Silences

Parenthèses, seule à la maison et dans la forêt de la Grande Chartreuse

Chut, tendez l’oreille.

Écoutez.

Vous n’entendez rien ?

Je m’offre du silence.

Entrez.

Je vous le prête.

Surtout, ne dites rien.

Je vous invite quelques instants dans l’œil de mon cyclone.
C’est un tourbillon au parfum de tilleul et au goût de cerise. D’ailleurs, tout se mélange et les fleurs de tilleul ont un goût de cerise parce que j’ai découvert Rimbaud avec exaltation un jour de juin, en préparant le bac de français. Ma mère m’avait mis dans les mains une édition reliée en cuir marron gaufré, aux illustrations délicates monochromes vertes. J’ai lu On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans, en maillot de bain, étendue dans la cour sur une chaise longue profonde et basse dont il était difficile de s’extraire. Préparer le bac c’était une affaire sérieuse, mais travailler le hâle aussi. Ma main droite plongeait dans une cagette de fruits juteux. Je faisais attention à ne pas tacher de mes doigts collants le papier crème épais. Les tilleuls de juin de la promenade avaient le goût de la cerise. Depuis, tous les tilleuls sont rouges.

Comme j’aime le début du mois de juin ! Je circule le nez en l’air à humer les floraisons. Les seringats sont passés, mais les chèvrefeuilles m’autorisent un détour, et je reconnaitrais les yeux fermés, la station de métro Jean Macé. Le parfum des tilleuls de la place descend jusque sur le quai. Quel bonheur dans un endroit habituellement malodorant (encore plus depuis que des gens sans odorat ont imaginé déployer des odeurs de synthèse à la vocation honorable de rassurer et de « dissimuler » les effluves écœurants. C’est raté. Là où je passais rapidement et en apnée, je retiens désormais des nausées.)

Bienvenue dans mon silence. Du silence parfumé. Un trésor rare, précieux, convoité.

Du rien. Du vide.

Le contraire de l’ennui.
Lorsqu’un jour j’ai mentionné l’ennui dans ces lignes, une lectrice m’avait dit m’envier, d’avoir le loisir de m’ennuyer. Lui répondre m’avait permis d’éclaircir le point suivant : mon ennui n’est pas de ne savoir quoi faire, comme le déclare ma benjamine avant même d’avoir terminé l’occupation en cours. Mon ennui est au contraire d’être débordée de contraintes. Le quotidien me confisque à moi-même.

Mon ennui c’est le rendez-vous chez le médecin pour l’une, l’enchaînement de bus bondés, le coup de fil au collège, les emails administratifs, les trucs à faire qui débordent de mes oreilles, le saut à la supérette pour acheter des yaourts, le lave-linge à faire tourner, le chien qui aboie, la machine à étendre, le chien qui aboie, la serpillère à passer dans la cuisine, mais pourquoi ça colle tant là, le linge à rentrer il va pleuvoir, le saut à la poste pour aller chercher un colis alors que j’étais là quand le livreur est passé (mais quand allons-nous réparer cette fichue sonnette ?), l’email à l’architecte très long, pour lui expliquer ce qu’on a choisi pour les travaux et lui poser des questions, l’appel à l’assurance parce que bon, un type m’a foncé dedans dans un rondpoint, moi qui voulais juste aller nager, et la veille déjà je n’avais pas pu aller à la piscine car le chien refusait de rentrer dans la maison et en ouvrant le portail elle risquait de se barrer, et la voiture est cassée et si on veut partir en week-end comme prévu, il faudra en louer une à la gare de la Part Dieu, mais non on ne peut pas tous y aller car on a le chien, le chien qui aboie contre le facteur qui passe trop vite avec sa moto électrique qui fait bip bip, et le chien est interdit dans le métro même dans le métro qui sent bon le tilleul, donc mon mari devra faire l’aller-retour seul à la gare pendant que je gérerais la crise entre mes ados et leur mère comme à chaque départ précipité, mais pourquoi le réveil n’a-t-il pas sonné, et après on remplira le petit coffre avec les sacs à dos et l’habitacle avec les trois enfants et le chien et dans cette voiture de location moderne, je n’arriverai pas à mettre une autre radio que NRJ même avec les conseils de mes trois enfants derrière, et quel cauchemar l’odeur de ma ceinture de sécurité qui garde l’empreinte du parfum du précédent passager, faire bonne figure en arrivant parce qu’on est là pour se régaler tout de même, se souvenir que le nombre de jours pour acheter mon logiciel d’aide à la traduction en promotion est limité, faudrait que j’y pense lundi parce que bon, j’ai quand même des projets professionnels, ah zut, je n’ai pas rappelé le kiné de ma grande qui a demandé à changer le rendez-vous qui tombait en même temps que quoi déjà et Doctolib bugge et c’est quoi ce formulaire rempli qui traine pourquoi elle ne l’a pas apporté à la gym, et…

Mon ennui c’est ça.

Face à du temps blanc comme une page vide, je ne m’ennuie jamais.

Le pire c’est le bruit. Le bruit du camion poubelle ou du chien qui aboie. Les vibrations de la fête au-delà du quartier. Le chaos du monde qui tambourine dans mon téléphone ou dans les magazines que pourtant je fuis. Le brouhaha des mots. Des mots entendus malgré moi, des mots écoutés, des mots lus, des mots qui flottent à la surface de ma conscience. Des mots dits. Des mots écrits. Des mots qui racontent. Des mots qui corrigent l’expression française de ma tribu polyglotte. Des mots qui traduisent. Des mots qui avouent.

L’intensité sensorielle, un cerveau feu d’artifice, les émotions puissantes même positives… autant de germes d’épuisement. Créations intenses tous azimuts… pour mon entreprise, le jardin, les travaux. Ma cervelle bouillonne. Il me trouve des tas d’idées plus ou moins utiles dans les ténèbres de la nuit. Merci à toi caboche. Au panier. Fous-moi la paix.

Dans ma peau le confort n’est pas assuré. Ça tambourine là-haut avec l’impression de mâcher du papier aluminium en marchant sur des rochers acérés. Vite intervenir sinon… sinon le sommeil va me fuir et je vais mordre. Vite un barrage contre la surchauffe.

Les « il faut » et certains soucis sous-jacents n’offrent aucun répit.

Trois événements empilés sur deux jours consécutifs ont eu raison de ma résistance. Le troisième m’a mise à terre. Mon courage m’a lâché, les larmes ont coulé pendant quatre jours. (C’est beau cette progression mathématique, deux, trois quatre. Ça s’arrête là.)

Brutalement, j’ai cessé de suivre comme un pantin le discours tyrannique de ce qu’il est convenu d’appeler la charge mentale. Il a déblatéré tout seul. Plus rien n’a eu d’importance. Mes jambes ont refusé d’avaler les escaliers quatre à quatre. Mon piano n’a reçu qu’un regard de travers, un peu honteux, pardon de te laisser tomber. Pardon de m’être laissée tomber. Seul lien avec le monde accepté : le contact avec les touches de mon ordinateur pour avancer sur mon projet professionnel. Un mot après l’autre.

Le jeudi de l’Ascension est arrivé, comme ça arrive au mois de mai. Nous devions partir quatre jours à Paris. J’avais réservé deux pièces de théâtre, une exposition de peinture, des retrouvailles avec des amis. Chouette, de l’art, de l’amitié, une rupture dans le quotidien.

Non.

Impossible.

Mon corps a refusé et m’a offert la pause que mon esprit refuse sinon de m’accorder.

Partez, partez sans moi.

Laissez-moi me ramasser à la petite cuillère et ériger un barrage contre les mots.

Laissez-moi m’offrir une parenthèse.

Clac du portillon. Ils sont partis.

Oui, le chien aussi.

Effondrement soudain de silence. Maison engloutie dans le vide pour quatre jours.

Depuis combien d’années, n’ai-je pas disposé de quatre jours seule chez moi sans aucune contrainte ?

À l’ombre du lavatère

Il faisait encore frais. J’ai rangé notre pièce de vie pour la rendre propre et apaisante en écoutant en boucle la playlist de Spotify associée à Ta place dans ce monde de Gauvain Sers. Des chansons tristes pour libérer émotions et larmes. Elles se sont taries. Je me suis installée dans mon canapé-radeau. Lors de trouées de soleil, je suis descendue dans le hamac. C’est tout.

À part la visite d’une amie et notre échappée à la piscine le vendredi et l’appel téléphonique d’une autre le lendemain, je n’ai pas parlé pendant quatre jours. J’ai écrit quelques pages avec un stylo Bic bleu sur un carnet à pleurs, pardon à fleurs, et fini de tricoter une marinière en alpaga (mettez le nez dessus, ça sent le chameau).

J’ai regardé (revu pour certains) les films pris à la médiathèque ou trouvés sur Disney+ Everest, La montagne entre nous, Wild, La rivière sans retour, L’Ascension, Calendar girls… Thématique grands espaces. Ouverture. Rédemption.

J’ai enrichi cette passion soudaine pour les hauts sommets depuis mon salon, en écoutant des podcasts (George Mallory a-t-il atteint le sommet de l’Everest en 1924 ?), en lisant la BD Ailefroide de Jean-Marc Rochette, en dévorant les deux premiers tomes du manga de Jirō Taniguchi. L’adaptation en film d’animation Le sommet des Dieux est magnifique. Les volumes suivants m’attendent, réservés à la médiathèque.

Puisque nous voilà à la rubrique cinéma de cet article, sachez que ma liste foisonnante de trucs à faire prévoit une sortie au cinéma pour voir le dernier film de Valérie Donzelli D’amour et de forêts. L’approche intelligente, féministe et pétillante de la réalisatrice m’a déjà séduite dans Nonna et ses filles et Notre-Dame. Je souhaite découvrir comment elle évoque le processus pervers de l’emprise et des violences conjugales.

Petit Som

Il m’en a fallu des années de lectures, de rencontres et d’échanges pour arriver à écrire un témoignage sur la question (eh non, pas ici). Pour accepter d’abord, comprendre ensuite, que confier des épreuves n’est pas un signe de faiblesse mais permet le lien avec autrui. Ce sont les failles que je recherche entre les mots écrits ou dits. Les paillettes d’authenticité échappées des vibrations d’un partage. Le papier glacé (glaçant) des gens qui contrôlent leur image impeccable me rebutait avant. Aujourd’hui cette dernière me fait fuir. Ce film réveillera des souffrances. Tant pis. C’est une étape sur le chemin de la mise à distance et le rappel que oui il y a des salauds. Et que non tomber dans leurs filets ne fait pas de nous une coupable, mais une victime.

Presque une semaine s’est écoulée entre le premier jet de cet article et la décision de sa publication. Je l’ai collé sur mon site, sauvegardé le brouillon en ligne, et me suis déconnectée pour réfléchir. Ai-je envie, au moment où je lance mon activité professionnelle, de confier un repliement intime ? Ce matin la réponse est oui. Tant pis pour ceux qui renient leur humanité et confondent défaillance et courage de partager. Je leur tire la langue.

Hier j’ai frôlé le silence. Une autre qualité de silence. Un silence palpable, millénaire, rythmé par les cloches de l’église et les clarines des vaches, le froissement dans le vent des branches des frênes de l’allée et de la forêt alentour, les stridulations de criquets invisibles. Un silence gardé par de hauts murs de pierre, des toits de tuiles vernissées en écaille, anciennes, superbes (et d’autres récentes homogènes et ternes), des toits en ardoises ou couverts de tavaillons lessivés par trop d’hivers.

Grande Chartreuse

Avec une amie nous sommes parties marcher en Chartreuse pour le week-end. C’était une surprise, cette parenthèse verte. Un changement de dernière minute a décalé le projet initial (ailleurs, dans une autre configuration). Nous avons été soulagées de trouver une chambre disponible quelques jours avant notre départ dans une région que nous aimons toutes les deux.

Cirque de Saint-Même

Hop un sac à dos, deux gourdes, des chaussures de marche éprouvées. Zut j’ai oublié le chocolat. Balade du samedi vers la cascade du Guiers dans le cirque de Saint-Même, gouter de clafoutis sur les pistes fleuries de la microstation de ski où mes deux grands enfants ont dévalé quelques pentes. Leur petite sœur était encore bébé sur une luge. La randonnée du dimanche, plus ambitieuse, nous a menées dans les rafales du vent du sud, jusqu’au pied des barres rocheuses du Petit Som. Nous avions garé la voiture au parking du musée, la Correrie (ancien poste avancé de la Grande Chartreuse, ou plutôt poste avancée puisqu’il s’agissait du service du courrier et d’accueil des nouveaux convertis) et rejoint, deux kilomètres plus haut, le monastère. Oui celui où est produite la liqueur verte.

Blotti dans une combe entre deux pentes de forêts à 850 mètres d’altitude, le bâtiment, tout en toits (quatre hectares), clochers (huit), et fenêtres est immense. Il accueille une trentaine de moines, inspirés par le fondateur Saint-Bruno.

Dans la forêt superbe, les arbres démesurés touchent le ciel qui s’éclaircit. Je lis aujourd’hui que c’est la plus grande des Alpes (classée forêt d’exception depuis 2015), celle qui a approvisionné la marine royale au XVIIIe siècle. Nous traversons la scierie à 1 000 mètres d’altitude. La vue de carte postale se renouvelle à chaque lacet du sentier. Je me retourne souvent pour l’admirer. Mais le vrai trésor, l’âme du monastère qui infiltre ce coin de Chartreuse c’est ce vœu, ce choix du silence. La route d’accès au parking prévient le visiteur : « vous entrez en zone de silence dans le désert de Chartreuse ». Un silence habité, contemplatif.

Aucun mot et pourtant tout est dit.


Un jour c’est sûr, je m’échapperai pour quelques jours de retraite dans un couvent ou un monastère. Les personnes qui entrent dans le silence armées de leur seule foi me fascinent. Peut-être voudront-elles bien accueillir un temps le tourbillon de ma cervelle entre leurs murs. (Si cela vous intéresse, lisez Ressac de Diglee, sensible et émouvant).

Lys

Les lys martagon dans l’allée du monastère sont encore en bouton, mais là-haut, sur les alpages, les lys blancs dansent dans le vent, entre boutons d’or, trolls et arnica, œillets des poètes roses, géraniums violets, raiponce bleue… Juin éclabousse la montagne de couleurs. J’ai envie de chanter « The hills are alive with the sound of music… » avec un tablier à carreaux comme Julie Andrews au début de La mélodie du bonheur.

Tendez l’oreille.

Du silence ? Toujours un peu. Entre les vibrations d’outils dans un chantier plus haut, le frisson d’une guirlande de ronds de papier contre le mur, le gazouillis des mésanges dans notre jungle de poche, non tondue, non taillée par égard pour les sauterelles – que j’aimerais retrouver. Et une cigale à une note, « rayée » comme les disques noirs d’avant.

Je vous la prête aussi. Elle au moins mon tourbillon ne l’emportera pas.

P.S. : Inscription sur le mur de la chartreuse au niveau du portail des écuries, au dessus d’une petite fontaine : Les moines qui ont consacré leur vie à Dieu vous remercient de respecter leur solitude dans laquelle ils prient et s’offrent en silence pour vous.

Le millefeuille du temps

Étape dans un village anglais, souvenirs à Londres et rencontre dans le Pilat

La traversée en ferry depuis l’île de Wight s’est bien passée ?

Je vous propose de mettre le cap plein Est, au-delà de Brighton, pour un petit village charmant : Rottingdean. Nous allons retrouver ma belle-sœur qui y habite. Ce village sur la côte sud de l’Angleterre se niche près d’une plage de galets de silex, elle-même blottie entre des falaises de craie. Halte protégée sur la Manche et équipée d’un point d’eau douce (une mare), les pirates s’y sont installés les premiers. L’accès à la mer isolé, des tunnels et des grottes ont permis la prolifération de commerces illicites comme en témoigne l’enseigne d’un pub Smuggler’s rest (le repos du contrebandier). Calme, nature omniprésente, mer, beauté, histoire. C’est un coin où j’aimerais vivre.

Au loin, la Normandie

Faute d’en trouver un sur place, notre AirBnb est dans un village voisin, juste au sommet de la falaise avec vue sur la mer, les étoiles (et entre deux bancs de brume, le champ d’éoliennes au large de Brighton). Parce que la marée était basse, nous avons choisi de rejoindre notre destination par le pied des falaises. Les éclats de craie éparpillés dans l’herbe évoquent le jour des marguerites, la nuit, des constellations. La promenade bétonnée s’égaie de dessins d’enfants éphémères.

À Rottingdean, nous avons tendu la main par dessus la barrière pour caresser les moutons dans le pré voisin du jardin de ma belle-sœur. Guetté les petites queues blanches bondissantes des lapins dans l’enclos des chevaux en face. Salué le long du sentier les bluebells, ces jacinthes sauvages bleues (parfois roses ou blanches), aux clochettes souples, dont les stations si prisées ont un nom : les bluebell trails (les pistes aux jacinthes). Nous avons partagé le Sunday lunch (avec des Yorkshire puddings) dans un pub (un autre) et dégusté un cream tea au soleil dans un salon de thé adorable.

Cream Tea

Le cream tea est une de mes institutions anglaises préférées. C’est comme jouer à la dinette avec sa meilleure copine, en buvant du thé fort brûlant et croquant des scones énormes barbouillés de crème épaisse et de confiture de fraises. Bien meilleurs que la soupe de pétales de roses écrasées à la gadoue d’autrefois. Sur le menu, une citation de Billy Connelly me fait sourire : « Ne fais pas confiance à quelqu’un qui, laissé seul dans une pièce avec un tea cosy [ce bonnet pour maintenir la théière au chaud] ne l’enfile pas sur sa tête. » Notre théière n’en n’avait pas. Nous n’avons rien eu à enfiler.

Kipling Gardens

Le long de la rue principale, les petites boutiques composent un passé de livres d’images (Disneyland en version authentique). Le fish and chip shop permet de déjeuner sur la plage si l’on prend garde aux mouettes chapardeuses. Des plaques commémoratives rappellent que ce coin de paradis a attiré les artistes. Rudyard Kipling, l’auteur de Le livre de la jungle et du magnifique poème Si… (« tu seras un homme, mon fils ») y a vécu de 1897 à 1903. Un charmant jardin entouré de murs de pierres, composé de plusieurs espaces (dont le terrain de croquet municipal – oui comme dans Alice au pays des merveilles, mais sans les flamants roses) porte son nom. En face s’élève North End House, la maison d’un oncle de Rudyard Kipling, l’artiste peintre préraphaélite Sir Edward Burne Jones. Une fenêtre tout en hauteur permettait de faire passer les toiles de grande taille. (Sans doute pas l’immense qu’on a vue au V&A Museum).

Sur le parking de la plage, ma grande fille s’approche d’une pancarte d’informations touristiques.

— Maman, maman vient voir. Cary Grant est venu ici !

Tudor Close

— Cary Grant ?

Oh, mon acteur chéri ! J’aurais marché dans ses pas ? Ouah !

Je lis que oui il a logé à l’hôtel Tudor Close. Quoi ? Cette somptueuse demeure au début de la rue de ma belle-sœur, que je photographie à chaque passage, était un hôtel ? Elizabeth Taylor y a logé aussi pendant le tournage de National Velvet (Le Grand National).

La cour intérieure

Tudor Close, ensemble de sept maisons en brique et silex construit dans les années 1920, devenu hôtel de luxe, a été à nouveau divisé en habitations particulières dans les années 1960. Hop un coup d’œil à droite et à gauche, personne, entrée furtive sur le parking commun pour respirer la clématite superbe et voler une photo à travers le portillon de bois. Une pancarte annonce qu’une maison est en vente. Quelques recherches en ligne en donnent le prix, informent que le bâtiment est classé, et… qu’il a inspiré le jeu du Cluedo. Sa version originale dans les années 1940 s’appelait Murder at Tudor Close.

Lorsque nous avions séjourné à Rottingdean quand les filles étaient petites, nous étions dans un charmant couvent de religieuses, et avions sympathisé avec Sister Cecile. Aucun fantôme, ni de Cary Grant, ni du Docteur Lenoir.

Départ de Rottingdean pour Londres au cœur d’émotions mitigées : regret de partir, joie de retrouver la capitale après notre trop longue séparation. Poursuivre dans le présent mon voyage dans le passé. Comme la falaise dévoile dans ses strates les époques géologiques, les événements des années passées infusent mes jours.

Les promenades à Londres regorgent de millefeuilles émotionnels.

À Kensington, je retrouve chez Harrods, la petite Estelle de neuf ans, aux côtés de sa mère éblouie devant une azalée rose tout en fleurs grande comme un lit double, ou cette même maman qui achète dans les magnifiques foodhalls, département alimentation, un bonhomme en biscuit, qui nous nourrira pour la journée, parce que bien sûr quand on enchaine les musées, on (suivez mon regard) ne pense pas à manger (ni à s’arrêter). À ce nouveau passage, oppressée par les hordes de touristes (et par des voix françaises), je n’ai qu’une envie : quitter les foodhalls et Harrods. Traverser le rayon parfumerie me donne envie de vomir. Heureusement les petites rues nous permettent de rallier les musées dans le calme.

Au Science museum, je revois mon petit garçon jouer avec les bricoles du magasin du musée. Au V&A Museum, je croise une Estelle jeune adulte éblouie par les motifs des tissus et des papiers peints. Puis l’odeur du métro ressuscite l’enfant de neuf ans.

L’Angleterre vibre des préparatifs du couronnement de Charles III prévu le samedi 6 mai (Coronation day). Chaque chaine de magasins a édité une ligne consacrée de boites à gâteaux ou à thé, a développé des sacs à l’effigie de la journée. Dans ce marketing foisonnant, comment identifier le logo officiel ? Les buralistes, les supermarchés vendent des coronation boxes : le kit du couronnement avec fanions, vaisselle en carton, chapeaux, et autres articles de fête, le tout aux couleurs de l’Union jack. Des vitrines affichent des figurines de carton grandeur nature de Charles et Camilla (ça fait un peu peur). Un concours de cuisine a été lancé : quel sera le plat créé en l’honneur de Charles III ? Pour Élizabeth II c’était le Coronation chicken (dont le nom original était poulet Reine Elizabeth), pour une autre reine, la Victoria sponge dont nous avons déjà parlé.

Un Anglais d’un certain âge m’explique que le couronnement suit un rituel identique depuis mille ans, et que les huiles saintes sont importées de Jérusalem. Quelques minutes plus tard, il remarque : « Oh ces Français, quand on augmente l’âge de la retraite, ils descendent dans la rue. Ils n’aiment pas le changement ». Vraiment ?

Ma position concernant la monarchie britannique n’est pas claire. Je trouve choquant cet anachronisme, indécent cet étalage de richesse dans un pays où tant vivent dans la pauvreté, et idiot le fait de confondre génétique et accent pointu et compétences. Pourtant l’engouement de beaucoup pour leur famille royale est touchant (on a croisé deux boites aux lettres à l’effigie d’Élisabeth II décorées de doudous) et on ne peut pas dire que le système démocratique ait fait émerger des talents exceptionnels ces dernières années.

Sans doute regarderons-nous un instant le couronnement à la télé samedi. Cette mise en scène, ce jeu de rôle grandeur nature, infuse la culture familiale. Mon mari a acheté des fanions, plus pour le fun que pour le symbole monarchique. We shall see.

Devant un pub

Je vous quitte avec un cadeau.

Un cadeau tombé du ciel, comme mon thé avec les dames anglaises dans l’église de Ventnor.

Laissez-moi vous raconter.

Sainte-Croix-en-Jarez

Premier week-end de mai, un jour de beau temps, le dimanche, j’ai envie d’étrenner mon nouveau guide de randonnée dans le massif du Pilat. Des amis acceptent de nous accompagner. Découverte à Sainte-Croix-en-Jarez d’un des plus beaux villages de France, ancienne chartreuse créée en 1280 et transformée en village à la Révolution. Circuit dans des combes fleuries, sur des crêtes couvertes de pins et de landes, au parfum âcre de genêts (qui me renvoie chez mon grand-père). Pas de muguet dans les sous-bois. Pique-nique sur fond de champs et de chant d’alouette. Retour au bourg, qui a encore tout de l’architecture d’une chartreuse, avec un cloître miniature piqueté de pâquerettes.

Comme j’aime les cloîtres ! Un appel spirituel ouvert sur le ciel, habité de pas anciens, de brins d’herbe, et parfois, de fleurs, et protégé de la fureur et des bruits du monde par quatre murs. Je l’explique à mes filles. Ma plus jeune s’exclame : « Tu pourrais devenir religieuse comme Sister Cecile ! » (de Rottingdean). Euh non ma fille. Pour cela il ne faudrait pas être mariée et l’idée « d’entrer dans les Ordres » m’effraie, moi qui n’aime ni en recevoir ni en donner.

Entrons donc dans les « désordres » jolis.

Pour retourner au parking, un panneau nous conseille de suivre un sentier entre le ruisseau et le terrain de foot tondu du matin. Sur la passerelle de bois je ralentis, pour regarder l’eau en dessous. J’imagine, le radeau de brindilles attaché par des brins d’herbe et pavoisé de boutons d’or, qui chavire sous la cascade pour rire.

Une vieille, bien vieille dame, arrive à notre rencontre, le pas assuré par une canne. Elle nous voit mon mari et moi, scruter au-delà de la rambarde, entre les herbes folles, l’eau qui court.

La passerelle

— Si ça vous intéresse, c’est sur cette pierre que les dames avant lavaient leur linge.

— Ah oui ?

Bien sûr que ça m’intéresse.

— La pierre, elle était plus haut dans le ruisseau avant. Moi je venais rincer mon linge dans le ruisseau, même quand j’avais ma machine.

— Vraiment ?
Je dois avoir les yeux ronds, et la bouche ouverte. Encore, encore, j’adore, racontez madame.

— Oui ça me rappelait quand j’allais laver le linge avec ma grand-mère. J’aimais beaucoup.

Donc il doit y avoir 75, 80 ans ?

— Oh comme c’est chouette !

— Si vous avez l’esprit écrivain, oui.

— Mais oui, mais oui, j’écris !

Je manque de m’étrangler. Incroyable, cette remarque.

— Vous êtes écrivain ? Vous connaissez Marie Billetdoux ?
— Un écrivain qui s’appelle Billetdoux ? Oui je connais.

Je connais une Raphaële Billetdoux. Un de ses livres est dans la bibliothèque de mes parents (c’est-à-dire sur des étagères dans la lingerie). Je l’ai souvent regardé, tenu dans les mains, sans jamais l’ouvrir. Couverture jaune des éditions Grasset, le nom de l’auteur et son titre me fascinent sans que j’aie besoin de lire le texte. Souvent je repense à ce titre formidable. Mes nuits sont plus belles que vos jours.

— Elle vit encore ?

— Je ne sais pas.

— C’était une amie de ma fille. Elles ont eu toutes les deux un cancer, elles sont parties en voyage ensemble… On est dans une chartreuse, on devrait parler d’autre chose…

— Mais non, madame. Non, c’est passionnant ce que vous me dites.

Je lui touche l’épaule, j’ai envie de la prendre dans les bras cette dame. Je n’ose pas.

— Ma fille est morte, mais j’aimerais la contacter. Mon je suis vieille, mais mon petit-fils l’a cherchée. Par son éditeur, peut-être ?

— Oui par son éditeur sûrement…

Sourire triste. Je tape rapidement le nom de l’auteur sur l’écran de mon portable. Je n’ai pas le temps de poursuivre en détail, on m’attend.

— Je me souviens d’un livre chez mes parents. Mes nuits sont plus belles que vos jours.

— Oh, il m’a fait pleurer ce livre.

(Voilà sans doute pourquoi je ne l’ai pas ouvert. Peut-être que le sujet m’en a dissuadé).

— Elle s’appelait Raphaële. Mais à la mort de son mari trois semaines après le mariage, elle a pris son deuxième prénom : Marie.

Tout s’explique.

J’essuie une larme d’un revers de main. Comme j’aimerais parler longtemps avec elle. Dans ce village minuscule envahi aujourd’hui par une course à pied et les portes ouvertes de la ferme, quelle était la probabilité de croiser une habitante de toujours et d’échanger avec elle ? Et surtout de sentir une vraie rencontre ?

Sourire immense.

Nous longeons le pré. Mon amie marche à ma rencontre.

— Il m’est arrivé un truc génial, un magnifique cadeau. Je ne te le dis pas, tu pourras le lire dans mon prochain article.

Une émotion intense doit se digérer avant d’être partagée. Prenez-en soin.

Vous savez quoi ? J’ai envoyé un message à l’éditeur pour Marie… Je n’ai pas pu m’empêcher de me mêler de ce qui ne me regarde pas. Parfois les rencontres ont besoin d’un coup de pouce, un Email ou une pierre plate dans l’eau.

La pierre plate

J’écoute en vous écrivant Pavane pour une infante défunte de Maurice Ravel, que je travaille au piano en ce moment, et qui accompagne bien l’humeur de cet article.

At the seaside

Échappée sur l’île de Wight dans la tempête.

Pour nos vacances de Pâques, nous avons fait le choix impatient de retourner en Angleterre. La pandémie nous a privés plus de trois ans des retrouvailles avec les terres de ma belle-famille (peut-on dire mes belles-terres ?). Entre deux coins familiers, nous avons glissé une échappée à l’île de Wight.

L’Isle of Wight (ou IOW) comme disent les Anglais est desservie en ferry depuis Portsmouth. Cet important port militaire sur la côte sud de l’Angleterre a vu l’amiral Nelson mettre le cap sur Trafalgar et Napoléon, et le départ des Alliés en juin 1944 pour le débarquement en Normandie.

Portsmouth

Arrivés au port, notre petite Fiat de location garée, nous sommes partis à pied à la recherche d’un magasin de fournitures de matériel artistique (fermé) et d’un snack. Nous avons longé des bâtiments de la Royal Navy, sur lesquels des affiches annoncent des recrutements, et traversé le quartier de l’université. Rien de bien remarquable dans cette zone périphérique de Portsmouth, sur laquelle veille une tour en forme de mât de voilier avec une voile gonflée, appelée justement Spinnaker. Trop fine pour accueillir bureaux ou logements, on se demande à quoi elle sert. Des recherches m’apprendront qu’elle symbolise le renouveau du port, permet de prendre le thé dans les nuages et de frissonner en descendant en rappel.

L’île de Wight est un losange de terre amarré à moins de cinq kilomètres de l’île principale de la Grande-Bretagne. La traversée du détroit de Solent laisse à peine plus d’une demi-heure pour jouer à appareiller pour le bout du monde.

Au loin, l’île de Wight

Habillez-vous chaudement, nous sortirons sur le pont dès que le ferry aura quitté le port. Il faut se forcer pour quitter l’ambiance calfeutrée du salon meublé de canapés et de tables basses, et de quelques tables de café. Lorsque la porte latérale vers la coursive finit par céder sous la poussée, les rafales fouettent les cheveux dans tous les sens et coupent le souffle. Une tempête est annoncée pour les prochains jours. Les embruns se mêlent aux gouttes de pluie. La mer brune se hérisse de crêtes blanches, on s’étonne de ne pas sentir le bateau tanguer. La houle reste discrète dans ce bras de mer protégé. Sur la gauche on aperçoit quelques îlots artificiels, ceux qui ont dû servir à la défense de l’Angleterre pendant la guerre. On frissonne, vite rentrons. Déjà, la terre s’approche, les maisons grandissent. Un message du commandant nous demande de rejoindre notre véhicule. Le bout de notre monde aujourd’hui est là.

Toucher terre par la mer sur une île a quelque chose de magique, à la fois merveilleux et effrayant, comme si quitter un continent libérait des idiots et de ses propres entraves. Comme appareiller sur un navire immobile. Débarquer sur une île anglaise offre deux fois ce tour de magie. On a quitté un continent immense par un tunnel, puis une grande île pour une plus petite.

Le débarquement est rapide. Dans le port minuscule (le quai du ferry, quelques voiliers), la route monte un peu. Dès le premier virage, les routes de campagnes ressemblent à s’y méprendre à celles de l’autre côté du Solent. Mon mari s’exclame, un peu déçu : « Mais c’est pareil que partout en Angleterre. Je croyais que ce serait différent… » Si le paysage est le même, l’ambiance est-elle autre ?

Destination entrée sur le GPS : Osborne House, le refuge de la reine Victoria. Ma plus jeune fille râle, mais tant pis. Nous n’allons pas passer si près sans nous arrêter.

Osborne House

Entre les arbres, le parking immense est en grande partie vide. Peu de bus. Il pleut. Nous n’avons pas de parapluie (oui, on part en Angleterre sans parapluie) et nous nous hâtons vers le bâtiment de l’accueil. Le domaine immense descend jusqu’à la mer. Dans le parc, un jardin clos de murs (walled garden), le château Osborne House et un chalet suisse près de la plage. Découragés par nos vestes trempées, nous renoncerons à descendre à la plage privée visiter le chalet.

Le parc, aux arbres superbes (dont plusieurs plaques indiquent qu’ils ont été plantés par les membres de la famille), me déçoit un peu, car, à part quelques bulbes et de rares camélias, la floraison éclatante n’a pas encore commencé. Dans le jardin, la terre est nue. Les rhododendrons immenses sont en bouton. Ce sera également le cas lors de notre visite au jardin botanique de Ventnor. Pourtant, au pied de falaises, plein sud, un microclimat local lui offre 5 degrés en moyenne de plus qu’ailleurs dans le pays. Le printemps est la saison qui va le mieux à l’Angleterre. Je regrette de rater son feu d’artifice.

Au fond, la mer

Osborne House, vaste demeure de pierres blondes, est dans l’état où la reine Victoria l’a laissé à son décès en 1901. Nous suivons le parcours prévu, traversons les salles de réception en bas, les appartements royaux au premier, la nursery pour les neuf enfants (neuf !) au deuxième étage. Les pièces débordent de peintures et de sculptures en tous genres. Victoria et Albert, très amoureux, s’offraient sans arrêt des œuvres d’art.

J’apprends qu’ils étaient eux-mêmes des artistes accomplis. Je retiens le charme de la nursery, avec les petites chaises (chacune au nom de leur propriétaire en culottes courtes), l’arche de Noé en bois avec ses paires d’animaux. Je m’imprègne de l’ambiance studieuse et tendre du cabinet de travail, avec, côte à côte à se toucher, les bureaux de Victoria et Albert, l’un légèrement plus haut que l’autre. Je m’attarde sur le papier à lettres royal superbe. Je souris dans la salle de bains de la reine qui comprend dans un même placard, mais séparées par un mur, une douche carrée de 80 cm de côté au maximum, et une baignoire. Les sanitaires du moindre camping ont aujourd’hui plus de confort. La règle et l’équerre en bois de grande taille pour dresser la table me laissent rêveuse comme la salle de réception de style indien grandiloquent.

Cette traversée de l’intimité d’une femme, endeuillée jeune par le décès de son grand amour à 42 ans émeut. Voilà le lit dans lequel la reine s’est éteinte, quarante ans après son époux. Un courant d’air me fait frissonner : ces grandes cheminées suffisaient-elles à maintenir une température convenable dans cette contrée si humide ? Je repense aux films que j’ai vus sur la reine : The young Victoria (aperçu intéressant de son caractère, de sa rencontre avec Albert, et de ses débuts sur la scène politique), Victoria and Abdul (son amitié sur le tard avec un serviteur indien). Et celui, à peine commencé que je finirai peut-être un jour, Mrs Brown ou La dame de Windsor (sur sa relation avec un palefrenier écossais). Sa biographie m’attend sur une étagère dans mon bureau.

Elle en avait de la trempe cette dame plongée au cœur de marigots comploteurs.

Elle règne encore partout, c’est impressionnant. L’ère victorienne sert de repère dans de nombreux domaines. Nos vacances ont été placées sous son signe : l’île de Wight d’abord, son refuge loin des agitations londoniennes, puis à Londres, la station de métro Victoria, pour le Victoria Palace theatre où nous avons vu une comédie musicale (un peu de teasing pour le prochain article). Pour nous rendre aux musées, nous descendons à l’arrêt de bus Royal Albert Hall, en face du monument Albert memorial tout en dorures. Nous prendrons le thé au Victoria and Albert Museum, dans une salle d’apparat (surchargées de lustres, dorures, céramiques peintes aux motifs différents, le tout premier restaurant installé dans un musée). Puisqu’il faut bien choisir, je prendrai un carrot cake et non pas une Victoria sponge, (génoise fourrée de confiture de fraises et parfois de crème).

Victoria, Victoria, Victoria. Aurevoir Victoria, nous te laissons à ton refuge d’Osborne House, pour aller trouver notre gîte. C’est quoi l’adresse ? Albert street.

La traversée de l’île dans le sens nord-sud dure une demi-heure (45 minutes dans la largeur). En Angleterre, je me fie plus au temps de trajet qu’aux distances. D’abord, piégée par les miles je sous-estime l’éloignement, ensuite, la densité de population du pays fait que même dans un paysage d’album pour enfants (collines vertes, moutons, haies centenaires), les voitures s’enchainent. Je sursaute régulièrement, surprise par un camion du « mauvais côté de la route ». Je n’ai pas encore osé conduire à gauche.

La plage au soleil

Ventnor, notre point de chute sur la côte sud, est une petite station balnéaire isolée, autrefois destination sanitaire des tuberculeux. La météo extrême nous offrira une grande bouffée d’air marin. Le nom du lieu me semble évocateur. Notre mini cottage, niché au cœur de maisons mitoyennes entre deux rangées similaires, n’est accessible qu’à pied, par une allée grimpante entre des bouts de jardin pentus. La décoration intérieure est charmante, cosy et gaie, dans des tons de bleu passé, de rose pâle, de vieux bois et de blanc. Hop, une photo de la chambre, une autre du sol de la salle de bain… emmagasinons des idées. Un jour, sans doute, les travaux de notre maison commenceront (doigts croisés). Par la fenêtre de notre chambre, on aperçoit un chaos de toits gris ardoise, des cheminées coiffées de mouettes, le sommet de la colline (que nous venons de descendre par la bien nommée zigzag road). Un groupe de goélands passe en criant. La mer invisible est toute proche. Les fenêtres craquent. Le vent a redoublé.

La plage sous la tempête
Le port de Ventnor

Pas envie de faire des courses après le trajet. Que manger ? Encore un sandwich ? Non, pitié ! J’ai repéré dans le livret d’accueil du cottage un restaurant indien. J’adore manger indien en Angleterre, c’est tellement meilleur qu’en France (plus épicé, plus parfumé). Notre quatuor a besoin de souffler, l’attente dans la voiture pour l’embarquement s’était soldée par une crise d’impatience. Mon mari et moi mangeons en tête à tête, les filles emportent des curries pour piqueniquer devant la tablette et réviser Astérix au service de sa majesté. Elles parleront pendant plusieurs jours en français, mais à l’anglaise, avec un accent forcé, bonté gracieuse. Fous rires. À la sortie du restaurant indien, impatients de découvrir la mer, nous avons emprunté la route de la plage. Dès le coin de la rue, une rafale violente doublée d’une pluie désagréable nous a coupé le souffle. Nous renonçons à voir la mer. À cause de la tempête. Cela ne m’était jamais arrivé.

Au matin, ce besoin s’est mué en urgence. Vite, vite, allons voir la mer ! Mon mari attablé dans la cuisine devant son ordinateur (le pauvre il doit bosser), les filles et moi nous éclipsons.

La descente vers la plage est raide, Ventnor est une ville construite sur une pente. Sur la gauche, un bâtiment art déco des années trente, qui avait fait sensation à l’époque, surplombe un port miniature, et la boutique des pêcheurs qui vend de la chair de crabe tout frais. La marée est basse, des catamarans de pêche reposent sur le sable. Quelques boutiques, cafés et restaurants. Hors saison tout est calme. Les nuages roulent dans un ciel d’étain. Une éclaircie nous assure encore quelques minutes de promenade au sec. Heureusement, car aucune capuche ne reste sur la tête emportée par la tourmente.

Remontée par l’autre extrémité de la plage. Une houle longue gris-brun respire sous des écailles d’écume. Au creux du sentier de retour, des lames de pluie nous assaillent. Nous les avons vues arriver de loin. Les arbustes mouillés nous aspergent au passage. Ma benjamine trempée et gelée en a marre, elle rentre. Avec ma grande nous poursuivons nos explorations dans le bourg.

La pluie s’en est allée. Nous nous ébrouons. On monte voir l’église ?

Saint-Catherine Ventnor

Comme j’aime les églises anglaises, nichées au creux d’arbres et de pelouses, dont les ailes de pierre couvent des pierres tombales de guingois. Chaos de vies anciennes résumées en deux dates en partie effacées, en écho à celui des toits.

Entrées par le parking, nous avons à peine le temps de constater que la porte principale est fermée, que surgit derrière nous une petite dame, dans des tons pastel, avec un anorak sous un bonnet de laine à pompon. Sans s’arrêter, elle nous interpelle :

— Venez prendre un thé dans l’église. Il y a de très bons gâteaux.

— Ah oui ?

— C’est par là.

Elle se glisse par une entrée latérale. Un panneau indique un coffee shop le matin en semaine dans l’église. Ma fille et moi échangeons un regard curieux et un sourire, je chuchote « oh c’est trop bien ! » et lui emboitons le pas.

À la sortie du petit couloir, les murs blancs de l’église Sainte-Catherine détonnent avec l’extérieur de pierres grises. Nous traversons d’un bon pas une assemblée de chaises en bois modernes. Dans l’aile latérale, sous de hautes fenêtres, ce qui est sans doute un autel est couvert d’une nappe et de boites de gâteaux maison. Une petite tirelire propose de laisser une obole. Quelques tables et des chaises évoquent un café. Au fond, des étagères proposent des livres et dans un coin, les petits enfants trouveront de quoi jouer. Décidément, l’Église anglicane sait accueillir ses fidèles.

Une dame debout nous accueille.

— Bienvenue. Vous voulez un thé ?

— Volontiers, mais, je ne pourrai pas faire de don. Je n’ai que des euros.

— Aucune importance. It’s on the church. C’est l’église qui offre.

Nous imitons notre guide et nous asseyons à la table la plus grande, rectangulaire, près de deux autres dames d’âge mûr. Elles se présentent, nous aussi. La dame debout nous apporte deux tasses de thé. Nous refusons poliment un bout de flapjack ; il me fait bien envie, mais nous venons de prendre le petit déjeuner. Nous voilà avec Ruth, notre hôte, sa sœur Sheila, Ann, et Barbara, notre guide.

Que c’est délicieux, le thé fort (English Breakfast) qui brûle un peu la bouche et cet échange avec ces quatre drôles de dames ! Nous parlons langues et vie à l’étranger. Barbara est née en 1935 en Australie avant de venir vivre avec ses parents en Angleterre, Sheila en Ouganda. Ruth qui s’occupe de Sainte-Catherine aujourd’hui (ou au moins de son coffee shop matinal), a vécu de nombreuses années en France, pour des missions en lien avec l’Église. Elle raconte que lors de ses retours en Angleterre elle traduisait littéralement des expressions françaises : « Where is all the world? » pour « Où est tout le monde ? » – au lieu de « Where is everyone? ». Je lui réponds que chez nous aussi, les langues se mélangent (même sans plagier le film d’Astérix).

Un rayon de soleil éclaire l’autel-bar, je déguste chaque minute de cette rencontre magique. Je veux m’imprégner de tout. Ce n’est pas souvent que l’on vit une scène de roman avec Miss Marple et ses amies. Combien de temps pouvons-nous rester sans nous incruster ? Je n’ose pas prendre de photo. Lorsque nous nous éclipserons à regret, je soufflerai à ma fille :

— Quelle chance, c’était formidable non ?

— Ça va finir dans ton blog ça non ?

Évidemment !

Vite au retour, prendre des notes au stylo Bic dans mon carnet pour ne pas oublier les prénoms de ces dames. Retourner poser mon obole puisque je le leur ai promis. Mais hélas, je n’avais pas vérifié les horaires et l’église était fermée. Maintenant je le sais, je suis mûre pour le thé-gâteau de 11 heures avec des mamies (intéressantes). Si elles lisent cet article que je leur enverrai, je les embrasse.

Neige d’écume

Balade à pied le long de la côte pour déjeuner sur le pouce dans une crique d’un chausson au crabe et d’une ciabatta au maquereau, avant de visiter le Jardin botanique. La tempête empire. La grêle martèle les serres. Les bourrasques dévastent les eucalyptus. Le chemin de retour se fait heureusement dans le sens du vent. Nous longeons un terrain de cricket désert, et montons des escaliers de bois glissants. Bien tenir le téléphone pour prendre des photos. Souffle coupé, comme étranglés, nous jouons avec les rafales, les bras écartés, appuyés dans ceux du vent. Des flocons d’écume recouvrent le trottoir de la promenade et s’envolent.

En arrivant, se changer jusqu’aux sous-vêtements. Tout est trempé. Vérifier la météo. Tempête Noa, rafales à 110 km/h en bord de mer. Ah oui c’est donc ça !

Heureusement le lendemain, nous serons à l’abri. J’ai inscrit tout le monde pour un atelier de céramique, modelage et tour d’agile blanche, dans un petit village charmant, avec deux jeunes céramistes et un potier adorables.

Nous visiterons aussi une ferme qui produit de l’ail (et tous ses produits dérivés, même de la bière à l’ail et du fudge à l’ail). Et irons explorer la pointe ouest de l’îe célèbre pour les sables colorés d’une falaise et ses needles, les pointillés de rocher qui la prolongent. Le paysage est magnifique, mais en matière d’architecture géologique, moins spectaculaire que le Pont d’Arc. Une pancarte et des restes bétonnés montrent que le lieu était utilisé pendant les années soixante pour effectuer des tirs de fusée. Quelle drôle d’idée tout de même.

Venez, le ferry de retour nous attend pour embarquer. L’échappée sur le pont sera plus apaisée qu’à l’aller. Rendez-vous de l’autre côté du Solent.

À suivre.

Good bye IOW

PS : Le matin où je termine ces lignes, ma benjamine me raconte sa présentation de géographie, un projet de tourisme écologique sur… le lac Victoria.

Parfaitement imparfaite

Ou la perception contrastée d’un concert de piano

Quand on vise (trop) haut, on manque (trop) souvent la cible. Comment ne pas se décourager ?

Ceux qui ont un travers perfectionniste me comprendront. Je ne compare pas mes réalisations à celles de mes semblables mais à celles de génies. « Mais pourquoi est-ce que je n’écris pas aussi bien que Colette ? » Donc forcément ça pêche un peu en matière d’estime de soi.

Je voudrais aborder le sujet de la perfection non dans l’absolu, mais par rapport à ses propres attentes.

Récemment, j’ai participé à l’audition de ma professeur de piano. Elle me l’a proposé. J’ai accepté, après avoir demandé à Susanne, mon amie allemande de Cologne, si ça ne la dérangeait pas de décaler notre week-end ensemble. 10 minutes de musique contre 48 heures à Lille entre copines… Le morceau proposé était celui que je préparais avec un violoncelliste. Un duo très beau, extrait de Le carnaval des animaux de Camille Saint-Saëns, Le cygne. Susanne a répondu, bien sûr, il faut que tu participes.

Mon école de musique*

La performance devant autrui est une épreuve terrible pour moi. Je vous ai déjà soufflé dans mon dernier article que j’évite la prise de parole en public. J’ai arrêté de (devoir) me forcer à ouvrir la bouche devant du monde. Par contre, je continue régulièrement de me faire violence pour jouer du piano devant un auditoire. La veille des auditions de ma jeunesse, je tournais des heures dans mon lit sans pouvoir m’endormir. J’avais pourtant bien travaillé mon morceau, et répété dans la salle de concert, sur le piano à queue. Rien à faire. Le moment venu, je montais sur scène, la partition à la main, dans un tunnel d’angoisse.

Poser la partition sur le pupitre, les mains sur le clavier, le pied droit sur la pédale. Essayer d’oublier la lumière crue des spots, la présence de tous ces spectateurs dans l’ombre, les regards qui me transpercent le dos. Dès la première note, comme sur un grand huit, aucun répit ne sera possible jusqu’à la mesure finale… Pas de bande d’arrêt d’urgence. Traquer l’apnée, et forcer la respiration, sentir le feu qui s’allume dans la poitrine mais tâcher de l’oublier, prier pour que les doigts ne se mettent pas à trembler que les joues ne clignotent pas. Et surtout, surtout ne pas réfléchir à ce que je joue. Je peux faire confiance à mes doigts, mais pas à mon cerveau. S’il s’en mêle, je m’emmêle.

Pourquoi s’imposer un tel supplice quand on est adulte ? Je ne sais pas. J’adore jouer de la musique. Partager un morceau que j’aime me fait plaisir, mais pas au point d’étouffer une nervosité extrême. (Je sursaute quand une mouche me frôle c’est dire).

Le violoncelliste et moi nous nous sommes donc entrainés avec ma professeur de piano puis sans elle dans la salle du concert. Repérer les lieux et tester le piano permet de déjouer un peu le stress. Les pianistes ne transportent pas leur instrument et doivent s’adapter à un autre toucher, une autre sonorité. Donc la veille du vendredi, nous étions fin prêts, disons à notre maximum. Le soir même je me sentais assez rassurée jusqu’à quelques minutes avant notre tour de passage. J’évitais de penser. Puis la tension a monté. Le compte à rebours des élèves avant moi m’a étranglé. Normal.

Me glisser devant les autres spectateurs dans le noir, entrer dans la lumière crue, s’assoir sur le tabouret, se rendre compte que l’inclinaison du pupitre est excessive, sans pouvoir la corriger. Vérifier en croisant son regard que le violoncelliste est prêt, et attaquer.
Le chant du violoncelle symbolise la majesté du cygne qui glisse sur l’eau. La partie piano représente, parait-il, l’agitation des pattes sous la surface du lac : les doubles-croches s’enchainent d’un bout à l’autre. Ce n’est pas un sujet dans l’absolu, mais j’ai découvert que ça le devient dans un accompagnement, puisqu’il est indispensable de jouer ensemble. En cas de déphasage, impossible d’attendre le violoncelle sur une note longue : il n’y en a pas. Impossible aussi de le rattraper discrètement en raccourcissant une note, et accélérer s’entend. Dans Le cygne, le violoncelle n’a pas de repères sonores sur lesquels se caler : les doubles-croches du piano forment des vagues.

Je commence à avoir une certaine habitude de l’accompagnement car je joue avec ma fille (à la flûte) et avec une amie violoniste depuis de nombreuses années. C’est un de mes grands bonheurs depuis notre retour à Lyon d’avoir repris la musique de chambre (littéralement puisque c’est là qu’a atterri mon piano) avec elle, qui se trouve être originaire de… Mainz. Elle a plusieurs albums de partitions piano-violon, et nous avons repris nos habitudes d’après-midis musicaux, en semaine et sans témoins.

Elle est rigoureuse dans les comptes et moi… je la suis. Les parties piano de nos morceaux baroques ou romantiques sont variées et en cas de séparation inopportune, nous nous retrouvons et terminons (la plupart du temps) ensemble.

Revenons à l’audition.
Dans ce morceau, le piano joue seul la première mesure. Ce soir-là, sous les feux de la rampe, le violoncelle n’a pas commencé au moment prévu. Rien de grave à ce stade, puisque la deuxième mesure est la même. J’ai juste prolongé la mélodie initiale. Mais cette minuscule poussière dans l’engrenage m’a perturbée. J’ai eu l’impression de cafouiller toute la première page. Puis, nos rythmes se sont accordés et nous avons fini synchrones. Mais sous les applaudissements, comme disait Jacques Martin, je suis repartie déçue.

Quitter les spots, retrouver le noir, repasser devant les spectateurs de ma rangée, m’assoir entre ma fille et mon mari. Bravo c’était très beau, me chuchote ma fille. Non, non, non je suis en colère et déçue. C’était tellement mieux hier. L’élève suivant a attaqué son morceau. Je n’écoute pas, je ne regarde pas. J’étouffe des pleurs.

Quand les vagues de l’émotion s’essoufflent, je jette un œil autour de moi dans le public. Je suis la seule à me mettre dans un état pareil pour un événement qui n’a… aucune importance. Une jeune pianiste avait demandé que les spectateurs ferment les yeux. Je me dis à ce moment-là que j’aurais dû suivre son exemple.

Départ dégoutée, furieuse contre moi-même. Jamais plus, vous m’entendez, jamais plus je ne m’inflige un truc pareil !

Au cours suivant, ma professeur me félicite. Elle est surprise de ma déception, et me montre l’appréciation élogieuse écrite par le pianiste professionnel invité. En rentrant, je demande à écouter l’enregistrement fait par mon mari. C’est pas mal, dis donc !

Oui c’est pas mal. C’est même très bien, ne serait-ce que d’avoir osé participer, d’avoir poussé d’autres activités pour répéter mon morceau.

L’interprétation d’amateurs est moins « parfaite » en public que lors des répétitions. C’est normal et bien assez. On ne passe pas le concours du conservatoire.

Quand nous jouons avec mon amie violoniste, nous n’avons d’autre ambition que de nous faire plaisir. Nous faisons au mieux, oublions les canards, enchainons les mélodies et prenons un thé et un bout de gâteau pour nous en remettre.

J’ai réalisé une semaine après le concert, que ma déception, excessive par rapport à la réalité, était due à mes attentes élevées. J’avais joué à 80 %. Or je visais 100 %. J’essaie d’inculquer à mes filles que 80 % c’est suffisant. Le perfectionnisme est un poison. Avez-vous remarqué comme nos conseils nous tendent un miroir ? Ce miroir dérange. Il serait temps de m’appliquer mes préceptes.

Le sujet des attentes élevées est revenu à table un midi dans un charmant café du quai du Rhône avec une amie. Elle me faisait part de la promotion qui lui a été proposée et de ses doutes quant à ses compétences. Ce qui est une reconnaissance bienvenue et légitime l’inquiète. Elle a toutes les cartes en main, mais je la comprends très bien. Je vis la même chose. Le syndrome de l’imposteur est tenace. Surtout chez les femmes, d’après ce qu’en avait dit une conférencière du salon des entrepreneurs de Lyon où j’étais allée en 2017.

Vivre avec un (trop) haut niveau d’exigence avec soi-même (plus haut que vis-à-vis d’autrui) est épuisant. La pression de la société régie par la loi du toujours plus n’aide pas.

J’ai cité à mon amie une bribe de sagesse transmise par un médecin-âme soeur quand je lui confiais mes doutes quant à mes compétences : “Je n’embaucherais jamais quelqu’un qui serait trop sûr des siennes.”

L’imperfection est une condition de l’humanité.

Souvenir de Berlin rapporté par sa soeur

Arrêtons de nous comparer, à Hélène Grimaud ou à notre image idéale, ou à qui que ce soit. Laissons tomber ces 20 % superflus, concentrons-nous sur les 80 % de réalisés. Ça aiderait mes filles que je leur montre l’exemple. Sinon j’œuvre pour le travail de leurs futures psychologues.

Peut mieux faire ? A fait ! Et toc. Fichons-nous la paix.

La leçon de l’audition a été mise en application illico : j’ai décidé d’arrêter de réviser le texte de mon roman. Puisqu’il ne sera jamais fini, il est achevé. Aucun éditeur ne l’acceptera peut-être et je n’aurai peut-être pas le courage de l’auto-publier. Il est ce qu’il est. Mais il est. Je l’ai écrit et j’en suis très fière. 

Maintenant je vais le libérer et m’en affranchir et ouvrir les portes au prochain projet littéraire.

Je vous laisse avec les sages mots d’Agnès Bihl : « ni parfaite ni refaite, je suis telle que la vie m’a faite. »

Unique.

Qui a dit heureusement ?

**

* une ancienne “maison des champs” d’une famille de soyeux, dans les Monts du lyonnais.

** Feuilletez vos partitions si vous en avez. Il est probable que certaines viennent de Mainz, de l’éditeur de musique Schott.

Fin de la minute culturelle. Vous pouvez reprendre une activité normale.

Parler de soi

Visite d’une correspondante, souvenirs d’études et club de lecture.

Voilà, je viens de défaire le lit qui partage notre bureau-bibliothèque-buanderie… La correspondante de ma plus grande fille est repartie hier matin pour Berlin (en passant une longue journée dans le train, avec changement à Karlsruhe).

C’est la deuxième fois que nous participons à un échange scolaire. La première fois, à Mainz nous avions accueilli un petit Français qui pensait atterrir chez des Allemands et s’était peut-être senti soulagé de ne pas devoir tout le temps réfléchir avant de s’exprimer. Cette fois, la correspondante de Berlin était en fait Irlandaise. Elle ne savait pas en arrivant que nous rentrions de quatre ans outre-Rhin.

Micmac linguistico culturel formidable.

Au début, nous avons veillé à articuler un français ralenti – même mon mari qui d’habitude s’adresse dans sa langue avec nos enfants. Ensuite, lassé des phrases courtes et pour enrichir nos échanges, nous avons basculé en anglais.

Quelle expérience intéressante de recevoir une parfaite inconnue ! Dans son regard-miroir nous nous découvrons.

Récemment, avec un cousin en visite, nous avions fait le tour du quartier pour nous dégourdir les jambes. Je commence à connaître les rues de mon quotidien, cependant le fait d’être accompagnée de quelqu’un qui n’y avait jamais mis les pieds m’a permis de le regarder d’un œil neuf. Notre maison aussi. Avec un membre de la famille, le regard est présupposé bienveillant et, connaissant son histoire et lui la nôtre, nous supposons qu’il n’aura pas de mal à accepter que notre campement actuel est temporaire. (Même nous finissons par y croire.)

Avec quelqu’un de doublement étranger, nous nous crispons sous le jugement potentiel. Nos habitudes vont-elles choquer ou déplaire ?

Ayant vécu, comme vous le savez, parmi les Germains nous gardonc une idée de ce à quoi il faut faire attention. Au collège, lors des réunions de préparation de l’échange avec la France, les parents avaient fait part de leurs surprises. Ne pas se faire de tartines directement sur la table (on a réussi – d’ailleurs nous avons même des Frühstücksbrett, ces planches à découper et tartiner individuelles), au repas ne pas insister pour resservir l’invité (j’ai échoué – non, mais tu te rends compte, je ne veux pas qu’elle ait faim cette petite). Si elle a refusé mes cuillères supplémentaires, c’est peut-être qu’elle n’aimait pas… On ne lui a proposé ni tripes ni escargots, juste des caillettes et des quenelles. Les bugnes, ça, elle en a repris.

La question des repas avait été une précaution évoquée par les professeurs : attention, le petit Français, habitué à ce qu’on lui propose de se resservir (plusieurs fois, même s’il a d’abord refusé) meurt de faim dans une famille allemande où le premier refus (de politesse ou de timidité souvent) est considéré comme définitif. En revanche, le petit Allemand ne comprendra pas qu’on le poursuive avec une cuillère quand il a déjà dit non.

Ma fille avait prévenu sa corres’ (comme apprennent les petits Allemands en cours de français) de nos conditions de vie farfelues. Tu vas dormir… dans une chambre sans porte (on a mis un rideau), avec la cage olympique de trois gerbilles (dont on enlève la roue la nuit, car sinon elles font un tapage d’enfer, elles ont oublié qu’elles sont des animaux diurnes). Mais même prévenue, qu’allait-elle en penser ?

Hier matin, givre

On se remet en question : sommes-nous assez propres ? (Merci à sa venue pour le grand ménage avant son arrivée.) Mal organisés ? Peu ordonnés ? (Oui, mais les cartons partout, tu comprends… c’est dans l’attente des travaux…) J’ai presque ressenti de la honte quand elle est entrée dans notre voiture. Notre véhicule nous sert à transporter des plantes, du bric-à-brac à la décharge… Les voitures en Allemagne brillent dehors et (souvent) dedans. Et puis je me suis ressaisie : je suis fière de consacrer mon temps libre à autre chose que briquer ma bagnole.

À la question « Souhaites-tu que je te fasse une lessive ? », elle a refusé poliment. Ça m’arrange, je n’aurais pas aimé abimer ses jolis pulls. En étendant le linge le soir même au milieu de l’entrée (ça ne sèche pas dans le garage), je me suis dit qu’elle n’avait sans doute pas envie de voir ses chaussettes et petites culottes exposées dans le couloir entre chaussures et manteaux.

Si tout cela, nous nous y attendions, la présence d’une inconnue pourtant bien élevée et discrète a fait peser une pression inédite sur notre famille. Notre grande fille nous avait demandé : ne faites pas de bêtises (je tairai avec pudeur et modestie lesquelles), je n’ai pas envie que toute ma classe le sache ! En veillant à nous présenter sous notre meilleur jour, nous n’étions plus nous-mêmes.

Notre benjamine qui n’arrive pas à rester assise pendant tout un repas a craqué : mais vous êtes tous différents avec la correspondante ! Oui, d’ailleurs toi aussi, ce serait bien que tu t’appliques à ne pas entrer dans des revendications interminables en public quand on s’interdit de te gronder. (Je me souviens avoir fait de même à son âge, à profiter de la présence fréquente d’invités pour négocier avec un avantage.) Récemment, (en privé), exaspérée par les siens, elle s’est chargée elle-même de se réprimander. Lors d’une nième dispute au repas, elle s’est levée en disant : « I’m sending myself to my room ! » (bon, je m’envoie moi-même dans ma chambre.) Notre courroux a éclaté de rire.

Violettes rapportées de Mainz

Comment se présenter à quelqu’un de neuf ? Quelle version de nous raconter ?

Dans un de mes articles récents, je vous avais laissés à la veille de mon demi-siècle et de vingt-quatre heures d’évasion. Dès le TGV pour Paris j’ai retrouvé quelqu’un que j’aime beaucoup et que je ne croise presque jamais : une femme sympathique, détendue, curieuse, heureuse. Une version de moi qui s’enfuit sous la grêle des responsabilités, bâillonnée par les injonctions, la tyrannie de la pendule et les poils de Gaïa qui, fichtre, s’insinuent partout.

Dans ces lignes, je prends le prétexte d’événements personnels pour ouvrir à des sujets plus vastes qui me préoccupent.

Je parle de moi.

Parler de soi, vaste sujet.

Une fin d’après-midi au printemps, dans la lumière descendante d’une fenêtre très haute, dans un lycée centenaire noir de la pollution lyonnaise, je me souviens avoir planché le front dans la main gauche sur le sujet de colle que m’avait donné un professeur de français dont je ne me souviens que du costume gris et de la barbichette : « Parler de soi ».

Les souvenirs sont malléables. Quand je repense à la présentation de mon sujet, une vingtaine de minutes plus tard, ce n’est plus lui qui me répond, mais mon professeur de philosophie, M. Debussy et son nœud papillon. Je m’égare dans les méandres de Stendhal et de l’égotisme. M. Debussy, car nul doute c’est lui, me reprend : je fais erreur. L’égotisme c’est autre chose et j’ai oublié tout un pan dans ma démonstration, parler de soi dans le sens de « les choses parlent d’elles-mêmes » Ah, oui, bon sang mais c’est bien sûr. Je ne me frappe pas le front du plat de la main, car parler en public même restreint me tétanise.

Les choses parlent d’elles-mêmes… ou comment dire sans parler.

Pourquoi est-ce que je m’égare dans ces souvenirs d’un autre siècle ? Parce que la question de parler de soi est une parfaite énigme. Filtres, volatilité des souvenirs, temporalité fluctuante… Écrire sur soi c’est malaxer la pâte à modeler de la moyenne section de maternelle, toute brune d’être mélangée, et essayer d’en extraire des paillettes de couleur originelle. Une graine de vert, un flocon de rouge et ce copeau de bleu qui colle aux doigts. Le jaune, non, on n’y arrivera pas.

Voilà quelques mois, en chemin pour la médiathèque, mon péché mignon du mercredi, j’ai profité du trajet à pied pour appeler une amie. J’évoquais cette problématique d’écrire sur soi, de l’authenticité dans l’intimité préservée, de la sincérité modeste.

— Attends, elle m’a répondu. Attends, je vais te lire un passage d’un roman que je suis en train de lire.

Et elle m’a lu.

C’est tout à fait ça, oui, mais comment font les auteurs pour exprimer si clairement mes pensées floues ?

— C’est un texte passionnant, lis-le.

J’ai réservé le roman à la médiathèque et plusieurs semaines plus tard un mail m’a invitée à aller le chercher. La pertinence et le sujet de ce passage m’avait intriguée. Pourtant le sujet ne me disait rien. Action Directe. Je ne savais même plus de quoi il retournait. Mais mon amie avait précisé que l’auteure, Monica Sabolo, menait en parallèle de son enquête auprès des membres d’AD, une introspection en elle, dans sa famille. C’est cet aspect-là qui me tentait.

J’ai ouvert le livre, et ne l’ai plus lâché, passionnée par l’intelligence, la sensibilité, l’authenticité du partage, la sincérité, tout ce que je cherche à glisser quand j’écris. À travers son filtre, je me suis passionnée pour AD et surtout pour la femme que l’auteure dévoilait. J’avais envie de souligner les passages sur l’introspection, l’analyse en toute humanité de sa famille et de ses interlocuteurs. Je me suis retenue.

À mon passage hebdomadaire dans la librairie de mon quartier, je l’ai évoqué avec la libraire – on ne se refait pas – qui ne l’avait pas encore lu et me suis inscrite à la prochaine séance du club de lecture.

Un jeudi soir, donc, je me suis présentée à ma petite librairie, et me suis assise un peu intimidée, sur un tabouret dans un cercle d’une douzaine de personnes, entre les rayons BD et jeunesse. La règle du jeu est simple : chacun parle de ses dernières lectures, il est permis d’écouter seulement. Je me suis dit : si j’ose parler, je présenterai La vie clandestine. Tout heureuse d’être – ça devient si rare – parmi les plus jeunes, j’ai d’abord écouté des dames habituées de l’exercice, présenter les romans qu’elles avaient lus dernièrement – empruntés à la médiathèque, ironie de l’exercice, puisqu’elles sont membres là-bas d’un autre club de lecture. J’écoutais, prenais des notes, et n’arrivais pas casser mon cycle de pensées pour prendre la parole. Pourtant j’avais des choses à dire : tout ce que vous venez de lire.

Au bout d’un moment, à force de torturer mes idées comme un mouchoir en papier au fond de ma poche, j’ai abdiqué. Il était clair que je n’allais pas oser attraper la parole. Et puis un homme, le seul de l’assemblée, a présenté La vie clandestine. Il venait de parler du journal de Che Guevara et semblait très engagé. Concentré sur les aspects politiques du roman, il a occulté complètement les aspects intimes de l’auteur, le traumatisme de son enfance. Je n’ai pas reconnu le livre que j’avais aimé. D’ailleurs à la fin de la soirée, en me relevant, je me suis penchée vers la dame assise à côté de moi : je n’ai pas lu le même livre. (Oui je n’ose pas prendre la parole devant un groupe mais discute toujours avec une voisine qui me semble sympathique).

Si je l’avais présenté, j’aurais fait l’inverse : j’aurais omis les aspects politiques (pourtant intéressants) pour n’évoquer que la quête humaine. Même en parlant d’un objet étranger à soi, on trahit notre kaléidoscope personnel. Nos gestes quotidiens, ceux que l’on fait comme ceux que l’on évite, en sont témoins.

Les poils de Gaïa en promenade

Notre invitée au long cours imprégnée de culture allemande a ravivé des impressions.

Ma benjamine a dit dans un soupir : « Parfois je réalise que l’on habite enfin dans un pays où l’on trouve des Petits Écoliers et des Granola. Quel soulagement ! » Moi je soupire d’aise à chaque séance de natation où je ne me suis pas fait engueuler. (Pas une fois depuis mon retour en France, croisons les doigts – mouillés). Bientôt, j’espère, j’abandonnerai mon hypervigilance inutile au vestiaire. Chacun trouve ses petits bonheurs à sa porte : une absence de remontrance ou un sablé au chocolat.

Que se dit notre invitée de retour chez elle ? Quel soulagement de… ? Elle a emporté des madeleines et une tablette de Crunch. De ce côté-là, peut-être un petit regret ? Il lui faudra revenir car elle aura raté de peu des spécialités bien franchouillardes : la grève et les manifs.

Pour sa prochaine venue, j’espère que je ne serai pas obligée – par le programme de visites du lycée – de préparer un pique-nique tous les matins à six heures trente. Et que nous serons en mesure de lui offrir une chambre sans gerbilles et avec une porte.

P.S. : J’ai actualisé, enfin, la rubrique Lectures du blog. Avec plaisir ! :o)

Tempête de ciel bleu

Chat GPT le bien nommé, autodafé 2.0 et instants d’éternité face aux montagnes.

Chers amis, me revoilà.

Je ne vous oublie pas. Je pense à vous tous les jours, même quand la vie courante me rattrape et me plaque le soir la tête la première sur mon oreiller, sans avoir pu vous écrire. Demain, c’est sûr, demain…

Demain est aujourd’hui alors en récompense après une journée studieuse, je rouvre mon fichier intitulé Texte Blog Mainzalors en cours et, vite, j’attrape les mots avant que mes missions en responsabilité (ménage, courses, traductions, mails à la Vie Scolaire…) me clouent le bec.

En sauvegardant les derniers textes publiés, par curiosité, j’ai fait défiler les notes stockées : 50 pages ! 50 pages de notes dont plusieurs articles non publiés. Les idées veulent éclore, réclament un support, forcent la main à taper. Le doute les suit, et parfois j’abdique, les textes restent dans un fichier muet. Refroidis, je n’ai plus envie de les partager.

Peu de temps pour écrire, alors j’ai été tentée, par défi ludique, parce qu’il s’infiltre dans toutes les conversations… Chat GPT, cher inconnu, écris-moi un article dans le style de Mainzalors.com. Mais si, Mainzalors.com. Ma benjamine s’était amusée avec le dernier jouet (la dernière arme) de l’intelligence artificielle. Entre deux éclats de rire, elle nous a lu le poème commandé, puis un autre puis encore un autre, sur le thème des flatulences. Les productions écrites, comme disait une institutrice de mon fils, étaient bluffantes (et très drôles). Peut-être le nom du robot le prédestine-t-il à ces thèmes ?

Heureusement que les bases de données qui l’alimentent se limitent à l’internet de 2021. Que se mettra sous la dent sa prochaine version ? L’éditeur de Roald Dahl fait censurer ses textes. Les Oompa Loompas ne sont plus ni des hommes, ni minuscules, les sorcières ne sont plus hideuses, Charlie rêve de s’empiffrer de poke bowls et plus personne n’est méchant. Plus de *** pêche, plus de *** crocodile. L’univers de Roald Dahl que les enfants (et les adultes) adorent ne sera plus que pelotes de laine roses, chatons, licornes et petites mamies adorables. La nouvelle Prohibition, s’attaque aux mots : le champ des délits est immense, le flou suinte partout. La littérature et la presse vont ressembler à des albums des Schtroumpfs, une tempête de bleu. Un mot sur deux sera censuré. Ma mère ne voulait pas qu’on les lise : c’est idiot, elle disait. C’est idiot et c’est contagieux.

Aujourd’hui, on ne brûle plus les livres. Les dictateurs du verbe du XXIe siècle sont discrets et connectés. L’autodafé se pratique sans poussière. Les anciennes générations se passeront sous le manteau, les éditions originales d’Autant en emporte le vent et de Charlie et la chocolaterie. Les plus jeunes grandis dans le monde des Bisounours ne pourront plus penser. Comment réfléchir sans langage ? Comment raisonner sans connaître l’Histoire ?

Mon ombre, c’est un acte manqué.

Les milieux autorisés s’autoriseront. Ils s’autorisent toujours. Pendant que le vulgum pecus téméraire (enfin, celui qui n’aura pas tout à fait renoncé à s’exprimer) guettera dans ses maigres productions écrites (comprenez mails, textos, rédactions de CM2, s’il en reste) le mot qui risque, peut-être, d’offenser un hypothétique lecteur qui de toute façon ne le lira jamais. Pendant que chacun sera occupé à s’autobâillonner, à scruter à la loupe son point de croix de lettres, les grands méchants loups continueront de manger les petites filles même sans capuchon rouge. Mais… on ne pourra ni le dire, ni l’écrire, ni le lire, ni le penser. Une boue grise aspetisée et morte s’abattra sur le monde. Coucher les petits sera très rapide : « Il était une fois, euh… et ielles vécurent très heureux ». Voilà, bonne nuit. Bruno Bettelheim doit se retourner où qu’il soit.

À nous, résistants de la plume d’oie, d’expliquer à nos enfants, aux rares personnes de confiance, en chuchotant dans une oreille à la fois, oui il y a des méchants. Ils ont fait un putsch sur le dictionnaire et la réalité pour propager la bêtise. La vraie pandémie c’est elle.

Si c’était à refaire, j’hésiterais à me reproduire. Ce monde me déplait. Il fonce tête baissée (tête ?) dans un mur de béton. Même sans les délires des dernières années, où l’homme (oui surtout les hommes n’en déplaise aux grands censeurs) met à profit les nouvelles technologies pour aliéner ses voisins, il va trop vite pour moi. J’aimerais pouvoir respecter le rythme des saisons et le mien. Prendre le temps de la vie sans courir après des chimères. Hélas, quand la majorité hypnothisée joue le jeu (comprendre : suit comme une marionnette le mouvement imprimé par le collectif sur ses fils), résister demande un courage immense. Entrainons ce muscle qui s’atrophie.

Heureusement, pendant les vacances dans les Hautes-Alpes, j’ai pu voler quelques instants d’éternité, face à des montagnes de lumière, sous une tempête de ciel très bleu (dixit notre propriétaire).

Nous n’allons pas aux sports d’hiver. Nous nous évadons à la montagne, dans des coins les plus retirés possibles à distance raisonnable d’un domaine skiable. La coquette studette skis au pied, dans le bruit et la foule, très peu pour moi.

Fermez les yeux et écoutez…

Notre gite était situé en haut d’un hameau, dans le même long bâtiment de pierres que le logement de la tante de l’éleveur et la bergerie où vit pendant six mois le troupeau de brebis. En milieu de journée, j’ai me suis réfugiée à notre porte sur une chaise, dos au mur, face à une chapelle et un petit bassin où coule une eau glaciale. La taille de sa stalactite informe le matin sur le nombre de pulls à enfiler.

J’ai bu le soleil, en écoutant l’eau, les yeux dans ceux des montagnes qui seront là bien après les censeurs de pensée, sous la protection muette du toit d’une chapelle. Toute la spiritualité dont j’ai besoin était là, avec (une maille à l’endroit, une maille à l’envers pendant un rang, tout à l’endroit, le rang suivant, oui c’est le point de sable pour ceux qui suivent) de temps en temps, des échanges avec ma petite mamie de voisine.

Elle a vécu toute sa vie sur ces pentes si abruptes que le fond de la vallée se distingue à pic depuis la lisière du champ voisin. On parle de tout et de rien, de la course du soleil en hiver (à Noël il sortait derrière ce rocher là-bas, il s’est déjà déplacé), du tricot (oh qu’est-ce qu’on a pu tricoter ! quand il y a de la neige, il faut bien s’occuper). Six mois de neige (avant). Vous vivez dans un coin de paradis ! je lui souffle. Oh, il faut beaucoup travailler. J’imagine. La taille des monceaux de pierres arrachées au sol pendant des siècles à la force des bras pour voler au vertige d’étroits pâturages force le respect. Ce n’est plus du travail, c’est le bagne. L’éleveur, un taiseux, me confie pendant que je regarde mon mari remplir la voiture (il le fait si bien !) que lui n’irait vivre nulle part ailleurs, que son fils a fui Marseille, trop grande ville, dès la fin de ses études, pour retrouver ses brebis, ses pics et leur sérénité. Comme je vous comprends. Puis-je vous demander asile ?

L’accent chantant du Midi, où apparait-il ? Entre La Mure et Corps, sur la frontière invisible entre Isère et Hautes-Alpes, le long de cette route Napoléon, superbe, entre forteresse minérale du Dévoluy et pics des Écrins, au cœur du bocage du Champsaur. Plusieurs semaines après le retour, ce trajet de lumière et de paix, m’éblouit encore. Merci à lui.


Comme c’est dur d’écrire pour le plaisir en ce moment !

Je suis dans la dernière ligne droite de ma formation de traductrice. Vous serez peut-être soulagés avec moi d’apprendre que j’ai achevé les modules sur la traduction financière (sujet qui m’ennuie au plus haut point) et la traduction juridique. Imaginez le casse-tête de faire coïncider des systèmes différents équipés chacun d’un langage abscons, incompréhensible même aux natifs. Mon roman trépigne : lui aussi aperçoit la ligne d’arrivée.

Les travaux de la maison n’en finissent pas de ne pas commencer. Mais où passe cette fichue conduite de gaz dans le jardin ? Nous allons devoir creuser des tranchées pour la trouver. (Eh, et mes primevères sauvages !) Pour susciter chez les voisins l’envie de nous aider, nous pourrons prétexter le repérage d’un gisement de pétrole, pardon, d’une énergie verte renouvelable, qui ne coûte que les coups de pioche et réchauffe le corps dès qu’on commence à la chercher. Magique.

Avant de conclure cet article, je le contrôle avec mon logiciel de traitement de texte spécial, dont beaucoup de réglages sont encore ceux par défaut (calés sur la trouille ambiante). Il surligne de nombreux passages et me rappelle à l’ordre : mamie est un mot familier (bien sûr), dictateur un terme injurieux (ah ?) et chaque ‘’elle’’ doit être compensé par un ‘’il’’. “Si le pronom chacun représente une personne dont on ignore le sexe, reformuler pour inclure le féminin.”

Et si je te disais ce que je pense de tes remarques, hein, logiciel, jugerais-tu les termes injurieux ou non-inclusifs ?

À l’aide !

P.S. : Un éclat de rouge pour finir. Mon amaryllis de Noël espiègle s’est décidé à fleurir juste sous le nez de mon long jeune homme rêveur.

Pourquoi pas

Juste avant 50 ans, que faire ?

Je suis née demain.

Demain, je m’achèterai des fleurs de la part de ma maman. Depuis mon départ de la maison familiale pour mes études à Lyon, c’était une phrase qui revenait chaque année en janvier au téléphone : « achète-toi des fleurs de ma part ». Une des dernières fois que je l’ai fait, j’ai choisi une gerbe de lys roses, dont j’ai étêté les étamines avec précaution pour éviter de me tâcher. La poudre de pollen rousse tache longtemps les doigts. Les lys devaient être bannis pendant la nuit dans une pièce fermée pour se protéger de leur parfum capiteux.

Que faire pour ses 50 ans ?

Je m’offre un petit plaisir : je vous écris.

Je me souviens de l’anniversaire des 50 ans de ma mère. Comme chaque année, elle ne souhaitait aucun cadeau. J’étais descendue au jardin cueillir de quoi composer un bouquet parmi ses plantations échelonnées sur les saisons. Le cœur frissonnant de décembre n’était pas en reste.

Du chèvrefeuille d’hiver aux fleurs délicatement parfumées sur des rameaux tordus sans feuilles, des branches de laurier-tin aux boules d’un noir bleuet et aux ombelles d’un blanc rosé, des roses roses en bouton aux tiges courtes, des iris d’hiver, tout aussi courts et élégants aux pétales filiformes et fragiles d’un mauve bleuté. Parfums et couleurs cueillis avec des mains gelées par le métal du sécateur, parce que bien sûr, on ne met pas de manteau pour descendre quelques minutes au jardin. Le froid vif réveille et apaise.

À la veille de mes 50 ans et c’est à ce bouquet que je pense, sur la table de bois de la cuisine, dans son vase de toilette de faïence chiné, aux dessins de fleurs (quoi d’autre ?) bleu marine sur fond crème. Si je savais dans quel carton se trouvent mes albums, je vous en aurais posté une photo.

50 ans. C’est un âge de parent ça. Un âge de presque vieux.
Quand quelqu’un meurt à 50 ans, on ne se dit plus « elle était si jeune ». On pense, c’est déjà bien. Bien assez ?

Il est temps d’accepter que les évolutions de mon corps qui me tracassent ne passeront pas. Le mal de dos, la vue qui baisse, l’ouïe qui filtre (surtout les interpellations de mes enfants j’ai remarqué…), ces cheveux gris que ma coiffeuse a trouvés trop nombreux avant de les sacrifier et de les masquer.

Ma grand-mère a gardé jusqu’à la fin de sa longue vie un dos très droit. Elle ne se plaignait jamais de douleurs. Une vieille dame de mon atelier de terre à Mainz qui approche les 90 ans non plus. À ma question : mais tu n’as pas mal au dos ? Elle avait répondu : au dos, non, jamais. Elle qui avait fui l’Est de l’Allemagne dans les années 1930 devant les Russes. Qu’y a-t-il de corrompu dans nos générations qui n’ont jamais connu autant de confort physique et pourtant souffrent de mille petits maux agaçants ? La vie sédentaire derrière un ordinateur ramollit.

De ma fenêtre

J’ai horreur du mois de janvier. Seuls les jours comme aujourd’hui (et demain pour d’autres raisons) trouvent grâce à mes yeux : le froid est vif, il neige et le calme dans la maison autorise (prescrit) une pause méridienne prolongée, sur un canapé et sous un plaid (celui que je garde jalousement des poils et de l’odeur de Gaïa).

Je ne serai pas seule aujourd’hui à la maison. Par cette journée de grève générale (ah, ça, ça nous avait manqué en Allemagne !), ma benjamine est là. Le métro automatique s’est arrêté, solidaire, pour cause de panne informatique (parait-il).

Au coup de blues de hier matin (oui, le mois de janvier m’est difficile), j’ai répondu par un saut à la médiathèque pour m’ouvrir tous les appétits. Le long de la route, j’ai marché le nez en l’air en essayant d’attraper les plus gros flocons avec ma langue. Ils tombaient surtout dans mes yeux. J’ai fait un stock de bandes dessinées pour les filles, et pour moi des DVD et une BD sur laquelle je suis tombée par hasard, l’expédition de La Pérouse. J’ai déjà beaucoup de livres à lire sur ma table de nuit.

En ce moment, je me passionne pour les marins explorateurs. Après avoir dévoré sur Arte la série sur Magellan, j’ai découvert dans un documentaire Jean-Baptiste Charcot dont je ne savais à peu près rien. Charcot c’était pour moi le nom d’une clinique probablement nommée d’après le père de l’explorateur, médecin.

Charcot, le fils donc, naviguait sur un voilier appelé le Pourquoi pas. J’adore ce nom, charmant et poétique, à la fois modeste et ambitieux, ouvert. Le petit Jean-Baptiste rêvait de la mer et quand on lui demandait s’il deviendrait marin, il répondait : pourquoi pas ? Avant de mettre le cap sur des découvertes polaires, il a d’abord suivi les rails tracés paternellement pour lui : il est devenu médecin.

Autres marins aux histoires passionnantes : ceux des podcasts Les naufragés sur France Inter. Dépaysement, aventure, découvertes, frissons… je m’offre tout cela depuis mon cocon, une tasse de tisane (le thé c’est souvent trop fort ma pauvre dame) à portée de mains.

Comment fêter ses 50 ans ?

Je ne suis pas adepte des grandes fêtes.

Mon mari et moi allons nous évader vingt-quatre heures à Paris pour, dans un affranchissement volé aux responsabilités, aller au théâtre du Palais-Royal (voir Edmond) et nous promener au hasard de nos envies. Parentalité buissonnière.

Neigera-t-il à Paris ?

Paris, pour moi aujourd’hui c’est l’évasion et la détente (en faisant abstraction de la foule).

Je suis montée début janvier retrouver une amie pour une balade dans un Marais apaisé en milieu de semaine avant les soldes, et une visite du musée Carnavalet.

J’y ai joué un jeu de dextérité avec mes lunettes de presbytes : les enfiler pour regarder les tableaux en s’approchant, les quitter pour s’éloigner et ne pas foncer dans d’autres visiteurs, entre les deux attendre que les yeux accommodent. Le tout sans corde autour du cou (ceux qui savent, apprécieront).

L’exposition Parisiennes citoyennes ! passionnante et nécessaire portait sur l’engagement des femmes de Paris depuis la Révolution pour faire reconnaître leurs (nos) droits. Je regrette qu’elle s’achève bientôt, j’y aurais volontiers emmené mes jeunes filles. Il est toujours bon de se souvenir de ce que l’on doit à celles qui nous ont précédés – avant de se plaindre de croupir derrière un ordinateur.

Voici un de mes coups de cœur : ce questionnaire complété par Camille Claudel en mai 1888 à 24 ans. Il est tiré de l’album Confessions (un jeu anglais en vogue à l’époque, rendu célèbre par les réponses de Proust). Ces confessions ludiques et brèves sont censées dévoiler les personnalités de ceux qui se prêtent au jeu.

Je vous en copie quelques extraits :

Your favourite qualities in a man : obéir à sa femme

Your favourite occupation : de ne rien faire

Your chief characteristic : le caprice et l’inconstance

Your idea of happiness : épouser le général Boulanger

Your idea of misery : être mère de nombreux enfants

Your favourite colour and flower : la couleur qui change le plus et la fleur qui ne change pas.

À vous de déchiffrer le reste.

Indépendante, provocatrice, indocile. Quelle femme, cette Camille !

En souvenir de l’exposition, j’ai acheté un autocollant #boboécolo en pensant que mes filles allaient se l’arracher. Il a d’abord fallu que je leur explique l’expression « pas une potiche ». Mais le monstera, elles aiment bien, ma grande en fait des boutures.

Dans le TGV pour cette journée amicale, j’étais assise dans un carré, entourée de gens en déplacement professionnel qui ont sorti leur portable dès la gare de Lyon Part-Dieu. Une dame tapait si furieusement que même ses congénères lui jetaient des regards obliques. J’ai attendu la traversée du Beaujolais pour sortir de mon sac à dos et poser sur la table, mi-gênée mi-fière, mon carnet couvert de velours vieux rose, celui sur lequel j’ai rédigé aujourd’hui cet article – et un stylo Bic bleu.

(Interlude dans l’écriture pour cause de chutes de neige et de besoin impérieux de regarder d’en bas les flocons.)

Musée Carnavalet

Je n’ai pas regardé mes voisins, mais je les ai observés. Deux femmes qui se faisaient face m’ont désenchantée. Elles ont beaucoup parlé – sans se dire grand-chose. Je les croyais collègues et leurs échanges m’ont laissé penser que l’une était la responsable (expression horrible) de l’autre. Elle lui demandait des comptes sur l’avancement de ses tâches. Cela m’a été confirmé lorsqu’une hôtesse (oui comme dans un avion) est passée avec sa carriole pour proposer « un café et une collation aux voyageurs dotés d’un billet Business » dont elle avait les numéros de place. De mes deux voisines, seule la femme plus âgée y a eu droit. La « responsabilité » ne s’étend pas jusqu’à partager les petits privilèges. Je n’avais pas encore mon autocollant « pas une potiche », sinon je l’aurais bien volontiers donné à la jeune femme. Elle aurait pu le coller sur son ordinateur pour rappeler à la dame, en face avec son café et sa madeleine, que c’était elle qui faisait le boulot, elle qui listait ses tâches sur un cahier bien ordonné. Peut-être était-elle aussi, à sa façon, malgré son jeune âge, une âme de papier ?

Les femmes naissent égales et c’est la dernière fois qu’elles le sont. Paraphrase d’une citation sortie de ma mémoire que Google attribue à différents auteurs. Jules Renard ? Abraham Lincoln ? Google franchement tu me déçois. Je sais que je te désoriente avec mes recherches pour mes traductions sur des sujets dont le fond ne m’intéresse aucunement. Si aujourd’hui je suis incollable en private equity, demain mon nouveau dada sera un point particulier de droit ou le fonctionnement d’un drone sous-marin. J’enrichis ma culture générale (à la hauteur de ce que ma mémoire paresseuse voudra bien retenir) mais mes centres d’intérêt en ligne sont éphémères.

Plus j’avance en âge et plus je me sens féministe. Camille, s’il te plait, déteins sur moi !

La preuve: nous allons partir samedi en laissant nos filles pour la première fois seules pour une nuit. Une inquiétude diffuse, un soupçon de culpabilité sont balayés d’un revers de main par la joie de s’évader. Je mets un point d’honneur à montrer à mes femmes en devenir (et, euh, à moi-même), que les responsabilités ne dispensent pas de prendre du plaisir.

Avant cela, je m’offrirai ce soir un moment de musique inédit. Je jouerai pour la première fois avec un violoncelliste (que je ne connais pas encore). Je travaille depuis quelques semaines la partie piano du Cygne de Camille Saint-Saëns (les Camille, on n’en sort pas aujourd’hui). C’est un morceau magnifique, même la partie accompagnement jouée seule, dont la mélodie berce, est superbe. Ma professeur de piano me l’a illustré comme suit : le cygne nage majestueusement sur l’eau (notes amples du violoncelle) pendant que les pattes s’agitent sous la surface (le piano).

Il neige toujours. Les webcams des pistes doivent réjouir les skieurs.

Cette année pour la première fois depuis cinq ans, je fais le voeu de voir des mimosas en fleurs en vrai. Contrées du sud, envisagez-vous des webcams pointées sur les bosquets pour que les inconditionnels des houppes jaunes puissent se précipiter pour les respirer ?

Après tout, pourquoi pas ?

Pour mon anniversaire, maman, je m’offrirai de ta part une brassée de mimosa.

À demain.

La poésie ébauche les contours d’une ville à colorier – MissTic

Fugues

Collège buissonnier, rendez-vous inutiles et se défendre enfin

Mercredi 9 h 56.
Mon portable posé sur le bureau à gauche du clavier vibre. Interrompue en plein travail, je n’ai pas envie de répondre, mais je jette machinalement un œil à l’écran où s’affiche le numéro de la Vie scolaire du collège. Il vaudrait peut-être mieux prendre cet appel.

— Allo ?

— Allo, madame, nous souhaitons vous prévenir que votre fille a fugué du collège avec une copine en cachant la caméra de surveillance. Elle a été rattrapée par un surveillant.

Ma fille, fugué ? Je l’attends à la maison, ses professeurs sont absents. N’est-ce pas normal qu’elle parte ?

— Ah ?

— C’est inadmissible et elle sera sanctionnée. Elle sera reçue demain par madame X.

— Ah bon ? Pourtant elle vient à l’instant de m’appeler depuis le téléphone de la Vie scolaire pour me demander une décharge pour sortir. D’ailleurs, je viens de vous l’envoyer. Bien sûr, je lui reparlerai de cette façon de procéder qui ne se fait pas. Mais enfin, elle partait en accord avec moi, puisque ce matin elle n’avait qu’une heure de cours.

10 h 30. Ma fille n’arrive pas.

11 h. Toujours personne.

Sans doute a-t-elle dû folâtrer au parc avec son amie.

Je fais un saut chez Picard (ah, Picard qui nous a tant manqué en Allemagne) pour nous chercher des blanquettes de veau individuelles puisque ça lui faisait envie. C’est bientôt les vacances, on va se faire un petit plaisir. Avant de partir, je lui laisse un petit mot, bien en vue, sur la dernière marche en haut de l’escalier. Ma chérie, je reviens dans dix minutes.

Sur le trottoir, les feuilles sont glissantes et un panneau m’annonce que je marche à 5 km/h. Le vent est glacial, il a neigé la veille.

Retour à la maison. Personne.

12 h. Je guette à la fenêtre entre les branches du sapin de Noël. Personne.

J’envoie un texto à mon mari : notre benjamine n’est pas là.

Comme j’ai grand-faim et que si je ne me sustente pas dans ce cas-là mon humeur vire au noir, je crève l’opercule à coups de fourchette et place la barquette au four à microondes. Je monte le son de mon portable pour pouvoir écouter la chronique de Tanguy Pastureau sur Inter.

Je mange. Seule.

Notre famille vit une actualité très difficile que je ne vais pas détailler ici. Je suis épuisée et j’ai décidé de me reposer cet après-midi puisque mon jeudi s’annonce éreintant. Échouée sur le canapé, je vais regarder Manon des sources (l’original bien sûr – qui a envie d’entendre des Parisiens prendre un faux accent méridional ?). Il repasse sur Arte et je l’adore. En outre j’ai besoin de retrouver une citation du film pour mon bouquin. Blottie sous un plaid, beaucoup trop près de notre chienne Gaïa qui cherche toujours à me piquer mon nid, je cale la tablette. Le facteur ne me dérange pas : notre sonnette est cassée. Les colis de Noël passent en voiture électrique devant chez nous, s’arrêtent quelques minutes avant de retourner à la poste. Quand j’aurai 5 minutes et une cloche, je mettrai une affichette pour prévenir le facteur…

Je regarde le film d’un œil distrait, en guettant le bruit de la porte d’entrée.

Tiens, voilà le passage dont j’ai besoin. Au verso de mon modèle de tricot, je le recopie avec une moitié de crayon gris qui traine. Je me délecte de la plume intelligente et tendre de Marcel Pagnol. Comme j’aime le parler de ses personnages, tout en humanité et en humour !

14 h 10, la porte d’entrée s’ouvre. Enfin !

– Mamaaaaan. Pardoonnnn.

Ma fille éplorée craint l’engueulade.

— Que s’est-il passé ?

Il s’est passé que malgré le coup de fil et la décharge écrite ils ne l’ont pas laissé sortir. Elle a été emmenée chez le proviseur, sermonnée par deux personnes. Seule. Sa copine ne s’était pas arrêtée en quittant le collège et pour cause : sa mère l’attendait dans sa voiture. Tu parles d’une fugue.

Plus elle m’explique et plus la colère monte. Quel système idiot et aberrant qui empêche les jeunes de sortir du collège quand ils n’ont plus cours pour la journée ! Tout cela pour aller au self.

Cela serait anecdotique si depuis plusieurs semaines, les professeurs n’étaient pas absents à tour de rôle, sans remplaçants. Si ma fille trilingue n’était pas contrainte, par une fantaisie administrative de suivre des cours d’anglais avec des débutants. Et si on n’attendait pas, depuis la rentrée, la mise en place d’un dispositif particulier auquel elle a droit.

Nivellement par le bas révoltant.

La colère bouillonnante me confisque le repos dont j’ai besoin.

D’abord je console ma fille, lui dis que le coup de fil de la Vie scolaire nous a fait éclater de rire, et que les idiots procéduriers feraient mieux de s’occuper de remplacer les profs malades plutôt que de faire perdre du temps aux élèves et à leurs familles. Et que s’ils gardent une élève en colle, il est inadmissible que les parents ne soient pas prévenus (nous nous sommes inquiétés pendant quatre heures). Je lève les bras écartés pour lui dire : super-maman ! je vais te défendre ma chérie contre l’absurdité !

Elle sourit à peine. Elle a très peur. Elle est traumatisée.

(Franchement, je n’ai pas besoin du collège pour traumatiser ma fille. Je m’en charge très bien toute seule. Je lui ai raconté le film L’auberge rouge, que j’avais emprunté à la médiathèque (ça aussi ça m’avait manqué en Allemagne : ne pas pouvoir emprunter de vieux films). Basé sur des faits réels, il se passe dans la montagne ardéchoise. Sans les facéties de Fernandel, et la distance de l’histoire romancée, les faits l’ont terrifiée. Elle ne veut plus aller en Arèche même pour voir son grand-père qui pourtant vit à une distance très sécurisante de l’auberge de Peyrebeille).

Adieu le canapé, je retourne à l’ordinateur. J’écris un long mail de griefs au proviseur. À ceux qui ne me connaissent pas depuis longtemps, sachez que c’est tout nouveau pour moi de me défendre. C’est la première fois, depuis 22 ans que je suis maman, que j’écris à un proviseur pour lui dire le fond de ma pensée. En général, je laisse courir, considérant qu’ils règnent sur leur monde.

Peut-être ai-je pris de l’assurance ? Peut-être puis-je maintenant comparer avec la pédagogie allemande ? Peut-être chaque manquement au respect de l’éducation s’est-il accumulé pour en arriver aujourd’hui par ce besoin de mettre les points sur les i ?

Je ne me fais pas d’illusions, la bêtise gagne toujours, mais merde quoi.

Le jeudi matin, le lendemain de la « fugue », l’ensemble des cours de la matinée sautait encore. Donc en toute logique, il fallait à nouveau une décharge pour ma fille pour l’autoriser à arriver après le self. (Il restait un plat de ramen Picard au congélateur qui lui disait bien). Donc je lui ai donné le formulaire-sésame sur lequel j’ai précisé en post-scriptum : « je ne complèterai pas ce formulaire par le remplissage d’un bulletin d’absence dans le carnet de correspondance. Ce n’est pas ma fille qui était absente, ce sont, encore, ses professeurs. »

(Pour la petite histoire qui se fait longue, j’ai reçu plusieurs mails peu aimables de la part de la fameuse Vie scolaire pour un supposé manquement à la procédure, « décharge + bulletin dans le carnet + passage à la vie scolaire », patin couffin. Ces mails erronés m’avaient déjà bien irritée.)

À Mainz aussi j’avais défendu ma fille bec et ongles. (Super-maman, bras levés) Je m’étais fâchée tout rouge avec sa prof de maths qui lui avait mis un Klassenbucheintrag, l’équivalent d’un mot dans le carnet. Pourquoi ? Ma fille était absente au début du devoir surveillé de maths. Pourquoi ? Parce que ladite prof lui avait demandé d’accompagner une de ses camarades qui ne se sentait pas bien au secrétariat.

Quelle obsession les absences. Quelle peur panique des défections. À en voir des fugues partout.

En Allemagne, les établissements scolaires sont grands ouverts. Les terrains et les cours restent accessibles pendant les vacances. À la récréation, aucun écolier ne se glisse par un portillon entr’ouvert. Ils savent que c’est interdit m’avait-on expliqué. En France, tout est barricadé (pour Vigipirate, seulement ?). Ma fille a paniqué, car elle n’avait pas la fameuse décharge, que j’avais oubliée. Si les petits Français ont un caractère aventurier, tant mieux pour eux. Les barrières fermées tentent l’escalade.

Le lendemain du fameux mercredi, dans une salle d’attente, une maman a passé un coup de fil. Je n’ai pu m’empêcher d’entendre : « Ma fille est marquée dans Pronote comme ayant une absence injustifiée, pourtant je vous avais écrit… »

Cela est-il donc une manie contagieuse entre les établissements ?

Le week-end, j’ai pu reprendre mon visionnage de Manon des sources.

La scène qui entame la deuxième partie est savoureuse : le conseil municipal du village, dont les membres vivent tous, de près ou de loin de la terre, désespérés par le tarissement soudain de la fontaine, accueillent l’ingénieur du Génie rural. Ce dernier s’épanche en explications inutiles.

Ugolin l’interpelle : on vous fait venir parce que nous n’avons plus d’eau. Vous faites des mesures pendant des jours, vous réfléchissez à vous faire péter la cervelle, vous nous assommez avec des mots d’un kilomètre et vous nous dites : vous n’avez plus d’eau. Quand on vous demande ce que vous pouvez faire, vous répondez : rien.

Cette scène, je l’adore. Vous l’aurez compris, je suis la première à crier aux incohérences de l’administration et à dénoncer l’incompétence. Mais là elle résonne doux-amer.

La veille, le jeudi donc, nous étions en famille en entretien avec des spécialistes de leur spécialité, cachés derrière leur ordinateur. Nous sommes arrivés en disant : nous avons un problème grave. Nous y avons passé la journée et laissé une énergie démesurée. À la fin de ce que je pensais être une consultation, mais qui était une réunion (mon mari et moi avons eu envie de sortir nos portables aussi, mais rien ne méritait de prendre des notes), on nous a dit : vous avez un problème grave. Que fait-on ? Rien.

Comme le Papet, j’aimerais me régaler de ces couillonnades.

Mais là, ça se passait dans un hôpital.

Ceux qui atteignent leur niveau d’incompétence continuent de toucher un salaire.

(J’ai diagnostiqué un déni d’inutilité.)

J’ai envie de lever les bras au ciel en criant : super-maman, je vais tous nous sauver de la bêtise.

Je ne touche pas terre au sens propre comme au figuré. Comme il fait trop froid pour le jardin, que je n’ai pas d’atelier de terre en ce moment, je peins mes ongles en rouge sombre avec ma fille.

Je regarderai ces doigts maquillés que je ne reconnais pas sur les touches du piano en travaillant une fugue de Bach à quatre voix. Je me demanderai quel est le point commun entre un départ du collège en courant et en riant et en saluant en passant la caméra (quand il n’y a plus rien à y faire) et un morceau de musique.

Je suis découragée par un monde où le bon sens est démodé.

J’ai envie de fuir.

Me réfugier dimanche soir au Grand Temple pour entonner les chants de Noël anglais lors du Christmas carol service de l’Église anglicane de Lyon, en priant pour que les Bleus ne gagnent pas la finale (désolée) sinon nous ne pourrons jamais rentrer chez nous.

Me cacher dans le Vercors, dans le petit village, dans l’hôtel même où nous étions venus nous réfugier au printemps 2018, pour peser les pour et les contre et décider de partir nous expatrier en Allemagne.

Fuir.

Dans la forêt d’épicéas sans neige, qu’un vent du sud rend printanière, pour caresser un tronc rayé de merisier.

Dans la baignoire de l’hôtel, pour évacuer la colère en soufflant des bulles la tête dans l’eau. Nous n’avons qu’une douche dans notre nouvelle maison et tremper me manque.

Fuir les yeux ouverts, car en l’absence de distraction visuelle, mon esprit écrit en silence tout le mal que je pense des derniers couillons qui ont croisé ma route. Pour l’instant, j’ai réussi à ne pas leur dire en face. Il parait que ça ne se fait pas. C’est dur quand même de traverser la vie agressée par la bêtise de beaucoup tout en ne pouvant pas leur tirer la langue.

Je le fais donc ici pour me libérer du geste.



Pfffffft !

Fuir.

Me barricader dans une église vide pour fermer la porte sur le brouhaha du monde et les textos de ceux qui ne comprennent rien et agressent par leur insensibilité.

Aspirer par osmose le calme. Allumer un cierge pour le plaisir de voir danser la lumière dans un parfum de cire chaude, l’odeur des bougies de la couronne de l’avent fanée qui ont coulé sur la table.

Je vous souhaite un Noël en paix, sans avoir besoin de tirer la langue.

En cas de besoin, je peux vous établir une décharge.

Si vous devez fuguer, faites-le comme ma fille, avec une personne aimée, en courant, et en saluant la caméra à la porte en riant.

Rendez-vous de l’autre côté.

Juste avant l’Avent à Metz

Préparatifs de Noël allemands et escapade à Metz avec une amie de Mainz

Schönen 2. Advent !

Nous sommes devenus un peu allemands.

Dimanche dernier, mes filles ont tenu à fabriquer, avec des branches du jardin, une couronne de l’Avent. Elle est posée sur notre table à manger, à côté d’un cactus de Noël défleuri et d’un poinsettia encore feuillu de rouge, puisque neuf. Hier, nous avons allumé la deuxième bougie, sans grand cérémonial, mais tous ensemble. C’était à mon tour de frotter l’allumette.

— Tu vois maman, si on n’avait pas vécu en Allemagne, on n’aurait pas cette couronne sur la table.

C’est vrai. J’avais acheté ces bougies blanches comme des cierges, numérotées de 1 à 4 chez Ikea peu après notre arrivée, à l’automne 2018. Cela représentait un bel exemple de l’adaptation d’une enseigne mondiale aux marchés locaux. Elles étaient restées dans leur emballage au fond d’un placard, car nous avons ensuite préféré acheter des bougies rouges pour nos couronnes.

Samedi, nous avons passé l’après-midi à pétrir et découper des sablés de Noël, des Plätzchen. Entre les pages de la recette des Zimtsterne, étoiles à la cannelle, il restait de la farine de Mainz. J’ai garni les Marmeladennester avec de la confiture maison, une fraise de Mainz dans chaque creux. J’ai baptisé nos assiettes : constellation du goûter. Ma benjamine a fait des petits biscuits au gingembre avec une recette anglaise. Miam !

À vrai dire, nous avons pris l’habitude de confectionner des douceurs d’outre-Rhin depuis que les enfants sont petits. Susanne, mon amie allemande d’enfance, m’avait donné des recettes. Hier soir nous avons décoré le sapin. La période de l’Avent est, avec celle des premières fleurs, fraises et asperges au printemps, celle que je préférais à Mainz. La balade au marché de Noël nous manquera.

Heureusement, j’ai eu l’occasion récemment de m’approcher de la frontière pour des retrouvailles avec une amie de Mainz. Bien calée contre la vitre du TGV, j’ai sorti mon ordinateur pour travailler. Le contrôleur devait être un steward d’Air France contrarié. Mesdames et messieurs, nous entamons l’approche de la gare de Metz.

C’est le concert de Vincent Delerm qui a décidé de la date.

L’Arsenal

Nul besoin comme l’an dernier à la même époque (pour aller voir Olivia Moore) de se perdre en bus dans les faubourgs pour rejoindre la salle de spectacle. L’Arsenal est en plein centre. L’entrée, au niveau de la rue, donne accès au haut des gradins. Nous sommes descendues pour atteindre nos places dans les premiers rangs sur le côté droit. La salle, couleur bois clair et noir m’a rappelé celle d’à côté de chez moi, en version XXL. Sur la scène, noire, devant des rideaux noirs, sur un sol noir saupoudré de quelques confettis, un piano à queue laqué, noir. Vincent Delerm, restait visible grâce à ses cheveux et baskets blancs.

cent

C’est le concert anniversaire des vingt ans (déjà !). La dame assise derrière nous, fan de la première heure, enthousiaste et probable chanteuse de salle de bains nous a gratifiées de ses vocalises. Devant nous, les portables photographient et filment. Leur lumière dérange. Ah pouvoir dire j’y étais ! J’ai tenté le coup pour illustrer cet article, avec le succès mitigé que vous pouvez constater ici. J’ai hésité à prendre une vraie jolie photo lorsque Vincent Delerm s’est approché de nous dans le public. Sur le mur blond, son ombre avec casquette et micro était très graphique. Mais il a bougé avant que j’ose sortir mon téléphone.

J’ai chanté, mais, j’espère pour mes voisines, pas trop fort.

À Metz donc, j’ai pu voir chez les fleuristes, des couronnes de l’Avent qui heureusement n’ont pas encore migré (les traditions locales font partie de la joie du voyage). J’ai pu traverser le marché de Noël, éparpillé sur différentes places, plus authentique que ceux que le marketing a imposés dans les régions du sud. Ça sentait le Glühwein (vin chaud) comme à Mainz, mais des pancartes proposant huitres ou escargots rappelaient que nous étions bien en France.

Notre chambre d’hôtel, au dernier étage d’une maison ancienne, s’ouvrait sur le flanc de la superbe cathédrale, et sous les poutres, son plancher antique, gitait un peu. Les Messins ont eu l’idée originale d’héberger en contrebas de leur monument préféré des touristes, les véhicules dédiés à la propreté urbaine. Ils sortent d’un hangar enterré et assurent le réveil matinal (chaotique), pour que le voyageur puisse profiter, bien éveillé, des volées de cloches (magiques).

Dans le silence de la cathédrale dédiée à Saint-Étienne, comme l’église qui en accueille aussi à Mainz, nous sommes retournées admirer les vitraux de Chagall. L’an dernier, nous étions entrées de nuit et l’effet de transparence était perdu.

Comme j’aime les églises vides !

Notre programme était paisible. Concert donc, balades au gré des petites rues, et visite d’une annexe du centre Pompidou, excentrée hors de la capitale pour cause de politique d’aménagement du territoire. Sur les murs de la ville, des panneaux de bronze triangulaires indiquent le chemin pour rejoindre d’un côté la cathédrale, de l’autre le musée, les deux gloires locales.

Quelques-uns indiquent l’emplacement du Graoully, dragon légendaire, (de l’allemand graulich : macabre) qui symbolise la victoire du christianisme sur les religions païennes (représentées traditionnellement par un serpent ou un dragon). Il guette dans une travée de la cathédrale. Il vole immobile, suspendu entre deux maisons au-dessus de ma rue préférée. La rue Taison, piétonne et pavée, aimablement inclinée et étroite juste comme il faut, accueille sur deux sites qui se font face (les grands, les petits) une librairie formidable. À proximité se blottissent un salon de thé douillet et gourmand, un fleuriste, des boutiques d’objets charmants, la devanture carrelée d’une antique boucherie reconvertie. Elle invite à se perdre dans les ruelles du sommet.

Rue Taison

Qui l’eut cru ? Metz est une ville pleine de charmes. Le dentiste de Mainz m’en avait parlé en termes élogieux. Venant du sud et ne connaissant de la Lorraine que les pages des manuels d’histoire et sa réputation météorologique, je la regardais d’abord de travers, et prononçais le t de son nom, à l’allemande (et comme jadis, lorsqu’il n’était pas nécessaire d’affirmer sa différence de nationalité). Notre première escale était un détour sur la route de Mainz depuis les Vosges, en quête d’une librairie francophone. Le déjeuner dans une brasserie en face du marché couvert, à l’ombre de la grande dame blonde en pierre de Jaumont, nous avait séduits. Nous avions arpenté quelques ruelles de centre commerçant piéton.

À la recherche d’un lieu de charme pour écrire, accessible en train depuis Mainz, en France et pas trop éloigné, j’y avais passé quatre jours début septembre 2021. Au bout d’une heure devant mon ordinateur, étranglée par une sorte de claustrophobie face à un mur beaucoup trop présent, j’ai renoncé à travailler sur mon manuscrit pour me balader avec un carnet et profiter de ce temps seule.

Il est donc encore possible, et même souhaitable, de se parfois fixer des buts de promenade sans la contrainte imposée par les âges et la patience du groupe familial.

J’ai regardé le lit dans le blanc des draps : est-ce toi qui vas m’empêcher de dormir ce soir ? Ah trouver le sommeil dans un lieu nouveau ! J’ai pique-niqué sur une île, au pied d’un temple allemand, et dans le luxuriant jardin éphémère devant le théâtre. Je suis allée au cinéma voir Serre-moi fort de Mathieu Almaric, dont l’affiche sur colonne Morris au pied de mon hôtel m’avait attirée. L’histoire et l’entre-deux culturel de l’actrice Vicky Krieps, m’ont touchée.

Pour cette dernière escapade donc, nous avons visité le centre Pompidou, à l’architecture moderne intéressante, aux volumes trop grands pour moi. Pourquoi les bâtiments modernes sont-ils si pleins de vides ? L’exposition temporaire Les portes du possible sur l’Art et la science-fiction présente un intérêt même pour ceux, qui comme moi, n’y connaissent pas grand-chose. Je n’ai pas lu de science-fiction depuis les Barjavel piochés, adolescente, dans la bibliothèque de mes parents. Les jeux de couleur et la scénographie m’ont impressionnée. Les cloisons comme déchiquetées et trouées offrent des perspectives originales sur les salles, et, dans un savant jeu de miroirs, provoquent un frisson de labyrinthe.

Par deux fois, nous nous sommes fait interpeller par de jeunes hommes. Madame, vous avez perdu vos mouchoirs… ou Madame, c’est où la rue XX ? Avant, au siècle dernier, il nous arrivait de nous faire draguer dans la rue. Avec mon amie nous nous sommes esclaffées. Que faire d’autre ? « Les filles de 1973 ont trente ans » (depuis longtemps et pour la vie). Na na na na…

(Il avait les cheveux noirs à l’époque Vincent lui aussi).

Dans le TGV de retour, je n’ai même pas essayé de travailler. Retrouver une amie, même pour des activités calmes, reste intense et donc épuisant pour moi. Je couvais un mal de terre après un voyage en mer. Mon sac à dos trop lourd m’avait scié les épaules : mon amie avait eu la gentillesse de me rapporter, entières, mes poteries laissées à la VHS (MJC) de Mainz, en attente de cuisson. J’ai eu la maladresse de me lever d’un coup d’un petit canapé ancien et rebondi où elles étaient posées, bien emballées dans du papier journal. Le hoquet des ressorts a projeté deux poivrons allongés sur le plancher. Cling ! Leurs tiges se recolleront très bien.

Je rapporte à ma famille un Saint-Nicolas en pain d’épices acheté sur un malentendu concernant le prix au kilo, au tarif de l’uranium enrichi… Quand la vendeuse de la pâtisserie m’a tendu mon paquet, surprise par sa légèreté, j’ai pensé à la publicité de l’huile Lesieur avec le professeur Tournesol (si vous vous en souvenez, c’est que vous aussi avez trente ans pour la vie). À mi-chemin de la transaction, je n’ai pas osé renoncer. Grrr se faire avoir comme une gamine !

À défaut de pain d’épices, dans le train, je dévore Vers la beauté de David Foenkinos, acheté la veille à la boutique du Centre Pompidou de Metz. (Avec là une pensée pour le film de Banksy, Exit through the giftshop – sortie par la boutique du musée).

Miettes de pâté lorrain sur le jean, parfum de clémentine sur les doigts, un goût de métal dans la bouche (ma gourde) et les lèvres un peu sèches. Brumes sur les champs. Aucun bruit. Seul un couple de retraités américains échangent quelques phrases de loin en loin.

Je me sens rassasiée de Metz. Pour notre prochaine rencontre, proposerai-je à mon amie de nous retrouver ailleurs ?

Couronne de l’Avent, Saint-Nicolas en pain d’épices et carton de déménagement

Toucher terre

Stage de tour, adieux à l’Allemagne, et mots qui libèrent

Seule à la maison, pour la première fois depuis… depuis je ne sais plus.

Dans son nouveau poste, mon mari est autorisé à se rendre au bureau deux fois par semaine. Les filles sont toutes les deux à l’école. Un virus (non pas lui, un autre) les a successivement clouées sur le canapé.

Des heures seule. Une fenêtre ouverte sur une activité qui s’alimente de paix : vous écrire.

Au réveil ce matin, j’ai étiré la paresse les yeux fermés pour accueillir les pensées virevoltantes libres et fraîches, les idées vraies. Sans le filet à papillons de mon carnet – la lumière, le stylo pourraient les effrayer – j’ai tâché de les garder entre les doigts, sans les écraser, sans vraiment les emprisonner, pour vous les livrer, ici et maintenant.

Il fait froid dans la maison, parfois plus que dehors. Je m’offre le luxe d’emmitoufler ma journée de travail à mon bureau, dans un sweat moelleux. Moi qui ai besoin d’un environnement rangé et propre, apaisant, je tâche d’effacer ces caisses ouvertes, ces cartons qui débordent, dont le chaos m’assiège, ce bureau, qui faute d’étagères, grouille lui aussi. Enfiler des œillères. Rester concentrée sur quelques centimètres carrés.

Ce matin donc, je repensais à mon stage de tour la semaine dernière.

Je me suis offert quatre jours, enfouie dans la terre de la tête aux pieds. Et comme ça ne suffisait pas, le 1er novembre, jour férié, j’ai rempilé avec le jardin. Les premiers coups de ma nouvelle bêche écolo (grelinette, top, dont la symétrie épargne le dos) m’ont dévoilé la vraie nature de mon terrain : argileux. (Bientôt, je récolterai un seau de terre, je la ferai sécher, je la filtrerai avant de la réhumidifier pour la modeler.) Au milieu des mottes collantes : des galets blonds. Des milliers de galets blonds. À Mayence, le Rhin avait quitté son large lit (sans le faire), en laissant un sol noyé sous le sable. À Lyon, le Rhône a abandonné ses galets. Très lisses, d’un ocre mat, bien différents de ceux des rives de l’Ardèche, gris et volontiers rugueux. Argile plus galets, la recette du pisé, que tant de maisons alentour dévoilent sous un crépi écaillé.

Retour au tour.

Décor à l’engobe (avant cuisson- émaillage-cuisson)

Voilà combien d’années que je n’avais pas pu tourner ?

Lorsque – après avoir fantasmé le sujet pendant des années – je me suis enfin inscrite à un cours de poterie, il y a vingt-trois ans je crois, c’était avec le souhait d’apprendre à tourner. Quelle ne fut pas ma déception, lorsque la formatrice nous a annoncé que non, pour cela, il fallait faire un stage. Une séance hebdomadaire ne suffit pas à dépasser le stade de la terre vrillée, et de la frustration. C’est presque à regret que j’ai découvert le modelage qui m’a conquise. Quelques années plus tard, j’ai pu honorer ce désir.

En Allemagne, je n’avais pas trouvé de lieu pour en faire, alors j’ai profité dès mon retour de me jeter sur la première occasion : la lettre d’information de mon ancien atelier m’annonçait que le stage de la Toussaint n’était pas complet. J’ai cliqué.

Et j’ai tourné.

Enfin, d’abord j’ai battu. Battu la terre pour la rendre homogène et chasser les bulles d’air. Non, je vous vois venir, ça se fait sans gourdin. Juste une table en bois brut, pour la malaxer en s’aidant de son propre poids, en la contenant de tous côtés pour lui donner une forme de tête de bélier ou de gros coquillage. Vous essaierez avec votre prochaine pâte à pizza… vous verrez, c’est très agréable. Ça défoule en douceur.

Coller la terre à la girelle du tour. La sentir d’abord chavirer, puis lorsque les deux mains exercent une force égale, aux bons endroits, se centrer. Accueillir sa soumission à la force centrifuge. Fermer les yeux un instant : non, les mains placées autour de la boule d’argile en rotation ne bougent pas. La première étape est réussie.

Appuyer, tirer, percer, lisser… des gestes minuscules et précis, les coudes posés, qui s’appliquent à une matière douce, résistante, élastique, rancunière, frustrante et gratifiante à la fois. Le tour, activité très physique, sanctionne immédiatement le moindre écart de concentration. Mon tunnel créatif m’a relâchée, épuisée et ravie. Mes mains et mon sourire me le réclament : quand est-ce qu’on recommence ?

Allez savoir.

L’Allemagne s’efface de notre quotidien. Des gestes dérisoires lui disent tschüß. Ce matin, j’ai jeté une bouteille de shampooing achetée chez DM. Quelques paquets de levure et un bidon de lessive me parlent encore allemand. Hier, nous avons fait changer les plaques de la voiture. Ce moment hautement symbolique (sous une pluie diluvienne) m’a doublement soulagée : je n’assumais pas le fait d’être prise pour une touriste égarée et nous avons pu cocher une autre tâche sur l’immense liste des choses à faire en changeant de pays. Mon mari – moi je n’en sais rien, je ne m’en suis pas occupée – a conclu l’étape d’hier en disant qu’ici « c’est plus rapide et plus simple de faire une carte grise ». La procédure en ligne économise le déplacement imposé à Mayence, dans un lieu dédié où il faut faire la queue. (Comme avant à la préfecture).

L’Allemagne s’efface, oui et non. Ma plante de cardamome (achetée pour son parfum de cannelle chez Pflazen Kölle) a repris de la vigueur cet été. Ma benjamine est repartie seule en TGV pour la Rhénanie, retrouver sa grande copine et son ancienne classe. Merci à mon amie qui l’a cueillie sur le quai à Francfort pour l’accompagner à Mayence. (Moi aussi bientôt, je la retrouverai à Metz. Je vous raconterai.)

Ma grande fille s’est envolée pour Bilbao retrouver son frère. Parmi les péripéties administratives au petit matin à l’aéroport Saint-Exupéry, il y avait le formulaire d’autorisation de sortie du territoire pour mineur. Appliquée, j’avais joint la copie de ma carte d’identité mais oublié de signer. (Non, ce n’était pas clair : la signature devait être apposée dans un recoin vers le milieu de la page.) Hier soir encore, j’ai oublié de noter la date sur une autorisation pour une sortie scolaire. J’en ai ras le bol de recopier tous les quatre matins le numéro de ma police d’assurance, alors stylo au poing, sans mes lorgnons, je fonce. Comme ma plus jeune à qui je serine qu’il faut bien-lire-l’é-non-cé.

Les tâches basiques me narguent.

Au feu les énoncés !

Et les questionnaires.

(Non ce ne sont pas des gerbilles ;o)

Devinez quoi ? Hier soir, nous avons eu droit à une visite virtuelle de notre cage en prévision de l’adoption de gerbilles. Ma fille, qui en accueille depuis bientôt six ans, a passé un entretien dans les règles avec au moins 156 questions. Elle a dû envoyer le lien du site où elle commande leur nourriture et dévoiler les mensurations de la roue en bois. Quand je pense que nous avions trouvé exagérées les précautions de l’association allemande avant de nous confier une chienne… Dans quels abysses chuterait le taux de natalité si les candidats à la procréation étaient soumis à de tels examens ?

La taille olympique de la cage fabriquée par ma grande fille, et les nombreux jouets faits maison devraient seuls confirmer la motivation et l’assiduité (la sienne, pas la mienne).

— Non, mais pour des gerbilles quand même… C’est exagéré…

— Oui, il y a des gens qui pourraient les « adopter » pour nourrir leur serpent.

Ah vraiment ?

Le lave-vaisselle ronronne. Mon téléphone vient de vibrer, comme tous les jours à 8 h 50, pour me rappeler d’écrire 500 mots.

Ces derniers jours, j’écris beaucoup, mais surtout pour mes traductions. J’ai attaqué le module des documents techniques. Désormais incollable sur le moteur à quatre temps, je dois quitter la mécanique pour m’atteler à l’électricité, puis à des textes juridiques.

Les nombreuses recherches sur Google me lavent le cerveau. Je rêve d’un abonnement internet sans aucun message commercial. Une version premium où l’information recherchée ne serait pas noyée dans une fosse septique (je viens de faire démolir l’ancienne de notre maison, ça m’obsède). Quand j’éteins mon ordinateur le soir j’aurais besoin d’une vidange pour évacuer tous ces messages agressifs par leur insistance, leur mouvement, leurs couleurs, leurs mots qui grouillent.

Cela me rappelle Netflix – qui contrairement à Google, reste un détour facultatif. Pendant le confinement, comme tout le monde, nous avons pris un abonnement. Chaque fois qu’un de mes colocataires suggère de feuilleter leur catalogue pour décider (collectivement) quoi regarder, je craque après quelques minutes avant de me lever, et d’annoncer en me tapant les cuisses : « Bon, ben moi je vais me coucher. » Ma benjamine m’imite régulièrement en éclatant de rire.

Netflix… ou comment chercher à tâtons un éclat de chocolat noir dans un seau de Smarties. Les seuls films qui m’intéressent, je les ai déjà vus. Les séries à la mode ne m’intéressent pas, j’ai essayé, je m’ennuie. Comme je ne veux pas priver les autres de leurs distractions, l’autre soir, j’ai accepté la suggestion de mon mari :

— Et si on finissait le spectacle de l’Australienne ?

(Nous l’avions commencé l’hiver dernier.)

Certes. Finissons.

Et c’était formidable.

La deuxième moitié encore plus que la première. Bouleversant d’authenticité. Une vraie leçon pour moi qui la recherche dans mon écriture. Magnétisée par son âme, j’ai bu ce témoignage d’une femme qui souffre de sa différence. Et qui le dit. Qui, remettant en question les codes de la comédie, a cessé de vouloir faire rire à ses dépens. Qui, dans un jeu de miroir trop vrai, prend pour cible le mâle blanc hétéro.

Moi qui, en décalage depuis toujours, peine à me faire une place dans le monde, j’avais les larmes aux yeux et envie de me lever pour applaudir. Oui, c’est cruel de faire partie d’une minorité. Merci Hannah.

Cette artiste donc (diplômée en histoire de l’art), Hannah Gadsby, évoque dans son spectacle Nanette, Marie-Thérèse Walter qui, dans l’ombre, a consacré sa vie à Picasso.

Tiens donc…

— Regarde !

J’ai attrapé sur la table basse le livre que je venais de prendre à la médiathèque : Sa vie pour Picasso, Marie-Thérèse Walter de Brigitte Benkemoun. Drôle de coïncidence. N’avez-vous pas l’impression que lorsque vous vous intéressez à un sujet vous le voyez partout ?

Je n’avais pas d’avis sur l’homme avant ces deux rencontres – juste sur l’artiste. Mon regard sur Picasso a changé.

Parfois, il suffit de quelques faits pour comprendre.

D’autres fois, hélas, cela est impossible.

Les faits bâillonnés par leur cruauté restent incompréhensibles. L’horreur d’un fait divers ardéchois a tranché dans l’humanité et atterré des familles, une ville. En plein marché hebdomadaire, à la terrasse d’un café, lieu de vie et de joie, un homme retraité a été assassiné. À l’échelle locale, c’est la tuerie du Bataclan dans toute son horreur. De la même manière, mon cerveau a mis plusieurs jours à accepter l’inconcevable.

Toucher terre dans ces conditions c’est inhumain.

Je voudrais adresser ici toutes mes pensées de soutien à ceux qui, de près ou de loin, sentiront longtemps le drame résonner.