagère de l’entrée de ma maison d’enfance) et sur les tubes d’homéopathie maternels (Belladonna 9CH ou autres CH), je peux vous raconter l’anecdote sur le nom de la plante. Bella donna vient de l’italien : belle dame, car les élégantes italiennes de la Renaissance utilisaient (sur les yeux) une infusion de ses feuilles pour dilater leurs pupilles. Cette technique a ensuite été utilisée par les ophtalmologistes. – À ne pas essayer chez soi.

Sur cette note botanique multiculturelle, et puisque beaucoup d’entre vous doivent déjà être en vacances ou presque, je vous souhaite des trajets agréables, et des vacances reposantes.

Ça m’a fait du bien de vous retrouver. Je vais fêter cela avec une tasse de thé et une part de clafoutis. À la vôtre !

Traumatisme choisi

Week end caniculaire en Alsace avec la visite d’un lieu de mémoire.

Camp de Natzweiler-Struthof

Attention, cet article comporte des scènes déconseillées au public jeune ou sensible (même quand on l’a écrit).

Les longs week-ends s’enchainent en Rheinland-Plafz en mai : après l’Ascension et Pentecôte, le jeudi soixante jours après Pâques, est célébrée la fête catholique de Fronleichnam. Je ne la connaissais pas jusqu’alors, c’était une bonne surprise cette Fête-Dieu ou Saint sacrement du corps et du sang du Christ. Tous les Länder ne fêtent pas cette date. Amis français ne soyez pas jaloux, ici point de jour chômé le 15 août, le 11 novembre ou le 8 mai.

Comme cette année les vacances scolaires tombent fin juillet (à l’aide !), nous avons décidé de profiter de ce pont de quatre jours pour nous évader en Alsace. Pas trop loin pour ne pas s’épuiser, de l’autre côté de la frontière pour se dépayser (et aussi trouver un hébergement, car comme à notre habitude, nous nous en sommes occupés quand l’envie nous en a pris… donc à l’avant-dernière minute).

Après avoir posé Gaïa en colo, nous avons mis le cap sur une charmante chambre d’hôtes du Kochersberg, une microrégion à une vingtaine de kilomètres à l’ouest de Strasbourg. En route, on savoure des voix françaises à la radio et une interview de Joann Sfar sur France Inter. Le bulletin météo alerte contre l’arrivée d’une canicule carabinée.

Librairie Quai des brumes

Champs de maïs, de blé et d’orge, vergers, houblonnières avec leurs fils parallèles érigés vers le ciel où grimpent les lianes vertes, petits villages à colombages. Une halte express à Strasbourg nous permet de stocker des livres. Merci à ma famille d’avoir patienté sans trop hausser les yeux pendant que je papotais avec la libraire, de livres et d’auteurs et de conseils jeunesse.

Côté activité nous n’avions rien prévu : l’objectif était de nous reposer et la chaleur extrême condamne à l’inactivité. Notre mois de juin est intense. Les écoles se rattrapent-elles des deux années sans rencontres de fin d’année ? Voyages scolaires, tournois sportifs, fêtes… Ça n’arrête pas.

Au petit déjeuner, dans la cour intérieure couverte d’une charpente de bois d’un relais de poste du XVIIIe siècle où est installée la chambre d’hôtes, le jeune homme de la maison vient nous proposer des idées de balades. Il les désigne sur une carte de l’Alsace : là un fort à visiter, là un joli village, là un camp de concentration.

La Cour de Lise

Pfff, non rien de rien. On va juste se baigner dans la piscine, buller à l’ombre et faire une escale chez le producteur de rillettes de canard.

Mais les propositions font leur chemin. Un fort ? Non on n’en a déjà vu un en Lorraine début juin (enfin moi j’ai vu l’extérieur, car je gardais la chienne et les souterrains m’angoissent ; je n’aurais pas fait un bon soldat).

Ma grande propose :

– Allons voir le camp de concentration. Je l’ai étudié en classe. Ça m’intéresse.

Sa sœur refuse tout net.

– Non, je ne veux pas avoir peur ensuite.

De mon côté ça m’intéresse, mais l’heure de route en pleine étuve me décourage.

Et pourtant… C’est là que nous allons le samedi 18 juin.

C’est cette visite que je vais vous raconter ici.

Le trajet suit une route de campagne dans un paysage vallonné, où nous guettons les cigognes dans les champs ou en vol et les flancs de colline piquetés d’arbres et de meules de foin rondes. Dans le village qui s’annonce comme la capitale de la cerise d’Alsace, bien sûr, nous en achetons un kilo sur le trottoir à une dame sous son parasol. Devant nous la transaction s’est effectuée en alsacien.

La verte vallée de la Bruche, nous conduit vers le relief des Vosges en direction du Champ du feu, une petite station de ski. Au niveau de la ville de Rothau, la route bifurque à gauche et s’élève en lacets dans une forêt sympathique (ben oui, y’a des châtaigniers). Vers 800 mètres d’altitude, la température a baissé de trois degrés. Nous longeons par le haut un bâtiment noir et un monument de pierre très haut, en forme de flamme stylisée et dépassons le site du camp de concentration de Natzweiler-Struthof pour dénicher un coin à pique-nique. Pour une visite éprouvante, mieux vaut ne pas être précipité par la faim.

La voiture garée sur un petit parking entre les fourrés – hélas sans ombre, je vais consulter les panneaux informatifs. D’un côté un chemin s’élève vers un cube de pierres, le château d’eau du camp, et de l’autre, une piste forestière s’éloigne à flanc de montagne vers une carrière de granit. Cette exploitation est la raison du choix d’implantation du camp.

Pique-nique paisible sur l’herbe douce sous les sapins. Buvez les filles, buvez. Il fait très chaud, mais l’altitude et la petite brise rendent, à l’ombre, la mi-journée supportable. Des VTT descendent dans le sous-bois, deux randonneurs équipés de gros sac à dos remontent. Par un temps plus clément, nous aurions randonné aussi. Là nous remballons tout très vite. Nous avons hâte de voir, et peut-être aussi, d’avoir vu.

L’accueil du site à flanc de montagne est moderne. Un chemin large et plat entre des sapins conduit à l’entrée du long bâtiment noir : le Centre européen des résistants déportés. Une grande salle présente sur deux rangées parallèles des panneaux sur les principaux camps. Chiffres clés, plan du site vu du ciel, avec les zones numérotées par fonction. Je survole la majorité de ces données froides. Mais, sur les deux textes lus en détail, le voisinage du mot crématoire avec pour l’un cinéma et pour l’autre maison close coupe le souffle. La pratique intensive de la torture et le meurtre à la chaine ne coupent pas l’élan vital de certains.

Un film de dix minutes présente le camp de Natzweiller-Struthof.

Créé en mai 1941, c’est le seul camp de concentration édifié par les Nazis en territoire français. L’Alsace est alors annexée. Prévu pour « accueillir » 3000 personnes, il en compte à la fin 6000. Au total, 52 000 personnes y ont été emprisonnées, principalement des résistants de toutes nationalités. Avec 40%, il affiche le taux de mortalité le plus élevé de tous les camps. Le KL (Konzentrationslager) Natzweiler est le premier camp de concentration découvert par les Alliés en novembre 1944. Des photos montrent leur effroi en pénétrant dans la zone désertée.

Déportés NN

C’est le camp où étaient enfermés les prisonniers politiques marqués NN comme Nacht und Nebel, nuit et brouillard, pour les faire disparaitre totalement en toute discrétion.

Kartoffelkeller

Le parcours propose ensuite de descendre au sous-sol. Le Kartoffelkeller (cave à pommes de terre) était le nom de code d’une immense cave creusée et construite en alvéoles par les déportés, et dont la destination est inconnue. Tout autour, une exposition permanente rappelle avec photos, textes et reproductions de documents, l’avènement des régimes fascistes, le déroulement de la deuxième guerre mondiale et le glissement vers l’horreur.

Ça va toujours les filles ? S’il ne faisait pas si chaud on frissonnerait.

Tenez lisez, l’appel du Général de Gaulle, ça tombe bien aujourd’hui nous sommes le 18 juin.

Remontée et sortie du centre sur les résistants déportés.

Le large chemin à flanc de montagne continue à plat, les sapins se font plus rares et disparaissent. La pente pelée, en terrasses, entourée d’une double barrière de barbelés électrifiés et de miradors s’impose. Une gardienne dans une cabane de bois vérifie nos tickets et nous prévient : sur le site pas d’ombre, il va faire très chaud. Deux baraquements en haut, deux tout en bas dont un avec une haute cheminée de briques, entre les deux des stèles, et une potence en bois.

Presque rien à voir et c’est horrible.

C’est comme si c’était hier.

Lits 3×3 et table

En poussant la porte du premier baraquement, j’imagine ceux qui y sont passés aussi, volés à leur vie et à eux-mêmes. Tiens des toilettes. Des lits superposés, trois en bas, trois au milieu, trois en haut, comme dans un wagon-lit de dixième classe, une table en bois et des bancs, un pyjama rayé, des semelles de chaussures, des objets fabriqués par les détenus (petites boites en fer blanc, porte-carte comme un carnet, décoré de fleurs des champs séchées, les mêmes que celles qui picotent les pré aujourd’hui, trèfles et serpolet). Poésies écrites par des détenus dont plusieurs accrochent leurs mots, au-delà de l’horreur, à la nature alentour. Partition d’une musique composée par un prisonnier aveugle. Dans le cauchemar, l’humanité se réfugie dans l’art.

Même par cette canicule exceptionnelle, les explications donnent froid dans le dos. Là une bouche de gaz pour la douche, là le menu quotidien (ersatz de café, soupe, soupe, sauf en cas de prison, là, la soupe, c’est une fois tous les quatre jours). Je lis que certains détenus mis en prison sont placés dans des cellules minuscules où ils ne peuvent se tenir ni assis, ni debout ni couchés. Je lis que des expériences médicales sont réalisées en partenariat avec l’université de Strasbourg… (une enquête sur place est en cours).

Descente le long de la pente sous un soleil de plomb vers une horreur croissante.

La vue est splendide, montagnes couvertes de forêts, ciel bleu. Comme ailleurs, le serpolet sent le thym. Mais celui-là je crains de le toucher.

Tout en bas on commence par la prison.

– Mais maman, tout le centre est une prison !

– Oui mais pas assez semble-t-il.

De part et d’autre d’un couloir, une vingtaine de cellules de huit mètres carrés contenaient jusqu’à vingt prisonniers. Et là c’est quoi, dans chacune, cette grille perforée dans l’épaisseur du mur ? Ah je sais, c’est pour le chauffage. Ma fille qui touche à tout, a ouvert une porte en métal haute de quelques dizaines de centimètres. Et là mon cerveau naïf comprend. Le chauffage ? Mais tu rêves. Y’en a nulle part du chauffage sur cette montagne où l’hiver tombait jusqu’à 1,50 mètres de neige. Cette cage, c’est la cellule extrême.

Dire qu’il y a des types, des architectes, des ingénieurs, qui ont conçu et construit cet outil de torture.

La cruauté extrême fascine.

On veut (sa)voir et ne pas (sa)voir.

Entrée fermement interdite !

C’est calme et ensoleillé. Je vois les coups de bottes pour faire entrer un corps plié, trop faible pour monter les marches de granit du camp (les détenus devaient s’aider de leurs mains pour lever leurs genoux). J’entends les hurlements, les coups de matraque (une section d’un épais câble d’acier). Je sens l’odeur âcre et nauséabonde de tous ces êtres maltraités. Je vois par les fenêtres trop hautes, entre les barreaux, le carré de ciel que tant d’yeux ont dû supplier.

Je marche là où tant ont expiré.

17 000 détenus.

Vite dehors.

A côté de la prison, le baraquement de l’accueil. Les prisonniers futurs esclaves, transférés depuis Dachau ou ailleurs, ensuite tout frais capturés, arrivaient par le bas depuis la gare de Rothau dans la vallée, par une bucolique piste forestière de huit kilomètres.

LOS ! À POIL.

(Enfin, à poil, c’est une façon de parler…)

Rasage intégral (faut bien gagner sa croute, les cheveux et poils étaient vendus par les Nazis pour fabriquer un tissu utilisé dans la confection des pantoufles de sous-mariniers), douche de « désinfection ». Chasse aux poux. Vêtements empilés. Distribution du pyjama rayé et du triangle de tissu pour identifier le « crime ». Rose pour les homosexuels, jaune, bleu, rouge…. Dans cette classification précise et bariolée (le tableau est exposé au musée), les juifs ont deux triangles jaunes l’un sur l’autre. Cérémonial de déshumanisation.

Dans ce baraquement comme dans les autres, un long couloir dessert des salles de chaque côté.

Les marches trop hautes

À un bout sont les salles des médecins. Pas pour soigner non. Pour les expériences. Dans une « chambre », trois lits superposés (traditionnels ceux-là) avec une étiquette : lits des cobayes. Au centre de la salle adjacente, carrelée, en légère pente pour évacuer le sang, la table d’autopsie.

Je n’ai pas pu photographier.

Dans une autre pièce, des étagères remplies du sol au plafond d’urnes en terre cuite. Les morts allemands étaient renvoyés à leur famille (enfin, une urne avec des cendres anonymes dedans), contre rémunération.

La dernière étape

Et à l’autre bout du couloir, sous la grande cheminée en brique, le four crématoire. Noir et gros comme une chaudière, la porte béante, avec tous ses accessoires : pinces énormes, brancard suspendu à un système de poulie pour monter les corps par une trappe depuis la morgue en dessous.

Là non plus pas de photo possible pour moi.

C’est quoi ce cylindre suspendu au plafond ? Ah, le chauffe-eau pour les douches derrière le mur, alimenté thermiquement par le four.

Dehors devant la porte et l’escalier qui descend sous terre, l’air sent le foin. Le pré vient d’être tondu.

Sonnés.

Les gardiens tapis dans l’ombre du baraquement font une blague à deux balles. Je leur réponds sur le même ton. Ha, ha. Mécanisme de protection.

C’est surréaliste.

Des hommes ont industrialisé la torture et le meurtre à petit feu. A l’échelle d’un continent.

Comment le croire ?

Avant…

Dans ce coin paradisiaque, avant la guerre, les gens du coin montaient prendre l’air dans les sapins, ramasser des myrtilles ou descendre la pente à ski en riant (photos exposées au musée).

Remonter en plein cagnard avec tant de questions et une révolte immense.

– Maman, comment peut-on tuer comme ça ?

– Je ne sais pas.

La villa

Vite se tapir à l’ombre des sapins vers l’entrée, et apercevoir en contre bas, du bon côté des barbelés électrifiés, la belle et innocente villa, réquisitionnée par les SS pour y vivre.

Repasser au musée s’acheter des bouteilles d’eau et rejeter un œil à la librairie et à la table où sous exposés les courriers signés par les présidents français lors de leur visite sur ce site de mémoire. Charles de Gaulle, Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand, Jacques Chirac, François Hollande.

Au mur, une affiche avec l’adresse digitale du musée me semble incongrue. Suivez-nous sur les réseaux sociaux ? Euh, non.

Il nous reste un site du camp à voir. La chaleur nous interdit d’y descendre à pied. Retour à la voiture. Buvez les filles, buvez. Après quelques lacets, une petite route bifurque. Personne. Nous nous arrêtons en plein milieu.

L’auberge du Struthof

À droite, désaffecté, un hôtel du début du siècle comme je les adore, qui rappelle la Belle Époque, les chapeaux et les grandes robes, la moustache d’Hercule Poirot. Un panneau explique que c’était le quartier général du camp, la Kommandantur, de Natzwiller-Struthof et de ses satellites. Oui parce que ça aussi je l’ai appris là : quand on parle d’un KL, c’est en fait une constellation de sites. Le nom n’est que celui du camp principal et du QG. D’ailleurs avant l’arrivée des Alliés ce camp a été vidé : tout le monde a été transféré dans des KL de l’autre côté du Rhin.

La chambre à gaz

De cet hôtel a eu lieu la seule évasion réussie du camp, grâce à l’emprunt d’uniformes SS. Pourquoi est-ce que je pense à La grande vadrouille ?

En face de l’auberge, son ancienne salle de réception, une petite maison carrée fermée. Le terrain extérieur en travaux derrière des grilles rend la visite temporairement impossible. Qu’il y a-t-il à voir de plus derrière la porte ? Du mur latéral sort un tuyau de poêle. C’est la chambre à gaz.

Contraste

Repartir le cœur gros.

Vite, retrouver la joie de l’été précoce, la fête des cerises du village, la fraîcheur de la piscine et les sourires de la chambre d’hôtes.

Comment répondre aux questions ?

Avons-nous bien fait d’y aller ? OUI. Ma grande va préparer une présentation pour sa classe, elle a pris plus de photos que moi y compris dans les pièces sordides. Ma plus jeune craint de ne pas arriver à s’endormir ce soir. Elle aura le droit de regarder tardivement un épisode de Friends.

C’est horrible mais nécessaire.

Dans un des villages traversés, deux panneaux d’affichage électoraux présentent les candidats au deuxième tour des législatives, le lendemain. L’un des deux est d’extrême droite.

Nécessaire je vous dis.

Pardon.

Pardon pour cet article plombant. Mais ayant choisi de visiter cet endroit traumatisant, je trouve important de partager mes impressions.

Je ne veux pas vous laisser sur cet arrière-goût amer. Pourtant après avoir écrit ce texte tout semble dérisoire.

Mais n’est-ce pas cela l’essentiel : l’importance donnée au dérisoire ?

Par pudeur, je n’ai pas osé prendre en photo ces objets intimes. Mais je vous laisse avec les fleurs des champs séchées collées sur un carnet fabriqué par des mains blessées en pyjama rayé.

Cocon passe-frontière

Bonjour de bon matin,

Vous m’excuserez si je vous quitte précipitamment, je suis barbouillée. Hier soir je suis allée au restaurant avec d’autres parents pour la première Stammtisch en présentiel depuis quoi… deux ans ? Par curiosité j’ai choisi le plat qui semblait faire l’unanimité : des Serviettenknödel, ‘’quenelles’’ à la serviette. Le nom seul était intrigant.

Une maman m’a expliqué que c’était un plat du sud de l’Allemagne. Elle en cuisine souvent en automne à partir de Brötchen desséchés trempés dans du lait, assaisonnés puis essorés dans une serviette. Les petits boudins sont ensuite cuits à la poêle et servis avec une sauce aux champignons. Ah d’accord un pain perdu sans œuf et salé. Pourquoi pas ?

En fait de ‘’quenelle’’, c’était des tranches rondes. La première bouchée était très bonne, puis chacune des suivantes m’a permis de réaliser ce que la sauce grasse dissimulait : elles étaient frites… Avaler les dernières bouchées me coutait. Un coup d’œil dans les assiettes des autres convives m’a montré qu’ils avaient l’air de s’en tirer avec le sourire alors j’ai fait comme eux, et j’ai tout avalé ignorant les coups de coude dans les côtes que mon estomac me donnait : c’est pas malin. (Voilà un autre aspect dramatique de l’hypersensibilité : faire passer les avis, besoins ou désirs des autres avant son propre ressenti. C’est idiot, surtout depuis que je suis consciente de ce travers. Moi depuis j’ai mal au ventre et les autres s’en foutaient bien de mon assiette).

Revenons à la soirée puisque je suis toujours derrière mon clavier.

Université Gutenberg

La Stammtisch, vous vous souvenez ? Nous en avions parlé. C’est une pratique très courante : la rencontre dans un restau ou un café d’un groupe de personnes ayant un intérêt commun pour échanger sur ledit sujet. Dans notre cas : la vie de la classe de nos ados. C’est très sympa, ça permet de lier des connaissances dans un cadre informel et en petit groupe (peu de parents se mobilisent).

Hier donc le lieu d’accueil était un café dans l’enceinte de l’université Gutenberg sur les relatives hauteurs de Mainz. À peine descendue du tram, étudiante à nouveau, j’ai eu envie de chercher le panneau d’affichage sur lequel sera indiquée la salle de mon prochain cours. Cure de jouvence. J’ai suivi un groupe de musiciens équipés de violoncelles sans doute en chemin pour une répétition d’orchestre. La terrasse du café était bondée mais la maman déléguée avait réservé (natürlich) et on nous a parqué en plein milieu, dans un rayon de soleil. Tant mieux car il commençait à faire frisquet.

La discussion, particulièrement intéressante, portait sur les échanges linguistiques avec la France. C’est la saison. Chaque famille, à part la nôtre semble-t-il, a un enfant en Alsace ou à Dijon ou qui en revient, ou va y partir, ou encore accueille un jeune correspondant.

Une maman a dit :

-Oui la correspondante de ma fille est très polie, comme tous les petits Français. Ils sont très bien élevés.

Les autres parents ont renchéri. Oui très bien élevés.

Ah bon ? Tant mieux. J’ai souri avec la modestie nécessaire pour accueillir ce compliment collectif.

Elle a enchainé :

-Mais ça cache quelque chose. La gentillesse est superficielle. Quand je lui propose quelque chose elle me répond toujours oui mais je sens que ce n’est pas sincère. C’est juste pour ne pas déranger.

Ah nous y voilà.

Le malentendu culturel.

Oui les petits Français vont se gêner pour ne pas déranger. Les petits Allemands sont élevés dans l’affirmation de ce qu’ils pensent. Ils parlent cash (et sont écoutés par les adultes). Parfois, vu depuis notre culture, c’est limite respectueux, voire impoli.

La confrontation à cette différence d’approche est une bonne leçon de vie pour s’affirmer.

Ma fille un soir de décembre était en ville avec des copines au marché de Noël. Pour le retour, une maman a proposé la place qui lui restait dans sa voiture, les autres devant prendre le bus. Ma fille transie, a hésité :

-Si personne d’autre ne la veut…

Une autre a dit :

-Moi j’y vais dans la voiture.

Devinez qui a eu la place ? Tant pis pour mon ado. La prochaine fois, elle dira ce dont elle a besoin (et ne fera pas comme sa mère à persévérer dans un truc qui, elle le sait, va la rendre malade).

Avant les événements coronesques, en préparation d’un échange scolaire en 7. Klasse (cinquième), à la réunion avec les parents, une prof de français avait expliqué qu’en Allemagne les petits Français crèvent de faim. Ils ont l’habitude qu’on les resserve d’office ou au moins qu’on insiste parce que l’hôte se doute qu’il s’agit d’un refus de politesse (notez que je n’ai pas écrit de bien manger ;o)). Ça donne une danse du genre :

-Tu en veux encore ?

-Non, non.

-Allez si, juste un peu pour finir. Il me semble que tu as aimé.

-Bon d’accord.

Miam.

En Allemagne l’échange s’arrête à non, non.

Net.

Souvent dans une conversation, je me retrouve interrompue dans l’élan, comme si l’autre m’avait raccroché au nez.

Donc pour l’hôte teuton, le gamin français est un hypocrite qui de son côté se demande pourquoi en Allemagne les échanges sont si raides (et n’ose pas dire qu’il a la dalle).

Autre rappel intéressant lors de cette rencontre informelle : l’Allemagne en tant que pays est une construction récente. C’est une agglomération presque artificielle de régions aux personnalités marquées. Les parents présents, originaires de différents Länder, ont blagué entre eux sur leurs prononciations et leurs habitudes. Les familles du nord ne connaissaient pas non plus les Serviettenknödel.

Pour conclure sur cette soirée, non je ne recommande pas ce restau, qui m’avait déjà déçu l’an dernier. Aucune des deux fois je n’ai été en charge du choix de lieu. Si je dois y retourner pour une Stammtisch, je me contenterai de mon Apfelschorle pendant que les autres dégusteront bières, verres de vin et quenelles à la serviette.

Sturzelbronn

Autre matin, quelques jours plus tard et cent cinquante kilomètres au sud.

L’évasion au vert pour le long week-end de l’Ascension nous a encore pris au dépourvu… Comment ça tout est complet ? Ça nous apprendra à tergiverser sur le bienfondé d’un départ intercalé entre différentes contraintes scolaires. C’est toujours une bonne idée de foutre le camp ! Dans mon fidèle Guide du routard sur la Lorraine, j’ai déniché un camping où il restait deux hébergements insolites un minipod (mais qu’est-ce donc ?) et une cabane de trappeur, sans électricité ni eau. Parfait pour nous. Le camping, sans la galère de monter la tente pour deux nuits et avec des chambres sé-pa-rées (de cent mètres). Le guide promettait beaucoup d’espace sous les arbres avec un petit air de Canada. Ne bougez pas on arrive !

Après deux heures de route depuis Mainz à travers les collines du Palatinat par un itinéraire encore jamais emprunté, nous traversons la frontière. C’est insolite et désuet ce panneau dans un virage sur une petite route de campagne, entre pré et forêt, qui indique le changement de pays. À peine quelques kilomètres plus loin, nous traversons un charmant petit village, en grès rose, en fond de cette vallée des Vosges du nord. Sturzelbronn est le lieu de fondation au XIIème siècle de la première abbaye cistercienne. La Révolution française et les guerres n’en ont laissé que le portail, le pilori et une poignée de maisons (l’hôtellerie, le logement du portier). Après quelques virages entre pentes boisées et terres humides dentellées de joncs, nous arrivons au camping, où plusieurs voitures attendent leur tour pour l’enregistrement. Et là surprise : toutes ont des plaques allemandes, toutes différentes.

Nous pensions nous échapper en France, eh bien non. Nous restons dans un territoire germain où les locaux parlent aussi le français (enfin, il semblerait, parfois les intonations sont tellement différentes qu’il faut se concentrer pour remarquer que oui le vocabulaire est bien le nôtre). La traversée du terrain nous le confirmera, à part quelques visiteurs immatriculés 67, la grande majorité des vacanciers sont allemands. Les petites annonces ne sont même pas affichées en français. D’ailleurs notre contrat de location nous a été envoyé en allemand. Les pains au chocolat vendus à l’épicerie sont des croissants au chocolat à la mode allemande (et moins bons que ceux de Mainz). Dans les restaurants, les Français parlent alsacien.

citadelle de Bitche

Les bungalows sont entourés d’une petite barrière nette, avec petit jardin aux graviers aggravés de nains bariolés de toutes les tailles et dans toutes les positions (oui même celle-là), avec ou sans Blanche-Neige. (Chaque fois je me dis que je devrais prendre une photo et chaque fois j’oublie parce que ben, c’est vraiment moche et aussi écœurant que la sixième bouchée de Serviettenknödel.) À notre arrivée, un voisin temporaire entretenait son mètre carré avec une tondeuse électrique.

Après ce que nous connaissons des campings allemands (des parkings à camping-cars, avec entre chaque véhicule à peine l’espace pour installer une table et quatre chaises), il n’est pas surprenant que les touristes en mal d’herbe sous leurs roues chéries franchissent la frontière, même de quelques kilomètres.

Il y a des avantages à cela : les toilettes sont impeccables.

Le long du sentier passe-frontière, dans une forêt magnifique, de pins, épicéas, chênes, hêtres, bouleaux j’ai pu toucher quelques châtaigniers (oui j’ai besoin de passer les doigts sur l’écorce quand personne ne regarde, mais chut). Les digitales commençaient à fleurir. Les étangs d’un vert-noir prêtaient leur miroir aux paysages superbes. Une biche s’est enfuie d’un bosquet où Gaïa l’avait dénichée. La nuit tombée, la chouette a ululé pour nous, et lors de la folle équipée du pipi nocturne, l’extraction du double cocon, duvet puis du minipod (vraiment mini), dans l’air coupant a été récompensé par un ciel étoilé magnifique.

Du haut de la citadelle

Malgré cette cure de vert dans un océan de forêt, l’impression globale du séjour est douce-amère. Dans ce no man’s land, français sur la carte mais allemand dans ses habitudes et sa fréquentation, le mal du pays c’est réveillé. Je ne l’ai pas (plus) à Mainz (sauf après la visite ou le coup de fil d’un être cher). Mais le nord de la Lorraine, avec sa ligne Maginot, ses noms de village à rallonge et bourrés de consonnes, ce n’est pas ma France à moi.

La mienne culmine à… Dijon peut-être. Quand j’étais gamine, ma frontière nord était Valence… Mes études puis de nombreuses années à Lyon me l’ont confirmé : le soleil renonce souvent à franchir la latitude 45 (entre Valence et Lyon). D’ailleurs, nous l’avons remarqué à chacun de nos trajets entre Mainz et Lyon, au passage en Lorraine (sans sabots) les floraisons régressent de trois semaines, avant de retrouver, en descendant vers la vallée du Rhin, un stade de maturité équivalent.

Donc week-end vert de gris, les amis.

C’est une question d’attentes. Si je ne m’étais pas dit que nous partions en France, la mélancolie ne m’aurait pas emb(a)rassée.

Pour vous quitter sur une note jolie, j’ai le plaisir de vous annoncer que depuis hier et pour un an je suis à nouveau étudiante. J’ai entamé une formation en ligne pour devenir traductrice de l’anglais vers le français. Et j’en suis ravie. Je vais pouvoir jouer avec les mots et les langues encore plus qu’aujourd’hui, et mes apprentissages enrichiront ma pratique de l’écriture. J’ai étrenné mon nouveau joujou, un logiciel de correction de texte +++ (Antidote) avec le début de cet article. L’analyse a détecté comme champ lexical principal celui de la quenelle.

(Restez aux cocons lyonnais).

Ma fille a cousu ce bandana deux ans avant de nous convaincre d’adopter un chien.

Un petit air de Rantanplan non ?

Connaissez-vous Hans Arp ?

Un dimanche au musée dans la vallée du Rhin

Mais si, vous en avez entendu parler… Cet artiste, peintre, sculpteur et poète, s’appelle aussi Jean Arp.

C’est un artiste allemand naturalisé français, né à Strasbourg en 1886 et mort en 1966 à Bâle. Il a cofondé le mouvement Dada et fait partie des surréalistes.

Longtemps je connaissais son nom sans savoir l’identifier. Je l’ai mieux découvert voilà quelques années à Bâle où avec Susanne mon amie allemande d’enfance de Köln nous avions passé quelques jours d’été. Entre visites culturelles et parts de gâteau, nous avions eu le plaisir de nous baigner dans le Rhin, comme les locaux. Le mode d’emploi est simple : se placer en amont de la zone de baignade, se mettre en maillot, fourrer toutes ses affaires dans un sac étanche rouge bleu ou vert en forme de poisson et se laisser emporter comme sur un toboggan en papotant les bras sur le sac. Ne pas rater l’échelle de sortie en aval. Le courant est très fort.

Donc le musée Hans Arp sur les bords du Rhin à quelques kilomètres au sud de Bonn, ça faisait longtemps qu’on en parlait comme but d’excursion entre Mainz et Köln. Au moment de l’exposition Rodin, les incertitudes de la pandémie avaient gobé le dimanche. Mais là tous les voyants étaient au vert.

Nous sommes donc partis dimanche matin en longeant le Rhin vers le nord, après une halte chez une copine pour récupérer notre plus jeune, ravie et épuisée. Elle avait fêté l’anniversaire d’une camarade, avec jeu de piste en forêt, pizza maison autour d’un feu de camp dans le jardin des parents et nuit par terre dans une grande chambre de bois. (J’étais un peu jalouse).

La route qui longe les gorges du Rhin est très belle, mais l’autoroute qui la double à l’ouest permet d’aller plus vite dans un paysage vallonné de champs de colza et forets mixtes, où le vert clair des feuillus de mai se mêle aux tons sombres des conifères et des épicéas desséchés. Les éoliennes criblent les crêtes de pointillés métalliques imposants. Les travaux semblent ne jamais progresser.

Tout en haut, le musée

Nous sommes arrivés en avance. C’est à noter car lorsque nous retrouvons des amis allemands, nous mettons un point d’honneur à être à l’heure. Ne pas faire attendre les autres était un réflexe bien avant d’immigrer, mais aujourd’hui nous visons la minute exacte quitte à poireauter cachés devant le lieu de rendez-vous. (On m’a déjà reproché d’être dix minutes en avance).

Nous avons rejoint la vallée du Rhin pour atteindre la petite ville de Rolandseck et quitté la route sur la gauche pour un parking ombragé par d’antiques marronniers en fleurs en contrebas d’une colline. En attendant midi, nous avons grignoté un casse-croute, dans la voiture. Nos amis déjeunent d’un brunch tardif après une grasse matinée que nous ne faisons pas. Nous avons donc un décalage d’horaires d’alimentation le week-end et je n’aime pas visiter en mourant de faim.

Message. Où êtes-vous ? Oh zut, ils vont croire qu’on était en retard.

L’entrée du musée est sous la gare de Rolandseck, installée à flanc de coteau. Ce bâtiment de la ligne Mainz-Koblenz-Köln, construit dans les années 1850 pour servir de correspondance avec le trafic sur le Rhin, garde un charme désuet. Il marque la limite entre les Länder Rheinland-Pfalz et Nordrhein-Westfalen.

Les sommets des Siebengerbirge, le bout de l’île et le bac

Juste sous la gare, au point kilométrique 640 du Rhin (depuis la ville de Konstanz sur le lac) se trouve le bac pour la rive opposée. Faute de pont, le bateau Siebengebirge fait la navette avec une poignée de voitures et de passagers. Son nom vient des collines en rive droite du fleuve car, vu de loin, seules les sept principales se distinguent (sieben : sept, Gebirge : montagnes). Ça me rappelle une rue de Köln dans le quartier d’une amie : Siebengerbirgsallee.

Lorsqu’après la visite, nous descendrons sur une petite plage de sable déguster les muffins à la fraise et le gâteau à la rhubarbe de saison, on apercevra la pointe d’une grosse île sur le Rhin. Elle s’appelle Nonnenwerth, en souvenir des nonnes qui y étaient installées. Aujourd’hui leur cloitre est transformé en pensionnat. J’ai dit à ma fille :

-C’est pas génial, aller à l’école sur une île ?

Elle m’a répondu :

-Non, t’es enfermée deux fois.

Sur cette île aura lieu le premier juillet un concert extérieur de Zaz (prononciation allemande tzatz ;o)), auquel nous ne pourrons assister puisque nos demoiselles seront, elles aussi sur scène.

Pour l’instant nous montons le long de pelouses vers le parvis du musée, où nous retrouvons Susanne et son mari devant une sculpture majestueuse sur fond de Rhin et de collines. Nous ne les voyons pas assez nos amis. Lorsque nous vivions en France nous passions de longs week-ends ensemble. Aujourd’hui sous prétexte de vivre à deux heures de trajet, nos retrouvailles restent brèves.

Après le passage à la caisse, un corridor blanc s’enfonce dans la colline (sous les voies). Des cercles de lumière en enfilade éclairent un tunnel. Un panneau précise qu’il s’agit d’une œuvre d’art intitulée Kaa, comme les anneaux siffleurs du célèbre serpent.

Un virage à droite et quelques marches nous permettent de rejoindre la zone d’exposition temporaire consacrée à Paula Modersohn-Becker, avec, intercalées entre ses peintures, ses sources d’inspiration. Un portrait de Renoir, un de Cranach, des paysages de Sisley ou Vuillard. Je n’ai jamais entendu parler de cette femme dont mon amie me dit qu’elle a vécu à la fin du XIXème siècle et est morte très jeune (31 ans). En quatorze ans d’exercice artistique, elle a créé près de deux mille peintures et dessins, d’un style expressionniste. Ma fille me dit : c’est simpliste. Je ne suis pas d’accord. Les aplats de couleur évocateurs sont émouvants. Je tâcherai de regarder le film sur sa vie dont m’a parlé Susanne (Paula.)

Cette courte exposition répartie sur trois pièces vaut en mon sens le détour, comme l’architecture du musée consacré à l’art contemporain.

Au-delà, le corridor, vitré, tourne puis s’enfonce dans la colline. Pour monter, messieurs-dames vous avez le choix, un ascenseur géant ou un escalier de 230 marches.

Nous voilà prévenus.

Nous montons à pied dans un cylindre creux, dont la moitié de la paroi laissée à cru dévoile des strates de cailloux, de rochers ou de terre à peine moulées en vagues verticales. L’ascension se poursuit dans un escalier en ”colimaçon aplati”. C’est suffisamment bien fait pour éviter de se trouver nez à nez avec le vide mais l’impression de vertige enfle. Essoufflés, nous arrivons sur une plateforme vitrée dont la terrasse plonge sur la vallée du Rhin. Je n’ai pas osé m’approcher de la barrière. Notre ami nous signale au loin les ruines d’un château, comme sur le moindre sommet dans de coin d’Allemagne.

Voici donc le bâtiment principal du musée, en haut de la colline, bien au-dessus de son entrée et de la gare, du parking et du Rhin. Tout est blanc, vitré, haut, lumineux et vaste.

Au premier niveau, des sculptures modernes, objets utilitaires de métal détournés et peints jalonnent un sol gris. L’artiste contemporaine est Bettina Pouttschi, le titre de l’expo : Fluidity. Cette dame est née à Mainz en 1971 et vit et travaille à Berlin. Ma fille me demande : franchement tu trouves ça beau ? Non. Trois barrières anti-émeutes tordues sur elles-mêmes, peintes en blanc et empilées qui guident un néon allongé pour un luminaire géant ? Non ce n’est pas beau. Mais c’est intéressant.

L’accès au deuxième niveau est moins facile pour les personnes sujettes au vertige – suivez mon regard. Les contre-marches des escaliers sont vides. Pourquoi les architectes modernes ne pensent-ils pas aux handicapés du vide ?

Le dernier étage est consacré aux œuvres de Hans Arp et de sa femme Sophie Taeuber-Arp. Des sculptures de petite taille sur des sellettes dans un camaïeu de bleu, beige et violet, des tableaux en différents matériaux, des découpages. Les formes fluides et simples des sculptures sont trompeuses. Je m’y suis essayée. Déçue par notre visite annulée, j’avais choisi de reproduire en terre une création de Arp. André Breton avait dit de cet artiste qu’il fait partie des « modèles inimitables ». (Ouf).

Elles sont intéressantes, mais je suis déçue de ne pas voir plus de statues majestueuses, installées dans le monde entier chez leurs acheteurs. Un jour j’irai photographier celle qui orne la place de la mairie de Mainz La clé des jaquemart. Les titres des tableaux ne sont-ils pas poétiques ? Le voilier dans la forêt, Coulisses de forêt, Tête éclair ou clef sans tonnerre

Dans une salle au fond, une exposition ludique et colorée de Bettina Pouttisch permet de jouer avec une caméra pour créer des formes abstraites sur un écran. Le plus gros succès auprès de mes filles.

Retour via le restaurant installé dans la gare, un établissement de standing au décor vaguement art déco. Les convives sont très chics à l’occasion de la fête des mères et toutes les tables intérieures sont occupées. Boire un café ou un thé sur la terrasse est heureusement possible car nous sommes assoiffés.

Notre ami nous dit :

-Je vais aux toilettes il parait qu’elles sont à voir…

Bien entendu, on y est tous allés.

Des trompe-l’œil kitsch sur tous les murs font croire au visiteur qu’il est observé. Par une vieille dame entre les urinoirs. Par un satyre à une lucarne chez les dames. Ma plus jeune en sort en pouffant :

-T’as vu maman, y’a un zizi avec des plantes qui sortent !

Non je n’avais pas vu, mon amie non plus. Bien sûr nous sommes retournées. Hi, hi. Et aussi : pourquoi ?

Redescente au parking, pas le temps de nous balader, nous devons rentrer, demain quelqu’une a interro de chimie. Nous avons révisé les acides et les bases à l’aller (en trilingue : ma fille apprend en allemand, mon mari les connait en anglais et moi en français… ça fait de joyeux micmacs, PH 7). Nous allons continuer.

Retour sous une météo capricieuse, entre ciel sec et de déluge. De la boite à gants je sors des rouleaux de réglisse, mon péché mignon en voiture, que chacun suce selon sa technique. (Je croque.)

Les œuvres de Hans Arp sont exposées dans plusieurs musées (Strasbourg, Bâle entre autres) et sur de nombreux parvis dans le monde entier. Mais si, vous en avez déjà vu.

Pour organiser une visite, c’est par là : Musée Hans Arp

PS : Avez-vous remarqué à droite de l’entrée un pochoir de banane qui rappelle Andy Warhol ? Il s’agit d’une œuvre de Thomas Baumgärtel qui a tagué, depuis le début de sa « bananeraie » en 1983, plus de quatre mille lieux culturels en Allemagne et au-delà. Pour ce Banksy jaune, Kunst ist Banane, l’art est une banane.

Ouvrez l’œil là où vous irez.

Tout l’monde dehors

Le printemps à Mainz et une sortie au café-théâtre pour voir Lars Reichow

Le soleil est de sortie, les températures agréables ont jeté les terrasses sur les trottoirs, et les Mayençais dans les rues. Les cartes affichent : Frühlingslimo, Spargel, Spargel, Spargel, Erbeerkuchen, Rhabarberstreusel (limonade maison de printemps asperges x 3, gâteaux à la fraise, à la rhubarbe). Et vous me remettrez bien une petite fête du vin s’il vous plait, les vendanges sont encore trop loin. Les cabanes de producteurs fleurissent, celles des maraichers se déguisent, rouges à petits points blancs, pour vendre fraises et asperges en attendant cerises et abricots. Celles des vignerons proposent des dégustations. Au marché le week-end, la tradition du Marktsfrühstück des beaux-jours a repris post-pandémie (petit déjeuner pris au marché avec verre de vin local et Brötchen à la saucisse). Les locaux sont de bons vivants. Et, pourvu qu’on n’essaie pas de traverser la route hors des passages piétons, la vie à Mainz est douce.

La preuve en musique avec la chanson Mein Mainz de Lars Reichow.

Si vous ne comprenez pas l’allemand (ou le dialecte local), regardez les images, elles sont calées sur le texte. Vous verrez nos lieux de vie. Le refrain rappelle que « Mainz, tu n’es ni Rome ni Venise, tu préfères faire un tour de manège. »

Cet artiste mayençais touche-à-tout, auteur, compositeur, chanteur, comédien, animateur radio et télé, je ne le connaissais pas la semaine dernière. Il est Kabarettist, comme Alfons que j’avais vu l’an dernier à l’Unterhaus de Mainz, célèbre salle de café-théâtre (voir article Soirée au Kabarett) et un pilier de la scène mayençaise. Pour mon anniversaire cet hiver, une amie m’a offert une sortie au théâtre pour aller l’écouter, je la remercie. C’était jeudi soir et c’était top.

Je suis rentrée à minuit et demi de notre virée à Francfort. J’ai envie d’écrire que ce n’est plus de mon âge, et pourtant, là où nous sommes allées nous étions parmi les plus jeunes. (Non ce n’était pas un thé dansant à l’accordéon, je vous vois venir.)

Laissez-moi vous emmener.

Nous avions donc rendez-vous en gare jeudi à juste avant 17 heures pour prendre le train pour Francfort. La desserte fréquente entre Mainz, capitale de Rhénanie-Palatinat et la capitale financière située en Hesse, de l’autre côté du Rhin permet une excursion pour la soirée. Ce soir-là nous avons eu la surprise de voir fleurir les policiers sur le trajet. Dans la banlieue de Francfort, des dizaines de véhicules à gyrophare étaient garés le long du stade. La gare de Francfort grouillait de monde.

-Que se passe-t-il ? je demande à mon amie

-Ce doit être un match de football, les supporters de Francfort sont assez virulents.

L’échelle du dispositif signale un match international. J’apprendrai le lendemain qu’il s’agissait du match Frankfurt Eintracht contre Wet Ham de Londres, une demi-finale de l’UEFA Europa League. Ah oui, ils craignent la baston.

Nous le foot on s’en fout, du moment qu’on ne nous embête pas (et on a eu de la chance de ne pas avoir de supporters déchainés dans le train du retour). Nous avons plongé dans les entrailles nauséabondes du métro. Les corridors aveugles, aux piliers couverts d’affiches de spectacles rappellent que Francfort est bien plus importante que Mainz, jumelée avec Lyon et cinquième plus grande ville allemande.

En quelques minutes nous sommes arrivées à la station Merianplatz, un des coins agréables pour sortir parait-il. Des rues résidentielles se croisent, sous des arbres isolés, de variétés différentes, ici un grand chêne, là un érable tout rond. Ils évoquent la forêt plutôt que l’allée de platanes urbaine. Le quartier en immeubles de pierre sombre dégage un air résidentiel paisible. Sur les trottoirs, les terrasses de cafés branchés, avec leurs bancs, fauteuils et parasols bariolés, lui donnent un air de vacances.

Après un casse-croute de tapas végétariens dans l’un de ces troquets (peut mieux faire), nous nous sommes dirigées vers la salle de spectacle, die Käs (le fromage), un entrepôt industriel reconverti, au fond d’une cour. C’est un vrai café-théâtre avec un comptoir, à droite en entrant, où commander bières et bretzels, et des tables disséminées dans la salle pour les consommer. Nous sommes arrivées en avance, comme tout le monde, juste à temps pour trouver deux places au milieu, suffisamment en derrière au cas où ça prendrait au monsieur de solliciter l’auditoire immédiat. Pourvu que l’énorme lustre, d’inspiration vaguement art Déco (dont on se demande s’ils sont faits en éclats d’opaline ou carapaces de crevettes) ne se détache pas.

Avant de nous installer nous avons commandé nos bouteilles au bar. Sachant que le z se prononce TZ en allemand, essayez donc de prononcer Fritz Spritz Rhababerschorle sans rigoler ni postillonner partout. Un p’tit kleenex pour votre écran ?

(Parenthèse à bulles : Fritz c’est la marque, spritz c’est, comme cela s’entend, un truc qui fait psssschiiiiit, le Schorle, en général de pommes mais qui peut être au vin, est un mélange très apprécié ici et très agréable : la douceur du jus de fruit est coupée par le piquant des bulles d’eau gazeuse pour une consommation peu sucrée très désaltérante. Là c’était à la rhubarbe, une boisson rosée, au petit goût acidulé délicieux.)

Le lustre s’est éteint et les spots ont révélé l’artiste se glissant à travers les rideaux noirs du fond. La scène étroite est occupée curieusement par, à gauche, un clavier électronique, au milieu une table ronde haute de bar, et à droite un piano à queue laqué noir.

Le comédien-auteur-compositeur-musicien, beau gosse d’une grosse cinquantaine d’années, que nous appellerons Lars pour simplifier, est en costume bleu foncé tirant sur le gris, sur un T-shirt noir à col en V sous des cheveux châtains. Je n’ai pas vu ses chaussures. La tête du grand monsieur devant moi m’a privé de cet élément d’information crucial et m’a obligée à regarder tantôt à sa droite, tantôt à sa gauche, au risque d’un torticolis.

Lars attaque d’emblée par un discours de bienvenue, destiné en particulier aux femmes puisque, dit-il, les hommes ne sont-là que pour les conduire au théâtre en particulier un soir de match. Entre les sketches, il entonne des chansons de sa composition, parfois au clavier, parfois au piano, et se lance dans des imitations de personnages célèbres. Certaines personnalités me sont inconnues, mais la plupart me font marrer, comme Angela Merkel ou la famille royale anglaise. Lorsqu’il a entonné l’accent régional de Mainz, je me suis crue au marché. Côté franchouillardises, il s’est aventuré dans une traduction libre de la chanson de Gainsbourg Je t’aime moi non plus.

La salle s’esclaffe aux textes pleins d’humour et applaudit les prises de position engagées, toutes créations sensibles et intelligentes. Fait inédit, sans lire à proprement parler, il suit le fil du spectacle sur un IPad où il fait défiler, le moment venu, ses partitions. La chanson de clôture (Putins Krieg, la guerre de Poutine) donne la chair de poule, et ses derniers mots déchainent les applaudissements :  Dieser Krieg zerreißt uns das Herz : cette guerre nous déchire le cœur. (traduction ci-dessous)

Le spectacle tire à sa fin. Pour nous encourager à donner le meilleur de nous-mêmes en matière d’effets sonores corporels, Lars nous enregistre avec son IPad. Il nous fait écouter l’équivalent de Baden-Baden.

La chanson sur Mainz, dont mon amie m’a appris l’existence, qui termine tous ses spectacles à l’Unterhaus, n’a bien sûr pas été jouée à Francfort. (Ce n’est pas une question de rivalité : la rivale de Mainz c’est Wiesbaden, juste en face de l’autre côté du Rhin, elle aussi capitale de Land.)

À la sortie, le match n’était pas terminé. Les cris et sifflements d’une grappe de fans agglutinée devant un écran de télé installé sur le trottoir par un bistrot a accompagné notre descente dans le métro.

Au retour j’ai attrapé à une poignée de secondes près le tramway de 00h00. Il paraît que les bus et trams de Mainz se retrouvent tous là, à la gare à minuit pile pour un ballet mystérieux.

Je vais tâcher d’écouter une de ses chroniques musicales mensuelles à la radio sur SWR2.

Je ne vous en dis pas plus. Si Lars Reichow passe vers chez vous, allez-y.

Toutes les sorties culturelles ne sont pas aussi réussies.

Samedi mon mari et moi avions décidé de profiter de notre soirée en amoureux : les deux filles étaient de bringue chacune de leur côté. La balade dans les rues de la vieille ville, le nez en l’air, était un rêve. SANS masque ! Voilà quelques semaines déjà qu’ils ne sont plus obligatoires, même à l’intérieur (sauf transports et cabinets médicaux) mais on en était à se demander s’il allait falloir une campagne d’affichage pour rappeler de les quitter. Le vent de la liberté a soufflé en tempête lors de notre entrée dans un restaurant sans nous arrêter au seuil pour montrer patte blanche.

Nous avions décidé d’aller au cinoche. Une fois n’est pas coutume, j’avais laissé mon mari choisir le film (à sa décharge, compte tenu de nos contraintes horaires, les options étaient limitées). On va aller voir ça, tu sais c’est le réalisateur dont on ne comprend pas toujours ce qu’il veut dire.

Dans une salle de poche d’un cinéma sympathique (Palatin), nous étions une dizaine. Pendant les cinq premières minutes, l’écran montre les rideaux fermés d’une chambre, sans mouvement, sans bande son (à part le bavardage et les papiers froissés des spectateurs de derrière).

Je me penche vers mon mari et je chuchote :

-Deux heures comme ça je vais pas tenir.

-C’est figé, il doit y avoir un problème.

Tiens ça change enfin. Une femme se lève. Pénombre, contre jour. Elle va voir… heu rien.

Deuxième scène, plan sur un parking plein à l’aube. Les alarmes des voitures se déclenchent les unes après les autres dans un crescendo agressif (je me suis bouché les oreilles) puis s’éteignent progressivement. Troisième scène dans un café, conversation entre la femme et un homme. On ne comprend pas grand-chose sinon les mots bactérie, virus, certificat de décès. Je souffle et soupire. Les figurants n’ont jamais été autant observés. Quatrième scène looooooongue dans un studio d’enregistrement de sons. La caméra bouge à peine. L’intrigue bégaiera s’il y en avait une.

C’est bon j’en peux plus on s’en va. Trente minutes le tout. Un quart du film. Avec du rien. Je me suis crue dans la chanson de Delerm : pas d’histoire, pas de dialogue, pas de décor… pas de public. En sortant, furieuse, j’ai ajouté que tout ça je l’aurais coupé au montage. Je n’aime pas qu’on me vende du vent les yeux dans les yeux.

Par décence je ne citerai pas le titre (Memoria).

Foncez au théâtre les amis allemands voir Lars Reichow.

La guerre de Poutine de Lars Reichow

Est-ce une victoire quand des tanks traversent les frontières
Pour bombarder des villes étrangères pacifiques ?
Est-ce une victoire quand les roquettes qui tombent du ciel 
Visent des enfants et leur petite vie en liberté ?
Est-ce une victoire quand un peuple assassine et bombarde ses frères
Et que sa patrie est en ruines ?
Est-ce une victoire quand dans la boue printanière des tranchées
Tant de jeunes hommes meurent ?
Combien de larmes coulent de la mer ?
Non ne détourne pas le regard, c’est ici que ça se passe, regarde !
C’est la guerre quand tu dois te rendre au bunker 
Parce là où avant se tenait une maison il n’y a plus rien.
C’est la guerre quand des millions de personnes doivent fuir
Parce que trop de sang a été versé sur leurs terres.
La guerre de Poutine, puisque seul le langage de la destruction absolue a cours, 
Avec des tanks, des bombes et des grenades.
Notre victoire, puisqu’au fond de nous brûle encore la flamme 
De la décence de la démocratie.
Regarde cette guerre !
La paix viendra-t-elle un jour ?
Qui apaisera cette souffrance ?
La guerre nous déchire le cœur.
La guerre nous déchire le cœur.

Traduction personnelle
Théâtre de Mainz, avec en banderole une citation de Mère courage de Brecht Der Krieg soll verflucht sein (La guerre sera maudite)

Votez.

Vacances en France, retrouvailles et soirée électorale

La Côte d’Azur tient ses promesses.

Les parfums nous mènent par le bout du nez. Soumise je cède, de l’eucalyptus au jasmin rose, de l’oranger en fleurs au pittorsporum, du romarin au thym de la garrigue à cette plante collante et camphrée qui me rappelle les étés au bord de la mer de mon enfance. La glycine me suit partout.

Les aiguilles de pin crissent sous les pas et embaument la montée vers le fort. Le maquis de cistes et d’euphorbes rappelle celui de la Corse, là-bas au fond, où la mer et le ciel se répondent dans des harmonies de bleu ou de plomb, où l’horizon apparait ou s’efface sous les coups de pinceau de la lumière.

Assise sur la terrasse, je porte deux paires de lunettes l’une sur l’autre de vue et de soleil. C’est l’heure grise. Un merle chante. Un outil de chantier martèle. Le vent fait claquer les stores, emmêle les cheveux et emporte les voix.

Une mouette chasse un rapace qui s’approche de son nid, un pic vert piaille et sort d’un buisson en flèche. Une buse attrape entre ses serres une grosse sauterelle qui venait d’atterrir, vrombissante, dans les boutons d’or. Hier soir quand j’ai fermé les volets, un gecko m’a frôlée en tombant. Mes filles tressent des couronnes de pâquerettes.

Dans cet air doux et parfumé, entre des villas de la Belle époque au charme suranné, je pardonne leur raideur aux palmiers et aux oiseaux de paradis. Pas aux immeubles. Mais bien sûr chacun veut sa part de vue paradisiaque.

Comment résister à la baignade quand le soleil chauffe les galets ? Le premier contact avec la mer fait rentrer le ventre et hausser les épaules. Comment sortir d’une eau transparente même fraîche ?

Nous faisons une cure de beauté et de nature sauvage dans ce territoire densément construit. Une cure de France. Chez Picard, mes filles prennent des selfies avec leur pizza préférée.

Mon mari travaille dans le bureau. J’écris face à un paysage à couper le souffle, la mer calme aujourd’hui lèche le cap Ferrat. Le phare se tait jusqu’à la nuit où il nous guidera vers la terrasse pour écouter les grenouilles de la maison du dessous, les étoiles et la lune. Avez-vous remarqué comme la nuit, les parfums de fleurs se renforcent ?

Quelle joie d’entendre l’accent méridional chantant. Celui qui me fait retrouver le mien. Celui qui entendu à Paris me fait monter les larmes aux yeux. Mais dans ce territoire prisé des étrangers, ça parle anglais, américain et italien. A Beaulieu, on entend du russe. Sur les panneaux, tout est traduit en cyrillique, sauf l’affiche de soutien à l’Ukraine sur la vitrine du petit casino. L’Ukraine, vraiment peu présente à Nice par rapport à Mainz. Nous n’avons dû la croiser que dans la librairie où j’allais faire des stocks.

C’était après ma séance de coiffeur, avant les courses chez Monoprix. Vous connaissez ma sainte trinité des vacances à la maison : bouquins / coupe / shopping.

J’ai confié ma tête à un artisan avec vue sur mer, et me suis laissé convaincre de faire un balayage.

-Mais j’ai pas le temps, toute ma famille m’attend…

Ils ont patiemment attendu. Moi aussi. J’ai mijoté sous une cape, des papillotes de plastique, un casque chauffant et mon masque.

-Vous gardez le masque, vous.

-Oui je suis formatée à l’allemande. Ça fait qu’une semaine qu’on a le droit de l’enlever, et personne ne le fait.

(Entre cet épisode et aujourd’hui, j’ai abandonné le masque, en bonne Française).

Epreuve du miroir à main :

-Ça vous plait ?

-Oui oui.

Pour une fois c’est vrai.

Voilà le moment que je redoute : payer devant la haie d’honneur des employés du salon autour du comptoir. Epreuve du pourboire. Avec moi les gars, désolée c’est mort. En France je ne sais pas faire. Glisser un billet ou une pièce dans une poche ou une main, je trouve cela humiliant pour la personne qui reçoit. En Allemagne je sais faire : on annonce le montant qu’on veut payer, même par carte. Il n’y a pas de geste dérobé.

Allez zou. Reprenons là où je vous ai quittés la dernière fois.

Nous sommes bien arrivés à Nice, dans la nuit, secoués par les rafales et avons changé de saison en une heure et demie.

A l’aéroport, ma fille ado s’est fait contrôler sa valise.

-Mettez-vous de côté. Vous êtes étudiante ? Ouvrez votre valise. La police arrive.

(Avec un uniforme et en allemand ça fait peur, même quand on est adulte).

Je surveille à distance, mon mari la rejoint tandis que deux types avec gilet pare-balles, pistolet et toute la quincaillerie à la ceinture jettent un œil aux bricoles d’une ado. Au scan, ils avaient repéré un objet volumineux suspicieux.

Un livre.

Je vous avais prévenus : les Mayençaises qui lisent sont dangereuses.

Librairie Masséna

Premier tour des élections présidentielles. Soirée électorale.

Nous avons voté par procuration à l’Institut Français de Mainz (merci copine !). A vingt heures, nous attendons avec appréhension les résultats dans cette leçon de citoyenneté pour nos filles. Leurs commentaires ouverts sont intéressants : elles ne connaissent de la politique que la théorie apprise à l’école et discutée en famille lors des dernières élections allemandes. Nous n’avions pas le droit de voter pour le chancelier, mais pour les européennes et les municipales oui. C’était une expérience très intéressante de faire des croix (combien ? où ?) sur un drap de lit dans une ambiance plus décontractée que dans un bureau de vote français.

 Les candidats se succèdent à l’écran. Un ami anglais se lève et quitte la pièce :

-C’est pas intéressant.

A chaque nouveau visage, ma plus jeune demande :

-Et lui / elle c’est une bonne personne ?

Oui, si c’est un parti modéré. Non si c’est un populiste extrémiste. Lui / elle c’est un (e) journaliste.

Ma plus grande a étudié les programmes reçus à Mainz, nous lui avons appris à décoder le vocabulaire séducteur et fallacieux.

Quand celle que nous nommerons la blondasse arrive à l’écran, je n’arrive pas à écouter. J’ai envie de vomir. Ma fille dit :

-C’est la seule qui sourit.

Et pour cause.

En avril 2002, le premier tour des élections avait eu lieu pendant que j’étais en vacances en Corse. Je n’avais pas fait de procuration. Jeune et idiote, je ne me sentais pas concernée. Ce serait sans doute comme toujours un duel entre la droite (modérée) et la gauche (modérée). J’ai écouté les résultats à l’autoradio de la Toyota, sur une petite route. Je n’ai plus jamais raté d’élection.

La présence de l’extrême droite au deuxième tour se normalise. Quelle horreur. Les gens n’ont-ils aucune mémoire ?

Je ne veux rien savoir de son programme, je ne regarderai pas le débat qui n’en a que le nom. En consultant d’autres infos j’ai vu qu’elle voulait gouverner par référendum. Ben voyons. Court-circuiter les institutions, agir anticonstitutionnellement (yes, je l’ai placé). Augmenter encore le pouvoir présidentiel. Glisser vers un régime autocratique.

C’est sûr on n’en a pas d’exemple de référendum catastrophique autour de nous. Le Royaume-Uni ne se mord pas du tout les doigts depuis le Brexit. Et les dictateurs on ne sait pas non plus comment, insidieusement, ils arrivent au pouvoir. On ne l’a jamais vu.

Hier sur France Inter j’ai entendu que plusieurs états américains reviennent sur le droit à l’avortement. Cette glissade collective de ‘’l’Ouest’’ vers le chaos donne l’impression de caprice d’enfants gâtés. Quoi tout n’est pas parfait ? La baguette magique n’existe pas ? Alors cassons tout. Quand on frôle une civilisation équilibrée, quand il semble que les Hommes ont enfin compris qu’attaquer son voisin ne sert à rien, y’en a qui s’ennuient.

Ils tirent dans le tas.

Putain.

Votez Macron. Même si vous ne pouvez pas le voir.

S’abstenir c’est faire le lit de l’extrême droite.

Votez pour la démocratie.

Je me suis plantée dans mon article précédent, j’ai dit que je n’avais jamais vu de dictatrice. Y’en a une qui se prépare pour notre usage exclusif.

Le bruit de bottes glacent tout le monde, pas juste l’étranger, celui qui ‘’dérange’’. Même l’électeur qui se croyait l’élu, du bon côté de la barrière. A Marineland tout le monde dansera avec des ballons sur le nez. Dans des cages.

Savez-vous que la ville de Mainz se frotte les mains ? Avec les taxes versées par BioNTech, elle a touché la poule aux œufs d’or. Dans la presse les articles fleurissent : comment utiliser cette manne ? Le laboratoire a été fondé par des chercheurs turcs. Des immigrés.

Aujourd’hui le monde entier les remercie.

J’ai un faible pour Emmanuel Macron : il ressemble à mon petit frère. L’autre jour quelqu’un lui a demandé un selfie. A la fête de famille le week-end dernier un invité m’a dit :

-Il ressemble à Macron ton frère, j’étais encore avec lui la semaine dernière, c’est frappant.

J’ai aussi un a priori positif pour un homme qui épouse une femme plus âgée, qui ne profite pas du tremplin du pouvoir pour se barrer, casqué ou non, dans les bras d’une actrice. Un homme raisonnable et fiable donc, qui ne demande pas de croire au père Noël et se bat pour l’Europe unie.

Depuis que je regarde la politique française avec un œil infiltré sur la politique anglaise et un regard extérieur et comparatif, je vous le dis : avant de casser l’imparfait, jeter un regard par-dessus la frontière. Sous les pieds méprisants du cirque de BOJO, l’herbe pourtant bien arrosée est nettement moins verte. C’est quand on la perd qu’on se rend compte de la chance qu’on avait.

Nous sommes venus jusqu’ici pour des fêtes de famille. Avec des cousines égarées depuis des années, trop d’années, nous nous sommes tombées dans les bras, en pleurs. En rires.

-Regarde-nous comme des godiches ! On a le mascara qui dégouline.

Tant pis. Je m’en fous. C’est bon de tenir ceux qu’on aime dans les bras, on aurait presque oublié, fichue pandémie. Dans l’assemblée endimanchée, quelle importance les yeux de panda quand on a des étoiles dans le cœur ?

Quitter le bord de mer pour une journée volée avec un autre bout de famille pour un pique-nique dans la garrigue. Entre les pins, ne pas chercher les traces de son enfance. Ne pas se dire que les générations ont glissé et que les parents aujourd’hui c’est nous, que ma cousine a bientôt l’âge de ma mère à son départ. Bien regarder les présents pour ne pas penser aux absents. Casser quelques tiges de thym en fleur pour la tisane de nos enrhumées. En partant, laisser des petits bouts de cœur avec chacun.

Sur la piste de cailloux blancs, conduire lentement, faire un écart dans le bas-côté pour ne pas déranger une partie de boules.

Oublier le compte à rebours vers le nord.

PS : Puisque nous sommes à Villefranche-sur-mer, je ne résiste pas à vous parler d’un de mes films fétiches dans lequel une scène y est située : An affair to remember de Leo Carey (Elle et Lui), avec Cary Grant of course. Fait orginal, c’’est un remake de 1957, par le même réalisateur, Leo Carey, de Love Affair (1939).

C’est un des deux films qui ont inspiré Sleepless in Seattle (Nuits blanches à Seattle). L’autre, The courtship of Eddie’s father (Il faut marier papa) n’est pas mentionné, coquine de Norah Ephron.

(Je n’ai pas trouvé de lien gratuit sur internet qui ne soit pas en .ru.)

PPS : Je n’aime pas faire de politique ici, mais certains sujets trop graves emportent mes doigts.